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Gérard Siegwalt et sa Dogmatique pour la catholicité évangélique[1] ne sont pas inconnus des lecteurs de cette revue. Deux forts dossiers lui ont déjà été consacrés[2]. Tout récemment, en dialogue avec deux anciens étudiants et amis, Lise d’Amboise et Fritz Westphal, Siegwalt a fait retour sur son oeuvre[3]. Il écrit dans la postface : « Ce livre n’est pas un condensé de l’ouvrage mentionné ; il n’est pas non plus une autobiographie » (p. 289). Il reste que l’auteur répond volontiers aux questions personnelles qui lui sont posées, ce qui permet de voir l’inspiration profonde qui anime le grand ouvrage paru en dix volumes.

I. Le fruit d’un choc bouleversant

Ainsi, Siegwalt peut-il avouer que, dans l’élaboration de sa Dogmatique, « tout a commencé par un choc », par un « ébranlement » (p. 11). On voit par ailleurs que ce choc comporte une triple dimension : religieuse, culturelle et personnelle.

1. Le choc religieux intervient après plusieurs années d’enseignement de la théologie : « Il n’y a jamais eu à proprement parler une mise en question de cette tradition [de l’Église luthérienne], mais il y a eu le sentiment qu’elle n’avait plus guère de prise, ni dans et sur l’Église dont je faisais partie, ni sur la situation de la chrétienté en général, ni sur la société dans son ensemble » (p. 12). Quelques pages plus loin, la question revient à propos de Dieu. Car « dans le contexte culturel qui est le nôtre, […] il ne va pas de soi de parler de Dieu et de se référer à Dieu » (p. 37). C’est que « l’évocation de Dieu apparaît comme quelque chose qui est introduit de l’extérieur et plaqué sur la situation » (p. 37).

Tel est précisément le Dieu « supranaturaliste » qui détermine toute une conception de la foi, de la religion et de la théologie : « Supra naturam : Dieu est placé au-dessus de la nature. Il est un principe premier. Le supranaturalisme parle de Dieu en termes d’extériorité » (p. 39). Pour affirmer et maintenir sa transcendance par rapport à la nature et à l’humanité, on le conçoit comme extérieur à la nature et à l’humain. On l’objective, on en fait un être au-dessus des autres, en plus des autres. Mais cela ne va plus avec la conception moderne du monde qui, en affirmant son autonomie, ne reconnaît plus qu’un monde. Il n’y a pas deux mondes superposés : le ciel, le monde de Dieu, et la terre, le monde des humains. La croyance en Dieu, l’affirmation de Dieu ne pourra être maintenue que si Dieu peut être pensé à l’intérieur du monde, à partir du monde, que si la transcendance divine peut être pensée au coeur même de l’immanence du réel.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le titre de l’ouvrage : Dieu est plus grand que Dieu. Le Dieu plus grand que Dieu, c’est le Dieu plus grand que le Dieu supranaturaliste, plus grand que le Dieu du théisme. L’expression vient de Tillich, qui l’a mise de l’avant dans Le courage d’être. Il parle alors du divin comme du « Dieu au-dessus du Dieu du théisme[4] » (the God above the God of theism). Ce Dieu au-dessus de Dieu, c’est le Dieu de la « foi absolue », de la foi au-delà des croyances : « La foi absolue, ou l’état d’être saisi par le Dieu au-delà de Dieu[5] » (the God beyond God). La phrase finale de l’ouvrage, soulignée par Tillich, laisse entrevoir ce dont il s’agit, soit le Dieu du douteur, le Dieu de l’incroyant : « Le courage d’être s’enracine dans le Dieu qui apparaît quand Dieu a disparu dans l’angoisse du doute[6]. »

Il y a autre chose cependant chez Siegwalt. Le Dieu plus grand que Dieu, c’est, plus précisément, le Dieu plus grand que le Dieu personnel, plus grand que le Dieu de la relation personnelle de foi. Il est devenu courant d’affirmer que Dieu n’est pas quelque chose mais quelqu’un. On veut signifier par là le caractère personnel de notre relation avec lui. Dans la perspective écologique qui est la sienne, Siegwalt entend dépasser ce point de vue, tout en le conservant. Il veut l’intégrer dans une vision plus large : « Donc avoir conscience que Dieu n’est pas seulement mon Dieu. Avoir conscience qu’il est mon Dieu, mais d’abord qu’il est toujours plus grand que Celui qui est mon Dieu » (p. 24). On note alors un renversement des perspectives. Ce Dieu plus grand peut apparaître comme moins grand, pour autant que la foi en Dieu semble alors se réduire à la foi au divin, au sens diffus de la transcendance. Mais justement, dans ce « moins », ne peut-on pas reconnaître un « plus » ? Ce pourrait bien être là, en tout cas, l’ouverture à un Dieu signifiant pour ceux et celles qui ont abandonné le Dieu du théisme supranaturaliste : « Certains parlent de “divin”, sans aller jusqu’à la conscience d’un Dieu personnel. C’est d’ailleurs la première donnée de la sensibilité écologique. La transcendance, appelée quelquefois le divin, est quelque chose de non personnel, quelque chose qui englobe le tout » (p. 23).

Un tel changement de perspective dans la vision de Dieu modifie radicalement le cheminement de la pensée théologique. La conception supranaturaliste engendre une théologie déductive, une théologie qui procède de haut en bas, à partir de Dieu dans son éternité. Mais « pour ceux et celles qui affirment l’autonomie de la raison, la théologie déductive est irrecevable. La seule théologie qui soit acceptable est une théologie que l’on appelle, par opposition à la théologie déductive, la théologie inductive. Cette théologie part du bas. Elle part du réel. Comment Dieu, si déjà nous parlons de Dieu, m’apparaît-il dans le réel ? » (p. 39-40).

2. Voilà pour la dimension religieuse du choc qui donne naissance à la pensée théologique de Siegwalt. Il s’agit de la crise religieuse de notre temps, qui ne peut qu’engendrer une crise au coeur même de la théologie, une crise qui bouleverse le processus de la pensée théologique, comme on vient de voir. Mais chez notre auteur, la crise religieuse s’accompagne d’une autre crise exactement parallèle, celle de la civilisation moderne. Le choc culturel qui s’ensuit est alors l’effet du surgissement de la conscience écologique, qui perçoit l’issue fatale où conduit le processus de la civilisation industrielle.

Siegwalt creuse jusqu’aux racines de ce malaise. Il s’agit fondamentalement de l’évolution du rapport de l’humain à la nature. L’évolution dans la terminologie en témoigne déjà : « Dans mon enfance, on parlait des paysans. Puis la désignation a évolué : les paysans sont devenus des agriculteurs — un terme dans lequel il y a le mot culture — puis des exploitants agricoles. Le changement terminologique est significatif : on ne cultive plus la terre, on l’exploite. On ne la garde plus en vue des générations à venir, on en retire le plus possible pour le plus grand profit possible » (p. 16). Cela signifie qu’on a objectivé la nature, qu’on l’a chosifiée. Elle est devenue pour nous simple matériau, pur instrument. Mais nous commençons à percevoir le malaise, la protestation de la nature : « D’une part, la nature s’épuise à cause de l’exploitation à laquelle elle est soumise et, d’autre part, elle refuse aussi d’absorber ce que nous lui rejetons pour le digérer » (p. 17). C’est ainsi que surgit la conscience d’une identité de la nature : « La nature résiste à l’humain. Elle a donc une identité. Elle n’est pas sujet de la même manière que l’humain, mais elle a une identité et nous sommes confrontés, en tant qu’humanité aujourd’hui, avec cette nature qui ne se laisse pas asservir et manifeste, loin que l’humain soit son maître et son possesseur, que c’est elle son maître » (p. 17).

