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Historien et éditeur, auteur de plusieurs biographies, Charles Chauvin vient de publier chez Desclée de Brouwer un ouvrage sur un homme plutôt négligé par l’historiographie. Jacques-Paul Migne (1800-1875) fut pourtant un personnage célèbre à son époque. Aujourd’hui, son nom n’est connu que par les spécialistes des premiers siècles du christianisme qui travaillent à partir de ses Patrologies grecque et latine. Encore moins nombreux sont ceux qui connaissent ses autres activités d’éditeur, d’imprimeur et de libraire, le quasi-millier de livres qu’il fit paraître, et son projet de créer une Bibliothèque universelle du clergé.

Jacques-Paul Migne est né en 1800 à Saint-Flour, région qu’il quitta pour Orléans en 1817. Après son ordination sacerdotale, en 1824, il desservit différentes paroisses avant d’être nommé à la cure de Puiseaux dans le Gâtinais. Là, après la Révolution de 1830, il provoqua un scandale lors de la traditionnelle procession de la Fête-Dieu de 1831 en refusant de s’arrêter aux reposoirs où était arboré le drapeau tricolore. Il justifia sa conduite dans une brochure intitulée De la liberté, par un prêtre, mais son évêque s’opposa à sa publication. Il décida alors de quitter la région et rejoignit Paris à la fin de l’année 1833. Son projet était de créer un quotidien pour défendre les droits de l’Église. Ce fut L’Univers religieux, journal dont Louis Veuillot prendra la tête en juillet 1842. À Paris, Migne s’installa rue des Fossés-Saint-Jacques, près du séminaire des spiritains où il se lia d’amitié avec le père Mathurin Gaultier, professeur de morale et canoniste, personnage sur lequel une étude sérieuse serait nécessaire. Il semble en effet qu’il eut une influence considérable sur le catholicisme antilibéral et contre-révolutionnaire français. En 1836, Migne laissa la direction de son journal à Emmanuel Bailly, car il avait d’autres plans.

Il avait en effet le projet de constituer une Bibliothèque universelle du clergé. Après la Révolution, pendant laquelle un grand nombre de bibliothèques furent spoliées, les prêtres étaient nombreux à ne plus avoir à leur disposition les livres nécessaires pour étudier. L’abbé Migne avait l’ambition de combler ce vide : son but était de réimprimer, à bon prix, les meilleurs ouvrages du catholicisme depuis ses origines, de « proposer sous forme commode et bon marché des encyclopédies catholiques dont tout membre du clergé tirera le plus grand profit » (p. 48). Ce passionné « se consacre pleinement à cette tâche immense et il s’y lance à corps perdu. Il a l’occasion de rappeler qu’il travaille seize heures par jour, qu’il abrège ses repas et écourte ses nuits » (p. 50). En 1838, il fonda une imprimerie, « Les Ateliers catholiques », pour publier ses ouvrages à moindre coût. À celle-ci, il adjoignit non seulement une librairie, une bibliothèque, un appartement et une chapelle, mais aussi une banque. Pendant 30 ans, il fit paraître un volume tous les dix jours en moyenne. Pour travailler à cette entreprise, il employa jusqu’à cinq cent quatre-vingt-seize ouvriers, dont une partie était composée de femmes et une autre de prêtres en difficultés avec leurs évêques, cherchant du travail ou de quoi vivre, ou ayant des enfants à nourrir. Migne finançait ses projets par le biais de souscripteurs, par un magasin d’objets de culte, par des emprunts auprès de prêtres, et par le trafic des messes. Mais ce n’était pas tout de produire, il fallait écouler les stocks. Aidé par son ami Augustin Bonnetty (1798-1879), il développa « une réclame tapageuse, triomphaliste, répétitive, charlatanesque ! » (p. 66-67)… mais qui fonctionna !

Il commença par éditer un Cours complet d’Écriture sainte (28 volumes), suivi d’un Cours complet de théologie (28 volumes), puis des Démonstrations évangéliques (20 volumes), des Orateurs sacrés (70 volumes), une Encyclopédie théologique (171 volumes), des Oeuvres complètes de différents auteurs, comme Thérèse d’Avila, François de Sales, Bossuet, etc., etc. Bref, la Bibliothèque universelle du clergé compta presque cinq cents ouvrages. Parmi les auteurs, il n’y avait pas seulement des prêtres, mais également des laïcs érudits, dont il est difficile de connaître les noms, car ils sont rarement indiqués : « La première page de titre reprend inlassablement le seul et unique nom de Migne derrière lequel se cachent beaucoup d’auteurs dont certains sont incontestablement d’une grande érudition » (p. 65).

À partir de 1843, il se lança dans un projet gigantesque, la publication de ses patrologies latine et grecque. Son projet était de reproduire intégralement les Pères de l’Église des origines au xiie siècle. Pour mener à bien cette tâche, il sut s’entourer de collaborateurs compétents, parmi lesquels il faut relever les noms des bénédictins Prosper Guéranger (1805-1875) et Jean-Baptiste Pitra (1812-1889), Jean-Baptiste Malou (1809-1865), « dénicheur de manuscrits rares — un des meilleurs connaisseurs du byzantinisme » (p. 82), David-Paul Drach (1791-1868), ce rabbin orientaliste converti au catholicisme, ainsi que d’autres spécialistes européens.

Entre 1844 et 1855, parurent les 222 volumes de la Patrologie latine, de Tertullien à Innocent III ; de 1857 à 1866, les 161 volumes de la Patrologie gréco-latine ; de 1856 à 1861, les 81 volumes de la Patrologie grecque. Les épreuves de tous ces ouvrages étaient revues plusieurs fois, pour éviter les erreurs, car Migne avait l’ambition de « vendre du bon, du très bon, bon marché » (p. 115). Il défiait quiconque de trouver des erreurs, et offrait une prime de 25 sous pour chaque faute d’impression signalée.

Dans la nuit du 12 au 13 février 1868, un incendie détruisit l’imprimerie et les ateliers. Le cent soixante-deuxième volume de la Patrologie gréco-latine, dont l’impression était quasiment terminée, disparut dans les flammes, ainsi que le cent deuxième tome des Orateurs sacrés et le vingt-troisième volume de l’Histoire ecclésiastique. Migne dut se battre contre ses assureurs qui, malgré les procès qu’il leur intenta, ne lui versèrent finalement que 60 % de la somme qu’il avait demandée. Celle-ci étant insuffisante pour reconstruire ses ateliers, il relança une souscription, son commerce de mobilier sacré, et recourut à nouveau au trafic de messes. Mais il n’eut pas le temps de tout reconstruire. C’était un vieillard prématurément usé par le travail, et il s’éteignit quelques années plus tard, le 24 octobre 1875.

Parmi ses sources, Charles Chauvin signale les Archives de l’abbaye de Solesmes, celles du diocèse de Paris, de l’Association J.-P. Migne, et de Chevilly-la-Rue. Il les met cependant peu en valeur, et l’ouvrage donne l’impression d’avoir été composé quasi exclusivement à partir de sources de seconde main. Un index des noms cités aurait également été intéressant. Il s’agit donc d’un livre grand public, d’un ouvrage de vulgarisation, qui laisse espérer la publication d’un travail scientifique d’envergure sur ce sujet.