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La question de l’hospitalité dans la Bible, chez les prophètes en particulier, est intimement liée à la question de l’étranger. Il est donc impossible de dissocier ces deux notions pour les étudier séparément. Cela souligne à tout le moins qu’il y est question de relation à l’autre, mais aussi et toujours de relation à soi[1]. En effet, la réflexion autour de l’étranger et de son accueil (ou non-accueil) est fortement liée à la conscience qu’Israël a de son élection par Yhwh, ce qui implique évidemment le type de lien qu’il va entretenir avec les Nations et ses ressortissants et aura d’inévitables répercussions sur la manière dont il se positionne par rapport à ces derniers. Le rapport entre l’élu et le non-élu, en effet, ne va pas de soi. C’est une dynamique complexe dont la littérature prophétique rend compte à sa manière. Bon nombre d’études ont déjà été consacrées à cette question et l’on s’y rapportera pour de plus amples approfondissements[2]. Cette modeste contribution tentera de comprendre la thématique de l’hospitalité en l’explorant à partir du vocabulaire qui désigne spécifiquement l’étranger[3], qu’il soit gér[4] « immigré », nékâr[5] ou noke[6] « étranger de pas- sage », et éventuellement zôr[7] « étranger », voire « ennemi[8] ». On essayera ainsi de mettre en évidence la manière dont l’hospitalité que l’on peut réserver à l’autre, à l’étranger, est envisagée dans ce corpus biblique, en mettant en oeuvre une lecture essentiellement synchronique[9].

À la lecture des passages où ces termes apparaissent dans les livres des Prophètes Seconds (Is-Mal), trois axes semblent se profiler : 1) dans la ligne de la Torah, l’étranger est quelqu’un à accueillir et respecter[10] ; 2) l’étranger — auquel Israël souhaite parfois ressembler — apparaît comme un ennemi qui soumet Israël mais que ce dernier finira par soumettre à son tour ; 3) dans les livres prophétiques, on constate un contraste entre l’exclusivité d’Israël aux yeux de son dieu, Yhwh, et l’accueil que celui-ci réserve à Israël, mais aussi aux Nations. Cette contribution voudrait passer rapidement[11] en revue ces trois axes, pour essayer de comprendre ce qui pourrait s’y jouer d’un point de vue anthropologique.

I. L’étranger à respecter

Dans la ligne même des prescriptions de la Torah, les prophètes appellent au respect de l’étranger-immigré, car il fait partie des marginaux dans la société. Ainsi, on lira chez Jr (7,4-7) :

4Ne vous bercez pas de paroles illusoires en disant : « Palais de Yhwh ! Palais de Yhwh ! Voici le palais de Yhwh ! » 5Mais plutôt rendez vraiment bonnes votre conduite et votre manière d’agir en défendant vraiment le droit dans la vie sociale ; 6n’exploitez pas l’immigré (gér), l’orphelin et la veuve ; ne répandez pas du sang innocent en ce lieu ; ne courez pas, pour votre malheur, après d’autres dieux ; 7alors je vous ferai habiter en ce lieu, dans le pays que j’ai donné à vos pères depuis toujours et pour toujours[12].

Aux judéens qui ont abandonné Yhwh, se berçant derrière les illusions des faux dieux, le prophète rappelle les exigences éthiques de la vie en alliance. Il ne suffit pas d’aller au temple pour y invoquer le nom divin afin de se donner cette bonne conscience religieuse qui laisse penser que tout agissement criminel serait effacé, devenant pour ainsi dire inexistant. Au contraire. La meilleure manière d’honorer Yhwh et de lui rendre un culte, c’est de défendre activement le droit et la justice, refusant tout type d’exploitation des faibles et des marginaux dans la société, dont fait partie l’immigré, éloigné des siens et de sa terre. Ceux qui s’y refusent seront responsables de la destruction du temple. C’est ce qu’affirme un peu plus avant Jérémie, toujours dans un contexte d’appel au respect du droit et de la justice (22,3-5), cette fois dans un oracle conditionnel adressé au roi :