Cela comporte aussi des répercussions au niveau épistémologique des sciences et de la théologie. La science moderne se construit d’après le dualisme cartésien, opposant la subjectivité et l’objectivité. Elle vise la compréhension la plus objective possible de la nature. Toute intrusion subjective est soigneusement écartée. La théologie se voit ainsi éloignée du domaine des sciences : « [Elle] se réfugie donc dans l’anthropologie. Elle laisse le cosmos et la nature aux sciences. Elle valide pour ainsi dire le dualisme » (p. 18). Telle est, plus particulièrement, l’option des théologiens existentialistes du xxe siècle. Siegwalt en parle à propos de sa lecture de Rudolf Bultmann, qui lui a ouvert de nouveaux horizons tout en le laissant insatisfait. Ce malaise, il l’a exprimé dans sa thèse sur Nature et histoire[7] : « Chez Bultmann, il y a l’histoire, mais il manque la nature » (p. 13). Sa compréhension du sujet croyant se limite à la subjectivité consciente. Mais c’est là une abstraction par rapport au réel : « Ce qui est pris en compte ici, c’est l’être humain comme être spirituel. C’est juste mais partiel, parce qu’il n’y a pas de spiritualité qui ne soit enracinée dans l’être psychique et, par-delà l’être psychique, dans l’être physique, dans un corps » (p. 13). L’être humain se trouve alors ramené à la nature où il prend racine. D’où l’importance de la cosmologie dans la pensée de Siegwalt. Notons, en effet, que dans sa Dogmatique, la cosmologie arrive en premier lieu, suivie de l’anthropologie et finalement de la théologie proprement dite, en tant que réflexion sur Dieu. La pensée théologique procède ainsi de bas en haut, du réel jusqu’à Dieu, « Dieu » étant conçu comme le nom de la transcendance immanente au réel. Quant au réel, c’est d’abord la nature d’où surgit l’humain[8].

3. Il y a aussi chez Siegwalt un troisième aspect du choc, qu’il appelle « ontologique », qu’on pourrait aussi bien dire existentiel. Il en est question à un point décisif des entretiens, quand on lui demande ce qui lui a donné le courage de vivre ce long engagement de vingt-huit ans, consacré à la rédaction des dix volumes de sa Dogmatique. Il répond en se référant implicitement à la réflexion de Tillich dans Le courage d’être : « Dans la réalité dernière, dans le fondement qui nous porte, il y a cette dimension de courage que nous y décelons comme fondement porteur et que nous laissons advenir. […] Le courage ne m’est pas attribuable, ne m’est pas imputable à moi : voilà je suis un homme courageux. Le courage, c’est un courage qui advient, et pas en une fois, il advient pas à pas. Je découvre dans mon désespoir […] que je peux marcher » (p. 54). Telle est bien la signification du courage d’être chez Tillich : un courage d’ordre ontologique, méta-éthique ; un courage qui nous est donné avec l’être, avec la vie, qui n’est pas le fruit de nos efforts. Là-dessus, nos deux théologiens luthériens sont vraiment sur la même longueur d’onde. Deux choses à noter cependant. D’abord, le courage suppose un obstacle à surmonter, un obstacle qui peut sembler insurmontable, qui peut donc engendrer le désespoir. Et puis, si le courage est donné, s’il est grâce, il ne s’ensuit pas qu’il sera reçu de façon purement passive, sans aucune démarche de notre part. Voyons plus précisément comment Siegwalt exprime et gère ces deux aspects du courage.

Le courage qui surmonte le désespoir se découvre sous l’ébranlement du choc : « J’ai parlé de choc ontologique. C’était la chance de pouvoir, je dirais d’abord survivre, et ensuite vivre. Il me fallait relever le défi et traverser ainsi un désespoir fondamental, radical » (p. 54). L’expression « surmonter le désespoir » prête à malentendu : comme si, grâce au courage, on pouvait passer par-dessus le désespoir. Mais il s’agit plutôt de le traverser. Siegwalt écrit encore à ce propos : « Endurer le désespoir, durer dans le désespoir. Pas au nom d’un courage qu’on a soi-même, mais aussi parce qu’on est porté. Endurer le désespoir, c’est-à-dire durer, peut conduire à ce fondement qui vous porte. Le courage » (p. 55).

L’écriture de la Dogmatique est donc le fruit d’un tel choc et d’un tel courage : « Un jour, je me suis mis en chemin, et je ne savais pas où ce chemin me conduirait. J’avais une sorte d’illumination : “tu écriras une Dogmatique”. Le lendemain, ou le surlendemain, j’ai écrit la Préface, c’est-à-dire que l’itinéraire, grosso modo, était tracé » (p. 56). Siegwalt pourra dire alors que cette oeuvre a été écrite avec son sang : « L’écriture de la Dogmatique a continuellement mis à contribution l’être que je suis. Sans que je raconte ma vie dans la Dogmatique. Au sens poétique ou métaphorique du terme, cette Dogmatique a été écrite aussi avec mon sang » (p. 58).

II. Du Jésus des évangiles au Christ des conciles

Les trois premiers chapitres de l’ouvrage portent, on pourrait dire, sur la théologie fondamentale : la question de la théologie, de Dieu et du mal. Telles sont les questions fondamentales, la question des fondements. Ces fondements, ces piliers de la théologie, étaient autrefois reçus comme tels, comme la base solide sur laquelle on pouvait construire en toute sécurité. Il n’en va plus de même. On vient de voir que les fondements sont eux-mêmes ébranlés — « les fondations sont ébranlées » (Tillich) —, eux-mêmes remis en question par le choc initial qui bouleverse tout. Dès lors, tout devient différent. Au point de départ, ce n’est plus la certitude fondamentale. Ce qui met en marche, en chemin, c’est un choc bouleversant et la quête (la question) qu’il suscite. On peut s’attendre alors à ce que cette onde de choc initiale traverse toute la suite de la réflexion théologique.

1. C’est ce qui apparaît dans le quatrième chapitre consacré à la christologie. En effet, Siegwalt reformule là, dans un sens beaucoup plus radical, la question de ses interlocuteurs. On lui demande quel est le rapport entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi. C’est la question classique en christologie. Précisons : c’est la question classique à l’intérieur de l’Église, où l’on discute sans fin à propos du rapport entre les sources bibliques et les définitions conciliaires. Siegwalt entend, pour sa part, ouvrir la problématique au-delà des cadres de l’Église. Il veut « inscrire cette question concernant Jésus, le Christ, dans le contexte culturel qui est le nôtre » (p. 103). Il n’y a là, notons bien, aucun mépris pour l’espace ecclésial. Simplement le rappel que l’Église n’est pas là pour elle-même, mais pour annoncer au monde l’évangile de Jésus le Christ. Il importe donc que son message puisse être entendu à l’extérieur de ses murs.

