Corps de l’article

Le livre édité par J. Leemans, B.J. Matz et J. Verstraeten, Reading Patristic Texts on Social Ethics. Issues and Challenges for Twenty-First-Century Christian Social Thought, publié en 2011 par les presses de la Catholic University of America à Washington, a réuni les textes de théologiens et d’historiens du christianisme ancien, jeunes ou confirmés, autour de la question de l’apport des textes patristiques à l’éthique sociale des catholiques d’aujourd’hui.

Le volume se veut donc un pont entre passé et présent, par l’application de questionnements modernes à la lecture de textes anciens, tout en soulignant les problèmes posés par la singularité de chaque auteur ancien et du contexte dans lequel il écrivait. Le volume se divise en quatre parties, les parties I et IV donnant un cadre théorique à la difficile herméneutique des textes anciens et, ainsi, encadrant les parties II-III concernant l’apport de différents textes patristiques à des sujets d’éthique. La bibliographie commune ne contient pas toujours tous les titres cités en note et c’est bien dommage : ainsi certains titres importants, comme celui de M. Spanneut sur le Stoïcisme des Pères de l’Église, cités en note par B. Matz ne se trouvent pas dans la bibliographie générale.

Partant du constat que l’Église catholique d’aujourd’hui utilise très peu les Pères de l’Église dans sa réflexion sur la société et ses problèmes éthiques, les auteurs essaient d’en montrer l’« utilité » pour la pensée contemporaine (cf. les conclusions de J. Leemans et de J. Verstraeten, p. 222-231). D’ailleurs, ce sont bien des préoccupations modernes qui poussent les chercheurs à s’interroger sur l’usure et les prêts d’argent ou sur la notion de « bien commun ».

L’ambition du projet, dont ce livre est une des premières pierres, est grande : chercher non pas seulement à convoquer le témoignage des textes anciens pour le présent, mais aussi à fusionner les horizons herméneutiques, celui de la réflexion contemporaine des chrétiens sur les enjeux éthiques et celui des chercheurs en patristique (J. Leemans et J. Verstraeten, p. 231). Les éditeurs en connaissent les limites et les dangers, mais veulent tenter l’expérience. Parmi ces limites, ils soulignent notamment que le rapport des chrétiens d’hier aux pouvoirs du « siècle » est différent de celui des chrétiens d’aujourd’hui : les Pères de l’Église n’auraient pas été si critiques que le sont les contemporains (p. 226-227). Il est évident que les auteurs anciens, vivant sous un régime autocratique, ne pouvaient se permettre une critique directe du pouvoir impérial et de ses lois : mais les Pères savent à l’occasion critiquer les lois des empereurs comme injustes et ne les prennent pas toutes pour fait acquis, même s’ils savent s’appuyer sur elles au besoin. Une analyse plus longue des rapports des Pères de l’Église à la loi romaine montrerait à l’évidence une grande diversité d’attitudes à l’égard du monde séculier. Passons donc à l’analyse des différents articles.

