Résumés
Résumé
La présente contribution s’intéresse au micro-récit évangélique transmis par les Synoptiques (Mt 12,29 et par.) et l’Évangile selon Thomas, qui met en scène un conflit pour la soustraction de « biens » à un « Fort » qui les détient (injustement, selon la suggestion implicite du contexte). L’étude s’adonne dans un premier temps à une analyse des diverses formes textuelles sous lesquelles cet apologue a initialement circulé, puis à une enquête sur les diverses lectures et utilisations théologiques du thème dans l’oeuvre d’Irénée à la fin du iie siècle et, au-delà, de quelques-uns de ses contemporains ou continuateurs. Du point de vue du panorama de la présence du verset et de l’histoire de son interprétation dans l’Église ancienne, la recherche a tendu à être exhaustive en ce qui concerne les trois premiers siècles, mais reste indicative pour les quatrième et cinquième siècles (avec une ouverture sur le Moyen Âge pour l’Occident médiéval). La diffusion du récit dans l’Église ancienne est liée à sa fonction kérygmatique : l’économie de la rédemption de l’homme, injustement détenu par le diable, s’y trouve représentée par une action simple et efficace, reliant la vivification ultime de l’homme à sa formation puis captivité initiales, à travers le moment décisif de la libération de l’homme.
Abstract
This presentation deals with a microstory — passed down by the Synoptic gospels (Mt 12,29 and par.) and the Gospel of Thomas — about a conflict due to the plundering of the “goods” possessed (unjustly, as the context suggests) by a “strong one”. Our study begins with an analysis of the different textual forms in which this story circulated initially ; there follows an investigation into the various theological readings and uses of that theme in Irenaeus’s work at the end of the 2nd century, and also in the works of some of his contemporaries or later upholders of his theses. As for the general presence of that verse and the history of its interpretation in the ancient Church, research has been fairly exhaustive with regard to the first three centuries, but it remains only indicative for the 4th and 5th centuries (with an opening-up to the medieval West). The propagation of that story in the ancient Church is closely related to its kerygmatic function : a simple, efficacious act sums up the economy of redemption, the rescue of man unjustly kept prisoner by the devil ; thus the story connects the ultimate revitalisation of man to his initial formation and subsequent captivity by recalling the decisive moment of man’s liberation.
Corps de l’article
À la mémoire d’Antonio Orbe
Voilà le Fort de l’Évangile qui s’approprie injustement la maison et ses meubles (= le monde et les hommes). Pour en finir avec cette situation, fondée sur la tromperie pour l’homme et sur l’appropriation injuste pour le Démiurge — à qui appartenait et appartient toujours l’homme —, il fallait à l’homme triompher du Fort, remporter une victoire fondée sur la vérité et la justice[1].
La place majeure qu’A. Orbe accorde à l’apologue du « Fort », ligoté de façon à ce que ses biens puissent lui être enlevés (Mt 12,29 et par.), atteste de son empathie avec les représentations théologiques des premiers siècles. Sur l’arrière-plan de l’opposition entre les puissances mauvaises et l’action bénéfique du Sauveur, ce court récit évangélique prend en effet valeur de résumé kérygmatique dont le contenu pour l’Église primitive est : le Christ, par son action de rédemption, a libéré les hommes de l’emprise tyrannique de Satan et, plus largement, du mal et de la mort. Il s’inscrit en parallèle avec des déclarations comme celles de Paul en Galates 1,3-4 : « Jésus-Christ, qui s’est offert lui-même pour nos péchés afin de nous arracher à ce monde actuel mauvais, selon la volonté de Dieu qui est notre Père », ou encore en Colossiens 1,13-14 : « Il nous a soustraits à l’empire des ténèbres et nous a transférés dans le Royaume du Fils de sa charité, en qui nous avons la rédemption, la rémission des péchés[2] ».