3Ainsi parle Yhwh : « Pratiquez le droit et la justice, délivrez le spolié de la main de l’exploiteur, n’opprimez pas, ne maltraitez pas l’immigré (gér), l’orphelin et la veuve, ne répandez pas de sang innocent en ce lieu ! 4Si vraiment vous agissez ainsi, alors passeront par les portes de cette maison des rois occupant le trône de David, montés sur des chars et des chevaux — lui, ses serviteurs et son peuple. 5Mais si vous n’écoutez pas ces paroles, je le jure par moi-même — oracle de Yhwh —, cette maison deviendra un monceau de ruines. »

Le prophète d’Anatôt est clair sur ce point : seul un agissement conforme à la Torah garantira à David et à ses successeurs de continuer à siéger sur le trône de Jérusalem. Dans le cas contraire, loin d’entrer dans le palais, ce sont les rois de Jérusalem eux-mêmes qui le réduiront à un monceau de ruines.

Indispensables, le droit et la justice ne sont pourtant pas les deux seuls éléments nécessaires au bon fonctionnement de la société. C’est ce que Zacharie évoque lorsqu’il adresse à ses contemporains un appel à la loyauté et à la miséricorde par rapport aux marginaux de la société. Ils sont en effet tous frères (Za 7,8-11) :

8La parole de Yhwh fut adressée à Zacharie en ces termes : 9« Ainsi parle Yhwh Tsebaoth : Jugez vraiment selon le droit, et que chacun use de loyauté et de miséricorde à l’égard de son frère. 10La veuve et l’orphelin, l’émigré (gér) et le pauvre, ne les exploitez pas ; que personne de vous ne prémédite de faire du mal à son frère.

11Mais ils ont refusé de prêter attention ; ils se sont fait une épaule rebelle, ils ont endurci leurs oreilles pour ne pas entendre. »

Dans ce passage, l’encadrement de l’expression « la veuve et l’orphelin, l’émigré et le pauvre » par la répétition du mot « frère », chaque fois dans un appel positif au bon vivre-ensemble, est significatif du type de relation souhaité par les prophètes au sein de la société israélite. En effet, la relation entre frères est particulière : elle est à la fois donnée et à construire. Ce qui est donné c’est le fait de naître de mêmes parents, ce qui implique une sorte d’égalité foncière, « naturelle ». Mais les frères ne se choisissent pas entre eux, ce qui en fait une relation potentiellement conflictuelle. Construire la fraternité est donc un défi, comme l’illustrent à souhait les histoires de frères dans la Genèse, commençant par Caïn et Abel, jusqu’à Joseph et ses frères[13].

On comprend dès lors que ce modèle de la fraternité soit prôné par les prophètes lorsqu’il s’agit de proposer un idéal de vivre-ensemble qui soit à la fois juste et pacifié, un modèle dans lequel l’étranger considéré comme frère trouve alors également une place à part entière. Il s’agit en même temps d’un chemin à suivre (et à construire) et d’un idéal à atteindre et c’est probablement pour cette raison que ce modèle ne vaut pas uniquement de manière individuelle, pour l’immigré en Israël mais aussi de manière collective pour envisager la relation entre Israël et les Nations[14].

Loin d’entendre ces appels répétés, le peuple demeure sourd, restant en cela fidèle à lui-même, pourrait-on dire. Ce n’est donc probablement pas un hasard si Ézéchiel, de son côté, accuse et dénonce on ne peut plus fermement la violence qu’Israël exerce envers les plus faibles (Éz 22,6-8 et 29-30) :

6Chez toi, les princes d’Israël versent le sang, chacun selon la force de son bras. 7Chez toi, on méprise père et mère ; au milieu de toi, on fait violence à l’émigré (gér) ; chez toi, on exploite l’orphelin et la veuve. 8Tu méprises mes choses saintes, tu profanes mes sabbats. […] 29Les gens du pays pratiquent la violence, commettent des rapines ; on exploite les malheureux et les pauvres ; on fait violence à l’émigré (gér), contre son droit. 30J’ai cherché parmi eux un homme qui relève la muraille, qui se tienne devant moi, sur la brèche, pour le bien du pays, afin que je ne le détruise pas : je ne l’ai pas trouvé.