La très intéressante introduction de R. Bieringer, p. 3-29, retrace l’histoire de l’herméneutique des textes bibliques et patristiques et les différentes attitudes modernes à l’égard des textes du passé : celle qui, soulignant leur inscription dans un contexte ancien précis, refuse d’y voir un quelconque apport pour le temps présent, par opposition à celle qui, les regardant du point de vue atemporel du structuraliste leur dénie au contraire leur singularité. Se fondant sur les réflexions fécondes des herméneutiques de H.-G. Gadamer et de P. Ricoeur, R. Bieringer rappelle les utiles distinctions à faire entre le monde du texte, le monde derrière le texte (c’est-à-dire le contexte historique) et le monde devant le texte, c’est-à-dire ce qui peut en être tiré par les contemporains. Car le texte, selon P. Ricoeur, a une vie propre dans l’interprétation. Dans cette même voie, P. Allen (p. 30-42), relevant les oublis de grands auteurs anciens dans les recueils actuels de textes utilisés par l’Église catholique (p. 41-42), cherche ainsi à jeter les bases d’une lecture plus approfondie des textes patristiques, en en soulignant le contexte d’écriture et d’audience et les problèmes de transmission. L’article de W. Mayer analyse également, p. 85-99, « the audiences for Patristic Social Teaching » à partir du cas des auditoires de Jean Chrysostome à Antioche et Constantinople. De façon subtile, elle dessine des cercles concentriques de destinataires des sermons, montrant combien les textes du prédicateur peuvent avoir des degrés de signification divers (par exemple le sermon de Jean sur l’eunuque Eutrope, In Eutropium). Cette analyse, très pertinente, pose toutefois une difficulté, celle de bien cerner la sociologie des audiences ainsi définies : W. Mayer paraît exclure ainsi que les esclaves d’Olympias aient pu entendre directement le message adressé par Jean à la communauté d’ascètes fondée par l’aristocrate : « […] elles n’en avaient pas le niveau culturel » (p. 89-90) ; je serai pour ma part beaucoup plus prudente sur ce point. Cela pose en tout cas la question de la diversité des auditoires et de la réception différenciée d’un même message (ce que montrent bien aussi les sermons 14 et 20A d’Augustin où l’évêque refuse l’interprétation littérale de la parabole du pauvre Lazare qui est faite par les mendiants de sa communauté).

Presque tous les articles qui forment le coeur du livre interrogent, par des angles divers, la question de l’usage des richesses dans l’économie du salut. Leurs conclusions ne sont pas toujours neuves, mais montrent au moins l’état actuel de la pensée historique sur ces questions. Helen Rhee (p. 64-84) analyse la façon dont la vision eschatologique des premiers chrétiens, issue de la pensée juive du Second Temple, a construit leur éthique sociale sur le paradigme du renversement des inégalités par la mise en valeur des figures du mauvais riche et du pauvre pieux et persécuté. Ces figures expliquent de fait une bonne part du devenir des développements patristiques sur la question et le fait que l’Église, chez les Pères, est souvent identifiée au pauvre dans l’économie du salut, alors qu’hérétiques et païens sont assimilés au riche. L’article, fondé sur la lecture des textes bibliques tardifs (Hénoch I), des textes apocalyptiques et du Pasteur d’Hermas, ne manque pas d’intérêt comme piste pour des recherches plus longues. L’article de P. Van Nuffelen (p. 45-63) sur le devenir de la générosité classique (liberalitas) dans l’Antiquité tardive, à partir de l’étude des panégyriques et des portraits des empereurs chez les historiens — ce qui ne relève d’ailleurs pas strictement de la « patristique » — a le mérite de souligner combien cette vertu s’est enrichie de nuances nouvelles : tantôt les empereurs sont vantés pour leur liberalitas, tantôt pour leur caritas. Mais, bien souvent, cette caritas chrétienne a des accents de liberalitas, car on y loue le donateur comme dans l’antique évergétisme ou bien car on y donne à des « pauvres » qui représentent l’ancienne communauté civique : R. Lizzi, dans un article qui n’est pas cité ici (« Ambrose’s contemporaries and the Christianization of Northern Italy », JRS, 80 [1990], p. 156-173) et moi-même (C. Freu, Les figures du pauvre dans les sources italiennes de l’Antiquité tardive, Paris, De Boccard, 2007) l’avions déjà montré à partir des sources patristiques. La grande différence entre les deux types de générosités reste toutefois la misericordia, c’est-à-dire la pitié qui accompagne le geste du don. La charité chrétienne ne doit plus être, idéalement, la munificence d’un superbe qui donne parce qu’il est grand (P. Veyne), mais un acte de piété que tous, riches et pauvres, peuvent accomplir (cf. P. Brown, Through the Eye of the Needle, Princeton, Princeton University Press, 2012) : le texte d’Agapet, Ekthesis, cité par P. Van Nuffelen, le rappelle d’ailleurs bien. Pour sa part, l’article de S. Holman se penche, à partir de l’analyse des sermons de Basile de Césarée, Grégoire de Nysse ou Grégoire de Naziance, sur la notion de « bien commun » (notamment l’adjectif κοινωφελές, « utile à tous ») chez les Pères grecs et souligne les différences et ressemblances avec la notion moderne (p. 103-123) ; quant à B. Llewellyn Ihssen, elle analyse, p. 124-160, la vive critique du prêt à intérêt chez les Pères, qui parlent d’usure pour des prêts pourtant autorisés par la loi (on regrettera pour cet article l’absence de bibliographie non anglo-saxonne et notamment le manque de références aux articles de M. Giacchero sur les Pères et l’usure). Dans la même perspective, B. Matz, p. 161-184, reprend, de façon très intéressante, la question de la propriété des biens chez les Pères, à partir de l’analyse de l’homélie 6 de Basile de Césarée, qu’il replace dans le contexte global des réflexions philosophiques grecques sur la propriété. L’auteur montre qu’on retrouve, malgré des différences, bien des aspects de la pensée de Basile dans la doctrine sociale de l’Église catholique actuelle, qui subordonne « le droit à la propriété privée au droit à l’usage commun des biens » (cf. le Compendium of the Social Doctrine of the Church, Rome, 2004).