Irénée a accordé à ce verset, attesté par ailleurs au second siècle chez Méliton[3], une importance particulière, quantitativement (une dizaine de références explicites, sans compter les allusions) et qualitativement par les différentes dimensions qu’il y a découvertes. Après lui, le verset a continué à habiter la tradition postérieure, à commencer par Tertullien, Hippolyte et Origène au troisième siècle, puis chez Basile, Ambroise, Grégoire d’Elvire, Théodore de Mopsueste et Chromace au quatrième, jusqu’au Moyen Âge (Bède et Thomas d’Aquin) et au-delà, en passant par Cyrille d’Alexandrie et Augustin. Il a presque totalement disparu de l’exégèse et de la théologie modernes[4] mais occupe une place de choix dans l’Introduction d’A. Orbe[5], en dépit de son absence dans son étude fondamentale sur les Paraboles évangéliques[6]. Je me propose, par la présente contribution offerte à sa mémoire à l’occasion des dix ans de la disparition du savant, de reconstituer en quelque sorte ce qui aurait pu être un chapitre des Paraboles évangéliques portant sur Mt 12,29 (et par.) — c’est-àdire d’esquisser l’histoire de l’interprétation de ce verset dans l’Église primitive telle qu’Antonio Orbe aurait pu l’écrire, en partant de l’analyse des diverses formes sous lesquelles la sentence a circulé dans le premier christianisme.
I. Les textes évangéliques
L’Évangile selon Thomas met cette parabole dans la bouche de Jésus, ce qui suggère que la sentence avait acquis assez de diffusion et d’autonomie pour circuler seule. Dans les évangiles synoptiques en revanche, le verset s’inscrit dans la continuité d’une apologie de Jésus pour l’authenticité de son action, et en constitue l’aboutissement : l’explication de Jésus monte vers ce moment plus intense, à la fois quant à la force de la déclaration et quant à la brutalité de l’image proposée. Il s’agit de la « parabole » — selon l’expression de Marc (Mc 3,23)[7] ou plutôt, du fait de sa concision, de l’« apologue » du « fort » vaincu, qui se lit au chapitre 12 de Matthieu, au chapitre 3 de Marc et chez Luc au chapitre 11. Jésus fait intervenir un « fort » possesseur de biens qui, en dépit de sa « force » sera vaincu par un « plus fort » que lui, selon le comparatif utilisé par Luc. Marc, Matthieu et l’Évangile selon Thomas précisent qu’une telle victoire n’est possible que si le « fort » a été préalablement réduit à l’impuissance, « ligoté », selon Matthieu et Marc, « les mains liées », selon Thomas. Dans toutes les versions, la conséquence de ce coup de force est l’emprise conquise par le vainqueur sur les biens du « Fort », sur ses « ustensiles » ou ses « armes ».
1. La sentence isolée
J’en donne ici, sous forme synoptique[8], les quatre versions de Thomas, Marc, Matthieu et Luc :
À la spécificité de Luc s’oppose la convergence des versions de Marc, Matthieu et Thomas, qui ne diffèrent que par le recours ou non à la forme de l’interrogation rhétorique et par quelques détails mineurs dans l’emploi des verbes[11]. Luc situe le rapport de force dans un contexte militaire, ou tout du moins de conflit armé, et les skeuè des versions parallèles deviennent ici l’équivalent de l’armement — panoplia — du combattant. Skeuos est en effet un terme générique et d’acception très large : dans un récit militaire, les skeuè correspondent à l’équipement du soldat[12], mais le contexte est le plus souvent domestique. Le terme peut désigner alors de la vaisselle précieuse, en métal massif, comme ces skeuè de prix qu’il convient de déposer, selon l’Économique de Xénophon, dans la chambre des maîtres, le lieu le plus reculé et le moins accessible de la maison[13]. On comprend alors l’intérêt de ligoter le détenteur de skeuè précieux pour s’en emparer.
