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Dans ce bref ouvrage au titre suggestif, Normand Baillargeon livre un vibrant plaidoyer en faveur de l’université publique. Professeur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Montréal, il s’attache à la description et à l’analyse de ce qui se passe dans ce secteur, mais son propos est généralisable et s’applique à l’ensemble de l’institution universitaire.

Dans la ligne des réflexions de Michel Freitag ou encore de celles plus récentes d’Aline Giroux, Baillargeon dénonce la transformation récente de l’université. Pour comprendre la nature de cette transformation, il importe de la rapporter à « une mutation civilisationnelle profonde » (p. 10), obligeant l’université à « se repenser et [à] se remodeler selon les exigences propres à [l’]économie » (p. 23). Baillargeon déplore tout au long de son opuscule que cette transformation soit « plus ou moins [acceptée] par les universitaires eux-mêmes » (p. 12), qui constituent dès lors les redoutables « ennemis intérieurs » ayant en quelque sorte fait leur les « idéaux » de la nouvelle université (« l’Université Inc. » ou encore « l’université-corporation »).

Pour mesurer l’ampleur des transformations en cours, Baillargeon s’attache d’abord à l’examen de l’idée même de l’université, telle qu’elle est apparue et s’est incarnée à l’époque médiévale : « […] une université est une corporation, comme on l’appelait à l’époque, ou, si l’on préfère, une assemblée libre et autonome qui réunit des professeurs et des étudiants — puis, plus tard, un nombre croissant d’étudiantes » (p. 18). Baillargeon rappelle ensuite la définition que Wilhelm von Humboldt (1767-1835) donnait de l’université : l’université n’est « rien d’autre que cette institution où s’accomplit “la vie de l’esprit de ces êtres humains qui […] sont portés vers la recherche et l’étude”[1] ».

Définie par sa visée désintéressée de recherche et d’étude, revendiquant une liberté en quelque sorte illimitée et déliée de toute contrainte extérieure, l’université n’en continue pas moins de faire partie du monde et d’en dépendre : en l’occurrence, « l’université est toujours plus ou moins financée par ce monde extérieur (l’État, des citoyens, des entreprises, ce fut autrefois aussi l’Église), et ces instances ont toutes à son endroit diverses exigences dont certaines sont souvent incompatibles avec “la recherche et l’étude” » (p. 18-19). Bref, Baillargeon reconnaît que l’université est « une institution au statut problématique », en tension entre des exigences contradictoires. Le phénomène que Baillargeon observe et dénonce — et il n’est pas le premier à le faire —, c’est la transformation progressive de l’université d’institution à organisation, et sa soumission aveugle au « paradigme commercial et entrepreneurial » (p. 22).

Les effets de cette transformation et de cette soumission — largement consenties et intériorisées par les acteurs universitaires eux-mêmes — sont lisibles autant sur le plan de la recherche (p. 33-49) et de l’enseignement (p. 51-68), que sur celui « des relations de l’université avec la société qui l’abrite » (p. 69-78). Baillargeon déplore que nous soyons rendus « à l’heure de la recherche subventionnée donnée comme unique modèle proposé à la vie de l’esprit » (p. 43). Regrettant la « quasi-disparition du “contemplative scholar” », il prédit que « des genres comme l’essai, le texte d’opinion, l’anthologie, les écrits de vulgarisation seront désormais, sinon proscrits, du moins l’objet d’un a priori fortement négatif » (p. 49). Sur le plan de l’enseignement, Baillargeon dénonce le clientélisme qui empoisonne l’université et la transforme en « moulin à diplômes » (p. 54).

En conclusion, Normand Baillargeon risque quelques propositions pour « l’université à venir » (l’expression est de Jacques Derrida), question de conclure son essai sur « une note qui ne soit pas trop pessimiste » (p. 79). Je retiens sa proposition finale : « […] j’imagine facilement une cinquantaine de professeurs accompagnés de quelque trois cents étudiants fondant tous ensemble un Institut universitaire voué au Studium Generale, à l’abri des désormais sclérosants contrôles extérieurs administratifs et bureaucratiques et des ennemis intérieurs aux mille visages, et sortant de la logique de la production et de la croissance à tout prix, dans le but de fonder une véritable communauté intellectuelle » (p. 84-85). Si Normand Baillargeon voulait bien consentir à ce qu’un théologien fasse partie de sa communauté, je m’y joindrais volontiers !