On peut, avec Siegwalt, distinguer là différents auditoires. Ce sont d’abord nos concitoyens d’Occident, largement déchristianisés et sécularisés, indifférents aux questions religieuses : « Dans le contexte actuel de déchristianisation, de sécularisation — et en France, d’une laïcité souvent laïciste, à connotation anticléricale —, comment parler, librement, sans ressentiment, de Jésus, en dehors de l’Église ? » (p. 104). Et comment en parler dans les rencontres avec les autres religions ? Comment, après Auschwitz, parler de Jésus avec les juifs. Et comment en parler dans le dialogue avec l’islam ? « Le Coran se réfère à Jésus dans lequel il voit le prophète éminent, plus éminent que Mohammed lui-même, mais il n’a pas de christologie à proprement parler, même si Jésus est nommé le Christ, ou le Messie » (p. 107).

À ces questions, Siegwalt propose d’abord une réponse bien simple, qui, à première vue, ne semble rien d’autre qu’une recommandation d’ordre pastoral, pédagogique. Il s’agit de procéder par étapes, du moins au plus, du partiel à la plénitude : « Nous ne pouvons arriver avec une doctrine toute faite » (p. 104). C’est pourtant la tentation qui nous guette : « Nous voulons tout de suite parler de la totalité, de la plénitude de la foi chrétienne » (p. 106). Mais quelle est cette plénitude ? Il s’agit manifestement de l’orthodoxie conciliaire. Siegwalt y fait allusion à propos de l’exclusion des hérétiques : « L’orthodoxie défendait la plénitude, prétendait définir la plénitude de la foi, et laissait sur le bord du chemin tous ceux et toutes celles qui n’avaient pas accès à cette plénitude » (p. 107).

Commencer par le moins signifie ici commencer par le Jésus des évangiles : « Voyons les situations concrètes. Les évangiles nous parlent du ministère de guérison de Jésus, guérisons de malades, de gens qui se sont fourvoyés — les évangiles parlent de pécheurs. Ils parlent de situations d’injustice, de riches qui accaparent les biens des autres. Ils parlent de pauvres. Il y a donc des situations humaines, existentielles, qui sont évoquées et dont nous avons des analogies en notre temps » (p. 109). J’explicite à peine la pensée de notre auteur en disant que les récits bien simples des évangiles gardent aujourd’hui toute leur signification, toute leur pertinence, alors que les définitions conciliaires ont perdu leur sens et leur intérêt dans le processus de sécularisation où s’est effondrée toute la construction religieuse supranaturaliste.

Voici, plus précisément, comment Siegwalt présente les choses. Il faut d’abord prendre toute la mesure de la sécularisation qui affecte notre culture :

Effectivement, les religions ont largement disparu de la conscience publique. […] Cependant, devant l’ébranlement de notre civilisation et de notre société, avec tous les problèmes qui apparaissent […], il y a une sorte de nouvelle demande : est-ce que, de quelque part pourrait nous parvenir, dans la situation qui est la nôtre, une impulsion susceptible de constituer un ou des repères sociaux […] pour la société et pour la civilisation en tant que telle ? Des repères qui pourraient proposer orientation, sens, à la vie, à nos sociétés, au vivre-ensemble. De telles attentes existent.

p. 105

Nous retrouvons là une application bien concrète de la méthode de corrélation chère à Tillich : voici la situation qui est la nôtre et la demande, la question qui s’y fait entendre ; où trouver alors, à la lumière de la révélation, la réponse pertinente ? Tel est bien, il me semble, le sens de la question que pose Siegwalt à propos du « Jésus utile ». C’est le Jésus qui peut répondre aux questions profondes de notre temps : « En quoi Jésus peut-il s’avérer “utile” ? C’est ce qui est impliqué dans le questionnement aujourd’hui. Nous sommes tout à fait en droit de nous poser cette question. En quoi nous référer à Jésus peut-il être utile à tel de nos contemporains, ou à un groupe plus vaste ou à la société, voire à la civilisation ? » (p. 109).

2. Ce Jésus utile, ce Jésus pertinent, signifiant pour nos contemporains, c’est le Jésus des évangiles. Comment le définir ? Tout simplement par la parole du Père : « Tu es mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis mon affection » (Mc 1,11). Le commentaire qu’en fait Siegwalt est tout à fait approprié : « Jésus, depuis son baptême, a conscience — probablement déjà avant, mais cela se cristallise ici — d’une relation toute particulière qui le lie au Père » (p. 111). Il faudrait poursuivre dans le même sens, et dire que cette relation toute particulière est précisément celle de l’alliance divine. En effet, partout dans le texte biblique la relation filiale avec Dieu s’identifie avec la relation d’alliance. Ainsi en est-il de la filiation d’Israël, de la filiation messianique de David, et finalement de la filiation messianique du Christ Jésus. La Bible ne reconnaît pas d’autre filiation divine que celle-là. L’idée d’une génération divine, l’idée d’une filiation divine par génération est pure mythologie païenne. Tel peut bien être le type de filiation dont se réclame Pharaon, mais ce n’est certainement pas la conscience filiale dont témoigne Jésus.

Poursuivons encore selon la même ligne. L’idée de filiation par alliance appelle celle de l’élection. Pensons à l’élection d’Israël et à celle de David. Or l’élection du roi davidique s’exprime par le symbole du sacre, par le sacrement de l’onction. Le roi consacré par l’onction peut dès lors être appelé « messie » ou « christ » (oint). C’est dans ce contexte que le titre christologique prend toute sa signification. Et c’est là également tout le sens de la profession de foi de l’apôtre Pierre, où « Christ » et « Fils de Dieu » sont manifestement deux titres équivalents : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » (Mt 16,18).

Autre élément du même contexte, l’intronisation du roi messianique. Le Psaume 2, psaume messianique par excellence, est un psaume d’intronisation. Tout ce qu’on vient de dire y apparaît clairement. L’engendrement du Fils de Dieu n’est rien d’autre que son élection et sa consécration royale. L’aujourd’hui de l’engendrement est celui de l’intronisation, de la montée sur le trône : « Moi, j’ai sacré mon roi sur Sion, ma montagne sainte. […] Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré » (Ps 2,6-7). C’est dans ce contexte messianique que prend tout son sens l’annonce faite à Marie, où se trouve déjà l’essentiel de l’évangile : « Voici que tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus. Il sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut. Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père ; il régnera sur la maison de Jacob pour les siècles, et son règne n’aura pas de fin » (Lc 1,31-33).

Si nous passons à l’autre bout de la destinée du Christ, c’est toujours dans ce contexte messianique qu’est présentée la bonne nouvelle, l’évangile de la résurrection, conçue elle-même comme l’intronisation, comme l’élévation du Messie sur son trône, comme la glorification du Fils auprès de Dieu son Père : « Nous vous annonçons la bonne nouvelle : la promesse faite à nos pères, Dieu l’a accomplie pour nous, leurs enfants, en ressuscitant Jésus, tout comme il est écrit au psaume deuxième : “Tu es mon fils ; c’est moi qui t’engendre aujourd’hui” » (Ac 13,32-33).