La formulation de Matthieu, avec son interrogation rhétorique (« Et comment pourrait-on entrer ? ») se rattache étroitement à l’argumentation de Jésus dans son apologie contre l’accusation des Pharisiens. Chez Marc, l’interrogation rhétorique est placée en tête du discours argumentatif de Jésus, qui commence ainsi : « Comment Satan pourrait-il expulser Satan ? », et elle imprime sa note à tout le développement mais, lorsque Marc en vient à la sentence, il la présente sous une forme négative, qui se retrouve dans l’Évangile selon Thomas : « il est impossible d’entrer[14] ». Le texte proposé par Luc, plus développé, ressemble à une vraie parabole, marquée par le parallélisme antithétique entre deux situations :
2. La pointe d’un développement
Les logia de l’Évangile selon Thomas se présentent comme des unités isolées et discrètes. En revanche, on l’a dit, la sentence s’insère chez les évangélistes canoniques dans l’ensemble d’un développement plus important. Chez Marc, le miracle à l’origine de la polémique des Scribes ne précède pas immédiatement, mais l’évangéliste note au passage, de manière générale, l’intense activité thaumaturgique de Jésus et son obsession par la foule (Mc 3,10 et 20). Pour Matthieu et Luc, le développement est introduit par la guérison d’un sourd-muet, qui provoque la stupeur (Mt) et l’admiration (Lc) des foules se demandant si elles n’ont pas affaire au « fils de David » (Mt). Le récit mentionne alors une accusation, attribuée par Marc aux « Scribes venus de Jérusalem », par Matthieu aux « Pharisiens », par Luc à « certains d’entre eux » dans la foule, suggérant que Jésus expulse les démons dans [la puissance] de « Beelzebul, le chef des démons », selon l’expression commune aux trois versions. Les évangélistes rapportent ensuite une assez longue — pour les Synoptiques — argumentation de Jésus se défendant explicitement d’user d’une autorité démoniaque sur les démons et suggérant au contraire qu’il accomplit ces guérisons par l’autorité de l’Esprit-Saint[15]. Cette apologie, dont nous avons vu qu’elle commençait chez Marc par l’interrogation « Comment Satan pourrait-il expulser Satan ? » qui en exprime la thèse, se répartit en deux phases :
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une démonstration par l’absurde, exposée par les trois synoptiques : à partir d’une sentence générale déclarant en substance que « tout ensemble politique intérieurement divisé ne peut se maintenir », Jésus applique ce schéma général au cas particulier de la « cité des démons » censée se combattre elle-même, et montre l’absurdité de la supposition de ses calomniateurs ;
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un raisonnement a fortiori, ajouté par Matthieu et Luc : « Si moi je chasse les démons en Beelzebul, vos fils en qui les chassent-ils ? », raisonnement tenant implicitement pour acquise la supériorité de Jésus (dont les actions thaumaturgiques sont éclatantes) sur les thaumaturges juifs. La conséquence que tire Jésus lui-même de cette partie de l’argumentation est que « si c’est par l’Esprit-Saint (Mt)/ par le doigt de Dieu (Lc) que j’expulse les démons, alors [il faut comprendre que] le royaume de Dieu est arrivé pour vous » (Mt 12,28/ Lc 11,20)[16]. On n’oubliera pas en outre que, pour Israël, seul Dieu est véritablement « fort » : il est « le fort, le vaillant » (Ps 23,8 LXX) et que l’enfant messianique annoncé par Isaïe porte le nom de « Dieu-Fort » (Is 9,5)
L’apologue du « Fort » vaincu qui suit immédiatement reçoit de ce contexte, comme le suggèrent Irénée, Tertullien et d’autres encore, une application implicite évidente, susceptible d’être formulée ainsi : Jésus est à Beelzebul ce que le vainqueur est au « fort », quant aux biens ou « ustensiles » de celui-ci, ils représentent les hommes soumis à divers démons, c’est-àdire retenus par la puissance démoniaque, ce que montre le tableau suivant[17] :
De cette application, implicitement indiquée par le contexte apologétique des évangiles canoniques, dépendra toute l’interprétation attestée dans l’Église ancienne. Les commentateurs ajouteront seulement, en complément, l’identification entre la « maison du fort » et le monde, et s’intéresseront aux divers temps de l’économie historique représentés par les différents moments de l’action sommairement racontée dans l’apologue.
