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Homme de théâtre, romancier, journaliste, mais considéré aussi comme un philosophe, Albert Camus (1913-1960) a laissé une oeuvre considérable que son centenaire ne pouvait que raviver, comme le prouve cette réédition récente en format électronique. Seul ouvrage de référence en langue française sur cet auteur considérable et nobélisé, cet énorme Dictionnaire Albert Camus, à la hauteur de la multiplicité du personnage, lui rend un hommage englobant toutes les facettes de son action et de son oeuvre. Le responsable de ce livre collectif, Jeanyves Guérin, est actuellement professeur de littérature française à l’Université de Paris III-Sorbonne nouvelle ; il signe de nombreuses notices dans cet ouvrage nuancé.

Comme tout bon dictionnaire, celui-ci contient des centaines de notices thématiques classées alphabétiquement et dont le format varie entre une et onze pages (par exemple sur L’homme révolté, p. 380-390). D’ailleurs, une notice complémentaire portera spécifiquement sur la « Défense de L’homme révolté » et la controverse occasionnée par la parution de cet essai, en 1951 (p. 201-202). Tous les livres de Camus ont évidemment droit à un exposé détaillé, non seulement L’étranger (1942) et La peste (1947), mais également ses écrits philosophiques, ses cahiers et son magnifique Discours de Suède, prononcé lors de la remise du prix Nobel (p. 218). Cependant, cette trop brève notice n’indique pas que ce fameux discours a eu lieu à Stockholm le 10 décembre 1957 (p. 218 ; voir les repères biographiques, p. 941). D’autres notices portent sur des personnes (d’André Malraux à Jean-Paul Sartre), amis et proches, sur des personnages fictifs imaginés par Camus (pensons à Meursault, dans L’étranger ; Dora, dans Les justes), des institutions et des médias (comme le journal Combat et le magazine L’Express, pour lesquels Camus a écrit), des thèmes (comme la culpabilité, la douleur, le paysage, la politique, la révolte, le tragique), des notions (par exemple, la liberté, la morale, le peuple, mais aussi l’insignifiance) et de nombreux concepts allant de l’absurde à l’existentialisme (p. 308-310).

Sur la philosophie, on rappelle la formation initiale de Camus en philosophie reçue à l’Université d’Alger et son mémoire sur la métaphysique (p. 675). La précision du commentaire va jusqu’à indiquer qu’une version préliminaire de La peste contenait un rappel détaillé de la manière dont Thucydide et Lucrèce considéraient la peste, mais ces éléments ont disparu dans l’édition définitive du roman (p. 678). Toute une notice est consacrée à l’usage du mot « absolu » dans les écrits de Camus (p. 4-5). À propos des idéologies, on apprend que Camus employait toujours le concept d’idéologie de manière péjorative ; il en distinguait trois types, soit les idéologies bourgeoises (ou capitalistes), les idéologies nihilistes, et l’idéologie marxiste (p. 407).

Au fil des exposés proposés par une cinquantaine d’universitaires spécialistes de Camus ou de lecteurs attentifs, on trouve naturellement d’abondantes citations référencées et pertinentes, mais assez peu d’extraits de la correspondance de l’écrivain (voir p. 339). Ainsi, pour débuter la notice sur les hommes politiques, on peut lire ce court extrait des Carnets : « Chaque fois que j’entends un discours politique, ou que je lis ceux qui nous dirigent, je suis effrayé depuis des années de n’entendre rien qui rende un son humain. Ce sont toujours les mêmes mots qui disent les mêmes mensonges » (p. 390).

Toute une notice porte sur « Dieu » (p. 215-218). Dans un exposé nuancé, Carole Auroy y affirme que « la question de Dieu est chez Camus intriquée à celle du mal », problème fondamental, voire insupportable, qui demeure irrésolu (p. 217). Soulignant néanmoins le « sens du sacré qui anime Camus » (p. 218), elle citera un passage du Mythe de Sisyphe où Camus écrivait : « Si Dieu existe, tout dépend de lui et nous ne pouvons rien. S’il n’existe pas, tout dépend de nous » (p. 216). Cette question de l’existence de Dieu revient constamment dans ce livre (voir par exemple la notice sur Jean-Baptiste Clamence, personnage central dans La chute, p. 156).