3. Ce détour exégétique était requis pour bien comprendre la démarche de Siegwalt, pour bien voir aussi où elle devient problématique. On arrive là, en effet, au point crucial de sa christologie, quand il en vient à répondre directement à la question initiale de ses interlocuteurs, portant sur la distinction entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi. Lisons d’abord ce passage très dense que nous tenterons ensuite de décortiquer pour déceler tout ce qu’il contient :

Donc, en réponse à votre question initiale qui comportait deux termes, le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi, je pars du Jésus de l’histoire. C’est ce qu’on appelle la démarche de bas en haut. On part du réel. Cette démarche va conduire jusqu’au Golgotha, jusqu’à la crucifixion, la mort de Jésus. Elle va conduire, à travers cela, jusqu’à la résurrection, et donc jusqu’à la proclamation du Ressuscité, jusqu’au sceau mis par la résurrection sur la confession de foi de Pierre : Jésus est le Christ, le Fils de Dieu. Cette confession de foi est comme une anticipation de ce qui va être scellé à Pâques. Démarche de bas en haut.

p. 115

À première vue, ce texte concorde parfaitement avec ce que nous venons de voir. On peut du moins l’interpréter en ce sens. La démarche de bas en haut est précisément celle de la pensée messianique. Elle part d’un humain choisi par Dieu, avec qui Dieu fait alliance, et par là même l’élève jusqu’au trône royal, jusqu’en la gloire divine. On peut dire alors que la résurrection, qui implique elle-même l’élévation auprès du Père, constitue l’accomplissement et la manifestation de l’onction messianique déjà présente au moment de la conception et réaffirmée au baptême. C’est toujours le même contexte, la même idée messianique qui se déploie du début à la fin de la destinée du Christ Jésus. Dès le début, dès l’annonce faite à Marie, jusqu’à l’annonce de la résurrection, c’est toujours la même christologie et la même filiation divine qui est en cause.

Autre chose apparaît cependant par la suite chez notre auteur. La continuité de l’interprétation qu’on vient de voir est rompue. Après la résurrection, dans l’événement même de la résurrection, la filiation divine du Christ prend un tout autre sens. Elle doit s’interpréter dans un autre registre, dans un autre cadre sémantique : « Donc, Pâques est un nouveau point de départ. Il y a une sorte de discontinuité entre l’histoire de Jésus et puis la proclamation de Jésus comme Ressuscité et donc comme Fils de Dieu » (p. 118).

Voyons de plus près ce dont il s’agit, quelle est, avec Pâques, cette bifurcation du sens de la filiation divine. Avant Pâques, parler du « Fils de Dieu » à propos de Jésus, c’est dire l’union intime du « Fils bien-aimé » avec Dieu son Père, c’est se référer à la relation d’alliance instaurée par Dieu avec son élu, son consacré, son messie. On peut comprendre en ce sens les lignes suivantes de Siegwalt : « “Fils de Dieu”, dans le contexte de l’histoire de Jésus renvoie à cette relation d’intimité de Jésus au Père, mais une relation que Jésus cultive, qui n’est pas donnée une fois pour toutes » (p. 120). Après Pâques cependant, tout devient différent. Lisons encore ces quelques lignes qui le font voir :

Après Pâques, l’affirmation de la filialité, de la qualité de Fils de Dieu est faite par les apôtres, par l’Église [entendons : par les évangiles et par les conciles]. Là vient s’ajouter une nouvelle donnée, qui va conduire à un déploiement de la christologie, qui dépasse ce qui est devenu perceptible dans l’histoire terrestre de Jésus lui-même. […] Parler à ce moment-là de Jésus, confessé comme le Christ, le messie attendu par l’Ancien Testament, et dire : il est le Fils de Dieu, cela donne une nouvelle dimension à ce titre christologique. Le Ressuscité, le vivant par-delà la mort, le triomphateur de la mort, eh bien, il est Dieu. Comment ? Il est Dieu, mais pourtant il se réclamait du Père. Le dogme dira : il est Dieu de Dieu. Tout cela est déjà dans l’air sans être encore évident et va progressivement être clarifié et, j’allais dire, conceptualisé. L’affirmation christologique, à partir de la résurrection selon laquelle Jésus est le Fils de Dieu, donne à ce qualificatif, le sens : il est dans une relation unique à Dieu, il est Dieu, et pourtant dans son histoire terrestre, il est humain, et pleinement humain.

p. 121-122

Pâques, la résurrection du Christ, produit donc un déploiement christologique qui sera celui des dogmes conciliaires. Pour Siegwalt, en effet, la christologie proprement dite est celle des documents conciliaires, qui explicitent, qui « conceptualisent » ce qui est déjà dans l’air, déjà implicite dans les écrits néotestamentaires. Le titre « Fils de Dieu » prend alors une nouvelle dimension. Il n’indique plus seulement la parfaite relation d’alliance de Christ Jésus avec Dieu son Père. Il exprime sa nature divine. L’expression typiquement nicéenne, « engendré non pas créé », n’intervient pas explicitement ici, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Le Fils de Dieu est né de Dieu, il est engendré par Dieu de toute éternité. Pourtant, il s’en distingue, puisqu’il appelle Dieu son Père. Aucun problème, le Concile trouvera la formule appropriée : « Il est Dieu né de Dieu ». Comment ce Fils de Dieu peut-il alors être identifié au Jésus de l’histoire ? Là non plus, aucun problème, car là encore un concile — Chalcédoine cette fois — trouvera la formule appropriée : une double nature, divine et humaine, dans l’unique personne du Verbe incarné.

Qu’est-ce qui rend tout ce langage si indigeste pour nos contemporains ? On peut répondre d’un mot : c’est son caractère « supranaturaliste ». C’est ce cadre des deux mondes superposés, céleste et terrestre, surnaturel et naturel, divin et humain. Pour un esprit tant soit peu exposé aux lumières de la modernité, il n’y a plus qu’une transcendance qui tienne, celle qui se découvre au coeur même de l’immanence du réel cosmique et humain. Et c’est bien là aussi le fond de la pensée de Siegwalt. Lui-même parle de l’histoire sainte, non pas comme d’une histoire des interventions divines en notre monde. Bien plutôt, « c’est l’histoire d’un réel immanent, mais qui a une profondeur. D’un réel immanent qui est transparent à la dimension de transcendance, ou à une présence de Dieu dans l’immanence même » (p. 115-116). On voit donc chez Siegwalt tous les éléments d’une théologie radicale, qui ne demande qu’à être déployée.

