Recensions

Denis Diderot, Pensées détachées ou Fragments politiques échappés du portefeuille d’un philosophe. Textes établis et présentés par Gianluigi Goggi. Postface de Georges Dulac. Paris, Éditions Hermann, 2011, ix-223 p.[Notice]

  • Yves Laberge

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  • Yves Laberge
    Université Laval, Québec

Ces « seize fragments » publiés initialement en 1772 ne font pas partie des écrits les plus célèbres de Diderot (1713-1784) ; mais cette nouvelle édition a le double avantage d’offrir pour une rare fois une version intégrale, commentée et mise en contexte. La présentation érudite du professeur Gianluigi Goggi (de l’Université de Pise) couvre la première moitié de cette édition critique (p. 1-108). Elle oppose en certains points la pensée de Jean-Jacques Rousseau et celle de Diderot, notamment à propos de la morale et de son universalité (voir les n. 71 et 72, p. 141). Pour Diderot, la vertu serait fondée sur « la loi éternelle et ineffaçable du juste et de l’injuste » ; cette distinction sera à l’origine de toute la réflexion qui suivra (p. 35). Chaque « fragment politique » y est présenté individuellement et situé avec précision en fonction du mouvement des idées au siècle des Lumières (voir surtout les p. 25-26, sur le plan de l’ouvrage en six points). Le titre même de Fragments politiques avait probablement été choisi par Diderot et ne désignerait pas un texte inachevé, mais plutôt, selon Gianluigi Goggi, « un morceau autonome, conçu séparément, rattaché après coup par le philosophe lui-même à un autre ouvrage et désigné comme fragment de cet ouvrage » (p. 27). Conformément à l’usage de son époque, la référence au « portefeuille d’un philosophe » que l’on trouve dans le titre évoque plutôt un dossier ou un cartable de notes éparses mais cohérentes entre elles, et non un porte-monnaie. En outre, le préfacier réaffirme l’importance de ces écrits méconnus, dont certains des thèmes centraux se retrouveront dans des ouvrages subséquents de l’auteur de ces Pensées détachées ; ici, « quelques-unes des idées fondamentales du dernier Diderot prennent corps ou trouvent une expression à peu près définitive (idéal de société moitié sauvage et moitié policée, lutte de l’homme contre la nature et fondement de la morale, critique du modèle chinois des physiocrates, etc.) » (p. 24). Dans cette édition exhaustive, les seize fragments rédigés par Diderot totalisent à peine 65 pages (p. 111-175). Après avoir pris connaissance de divers récits de voyageurs de son temps vers le nouveau continent américain et en Extrême-Orient, Diderot médite sur la morale universelle, en tentant de distinguer « les sociétés sauvages » des « sociétés policées » (p. 111). Autrement dit, est-ce que ces modes de vie, totalement inconnus des Européens, risquent de remettre en question les fondements de la morale de son époque ? Plusieurs exemples, de la Hollande à la Suède, de la Chine aux Amériques, servent de points de départ. Ainsi, au fragment VIII, le philosophe s’étonne des bouleversements apportés par la découverte des moeurs inconnues venues des Amériques : « Trois siècles de découvertes successives fournissent de nouveaux sujets à notre surprise, de nouveaux aliments à notre curiosité, et ouvrent un vaste champ à nos conjonctures » (p. 126). Mais pourtant, Diderot n’espère pratiquement rien de ces nouvelles relations internationales et de tant de nouveaux produits exotiques importés des Amériques ; il doute de la supériorité du commerce purement mercantile sur les dimensions qu’il estime le plus, à savoir les idées et les choses de l’esprit : « Qu’est-ce qu’il y a dans ces objets qui puisse échauffer les âmes, les élever, y produire l’enthousiasme ? » (p. 129). Dans un autre ordre d’idées, le dixième fragment tente d’expliquer les causes qui inciteraient certains Autochtones d’Amérique latine à l’homosexualité. Sans parvenir entièrement à épuiser le sujet et tout en tentant d’évacuer la dimension morale, Diderot conclut sa réflexion sur une question : « D’ailleurs ces chasses …