Dans cet oracle virulent, Ézéchiel fait allusion à quelques éléments fondamentaux des Dix Paroles, reprochant au peuple de ne pas s’y conformer. C’est en particulier l’honneur dû à père et mère et le respect du sabbat qui sont avancés. Or, ces deux préceptes sont liés dans le Décalogue : ils dépendent explicitement d’un « ordre de Yhwh ton dieu » (Dt 5,16, cf. v. 12 et 15) et l’un comme l’autre parlent du rapport à l’autre, humain et divin à la fois : les parents, premiers prochains de l’enfant sont ceux qui donnent la vie, élément clairement en lien avec la sphère divine[15] ; le sabbat en tant que « jour où l’on fait place à l’autre, où on le valorise comme un être humain à part entière, dans son altérité, sa liberté et sa responsabilité inaliénables » et « mémorial de la libération d’Égypte par un Dieu qui a mis sa force au service de la libération de son peuple. Aussi est-ce un jour où l’on se souvient que le pouvoir dont on dispose n’est humain que maîtrisé et mis au service de l’autre et de sa liberté[16] ».

Ézéchiel semble voir dans ces deux préceptes quelque chose de crucial, car c’est bien dans le rapport à l’autre, humain et divin, que se jouent la vie et la mort du peuple. C’est là que se joue la justesse (et donc la justice) du vivre-ensemble. Ainsi, le prophète semble dire qu’il est malheureusement évident que ceux qui méprisent père et mère méprisent également l’émigré, et pire encore lui fassent violence. La dénonciation se déploie en crescendo, de pire en pire, l’ensemble faisant un tout où chaque action injuste nourrit l’autre en quelque sorte. Au sommet de ces actions perverses, sorte de résumé du rejet du Décalogue dans son ensemble, c’est le refus de Yhwh et de sa parole, rendus visibles dans la profanation du sabbat qui a mené le peuple là où il se trouve avec Ézéchiel : en exil (cf. Jr 25,11-12 et 29,10).

On le voit, le lien est particulièrement fort, entre les prophètes et la Torah de Moïse, et en particulier le Décalogue. La parole prophétique rappelle les exigences éthiques de la Loi, en lien avec la vie en alliance, y compris lorsqu’il est question du droit des étrangers. Ainsi, selon les prophètes, c’est bien l’abandon de l’alliance et de la Loi, autrement dit le choix délibéré de l’idolâtrie, qui est source de tous les maux. Cela prend corps dans le rejet et le mépris de l’autre — que le « a » de « autre » soit majuscule ou minuscule —, ce qui dénature Israël et appelle le jugement divin, comme le rappelle Malachie (3,5[17]) :

Je m’approcherai de vous pour le jugement. Je serai un prompt accusateur contre les magiciens et les adultères, contre les parjures, contre ceux qui exploitent l’ouvrier salarié, la veuve et l’orphelin, qui oppriment l’émigré (gér) et ne me craignent pas, dit Yhwh Tsebaoth.

Ainsi, c’est Yhwh lui-même qui se fera l’accusateur de ceux qui ne respectent pas le droit. De celui-ci dépend en effet la vie en alliance, au coeur de laquelle trouve également sa place l’éthique de l’accueil et de l’hospitalité, du respect de l’autre dans sa spécificité. Cela semble au centre des préoccupations des prophètes lorsqu’ils dénoncent les agissements pervers du peuple. Chez eux une attitude positive et accueillante envers l’étranger est donc nécessaire et fondamentale, car elle concrétise l’imitation de l’action divine. Cette exigence s’exprime toutefois de manière essentiellement négative, en termes d’accusation, rappelant ainsi ce que le peuple devrait faire mais ne fait pas.

