Dossier

Liminaire. L’abstraction : entre intuition et signification, d’après un questionnaire séminal[Notice]

  • Valeria Buffon,
  • Claude Lafleur et
  • François Lortie

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  • Valeria Buffon
    Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas (CONICET), Centro de Estudios de Filosofía Medieval, Universidad de Buenos Aires, Argentine

  • Claude Lafleur
    Faculté de philosophie et Institut d’études anciennes, Université Laval, Québec

  • François Lortie
    Faculté de philosophie, Université Laval, Québec et École Pratique des Hautes Études, Paris

Après un premier volet consacré principalement — sauf en sa dernière partie — à l’intuition, le second volet de ce dossier thématique met l’accent sur l’abstraction, en retrouvant au passage l’intuition sous forme de contemplation entendue comme saisie eidétique et en faisant entrer en scène de manière remarquable la notion de signification, le tout dans la mouvance de l’influent questionnaire, sur les genres et les espèces (figures emblématiques des universaux), rédigé, au iiie siècle de notre ère, par le philosophe grec Porphyre en guise d’ouverture à son Isagoge ou Introduction (aux Catégories d’Aristote, voire à la logique) : Ce questionnaire séminal a eu sa carrière dès le début du vie siècle chez les Grecs eux-mêmes et chez les Latins — pour s’en tenir à ces deux traditions —, grâce d’abord et respectivement à Ammonius et à Boèce, ce dernier étant destiné à alimenter, principalement par son deuxième commentaire isagogique, la querelle des universaux qui allait faire rage dans les écoles parisiennes de dialectique — celle d’Abélard en tête — à partir du xiie siècle. Précisant l’interprétation contenue dans sa monographie sur Boèce, John Marenbon rappelle ici qu’il endosse globalement le point de vue de L’art des généralités d’Alain de Libera selon lequel le Second commentaire boécien sur l’Isagoge propose une explication du questionnaire sur les universaux différente des exégèses grecques contemporaines — axées, elles, sur la théorie néoplatonicienne des trois états de l’universel — et remonte, d’ailleurs ouvertement, aux doctrines aristotéliciennes d’Alexandre d’Aphrodise dont Porphyre lui-même s’était sans doute inspiré. L’auteur suggère toutefois de remplacer le diagnostic libéranien d’un conflit, au sein des pages clés dudit commentaire boécien consacrées à la solution de l’aporie de l’universel, entre abstraction mathématique et abstraction inductive (les deux modèles canoniques chez Aristote : De l’âme, III, 7 et Seconds analytiques, II, 19), par celui d’une hésitation entre abstractionnisme neutre (alias constructiviste) et abstractionnisme réaliste — ce dernier, d’inspiration néoplatonicienne malgré une politique herméneutique censément aristotélicienne, ne trouvant chez Boèce une formulation pleinement cohérente que dans la Consolation de Philosophie, grâce à la distinction hiérarchique des facultés cognitives (sens, imagination, raison et intelligence). Offrant la première traduction moderne, anglaise en l’occurrence, de l’entièreté de l’exégèse du questionnaire porphyrien par Ammonius, Simon Fortier présente la plus ancienne formulation à nous avoir été préservée de la susdite doctrine des trois états de l’universel (avant la pluralité [πρὸ τῶν πολλῶν], dans la pluralité [ἐν τοῖς πολλοῖς], après la pluralité [ἐπὶ τοῖς πολλοῖς]), avec sa métaphore du portrait en relief d’Achille d’abord enchâssé sur le chaton de la bague, ensuite imprimé sur de multiples tablettes de cire, puis imprimé dans la faculté discursive de celui — c’est-à-dire de l’« impression taker » (p. 41, l. 19 : τοῦ ἀπομαξαμένου) et non pas, comme on l’avait auparavant traduit à tort, du « replicator » (ce qui renverrait plutôt à l’« impression maker ») — qui a contemplé ces empreintes dans la cire et reconnu en elles toutes le même portrait d’Achille. Bien qu’Ammonius sache clairement distinguer entre ἀφαίρεσις (l’abstraction mathématique) et ἐπαγωγή (l’abstraction inductive) si l’on se fie à l’exégèse que son disciple Philopon fait — en reflétant semble-t-il fidèlement les vues de son maître — du traité De l’âme (III, 7, 431b12-16) et des Seconds analytiques (II, 19, 100a1-9), s’agissant du troisième état de l’universel on se trouve plutôt en présence d’une combinaison des deux modèles abstractifs (ici, dans l’ordre, l’inductif et le mathématique) : pour assembler un universel, il faut d’abord induire son unité à partir de la comparaison d’une multitude d’échantillons semblables (comme les nombreux portraits d’Achille inscrits dans la …

Parties annexes