L’autre question importante posée par les contributeurs est celle de savoir si les Pères ont cherché ou non à changer la société de leur temps. À cet égard les avis divergent, ce qui se comprend, tant les auteurs anciens ont pu donner dans leurs textes l’impression d’opinions diverses. Tandis que P. Allen (p. 36-39) ou S. Holman estiment que les Pères n’ont pas cherché à changer le statu quo social, l’intéressant article de T. Hughson (p. 185-205) consacré à l’idée de « justice sociale » (aequitas) dans les Institutions divines de Lactance, témoigne de la complexité de la question. C’est qu’en réalité, les Pères ont eu des attitudes diverses à l’égard des inégalités de leur temps. Comme les Stoïciens avant eux, ils n’ont pas critiqué frontalement des institutions sanctionnées par l’usage et la loi : vis-à-vis de l’esclavage par exemple, ils ont souvent adopté l’attitude paulinienne consistant à supprimer les hiérarchies sociales du seul point de vue spirituel et eschatologique (Col 3,11 : « l’esclave et l’homme libre, le Grec et le Scythe, tous en Christ nous sommes un »), sans remettre en cause l’esclavage en lui-même ; ils ont en revanche — et Lactance en est un bon exemple — beaucoup plus aisément attaqué les dérives de la société païenne de leur temps. Enfin, ils ont aussi pu agir effectivement sur les communautés chrétiennes, point de départ de la transformation sociale. Si les Pères n’ont effectivement pas été des révolutionnaires, ils ont cherché, lorsqu’ils étaient à la tête d’un groupe de fidèles, à construire et modeler une communauté chrétienne en s’appuyant sur des chrétiens exemplaires, modèles de piété et de sagesse : N. McLynn l’a bien montré pour Ambroise de Milan. Le but était de transformer la société de l’intérieur, ce que T. Hughson montre aussi en évoquant la question de l’influence chrétienne et lactancienne sur Constantin.

Cette entreprise ambitieuse aboutit-elle en somme à un résultat réussi ? Les auteurs du volume ont, en tout état de cause, essayé honnêtement de partir des problématiques posées par les réflexions actuelles pour interroger les textes anciens, et certains articles sont très réussis. Un des points positifs du volume est aussi de mettre en valeur la diversité doctrinale des Pères en matière de richesses ou d’inégalités sociales (cf. P. Allen sur la propriété, p. 37-38 ; S. Holman, p. 103-105 parlant de la « communauté des voix diverses » ; R. Schenk, p. 216). Cette diversité doit être un aiguillon pour la pensée contemporaine dans sa complexité.