Le rapport à l’étranger immigré, régi par le droit, est fondamental. Il n’est cependant pas le seul discours sur l’étranger dans ce corpus biblique.

II. L’étranger, ennemi et instrument de la punition de Yhwh

Une autre façon de parler de l’étranger est de voir en lui un ennemi dangereux, l’envahisseur prêt à détruire le pays. Cela s’inscrit le plus souvent dans le cadre du jugement d’Israël par Yhwh et les ennemis apparaissent donc comme un instrument dont le dieu de l’histoire se sert en vue de la punition consécutive à son jugement[18]. Cette manière de s’exprimer est donc d’une certaine façon en lien avec le refus de la Loi par Israël et le jugement que cela entraîne. Mais une fois que le jugement et la punition ont eu lieu, le discours change, pour affirmer (réaffirmer) l’élection d’Israël. Ainsi, on peut lire des passages par certains aspects difficiles à entendre, tant ils sont teintés de nationalisme et d’esprit de revanche, tel celui-ci, attribué à Ésaïe (14,1-2) :

1Yhwh aura pitié de Jacob, il choisira encore Israël. Il les installera sur leur terre. Les immigrés (gér) se joindront à eux et ils seront rattachés à la maison de Jacob. 2Les peuples les prendront et les feront entrer dans leur patrie et sur la terre de Yhwh, la maison d’Israël se les partagera comme serviteurs et comme servantes ; elle fera captifs ceux qui l’ont tenue captive et subjuguera ses oppresseurs.

Ou encore, toujours chez Ésaïe :

60,10 : Les fils de l’étranger-de-passage (nékâr) rebâtiront tes murailles et leurs rois seront à ton service, car dans mon irritation je t’avais frappée, mais dans ma faveur je te manifeste ma tendresse.

Ou :

61,5 : Des étrangers[19] (zôr) feront paître votre petit bétail, des fils de l’étranger-de-passage (nékâr) seront vos laboureurs et vos vignerons.

Si l’élection est à comprendre non pas comme un privilège mais comme un service de tous, au coeur duquel Israël est invité à vivre sa différence[20] afin de se poser comme un « je » face au « tu » des Nations, dans ces passages se pose sérieusement la question — fort peu audible aux oreilles chrétiennes — du revirement de fortune souhaité pour les Nations, qui sont appelées à devenir servantes d’Israël (voire ses esclaves selon la signification possible pour le verbe ‘bd, servir)[21].

Généralement, on l’a dit, ces passages interviennent dans un contexte de réaffirmation de l’élection d’Israël après le retour en terre promise suite à l’exil à Babylone. Ainsi, après s’être servi des étrangers pour punir son peuple à cause de ses manquements répétés à la Torah, Yhwh réaffirme son choix de Jacob/Israël. Dans ce contexte, il n’est peut-être pas aussi étonnant qu’un certain esprit de revanche voie le jour : après avoir subi l’invasion des ennemis et l’exil, il est peut-être naturel et humain d’entendre Israël affirmer que ceux qui lui ont fait du mal subissent le sort qu’il a lui-même dû endurer de leur part.