4. Revenons au texte biblique. Les perspectives christologiques conciliaires trouvent aussi un appui dans les écrits néotestamentaires. Non pas cependant dans les annonces de la résurrection, qui, nous l’avons vu, se comprennent au mieux dans le cadre de la christologique ascendante. C’est le point culminant du processus ascensionnel de l’élection, de l’alliance et de l’intronisation. Sans doute, la résurrection du Christ ouvre-t-elle un nouvel horizon temporel aussi bien que spatial. La royauté du Christ n’est plus confinée à Israël ; elle s’étend jusqu’aux extrémités du monde. De même, elle n’est plus limitée au temps de la vie terrestre du Jésus historique ; elle couvre désormais toutes les époques de l’histoire. Mais c’est toujours la même dynamique ascendante qui se déploie ainsi. Siegwalt semble d’ailleurs l’admettre quand il écrit « la démarche ascendante, de bas en haut, qui suit l’histoire de Jésus […] s’ouvre à la démarche du Christ en haut, le Ressuscité » (p. 123). L’expression « la démarche du Christ en haut » est pour le moins surprenante, si ce n’est pas un simple lapsus. On s’attendrait à lire : « la démarche de haut en bas », mais rien ne l’indique dans les récits de la résurrection. « La démarche du Christ en haut » indique très bien par ailleurs le point culminant de la démarche de bas en haut.

Il y a autre chose cependant, et c’est là-dessus que se fonde la démarche de haut en bas suivie par les conciles. Il s’agit du Prologue de Jean. En effet, toute la christologie conciliaire se trouve construite sur le fondement de ces quelques versets qui présentent le Verbe créateur auprès de Dieu au commencement, et qui l’affirment ensuite comme incarné dans la personne du Christ Jésus. Telle serait la source de la démarche de haut en bas, qui viendrait compléter la première. Lisons à ce propos ce passage important de Siegwalt, que nous commenterons ensuite :

À partir de là, donc de Pâques, une nouvelle démarche christologique se met en place, puisque le Christ ressuscité, Fils de Dieu, est référé au Père créateur, est associé à l’oeuvre créatrice du Père. D’où naît la christologie descendante, de haut en bas, la christologie de l’incarnation. Il vient du Père. Nous l’avons dans le Prologue de Jean et nous l’avons dans l’hymne christologique de Philippiens 2. Nous l’avons dans d’autres passages. Il vient du Père, il vient sur la terre et il retourne au Père. Nous avons là les deux démarches de bas en haut, de haut en bas, et les deux démarches se croisent et doivent être perçues comme se corrigeant, se compétant, s’enrichissant, s’interrogeant réciproquement.

p. 123-124

J’ai déjà dit pourquoi je ne puis souscrire à l’affirmation selon laquelle une nouvelle démarche christologique s’instaure à partir de Pâques. Il me semble plutôt que c’est toute la christologie qui dépend de la révélation pascale et qui doit s’interpréter par là : tant celle du Jésus historique que celle du Christ de la foi. Un mot, en passant, sur cette dernière distinction qui préside à tous les développements du chapitre. Il faut bien voir, en effet, que le « Jésus historique » dont on parle ici n’est pas le Jésus des historiens, mais le Jésus des évangiles. Or ce Jésus des évangiles n’est nul autre que le Christ de la foi. S’il y a une distinction à faire, c’est bien plutôt entre le Jésus des historiens et le Jésus des évangiles, lequel — reprenons les termes de Siegwalt — « est transparent à la dimension de transcendance ou à une présence de Dieu dans l’immanence » (p. 115-116).

Venons-en maintenant à l’essentiel de ce passage qui affirme la complémentarité des deux démarches, ascendante et descendante. Oui, au niveau symbolique de la foi immédiate, on peut dire : « Il vient du Père, il vient sur la terre et il retourne au Père ». Mais au niveau de la foi réfléchie les deux démarches sont incompatibles. Pour la bonne raison que la démarche descendante, de haut en bas, est typiquement supranaturaliste. Elle présuppose un Fils de Dieu existant au ciel de toute éternité qui, à un moment donné du temps, descend du ciel sur la terre. Les deux démarches sont opposées, contradictoires. Il faut choisir : ou bien on commence par la transcendance, par Dieu et son éternité, ou bien le point de départ se trouve dans l’immanence, dans l’humain et son histoire. Commencer par la transcendance, c’est le propre de la pensée supranaturaliste, qui objective et chosifie la transcendance, en la concevant comme une existence différente, plus élevée que les autres. Mais si on réfléchit tant soit peu, on voit bien que la transcendance ne s’identifie pas à une existence particulière ; elle signifie le dépassement de toute existence. C’est la profondeur de toute existence.

On voit alors la difficulté devant laquelle on se trouve. Autrefois, la démarche d’en haut intégrait celle d’en bas : après avoir préexisté au ciel, le Verbe assume une destinée terrestre temporelle, avant de reprendre son existence éternelle auprès du Père. Il nous faudrait faire de même maintenant mais en sens inverse, en intégrant la démarche descendante dans la démarche messianique, qui va de bas en haut. Est-ce possible en tenant compte de Jean 1 et de Philippiens 2 ?

Il nous faut alors considérer un élément essentiel dont nous avons fait abstraction jusqu’ici, celui du Messie crucifié. Nous avons parlé de Jésus en parfaite alliance avec Dieu, élevé jusqu’à la gloire du Père. Il importe de dire maintenant que ce Messie élevé en gloire est un Messie abaissé, humilié jusqu’à l’abjection de la croix. Telle est la descente aux enfers du Messie. Et tel serait le sens de la christologie descendante : la descente du Messie, de l’élu de Dieu, jusqu’à l’abaissement de la croix. Philippiens 2 peut facilement être interprété en ce sens. Et c’est par là aussi que je propose d’interpréter le Prologue de Jean avec sa théologie de l’incarnation : le Verbe de Dieu s’incarne dans une chair crucifiée. Cela prend tout son sens quand on renverse l’affirmation, quand on commence par la croix. Dans le Christ crucifié se trouve présent le Verbe de Dieu, qui traverse les ténèbres de Golgotha pour resplendir dans la gloire de la résurrection. Tout se concentre alors sur le vrai et l’unique scandale de la foi chrétienne, non pas celui d’un monde imaginaire, supranaturaliste, mais celui du Christ, du Messie crucifié. Or ce scandale du Messie abaissé prend lui-même dans l’évangile de Jean l’expression paradoxale la plus étonnante, trois fois répétée, celle de l’élévation en croix (Jn 3,14 ; 8,28 ; 12,32). L’union des deux démarches, ascendante et descendante, n’est plus alors l’amalgame de deux processus opposés ; c’est le paradoxe de la croix du Messie, de la croix du Verbe de Dieu.

Malgré les apparences, je ne suis pas là si loin de Siegwalt. De son chapitre sur « Le dogme trinitaire », je retiens le passage suivant :

Le dogme de Nicée (325) qui est le dogme trinitaire, précède le dogme christologique de Chalcédoine (451), mais les deux sont liés. Le dogme trinitaire parle, en grec, de trois hypostases. Faites comprendre cela à quelqu’un aujourd’hui ! Les trois hypostases et, en latin, les personae, les trois personnes. Je pourrais essayer d’entrer dans l’explication. Je ne le fais pas parce que je pense que le prix à payer pour comprendre ces termes est, aujourd’hui, trop fort. […] Parler de Dieu comme trois hypostases, comme trois entités, et essayer de dire : ces trois entités, c’est un seul Dieu, ou parler de Dieu comme trois personnes — terminologie qui nous est plus proche dans notre tradition culturelle, linguistique — est tout aussi difficile.

p. 140

Deux remarques seulement à ce propos. Notons d’abord la similitude avec ce que l’auteur disait de Jésus. Il se contentait de parler du Jésus de l’histoire, le seul vraiment « utile » pour nos contemporains. On voit maintenant quelque chose de semblable à propos de la Trinité : la Trinité « immanente » ou « ontologique » des trois personnes divines n’est plus aujourd’hui une vérité « utile », compréhensible. J’ajouterais seulement : non pas parce qu’elle est trop mystérieuse, trop difficile à expliquer, mais parce qu’elle est trop naïve, trop supranaturaliste.