3. Une autorévélation de Jésus
Irénée met en lumière la sentence en plusieurs lieux stratégiques de ses livres III, IV et V, c’est-àdire des livres où il élabore, en réponse aux théologies et exégèses gnostiques, sa propre théologie appuyée sur une lecture des Écritures qu’il présente comme traditionnelle, mais qui souvent atteste une attention personnelle au texte commenté. C’est le cas pour notre verset, en particulier lors de sa première occurrence dans l’Adversus haereses, au Livre III (III, 8, 2). Il s’agit d’un passage où Irénée, abordant la théologie des évangiles canoniques, s’attache à établir la supériorité absolue de Dieu sur toutes les puissances d’ordre spirituel. Dans cette perspective, notre sentence atteste la supériorité du Seigneur — qui parle ici — sur Beelzebul qu’on lui a opposé. Irénée décrypte les sous-entendus de la déclaration de Jésus :
[…] mais aussi quand il a déclaré fort le diable, non pas complètement mais par rapport à nous, le Seigneur s’est montré lui-même fort authentiquement et en toutes choses, disant qu’« il n’est pas possible à quelqu’un de s’emparer des ustensiles du fort, s’il n’a pas préalablement lié le fort, c’est alors qu’il s’emparera de sa maison (pour la disperser) »[18].
Irénée, qui s’intéresse ici au discours propre de Jésus, s’inspire de Matthieu, comme l’indique le tis (aliquis) utilisé, sous une forme abrégée omettant la phase de l’entrée dans la maison du Fort ainsi que sa finalité, et transformant l’interrogation rhétorique en négation, peut-être sous l’influence de Marc. Mais surtout, ici, il relève qu’à travers les personnages fictifs de l’apologue, « le Seigneur » Jésus se met lui-même en scène ainsi que son adversaire, le diable, qui recevait le nom de « Beelzebul » dans la controverse initiale. Implicitement donc, l’action thaumaturgique de Jésus est comprise comme une manifestation de sa force supérieure — conformément au mouvement a fortiori de l’argumentation de Jésus — et comme une intrusion dans le pouvoir — relatif — du domaine soumis au prince des démons. Se révèle ainsi l’authentique puissance du Seigneur, qui lui permet de récupérer des « ustensiles » tombés sous l’influence des esprits mauvais et de les (re)prendre pour lui.
Tertullien, souvent dépendant d’Irénée, fait explicitement le lien entre la « parabole » et le discours antérieur portant sur Beelzebul dans la version de Luc utilisée par Marcion (Lc 11,21-22) : « C’est à bon droit donc qu’il appliqua la parabole de ce fameux “Fort” en armes, qu’un plus vigoureux a écrasé, au “prince des démons”, qu’il appelait plus haut “Beelzebul” et “Satan”, indiquant ainsi qu’il avait été écrasé par le “doigt de Dieu” (Lc 11,20) […][19] ».
On retrouve une telle attention à la cohérence entre le discours apologétique de Jésus et le contenu de la sentence chez Chromace, au demeurant lecteur d’Irénée :
Il a montré ici que ce « Fort » était Satan lui-même, le prince des démons […]. Nous apprenons donc que le « Fort » était le diable par ces paroles mêmes du Seigneur, par lesquelles, sous la forme exemplaire d’une comparaison allégorique, la vigueur, l’orgueil et la méchanceté du diable ont été montrées[20].
Chromace lui aussi, donc, insiste sur le fait que « les paroles mêmes » de Jésus nous « montrent » quelque chose, et d’abord l’identité de ce mystérieux « Fort » de la parabole, dans la continuité de la controverse préalable. Peut-être à la suite de Marc, qui précise que Jésus parle à ce moment-là « en paraboles » (Mc 3,23), Chromace explicite aussi le fait qu’il s’agit ici, dans la bouche de Jésus, d’une « comparaison allégorique », c’est-àdire d’un récit « à clés », où chaque personnage et l’action elle-même sont indirectement désignés, par le biais d’un récit fondé sur une analogie : le Sauveur est à l’intrus ce que Beelzebul est au « Fort ». Comme l’écrira Bède au début du viiie s., « il parle en effet de lui-même » (de se quippe loquitur)[21].