Mais peut-être sur ce point, Israël a-t-il une perception qui relève davantage de son propre point de vue que de celui du dessein de son dieu sur l’histoire. En effet, dès le début, depuis Abram, Israël a une mission particulière vis-à-vis d’eux, celle de leur amener la bénédiction — la vie — divine (cf. Gn 12,3). Mais n’assumant pas cette mission qui fonde sa différence — son étrangeté — Israël entrave en quelque sorte le projet de vie de son dieu pour tous. Ainsi, Yhwh, en bon pédagogue à la fois patient mais intransigeant sur les choses importantes, va se servir des étrangers pour ramener son peuple sur le chemin de l’alliance, afin qu’il puisse se réapproprier sa mission et la mener à bien. Dès lors, du point de vue humain qui est le sien, Israël perçoit les étrangers comme des ennemis qui lui veulent du mal. En réalité, ils sont des instruments dont Yhwh se sert pour ramener Israël à lui (à lui-même et à dieu), devenant eux-mêmes ainsi, dans ce cadre précis, médiateurs du projet divin qui touche à la fois l’histoire de son peuple et celle des Nations. Que ce soit collectivement (les Assyriens en És, cf. 36-37, voir aussi 5,26-30 ; les ennemis du Nord, les Chaldéens en Jr, cf. 1,15 ; 25 ; 34,1 ; 39,1-3…) ou individuellement (par exemple Cyrus pour Ésaïe, cf. 44,28 ; 45,1.13 ou Nabuchodonosor pour Jérémie, cf. 25,9 ; 27,6 ; 43,10), le salut d’Israël passe par l’acceptation de l’action des étrangers, qu’il s’agisse de s’y soumettre, de les servir, d’accepter l’exil qu’ils imposent, ou le salut qu’ils apportent, comme c’est le cas avec Cyrus en És, mais aussi avec Nabuchodonosor (cf. Jr 39,10).

De ce trop rapide parcours, il ressort que le rapport aux Nations et aux étrangers est complexe et mériterait une étude approfondie, probablement livre prophétique par livre prophétique. D’autant plus qu’un troisième élément vient problématiser ce point qui pourrait sembler, tel quel, très peu nuancé.

III. L’accueil en Yhwh d’Israël et des Nations

Le troisième axe qui apparaît dans les livres prophétiques concernant l’étranger et l’hospitalité concerne l’accueil dont Yhwh fait et fera preuve pour tous, Israël et les Nations, parmi lesquelles figurent même les ennemis les plus féroces du peuple élu. Ainsi, se fait jour un fort contraste entre l’exclusivité d’Israël en tant qu’élu de Yhwh et cette hospitalité offerte à tous. Mais cela n’est pas sans lien avec le point évoqué ci-dessus. Voyons par exemple, pour commencer, ce texte étonnant d’Ésaïe (19,19-25) :

19Ce jour-là, il y aura un autel à Yhwh au milieu du pays d’Égypte et une stèle à Yhwh près de sa frontière. 20Ce sera un signe et un témoin pour Yhwh Tsebaoth, dans le pays d’Égypte : lorsqu’ils crieront vers Yhwh face à leurs oppresseurs, il leur enverra un sauveur qui les défendra et les délivrera. 21Yhwh se fera connaître des Égyptiens, et les Égyptiens, ce jour-là, connaîtront Yhwh et lui offriront des sacrifices et des offrandes, ils feront des voeux à Yhwh et ils les accompliront. 22Alors, si Yhwh a vigoureusement frappé les Égyptiens, il les guérira : ils reviendront à Yhwh qui les exaucera et les guérira. 23Ce jour-là, une chaussée ira d’Égypte en Assyrie : les Assyriens viendront en Égypte, et les Égyptiens en Assyrie. Les Égyptiens adoreront avec les Assyriens. 24Ce jour-là, Israël sera le troisième, avec l’Égypte et l’Assyrie, bénédiction au milieu de la terre, 25parce que Yhwh Tsebaoth le bénira disant : « Bénis soient l’Égypte, mon peuple, l’Assyrie, oeuvre de mes mains, et Israël, mon patrimoine ».

Dans un langage que l’on attendrait plutôt au sujet d’Israël, de manière surprenante ce texte parle des ennemis traditionnels d’Israël qui deviennent, avec lui, porteurs de la bénédiction.