III. L’Esprit, l’Église et les religions

L’ouvrage que nous lisons se développe en toute continuité dans la dynamique du dialogue de l’auteur avec ses interlocuteurs. Je suis quand même porté à le diviser en trois parties. J’ai déjà caractérisé la première (chapitres 1-3), — sur la théologie, Dieu et le mal — comme une théologie fondamentale. Les deux chapitres que nous venons de voir (chapitres 4-5), sur le Christ et la Trinité, élaborent manifestement une théologie dogmatique. Quant à la troisième partie, que j’aborde maintenant (chapitres 6-9), je la désignerais comme une théologie pastorale et spirituelle. Après la théologie fondamentale du début, portant sur le « Dieu plus grand que Dieu », on a pu avoir l’impression d’un rétrécissement dogmatique, avec une christologie et une théologie trinitaire d’allure plutôt classique. Ce que je serais porté à qualifier de « goulot d’étranglement », pour reprendre une image chère à Siegwalt (voir p. 240-243). On le comprend. Il s’agissait là de définir le propre de la foi chrétienne, la structure doctrinale de l’Église. Heureusement, avec cette troisième partie nous sortons du goulot pour nous retrouver à l’air libre dans un horizon oecuménique aussi vaste que le monde. Or il n’est pas fortuit de voir que cette partie s’ouvre avec une réflexion sur l’Esprit Saint.

1. On a souvent déploré un déficit de l’Esprit Saint dans nos Églises, la place trop réduite qu’on lui accorde. Non pas qu’on l’ignore. À la suite de Siegwalt, il faudrait plutôt dire qu’on le craint, précisément à cause de son pouvoir libérateur, qui ouvre le chemin vers « la vérité tout entière » (Jn 16,13), au-delà de la doctrine reçue : « Cela explique pourquoi la pneumatologie, donc la place du Saint-Esprit, a été limitée et est restée subordonnée au Christ » (p. 180). Siegwalt en parle plus précisément à propos de la dispute du filioque : « Jusqu’à aujourd’hui cette question du filioque mérite d’être débattue. Ce n’est pas seulement une question du passé. C’est une question qui ressortit à ce que j’appelle la santé de la doctrine, la santé de la théologie, la santé de la foi » (p. 186).

L’auteur montre bien la raison des protestations de l’Église orthodoxe contre cet ajout du filioque dans le Credo occidental. Ce serait un rétrécissement christologique de la foi chrétienne : « En évoquant le filioque, c’est-à-dire cette affirmation que le Saint-Esprit procède non seulement du Père, mais aussi du Fils — filioque —, nous avons déjà évoqué cette tentation de maîtriser le Saint-Esprit. Il y a une maîtrise par le Christ, puisque le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. Le critère de l’action de l’Esprit-Saint, c’est le Christ, mais le Christ tel qu’il est appréhendé par l’Église » (p. 172). Ainsi, l’Esprit Saint serait-il placé sur la ligne déjà tracée par le Christ, celle de l’institution et de la succession apostolique.

Il y aurait cependant une autre façon de l’entendre, précisément à partir de la notion de l’Esprit dans la théologie trinitaire de Siegwalt. L’Esprit y est conçu comme « la manière d’être présente de Dieu » (p. 182). L’Esprit, c’est Dieu présent à nous aujourd’hui, et présent en nous comme individus et comme communauté. Étendre au Christ cette notion de l’Esprit, c’est dire qu’il est l’Esprit du Christ, aussi bien que l’Esprit de Dieu. Et cela signifie précisément qu’il rend présent aujourd’hui parmi nous et en nous le Christ tout autant que Dieu. Je ne vois pas en quoi on pourrait s’objecter à cette vision des choses.

En effet, Siegwalt lui-même insiste sur la présence vivante du Christ aujourd’hui. C’est là tout le sens de la proclamation pascale : « […] l’affirmation de la résurrection est une donnée nouvelle, à savoir que ce Jésus est affirmé comme vivant aujourd’hui » (p. 117). C’est là le fondement et la source de la vitalité de l’Église encore aujourd’hui : « Autrement l’Église aurait été un mouvement de souvenir, qui se serait peut-être perdu ou qui aurait pu perdurer, mais toujours avec cette référence au passé, alors que l’Église chrétienne, qui se réfère au Christ ressuscité, vit d’une présence, et pas seulement d’un souvenir » (p. 117). Si nous mettons ensemble ces deux affirmations — celle de l’Esprit comme principe de la présence divine, et celle de la résurrection comme fondement et source de la présence vivante et vivifiante du Christ aujourd’hui —, nous pouvons conclure que c’est par l’Esprit, grâce à l’Esprit, que le Christ est toujours aussi actuel, toujours aussi présent et vivant aujourd’hui que par le passé. Mais il faut bien voir qu’il s’agit alors du Christ ressuscité, du Christ qui, par l’Esprit, dépasse les limites du lieu et du temps.

La question du filioque apparaît ainsi dans une lumière nouvelle. Affirmer que l’Esprit Saint procède du Père et du Fils, c’est dire tout simplement qu’il est l’Esprit du Père et du Fils, qu’il est envoyé par le Père et par le Fils, pour rendre présent le Père et le Christ ressuscité. L’objection de la maîtrise par l’Église de l’héritage du Christ tombe par là même, car l’Esprit procède du Christ ressuscité, qui dépasse lui-même les limites du Jésus historique, de même que celles de l’Église instituée. Son règne s’étend, en effet, jusqu’aux limites du monde et de l’histoire. Ainsi, la distinction qu’il importe de maintenir ici n’est pas celle du Christ et de l’Esprit, mais celle du Jésus de l’histoire et du Christ ressuscité.

2. Par cette question du filioque, la question de l’Esprit Saint, nous sommes introduits à l’ecclésiologie. Siegwalt procède encore ici de façon inductive. Il ne s’arrête pas d’abord à réfléchir sur la nature de l’Église, pour montrer ensuite comment devraient fonctionner les relations ecclésiales. Il part de la situation présente, qui est celle du pluralisme. Nous faisons face à la pluralité, à la diversité des Églises. Cet état de fait a été, depuis des siècles, source de conflits à l’intérieur du christianisme. Mais depuis le début du siècle dernier, la perspective a changé : « Le mouvement oecuménique, commencé au début du xxe siècle, a conduit lentement mais sûrement à une nouvelle appréciation de cette diversité. […] L’idéal poursuivi par le mouvement oecuménique est de passer d’une coexistence pacifique à une communion réelle entre les différentes traditions ecclésiales, entre les différentes Églises » (p. 204). Tel fut aussi l’idéal poursuivi par Siegwalt tout au long de son travail théologique. Le titre de son grand ouvrage en témoigne : Dogmatique pour la catholicité évangélique.