II. L’apologue dans l’oeuvre d’Irénée et la tradition chrétienne ancienne
Le paradigme de la victoire sur le Fort est associé dès les origines, semble-til, à l’évocation du duel pascal. Il s’insérait dans les séries d’antithèses sur la passion, où la puissance du Fils de Dieu est opposée à l’impuissance humaine : « […] chargé de liens, il liait le Fort », trouvait-on chez un contemporain d’Irénée et asiate comme lui, dans le Traité sur la Pâque d’Apollinaire de Hiérapolis (en Phrygie)[22] ; tandis qu’un autre contemporain asiate, Méliton de Sardes, s’intéressait plutôt au résultat du combat pascal : l’association des « dépouilles » entraînées à la victoire du véritable « Fort » ; mais c’est dans l’oeuvre d’Irénée que le verset acquiert une portée théologique et économique majeure, à travers les passages récurrents où il se trouve invoqué, analysé, approfondi. La perspective de la présente enquête étant théologique tout autant qu’historique, on privilégiera l’articulation théorique des divers aspects dégagés par Irénée à partir du motif du « Fort » lié. Je ne mentionne donc les autres occurrences paléochrétiennes qu’en qualité d’harmoniques venant prolonger ces lignes principales.
Irénée invoque la sentence de Mt 12,29 en plusieurs lieux décisifs de ses trois derniers livres. Il utilise principalement l’apologue dans le développement du Livre III sur la valeur salvifique de l’incarnation — selon une perspective reliant le premier Adam et l’homme nouveau —, ainsi qu’au Livre V, dans le cadre de son étude de la péricope synoptique des tentations. À ces deux lieux majeurs s’ajoute une page suggestive, du point de vue théologique, du Livre IV et une allusion chargée de sens dans le prologue du Livre V. À travers ces occurrences du verset, il en commente à peu près tous les éléments :
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Qui parle et que désigne-til ?
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En quoi consiste la force du « Fort » évoqué ?
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Quelle est la nature de l’opposition entre le « Fort » et un « plus fort » ?
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De quel ordre est la relation du « Fort » à ses « biens » ou « ustensiles » ?
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À quoi renvoie le décalage entre les temps, en particulier entre l’action donnée comme « préalable » et l’action donnée comme « future » ? Quel temps a vu se mettre en place le rapport de force initial ?
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Enfin, quel est le mode de la victoire et celui de « l’enlèvement » des biens gardés par le Fort ?
Le point I.3 précédent abordait la première question, celle de l’identification du locuteur et celle du vainqueur qui intervient dans le récit : le Sauveur se désigne lui-même et expose sa propre action à travers l’apologue. Les autres points renvoient aux divers aspects de l’apologue, en particulier à son action, aux personnages qui y sont engagés, et à son mode.
1. Les étapes d’une action
La sentence, sous ses diverses formes, distingue trois temps :
L’approche irénéenne s’intéresse aux temps et aux réalités qui y interviennent dès la première occurrence du thème :
Mais quand il a appelé le diable « Fort », ce n’était pas absolument, mais par rapport à nous, et le Seigneur s’est montré lui-même être en tout authentiquement « le Fort » (en énonçant Mt 12,29). Or nous étions nous-mêmes ses ustensiles et sa maison dans la mesure où nous étions dans l’apostasie : « l’esprit immonde » (Mt 12,43) habitait en nous et usait de nous à volonté. Ce n’était pas contre celui qui le liait et s’emparait de sa maisonnée qu’il était fort, mais contre les hommes, passés à son usage parce qu’il avait fait se détourner de Dieu la volonté de ceux que le Seigneur a [ensuite] arrachés. Comme le dit Jérémie : « le Seigneur a racheté Jacob et l’a arraché à la main d’un plus fort que lui » (Jr 31,11/ 38, 11 LXX)[23].
Dans ce paragraphe du Livre III où la sentence apparaît pour la première fois dans l’Adversus haereses, Irénée précise quand « l’homme » (c’est-àdire « nous ») est passé sous le pouvoir du « Fort » : au moment où [Satan] « avait fait se détourner de Dieu la volonté (gnomèn, sententiam) de ceux que le Seigneur a [ensuite] arrachés » à cette sujétion[24]. On peut donc distinguer trois temps :
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le moment initial du passage à l’apostasie, correspondant au récit de la séduction du premier homme dans la Genèse, exprimé au plus-que-parfait[25] par le traducteur latin d’Irénée (« abscedere fecerat sententiam eorum a Deo ») : les hommes deviennent alors liés par l’impuissance et blessés par le péché et la mort ;
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le temps de l’apostasie, depuis le péché originel jusqu’à la venue du Fils de Dieu : les hommes y étaient liés et soumis à l’usage du Fort, à l’imparfait duratif (« in usu eius erant homines ») ;
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le moment de la rédemption, où Jésus les « a arrachés » au pouvoir de celui qui les avait illégitimement possédés, exprimé au parfait ponctuel : « eripuit Dominus[26] ».
