Notes critiques

Païens et chrétiens dans l’Empire romainÀ propos d’un ouvrage récent*[Notice]

  • Christel Freu

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  • Christel Freu
    Département d’histoire, Université Laval, Québec

* Peter Brown, Rita Lizzi Testa, Pagans and Christians in the Roman Empire : The Breaking of a Dialogue (ivth-vith Century A.D.). Proceedings of the International Conference at the Monastery of Bose (October 2008), Münster, LIT Verlag (coll. « Christianity and History », Series of the John XXIII Foundation for Religious Studies in Bologna, Bd. 9), 2011, 639 p.

Cinquante ans après la parution de l’ouvrage dirigé par Arnaldo Momigliano, The Conflict Between Paganism and Christianity in the Fourth Century (Oxford, 1963), c’est à l’un de ses disciples les plus fameux, Peter Brown, que l’on doit ce bel ouvrage, codirigé avec Rita Lizzi Testa. Peter Brown prend acte dans ses conclusions des avancées de la recherche depuis 1958 et la taille du présent volume (639 pages) ainsi que la variété de ces champs d’exploration en attestent. Le volume est globalement bien édité — on peut s’étonner toutefois que l’article de C.J. Goddard sur l’aduentus des sénateurs dans les cités tardives, p. 371-402, ait une conclusion tronquée — et ses deux index des auteurs anciens et modernes montrent bien l’attention portée par les éditeurs aux sources et à l’historiographie. Après avoir rendu un juste hommage, dans une première partie (où se distinguent les articles d’Averil Cameron, p. 39-53, et de Guido Clemente, p. 55-67), à l’oeuvre d’A. Momigliano, à son érudition vaste, à sa prudence scientifique et à ses choix épistémologiques, intrinsèquement liés à sa vie personnelle et à son identité plurielle (juive, italienne et classique) qui l’a guidé dans l’exploration des conflits interreligieux, puis de plus en plus dans la recherche de la religion vécue par les différents groupes confessionnels du monde ancien, le livre est ensuite une exploration approfondie et intelligente d’une des questions récurrente de ces dernières années, celle du conflit entre païens et chrétiens. Cette notion de conflit, centrale dans les conférences des savants réunis à l’institut Warburg en 1958, a très vite été nuancée par la génération suivante de chercheurs — dont faisaient partie P. Brown et R. Lizzi Testa eux-mêmes : mettre l’accent sur le conflit faisait oublier d’une part les emprunts des auteurs chrétiens à la culture classique et d’autre part les moments de coexistence assez pacifique des différentes religions au sein de l’Empire tardif, favorisés par la cohabitation des différentes confessions au sein des familles et des groupes sociaux (voir à ce propos la lumineuse introduction de P. Brown, p. 17-24). Aussi les éditeurs du présent volume ont-ils adopté une position prudente, très représentative des résultats de la recherche récente : évitant le terme de conflit, ils parlent de « rupture du dialogue », soulignant par là la complexité et l’évolution des rapports entre groupes religieux dans l’Antiquité tardive. Un dialogue exista certainement dans le domaine culturel, où les auteurs chrétiens s’approprièrent, aménagèrent et parfois transformèrent la tradition classique : les articles de Gianfranco Agosti sur la poésie grecque tardive, p. 193-214, de Pierre Chuvin sur « Homère christianisé », p. 215-224, et d’Arnaldo Marcone sur l’épigraphie et l’iconographie chrétiennes de la Vénétie, qui puisent au répertoire classique et chrétien (p. 291-308), sont de bons représentants de la doctrine désormais prévalente selon laquelle les chrétiens auraient conservé la forme de la langue, de la rhétorique et de l’iconographie classiques, en l’adaptant et la modifiant seulement par touches successives aux fins d’évangélisation, mais en auraient changé radicalement l’esprit. Comme le dit P. Chuvin, p. 215 : « […] un très long processus d’évolution linguistique et un changement radical dans la spiritualité les séparent du modèle qu’ils invoquent […] expressément ». Cette adaptation du classicisme, désormais bien connue, poussa cependant les théoriciens chrétiens à chercher à délimiter plus strictement ce que l’on devait garder de la culture classique et ce qu’il fallait rejeter : c’est ce que montre de façon claire l’article de Giovanni-Alberto Cecconi (p. 225-243). Il n’existait pas d’écoles chrétiennes et le public des rhéteurs et des philosophes était mixte ; mais cela engageait justement les chrétiens à réfléchir plus profondément …