Cet extrait propose de l’Égypte une vision qui est à l’opposé de la perspective biblique habituelle, en tout cas à partir du livre de l’Exode. Étonnamment, il en propose une vision positive, rendue possible par la connaissance de Yhwh que l’Égypte a désormais acquise. C’est justement cette connaissance qui manquait au Pharaon de l’Exode (cf. Ex 5,2). C’est parce que désormais l’Égypte connaît Yhwh qu’elle peut elle aussi crier vers lui et être entendue, à l’instar des fils d’Israël (cf. Ex 2,23-24). C’est le signe qu’ils sont dorénavant associés à l’alliance — ce dont la stèle évoquée au début du texte semble être le témoin. Ainsi, la connaissance de Yhwh permet l’établissement d’une route entre l’Égypte et l’Assyrie, qui passe par Israël, comme un pont qui relie ces deux « frères-ennemis ». Le monde ainsi décrit est pacifié et le peuple qui (re)connaît Yhwh et son action peut ainsi construire et vivre le shalôm. Un tel monde est évidemment un monde idéal. Il est fort semblable à celui qui est décrit en Gn 10 mais aussi en És 11,6-9, où les animaux dont on parle sont une métaphore pour parler des différents types d’humains ou des Nations. Dans ce monde idéal, au coeur du « concert des Nations », Israël peut porter à bien avec elles la mission qui lui appartenait en propre au début : transmettre à tous la bénédiction divine en vue de relations pacifiées qui instaurent entre les peuples une authentique alliance, une véritable fraternité.

Est-ce cette route que parcourront les peuples pour affluer à la montagne de Dieu, comme l’annonce És 2,2-5 (cf. Mi 4,1-5) ?

2Il arrivera dans l’avenir que la montagne de la Maison de Yhwh sera établie au sommet des montagnes et dominera sur les collines. Toutes les nations y afflueront. 3Des peuples nombreux se mettront en marche et diront : « Venez, montons à la montagne de Yhwh, à la Maison du Dieu de Jacob. Il nous montrera ses chemins, et nous marcherons sur ses routes. » Oui, c’est de Sion que vient l’instruction et de Jérusalem la parole de Yhwh. 4Il sera juge entre les nations, l’arbitre de peuples nombreux. Martelant leurs épées, ils en feront des socs, de leurs lances, ils feront des serpes. On ne brandira plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à se battre. 5Venez, maison de Jacob, marchons à la lumière de Yhwh.

Cette montagne sera le lieu d’un festin entre les peuples et la mort n’aura plus aucune place (És 25,6-9) :

6Yhwh Tsebaoth va donner sur cette montagne un festin pour tous les peuples, un festin de viandes grasses et de vins vieux, de viandes grasses succulentes et de vins vieux décantés. 7Il fera disparaître sur cette montagne le voile tendu sur tous les peuples, l’enduit plaqué sur toutes les nations. 8Il fera disparaître la mort pour toujours. Mon Seigneur Yhwh essuiera les larmes sur tous les visages et dans tout le pays il enlèvera la honte de son peuple. Il l’a dit, lui, Yhwh. 9On dira ce jour-là : C’est lui notre Dieu. Nous avons espéré en lui, et il nous délivre. C’est Yhwh en qui nous avons espéré. Exultons, jubilons, puisqu’il nous sauve.

Mais peut-être cet accueil et ce monde pacifié sont-ils soumis à une condition impérieuse, comme le rappelle Ésaïe (56,1-7) :

1Ainsi parle Yhwh : Gardez le droit et pratiquez la justice, car mon salut est sur le point d’arriver et ma justice, de se dévoiler. 2Heureux l’homme qui fait cela, le fils d’humain qui s’y tient, gardant le sabbat sans le déshonorer, gardant sa main de faire aucun mal. 3Qu’il n’aille pas dire, le fils de l’étranger (nékâr) qui s’est attaché à Yhwh, qu’il n’aille pas dire : « Yhwh va certainement me séparer de son peuple ! » et que l’eunuque n’aille pas dire : « Voici que je suis un arbre sec ! » 4Car ainsi parle Yhwh : Aux eunuques qui gardent mes sabbats, qui choisissent de faire ce qui me plaît et qui se tiennent dans mon alliance, 5à ceux-là je réserverai dans ma maison, dans mes murs, une stèle porteuse du nom ; ce sera mieux que des fils et des filles ; j’y mettrai un nom perpétuel, qui ne sera jamais retranché. 6Les fils de l’étranger (nékâr) qui s’attachent à Yhwh pour assurer ses offices, pour aimer le nom de Yhwh, pour être à lui comme serviteurs, tous ceux qui gardent le sabbat sans le déshonorer et qui se tiennent dans mon alliance, 7je les ferai venir à ma sainte montagne, je les ferai jubiler dans la maison où l’on me prie ; leurs holocaustes et leurs sacrifices seront en faveur sur mon autel, car ma maison sera appelée : « Maison de prière pour tous les peuples ».