Ce moment ne peut intervenir que s’il y a réduction préalable à l’impuissance du détenteur abusif : Irénée, sensible — comme d’autres après lui — au proton évangélique, indice d’un décalage temporel et d’une succession ordonnée, ne manque pas par ailleurs de rappeler ce « d’abord » lorsqu’il évoque l’apologue du Fort et sa portée économique.
Parmi les prolongements de la réflexion d’Irénée dans ce texte, on trouve un développement de Cyrille d’Alexandrie, qui se montre étonnamment fidèle à l’inspiration irénéenne :
Quand il appelle le diable « Fort », ce n’est pas qu’il le soit par nature, mais le Seigneur révèle sa tyrannie, qu’il a acquise du fait de notre propre faiblesse[27].
2. Le combat contre les puissances
La plus ancienne attestation de l’usage du verset (du moins pour nous) se trouve chez Méliton de Sardes, dans l’hymne final du Sur la Pâque, qui insère l’apologue synoptique au milieu d’une batterie serrée de motifs pauliniens :
Il est ressuscité des morts et a proclamé avec force : qui disputera contre moi ? […] Qui sera mon contradicteur ?
J’ai détruit [la puissance de] la mort (cf. 1 Co 15,26), produit en triomphe l’Ennemi (cf. Col 2,15), foulé aux pieds l’Hadès, lié le Fort et me suis emparé (apharpasas) de l’homme pour l’élever dans les hauteurs des cieux (cf. Ep 4,8 sq.).
Je suis, dit-il, le Christ[28].
La pensée d’Irénée s’inscrit en partie dans la ligne illustrée par Méliton, et il lui arrive aussi d’évoquer la victoire du Sauveur en termes héroïques : « […] le Seigneur, “s’élevant dans la hauteur” par sa passion, “a capturé la captivité et donné ses dons aux hommes” […], [le pouvoir] de fouler aux pieds toute la puissance de l’ennemi, initiateur de l’apostasie. Par sa passion, le Seigneur a “anéanti la mort” (1 Co 15,26)[29] ». Cependant, quand il associe la sentence de Matthieu à la vision paulinienne de la lutte contre « l’ultime ennemi », ses préoccupations sont orientées selon un autre sens que celui de l’amplification du combat :
[…] dans la mesure où Dieu ne peut être vaincu […] par le second homme « il lia le Fort et s’empara de ses ustensiles » (Mt 12,29), il « anéantit la mort » (1 Co 15,26), vivifiant l’homme qui avait été touché par la mort. Le premier ustensile passé en sa possession en effet était Adam, qu’il tenait sous son pouvoir […][30].
La perspective d’Irénée ici est assez proche de ce qui sera celle d’Origène : le Fort est assimilé à l’« ultime Ennemi » sur lequel le Sauveur doit l’emporter, et la mention d’Adam faire penser au séjour du protoplaste dans l’Hadès. Cependant, la touche propre d’Irénée apparaît quand, à la suite d’Ep 4,8, il traduit ou complète l’écrasement de la mort par le don de la « vivification » — puis de l’incorruptibilité — accordé à l’homme.
Selon Irénée, qui ne fait que s’inscrire dans une tradition de lecture, les « ustensiles » (skeuè, vasa) au pouvoir du Fort sont ici « l’homme ». En premier (contre Tatien) « Adam », « l’homme » en soi (IV, 33, 4 ; V, 21, 3), « les hommes qui étaient détenus par lui (le Fort) » (V, 21, 3), « les hommes passés en son usage » (III, 8, 2) : « […] or ses ustensiles et sa maison, c’était nous, comme nous étions en état d’apostasie[31] ».