Alors, comment procéder, théologiquement, pour promouvoir la communion entre les différentes Églises ? Siegwalt nous invite à faire retour aux sources, au Nouveau Testament. L’objectif visé par le mouvement oecuménique trouve déjà là sa voie, celle de la communion dans la diversité : « Ce qui est ainsi le résultat d’un mouvement historique, nous pouvons y voir en fait ce qui aurait dû être et ce qui aurait pu être le point de départ. En effet, lorsque nous prenons la situation au premier siècle, le siècle où l’Église est née, que constatons-nous ? L’Église n’a jamais été une au sens d’uniforme. L’unité de l’Église, déjà au premier siècle, n’a pas été l’uniformité de l’Église » (p. 204).

On le montre ici en faisant voir dans le Nouveau Testament trois ecclésiologies différentes : pétrinienne, paulinienne et johannique. La première ecclésiologie, telle qu’attestée dans le livre des Actes, est celle de la tradition pétrinienne, judéo-chrétienne. L’Église s’y trouve structurée ministériellement. Ainsi, comme on voit au chapitre 6 des Actes, quand des difficultés apparaissent dans la communauté, concernant le service des tables, on institue un nouveau ministère, celui des diacres (p. 205).

Une nouvelle forme d’Église, la forme paulinienne, apparaît dans 1 Corinthiens 12, où il est question des charismes conférés à chacun pour le bien de tous. L’évolution de ce chapitre est elle-même significative. Au début, il n’est question que des charismes. La communauté chrétienne est pleinement charismatique. C’est une communauté spirituelle, inspirée, sans plus. À la fin du chapitre, interviennent cependant les ministères proprement dits. Ils ne sont pas dépourvus de charismes, mais les charismes prennent alors la forme des ministères : « Et ceux que Dieu a disposés dans l’Église sont, premièrement des apôtres, deuxièmement des prophètes, troisièmement des hommes chargés de l’enseignement ; vient ensuite le don des miracles, puis de guérison, d’assistance, de direction, et le don de parler en langues » (1 Co 12,28). Deux choses à remarquer là. D’abord la distinction entre les simples charismes et ceux qui prennent la forme d’un ministère. Ensuite, l’allusion à une succession temporelle entre les ministères d’apôtre, de prophète et de docteur (voir là-dessus p. 205-209). Notons surtout le sens de ce retour aux sources dans la pensée de Siegwalt. On ne doit pas l’interpréter de façon fondamentaliste, comme s’il nous fallait revenir à l’Église des premiers siècles. Il s’agit simplement de montrer qu’il y a là une conception différente de l’ecclésiologie pétrinienne. On ébranle ainsi l’argument fondamentaliste qui absolutise telle structure de l’Église comme étant d’institution divine sans plus.

Une troisième forme d’ecclésiologie se fait jour encore dans les épîtres johanniques. Jean « parle à ses communautés, il s’adresse à elles comme l’ancien, et il les appelle “mes petits enfants”. Il n’est pas question autrement d’un ministère donné. Le ministère ou les ministères ne sont pas thématisés, ne sont pas réfléchis théologiquement » (p. 210). Là encore, rien ne témoigne d’une structure ecclésiale commandée directement du ciel. On peut bien parler d’institution divine au sens d’une institution sacrée, d’ordre religieux. Mais on doit exclure toute connotation supranaturaliste.

3. De l’oecuménisme chrétien, interconfessionnel, nous passons à l’oecuménisme interreligieux. Nous en sommes alors au dernier chapitre de l’ouvrage, qui m’a paru le plus intéressant, comme le fruit mûr de tout ce qui précède. Siegwalt rappelle encore une fois l’importance de l’approche inductive : « Manifestement, nous ne pouvons faire justice à une autre religion en la regardant seulement de l’extérieur » (p. 265). Il se réfère alors à l’expérience qu’il a faite du bouddhisme zen : « Karlfried Graf Dürckheim était le maître de cette méditation. C’est par lui et par un de ses disciples, un moine bénédictin, que j’ai été initié » (p. 263). Cela ne l’a pas éloigné du christianisme. Au contraire, lui-même témoigne avoir vécu là, dans cette méditation zen, une forme de bouddhisme « qui [l’a] ouvert à cette même dimension qui est présente dans la tradition judéo-chrétienne, mais qui, jusque-là, était restée cachée pour [lui], et sans doute pour bien d’autres » (p. 264).

Une forme différente d’oecuménisme interreligieux se présente alors. On le conçoit habituellement comme une discussion théologique réunissant autour d’une même table des représentants de différentes religions, sur des thèmes comme la loi, les oeuvres, la grâce, la prière, etc. Mais ce sont là autant de réflexions, de conceptualisations de l’expérience religieuse. Pour vraiment percevoir leur signification, il faut avoir accès à l’expérience qui se trouve par là exprimée. Siegwalt déplore avec raison le manque d’hospitalité eucharistique dans certaines Églises chrétiennes. Comment imaginer alors une telle hospitalité spirituelle entre différentes religions, une telle ouverture aux autres du plus intime de son propre sens religieux ? La « rencontre d’Assise » allait sans doute en ce sens, de même que la participation des moines de Tibhirine à la vie et à la prière de la population musulmane où ils se trouvaient. Ne serait-ce pas là un présupposé nécessaire à toute rencontre théologique interreligieuse ?

Siegwalt insiste là-dessus. On comprend vraiment une religion, plus précisément, on commence vraiment à la comprendre, lorsqu’on commence à percevoir l’expérience qui est à la base de ses pratiques et de ses croyances. Or cette expérience de base n’est pas seulement celle des origines, celle qui a donné naissance à cette religion. C’est tout autant et d’abord l’expérience vécue actuellement par ses adeptes. On donne ici l’expérience juive du shabbat : « Lorsque la mère de famille allume les bougies du shabbat le vendredi soir, quelque chose se passe dans la famille. Quelle est l’actualité de l’expérience de base ? Comment cette actualité s’atteste-t-elle par sa capacité à faire vivre dans cette foi donnée, les personnes qui sont concernées par elle ? » (p. 270). En d’autres termes, comment cette expérience de base inspire-t-elle le sens de la vie ?

Il y a autre chose cependant dans l’expérience du judaïsme contemporain. C’est l’horreur d’Auschwitz, l’horreur de la shoah. Il est difficile pour nous de comprendre ce sentiment en le partageant de l’intérieur. Un rabbin en parlait comme de « l’horreur absolue ». Comment le ressentir d’abord, comment le concevoir ensuite ? Ce même rabbin, invité à donner une conférence chez nous, disait qu’il ne pouvait pas le faire dans la salle prévue, à cause du crucifix qui s’y trouvait fixé au mur. Des collègues en étaient surpris. Si on avait un enseignement à donner à Jérusalem, on trouverait normal d’y voir affichée l’étoile de David. Mais pour ce rabbin, le crucifix n’était pas seulement un symbole culturel et religieux, comme le serait pour nous l’étoile de David. Il représentait l’horreur d’Auschwitz. Les interprétations chrétienne et juive sont alors bien différentes. Pour le chrétien, le Christ crucifié représente le juif exterminé à Auschwitz. Pour le juif, le crucifix rappelle plutôt les motifs à l’origine de la shoah. Ce qu’a bien perçu Siegwalt : « Auschwitz n’est pas le fait du christianisme, néanmoins il se produit en Occident considéré comme chrétien. Le nazisme est né dans une terre traditionnellement chrétienne et il n’a pas été empêché par l’esprit chrétien qui caractérisait la nation où il est né » (p. 267-268). Ainsi, dans le dialogue judéo-chrétien, on ne peut se contenter d’une discussion exégétique sur le scandale du Messie crucifié. Il importe de percevoir aussi le scandale d’Auschwitz, celui du juif mis à mort par le chrétien nazi.