Dans ce passage il est question de la manière dont les étrangers pourront prendre part au salut d’Israël en lien avec le respect du droit et du sabbat indispensables à l’alliance. Cela nous ramène aux considérations initiales de cette contribution.

En se projetant dans un horizon eschatologique, ce texte évoque la manière dont l’ennemi peut devenir hôte, pouvant dès lors avoir part au salut d’Israël. Mais pour cela il faut d’abord s’entendre sur la manière de comprendre cette « conversion » de l’ennemi. Car il y a deux manières de comprendre. La première,

va dans le sens du judaïsme tardif […]. Tout être humain, tout fils d’Adam peut entrer dans le peuple de l’alliance, mais à la condition d’adhérer à la loi juive et de la pratiquer, c’est-à-dire de se mouler dans le modèle du Juif fidèle. Dans ce contexte, le sabbat constitue une marque particulièrement significative de la volonté d’adhérer au peuple juif, puisque seuls les Juifs le pratiquent (voir Ne 13,21). C’est donc bien l’étranger qui doit changer, se déplacer vers le peuple élu. Et s’il ne veut pas se conformer — c’est-à-dire perdre son étrangeté —, il se voit séparé du peuple de Dieu. Ne reconnaît-on pas à l’oeuvre, dans cette manière d’agir, une logique de convoitise où l’élu se fait le centre ? Mais cette lecture — continue A. Wénin — n’est pas la seule possible. En effet, le disciple d’Isaïe ne dit nulle part que l’étranger doive pratiquer toute la loi pour entrer dans l’alliance. Seuls quelques préceptes sont explicitement mentionnés : vivre dans la justice, ne pas mal agir, aimer le Seigneur et le servir[22].

On le voit, ce qui est central c’est que l’étranger pratique ces éléments de la Loi qui touchent au bon vivre-ensemble, y compris le sabbat — mentionné trois fois dans ce passage. Cela est probablement lié au fait, on l’a dit, que se joue dans le sabbat « quelque chose de crucial » dans le rapport à l’autre et à l’Autre. En effet, le sabbat symbolise une attitude profonde et essentielle en tant que « lieu » où vivre l’altérité et où cultiver une hospitalité — une fraternité — respectueuse de l’autre et de ce qu’il est[23]. Ce n’est que dans ces conditions que la maison de Yhwh peut devenir un lieu véritable de rassemblement et de communion, autrement dit, d’alliance (cf. aussi És 66,18-20 ; So 3,9-10 ; Ag 2,6-9 ; Za 8,20-23).

Autour de cet axe de l’accueil divin, une question demeure, car certains textes semblent en contradiction complète avec les quelques textes évoqués. Il s’agit de savoir si l’hospitalité de Dieu est en lien, ou non, avec l’attitude d’Israël envers les étrangers, évoquée au début. Est-elle à comprendre en lien avec l’attrait d’Israël pour les étrangers (devenir comme eux, cf. Jr 2,25) ou pour leurs dieux (idolâtrie) ? Car, rappelons-le, loin d’être motif d’orgueil, l’élection d’Israël est un lieu de responsabilité accrue (Am 9,7-8, cf. 3,2). On rejoint ici le point évoqué plus haut. Ézéchiel lui aussi critique très fortement son peuple et l’accuse d’amener au temple des étrangers incirconcis (Éz 44,6-9) :