Origène est un témoin privilégié de cette lecture. Il fait écho très fidèlement, dans son commentaire sur l’Épître aux Romains traduit et adapté par Rufin, à ce complexe scripturaire paulinien, et l’enrichit encore d’harmoniques voisines. Dans son commentaire sur Romains 6,9 (« la mort ne dominera plus sur lui »), Origène s’éloigne de ceux qui comprennent cette affirmation comme signifiant « simplement » que l’humanité de Jésus ressuscité ne connaîtra plus la mort biologique. Par la « mort » mentionnée ici par Paul, il préfère entendre l’« ultime Ennemi » anéanti de 1 Co 15,26. À ce propos, le commentateur développe une « similitude » pour expliciter, selon lui, la finalité de l’incarnation : le Sauveur serait venu chez les hommes en cachant sa véritable nature et origine, pour pouvoir approcher au plus près la puissance de l’ennemi, supposé tyrannique. Une fois en mesure d’accéder au coeur du pouvoir illégitime, au moment opportun (tempore opportuno), il neutralise les forces de l’ennemi. Le groupe de références pauliniennes déjà présent chez Méliton s’enrichit ici de la citation d’Hébreux 2,14, qui introduit l’évocation de la descente de l’âme de Jésus aux Enfers :
Il prit l’extérieur de ceux qui étaient soumis au tyran, pour pouvoir […] au moment opportun, « lier le Fort » lui-même (Mt 12,29), « dépouiller ses puissances et principautés » (Col 2,15), « entraîner enfin la captivité » (= les captifs) arrachée à celui qui la détenait (Ep 4,8). De la même façon « le Christ s’anéantit volontairement lui-même, assuma la forme d’esclave » et subit la domination du tyran, « devenu obéissant jusqu’à la mort » (Ph 2,7) ; et « par cette mort il a anéanti celui qui avait le pouvoir de la mort, le diable » (He 2,14), afin de libérer ceux qui étaient détenus par la mort. En effet, une fois « le Fort lié » parce qu’il en a triomphé sur sa croix (cf. Col 2,15), il a pénétré aussi dans sa demeure, dans la « maison du Fort », dans l’enfer, et « s’empara de ses ustensiles », c’est-àdire qu’il entraîna les âmes qu’il retenait. Et cela correspondait à ce que le Seigneur lui-même disait en énigmes dans l’évangile […] (disant Mt 12,29). Il l’a donc préalablement (prius)[32] lié sur la croix (cf. Col 2,14 et le chirographe cloué à la croix) et, à partir de là, « s’élevant dans la hauteur il entraîna captive la captivité » (Ep 4,8), ceux sans doute qui ressuscitèrent avec lui et entrèrent [avec lui] dans la cité sainte, la Jérusalem céleste (cf. Mt 27,52-53)[33].
Si on en croit la traduction (ou l’adaptation) de Rufin, Origène voyait donc, pour sa part, dans les « ustensiles » arrachés par le Sauveur les « âmes » tombées au pouvoir de la mort et, dans les Enfers, la « maison du Fort ».
Grégoire d’Elvire exprimera cette victoire dans le langage de l’épopée latine. Il s’exclame en effet, après avoir évoqué l’apologue du Fort : « […] tu, rex noster, qui adamantina claustra fregisti […] », « toi, notre roi, qui as brisé les portes d’airain », avant d’atteindre le sommet de son élan héroïque en évoquant « la captivité captive et les dons faits aux hommes (Ep 4,8), afin de libérer tous les tiens de son pouvoir (du Fort)[34] ». Jérôme, quant à lui, traduisant en termes mythologiques l’idée de Satan impuissant dans les Enfers, écrit : « […] le Fort a été ligoté et relégué dans le Tartare, foulé par le pied du Seigneur et, une fois dispersé [le contenu de] la demeure du tyran, la captivité a été entraînée captive […][35] ». Selon cette ligne de réception, l’apologue se trouve récrit comme un récit épique dont le héros remonte vainqueur des Enfers.