Certaines des notices les plus intéressantes sont celles qui comparent des écoles de pensée ou qui opposent deux auteurs afin d’articuler leurs visions du monde respectives. Ainsi dans la notice sur Nietzsche, on apprécie cette distinction éclairante apportée par Maurice Weyembergh : « La position excentrique de Camus repose sur le fait qu’il est nietzschéen, mais plus encore peut-être sur le fait qu’il est un nietzschéen de gauche. Il ne croit pas plus que Nietzsche aux arrière-mondes, aux transcendances et n’oublie jamais que la nature, dont il célèbre la beauté par ailleurs, est aussi une marâtre » (p. 606). Ailleurs, dans son excellente notice sur la philosophie, le même Maurice Weyembergh choisira une multitude de pensées camusiennes dont une citation étonnante tirée du premier cahier des Carnets : « Si tu veux être philosophe, écris des romans » (p. 675).

Les notices se complètent quelquefois entre elles, par exemple dans cet exposé incomplet sur les lectures ayant marqué le jeune Camus, on ne trouve aucune mention de Dostoïevski, pourtant déterminant dans le cheminement intellectuel du romancier français (p. 473). Mais ailleurs, une longue notice portant sur l’auteur de Crime et châtiment précisait son influence considérable sur le jeune Camus (p. 225). Une autre contradiction apparente survient ailleurs, dans la notice sur la musique, où Pierre Groulx soutient que « Camus ne portait pas à la musique un intérêt particulier » (p. 582) ; alors qu’une notice précédente consacrée à Mozart rappelle que le jeune Camus écrivait en 1932 dans la revue Sud un éloge de « la musique considérée comme le plus parfait de tous les arts » (p. 579). Même les dédicaces rédigées par Camus sont ici étudiées (p. 200-201), tout comme les épigraphes apparaissant au début de ses livres (« épigraphes », p. 257-258).

Plus qu’un simple écrivain ou un philosophe, Albert Camus était considéré dans la France d’après-guerre comme étant d’abord un moraliste ; ce rapprochement et ce qualificatif même de moraliste réapparaissent dans plusieurs notices à partir des jugements émis par d’éminents penseurs dont Emmanuel Mounier qui — selon Jeanyves Guérin — voyait en Camus « un artiste et un moraliste inscrit dans une tradition classique » (notice sur Emmanuel Mounier, p. 579). Ces liens apparemment contradictoires entre Camus, la morale et le catholicisme sont signalés plus loin dans sept notices importantes consacrées à la réception des oeuvres de Camus dans différents pays (faisant le bilan de l’influence de ses livres en Allemagne, en Espagne, au Japon, aux États-Unis) et auprès de diverses communautés (les chrétiens, les communistes, les socialistes). Plus précisément, dans la notice sur la réception chrétienne, on rappelle que « de son vivant, chaque nouvel écrit de Camus fait l’objet d’une lecture attentive dans La Croix, Études, et dans des revues qui ont disparu » (p. 745), en ajoutant que « sa trajectoire » était suivie par « les critiques les plus écoutés dans les milieux catholiques » (p. 745). Dans cette même notice réunissant des points de vue chrétiens sur Camus, Jeanyves Guérin ajoute que pour le père Lucien Guissard, « le chrétien ne se console pas […] de l’incroyance de Camus » (p. 746) ; un autre passage indique qu’un autre intellectuel français, Jean-Marie Domenach, considérait Camus comme étant « chrétiennement païen » (p. 746). En somme, l’incroyance de Camus posait un problème fondamental à beaucoup de ceux qui voyaient en lui un humaniste, un moraliste, ou un modèle à suivre.

Indispensable aux bibliothèques publiques et universitaires, ce Dictionnaire Albert Camus est comme une invitation à la lecture. On le parcourt avec un intérêt toujours renouvelé, mais on peut très bien le lire en continuité, du début à la fin, en suivant simplement l’ordre alphabétique. Les abondantes citations de Camus y sont toujours judicieusement choisies, confirmant le talent exceptionnel de ce philosophe qui savait si bien écrire et, mieux encore, toucher. Il serait difficile de penser à des oublis ou à des erreurs dans ce livre étoffé totalisant presque mille pages. Tous les textes inclus ont été rédigés avec clarté et dans l’enthousiasme. Une chronologie, un index, une bibliographie choisie et une filmographie servent d’annexes. À travers ces pages riches en idées et en correspondances (mais sans aucune illustration), c’est non seulement le parcours incomparable d’Albert Camus mais aussi toute la France du milieu du xxe siècle que l’on redécouvre avec ravissement.