6Tu diras à ces rebelles, à la maison d’Israël : Ainsi parle mon Seigneur Yhwh : « C’en est trop de toutes vos abominations, maison d’Israël : 7vous introduisez des étrangers-de-passage (nékâr), incirconcis de coeur, incirconcis de chair, pour qu’ils soient dans mon sanctuaire et profanent ma maison ; vous offrez ma nourriture — la graisse et le sang —, de sorte que mon alliance est rompue par toutes vos abominations. 8Vous n’avez pas assuré le service relatif à mes choses saintes, mais vous [les] avez établis, afin qu’ils assurent pour vous ce service, dans mon sanctuaire. 9Ainsi parle mon Seigneur Yhwh : Aucun étranger-de-passage (nékâr), incirconcis de coeur et incirconcis de chair, n’entrera dans mon sanctuaire ; aucun étranger-de-passage (nékâr) qui demeure au milieu des fils d’Israël. »

En lisant ce texte, on pourrait se demander si les étrangers peuvent entrer ou non au temple. Évidemment, Ésaïe (et ses disciples) n’est pas Ézéchiel, et inversement. Mais il y a dans ce passage, me semble-t-il, quelque chose d’essentiel : Ézéchiel rappelle en effet que l’on ne peut entrer n’importe comment dans le temple et, de ce fait, en alliance avec Yhwh : chacun — israélite ou non — doit être circoncis, certes, mais ce qui est premier c’est la circoncision du coeur, que ce soit pour Israël ou pour les étrangers. En réalité, pour Ézéchiel, l’incirconcision est presque synonyme d’inhumanité[24]. Rien d’étonnant donc à ce qu’il insiste sur le fait que les incirconcis ne peuvent entrer dans le Temple. Dès lors la question qui se pose serait plutôt celle de savoir qui est véritablement étranger, en particulier étranger à Yhwh.

En guise de conclusion

Dans le cadre du rapport entre Israël et les Nations, en lien avec la question de l’hospitalité, on pourrait également réfléchir à l’attitude que les exilés sont invités à avoir envers Babel et ses habitants (cf. Jr 29,7). En ce sens, on pourrait parler d’une hospitalité qu’Israël doit cultiver vis-à-vis des autres, même en terre étrangère. Quoi qu’il en soit, l’invitation lancée par Jérémie à ses contemporains déjà exilés de travailler au shalôm de Babel, dont dépend le leur, souligne à quel point les prophètes invitent non seulement à élaborer une éthique de comportement vis-à-vis des étrangers immigrés chez eux, mais aussi en terre étrangère. En effet, une seule chose semble rendre Yhwh inhospitalier et étranger vis-à-vis des siens, c’est l’idolâtrie (cf. Jr 14,8), car Yhwh retranche de son peuple toute personne qui porte les idoles dans son coeur, que celui-ci soit membre de la maison d’Israël ou étranger, immigré (Éz 14,7-8).

Quoi qu’il en soit, ce rapide et, partant, superficiel parcours montre que le rapport à l’étranger est problématisé et complexe dans le corpus prophétique, ce qui peut fournir des éléments anthropologiques intéressants pour penser cette question, aujourd’hui encore : si une éthique de l’accueil est prônée vis-à-vis de l’étranger lorsqu’il est faible et marginalisé, il n’est pas simple de l’accueillir et d’accepter sa présence lorsqu’il arrive en force, sous les traits d’un envahisseur, tout instrument divin qu’il soit. S’il est évident que cet aspect se fait jour dans la relecture de l’histoire, faite après coup par ceux qui tentent d’expliquer la catastrophe qu’ils ont vécue, il n’en demeure pas moins que, face à ce danger, le repli sur soi est probablement le premier réflexe. Les livres prophétiques montrent cependant qu’il est possible de dépasser ce réflexe instinctif, mais que cela nécessite le temps de la construction d’une fraternité souhaitée et pacifiée. C’est probablement seulement de cette manière que l’on pourra enfin transformer les lances en serpes et les épées en socs de charrues (cf. És 2,4 ; Mi 4,3).