4. De l’expérience qui sous-tend la religion, on passe aux religions elles-mêmes, qui sont alors distinguées selon le type d’expérience religieuse qui y prédomine. Ainsi, Siegwalt pourra-t-il parler de trois types de religions : les religions de type sacral, de type prophétique et de type mystique. La religion se définit d’abord par le sacré. Il y a des choses sacrées, des personnes sacrées, des actions sacrées, des histoires sacrées. Ce sont là autant de réalités hors de l’ordinaire, hors du profane, qui sont caractérisées par leur relation à Dieu : maisons de Dieu, personnes consacrées au service de Dieu, actions et gestes (prières et sacrements) se référant à Dieu, événements merveilleux considérés comme des interventions de Dieu dans l’histoire humaine. Tel est bien le domaine de la religion. Avoir le sens religieux, c’est avoir le sens du sacré.

Le sacré est donc l’élément fondamental de toute religion. Pas de sacré, pas de religion. Mais pour la santé de la religion, pour qu’elle soit constructive, non pas destructive de l’humain, un autre élément est requis, l’élément prophétique. La parole des prophètes s’adresse aux humains de façon impérieuse. Elle vient de plus haut que nous, elle comporte un caractère de transcendance et, pour autant, un caractère divin, religieux. La religion la conçoit comme Parole de Dieu. Celle-ci vient équilibrer, rectifier l’exigence sacrée, par une exigence éthique. Le chapitre 58 d’Isaïe, sur le jeûne agréable à Dieu, est un exemple typique : « Est-ce là le jeûne qui me plaît, le jour où l’homme se mortifie ? […] N’est-ce pas plutôt ceci, le jeûne que je préfère : défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug, renvoyer libres les opprimés, et briser tous les jougs ? » (Is 58,5-6).

Le troisième élément constitutif de la religion est l’élément mystique. C’est l’expérience intérieure de Dieu. On en parle habituellement comme de l’expérience de l’Esprit Saint, par contraste avec la loi extérieure et les objets sacrés. Un texte typique à cet égard est le passage de la rencontre avec la Samaritaine, où celle-ci interroge Jésus sur le lieu où il faut adorer Dieu. Voilà bien une question concernant le sacré. Mais la réponse de Jésus va plutôt dans le sens de l’intériorité spirituelle : « Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. […] Mais l’heure vient — et c’est maintenant — où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité » (Jn 4,21-23).

5. Quelques remarques pour conclure. Notons d’abord que, selon la méthode inductive qui procède de bas en haut, tout commence par l’analyse de l’expérience religieuse et de ses différents éléments : le sacré, le prophétique et le mystique. L’expérience religieuse est celle de la transcendance : transcendance de la vie quotidienne avec ses multiples soucis, et transcendance du monde qui tombe sous les sens. Une telle expérience est congénitale à l’esprit humain. On pourrait la définir comme le sens de la transcendance. Cette expérience fondamentale va se moduler de façon différente selon les cultures et les individus, ce qui va donner la diversité des religions. Chacune va se distinguer selon l’accent porté sur tel ou tel élément : le sacré, le prophétique et le mystique.

Cette approche typologique favorise au mieux la vision oecuménique des religions. Chacune est alors considérée dans sa complémentarité avec les autres. La rencontre des religions prend ainsi la forme d’un dialogue où l’on s’engage dans la perspective d’apprendre des autres ce qui nous manque encore, ou ce qui n’est pas encore suffisamment développé chez nous. C’est ainsi que Siegwalt lui-même s’est engagé dans l’expérience de la méditation zen.

Accentuation d’un élément privilégié, oui, mais non pas affirmation unilatérale, absolutisation de tel ou tel élément. L’absolutisation de l’élément sacré conduit à l’intégrisme et à l’exclusivisme. L’accentuation unilatérale du prophétique-éthique produit le légalisme. De même pour l’insistance unilatérale sur l’élément d’intériorité spirituelle, qui peut provoquer le spiritualisme et l’illuminisme.

Notons encore l’opposition des différents éléments. Il y a une tension salutaire entre le sacré, d’une part, et, d’autre part, le prophétique et le mystique. Mais ces deux éléments peuvent en venir à supprimer le sacré. On pourrait comprendre ainsi le phénomène de sécularisation qui prévaut en Occident. La suppression du sacré entraîne alors celle de la religion proprement dite. C’est ainsi que, de nos jours, pour une bonne partie de nos contemporains occidentaux, l’engagement social a remplacé la religion. De même, plusieurs aujourd’hui rejettent la religion en faveur du spirituel. On refuse par là l’expression extérieure (religieuse) du sens spirituel de la transcendance.

Retenons enfin la remarque de Siegwalt concernant la correspondance entre ces trois types de religions et les trois manières d’être du Dieu trinitaire : « Manière d’être transcendante, manière d’être immanente, Dieu tourné hors de lui dans le Fils, manière d’être présente, l’Esprit Saint » (p. 283). En effet, « le type sacral-rituel renvoie à la transcendance », car le mystère de Dieu « se signifie dans des rites et dans des mythes » (p. 287). Quant au type prophétique, « nous le trouvons dans la Parole, Dieu comme Parole » (p. 286). Enfin, « le type mystique-ascétique, Dieu en nous, in nobis, l’expérience intérieure de Dieu, peut être mis en relation avec l’Esprit-Saint, manière d’être présente de Dieu » (p. 286).

Nous touchons là le point névralgique de la réflexion théologique de Siegwalt, qu’on pourrait dire aussi bien le point crucial de toute réflexion sur la foi. Il est déjà très éclairant de montrer cette correspondance entre le mystère trinitaire et les trois pôles de l’expérience religieuse. La question se pose maintenant : en quel sens, selon quelle direction devons-nous l’interpréter ? Devons-nous partir de la révélation divine trinitaire et reconnaître dans l’expérience religieuse humaine l’image de Dieu dans l’humain ? Ou plutôt procéder en sens inverse, et concevoir le Dieu trinitaire comme la représentation objective de la dimension transcendante contenue dans l’expérience religieuse ? En d’autres termes, devons-nous concevoir le schéma trinitaire comme exprimant d’abord la structure de la vie divine, qui se reflète ensuite dans l’expérience religieuse humaine ? Ou devons-nous le voir d’abord comme la structure de l’expérience religieuse, qui se reflète dans notre représentation de la vie divine ? À la fin de cet ouvrage, la question reste ouverte. Il me semble cependant que c’est en cette seconde direction — de bas en haut, de l’expérience religieuse à la conceptualisation trinitaire — qu’il nous faut aller pour mener à terme la réflexion théologique de Gérard Siegwalt dans cet excellent volume, aussi limpide que profond.