Recensions

Jean-Michel Salanskis, Derrida. Paris, Les Belles Lettres (coll. « Figures du savoir »), 2010, 172 p.[Notice]

  • Pierre-Alexandre Fradet

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  • Pierre-Alexandre Fradet
    Université de Montréal

Le corpus derridien a de quoi dérouter : constitué de dizaines d’ouvrages, d’articles et de conférences, il s’exprime dans un langage technique qui donne vite à penser qu’il appelle une mise en lumière. En rédigeant son dernier volume, tout entier voué à Derrida, Jean-Michel Salanskis s’est gardé de commettre une erreur encore par trop répandue : il n’a pas employé ce langage sans s’aviser de le rendre plus clair. Le résultat qu’il nous offre ici remplit fort bien sa promesse. Loin d’exposer sans filtre une pensée dont auraient fait leurs délices certains soixante-huitards, plus admiratifs devant l’insolite qu’amoureux de la clarté, il a voulu « rendre Derrida lisible, utilisable, discutable, y compris par ceux qui ne détiennent pas d’emblée l’ensemble des clefs culturelles qu’on peut croire pour cela nécessaires » (p. 17). À quoi s’est donc attelé Salanskis pour se démarquer des autres interprètes, ajouter aux commentaires existants et rendre le sien propre digne d’intérêt, profitable aux spécialistes comme aux non-initiés ? Il a serré de près les lignes de force de l’oeuvre derridienne afin d’y jeter, tour à tour, trois éclairages de taille. Le premier de ces éclairages se concentre essentiellement sur la « pensée centrale » de Derrida, c’est-à-dire sur le pan de sa philosophie qui « surgit à la fin des années soixante » et rend son auteur « immédiatement célèbre » (p. 19). Cette pensée est le fond sur lequel s’édifient les concepts de « différance, de […] trace, d[e] supplément [et de] déconstruction comme mise en échec de la métaphysique de la présence » (p. 19). Chacun à sa manière, par certains côtés, Lévinas, Saussure et Heidegger avaient anticipé cette philosophie atypique ; mais ce n’est qu’avec la publication en 1967 de trois ouvrages phares qu’on la verra synthétisée par Derrida lui-même : De la grammatologie, L’écriture et la différence et La voix et le phénomène. Sans s’interdire de faire référence aux travaux plus tardifs de l’auteur, Salanskis puisera donc à flots dans ces oeuvres pour formuler son commentaire. Clarté, concision et rigueur : les qualités se conjuguent pour faire de ce chapitre une véritable réussite. En particulier, l’interprète a soin d’expliquer que la différance est avant tout un concept sémantique et (p. 25) et qu’il est largement redevable d’une leçon de Ferdinand de Saussure. Rappelons l’essentiel de cette leçon. Pour le linguiste suisse, « [q]u’on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce système ». Exprimée autrement, l’idée de Saussure est que la valeur des signifiants et des signifiés ne s’établit jamais en solitaire, à l’état d’isolement, mais toujours dans un contexte ou dans un réseau de renvois, grâce à un jeu de médiation où une pluralité de termes s’opposent les uns aux autres et deviennent par là même distinguables (p. 25). Or, Derrida reprendra cette idée, il ne la trahira pas mais la transportera sur le terrain de l’ontologie. En détaillant comment s’opère cette reprise ainsi que les conséquences qu’en tire l’auteur au sujet de la métaphysique, Salanskis a eu le mérite de clarifier ce qui constitue le coeur (souvent incompris ou jugé obscur) de la pensée derridienne ; il faut dès lors lui en savoir gré. Mais il convient aussi de souligner la qualité de l’éclairage qu’il apporte dans un second chapitre, celui intitulé « Le parcours ». L’interprète s’en confesse lui-même : ce qu’il développe sous cette rubrique est quelquefois « bien vite dit » (p. 63). Le dessein poursuivi alors consiste à rapporter …

Parties annexes