3. Le moment du salut ou le Fort ligoté
Irénée, dans son effort pour penser la relation de Dieu et de l’homme, mais aussi du Créateur et de son adversaire, est particulièrement attentif aux relations binaires, d’équivalence ou de rétorsion, et il se plaît à exprimer la symétrie des positions réciproques, sur le modèle peut-être de la « captivité captive » qu’il trouvait en Ep 4,8 : « […] il tient en effet celui qui “lie”, mais celui qui “est lié” est tenu » (AH III, 8, 2), ou à mettre en formules réversibles la réversibilité des situations de puissance et d’impuissance : le Seigneur « a vaincu qui avait vaincu » (eum quidem qui vicerat vicit, AH IV 33, 4) ; « ses noeuds [du Fort] ont été le dénouement de l’homme » (AH V, 21, 3)[36] :
[…] dans la mesure où, à l’origine, [le Fort] a persuadé à l’homme de transgresser le précepte donné par son Créateur, qu’il le tint alors en son pouvoir et que ce pouvoir n’est autre que la transgression et l’apostasie, par lesquelles il a lié l’homme, il convenait que ce soit à nouveau par l’homme lui-même que [le Fort], vaincu, soit à l’inverse lié par les mêmes liens par lesquels il lia l’homme, pour que l’homme délié puisse revenir à son Seigneur […][37].
Le vainqueur initial est vaincu et le lieur pris dans les liens, selon le principe d’une rétorsion exacte. La même réversibilité est aussi exprimée par Hippolyte, lecteur d’Irénée : « […] tous ceux que Satan avait liés d’une corde serrée, par sa venue le Seigneur les a déliés des liens de la mort, après avoir “lié” celui qui était “fort” contre nous et libéré l’humanité[38] ».
Irénée mentionne deux moments principaux où le scénario originel s’est trouvé inversé, et donc où Satan, de lieur, s’est vu lié : l’affrontement des tentations, au début du ministère public de Jésus, et l’affrontement final de la passion et de la mort sur la croix. Dans le commentaire des tentations au Livre V, Irénée parle d’une défaite immédiate du tentateur, lié par la parole divine qui lui est opposée par Jésus, qui « a vaincu le Fort par la voix du Père[39] » :
[…] en montrant qu’il était fugitif, transgresseur de la loi et apostat de Dieu, une fois que le Verbe l’eut lié fermement, en tant qu’esclave fugitif, et eut dispersé ses ustensiles, c’est-àdire les hommes détenus pas lui, dont il usait injustement[40].
Auparavant, il avait mis en avant la cause principale de la défaite du Fort, qui est l’obéissance héroïque de Jésus, en réponse à la transgression initiale de l’homme. Mais, dans la perspective économique d’Irénée, le moment de la victoire du véritable « fort » a été celui de sa plus grande humanité, lorsqu’il s’est fait « obéissant jusqu’à la mort » (Ph 2,8), « par l’obéissance déliant la désobéissance ». Dans une méditation (anti-docète) sur la réalité des souffrances de Jésus à la passion, Irénée montre jusqu’où va la miséricorde divine :
Puisque le Fils de Dieu est véritablement bon et patient, le Verbe du Dieu Père s’est fait Fils de l’homme. En effet, il a lutté et a vaincu. C’était en effet un homme combattant pour ses Pères[41], et par son obéissance déliant les noeuds de la désobéissance, car il a lié le Fort et délié les infirmes, faisant don du salut [au corps], son oeuvre façonnée et détruisant le péché. Tant il est vrai que le Seigneur est « très affectionné et miséricordieux » (Ps 102,8) et « ami du genre humain » (Sg 7,23)[42].
Hilaire, au début du ive s., retient d’Irénée le lien entre l’échec des tentations de Satan contre Jésus et sa réduction à l’impuissance ; commentant Mt 12,29 à partir d’un texte évangélique latin proche de celui de la traduction latine d’Irénée, il écrit : « Il a été lié au moment où, appelé “Satan” par le Seigneur, il s’est trouvé entravé par l’appellation même de sa malice ; l’ayant donc attaché il emporta ses dépouilles et s’empara de sa maison, et ainsi, nous qui étions jadis ses armes et son armée, il nous a fait repasser sous son juste pouvoir […][43] ».
4. D’où vient le plus de force ? La convenance de l’incarnation
Au-delà de cette rétrospective économique, la pensée d’Irénée se fait authentiquement théologique quand il s’attache à découvrir ce qui justifie le déséquilibre structurel, mieux, essentiel, des forces relatives du « Fort », « plus fort que » l’homme selon le mot de Jérémie, et du « plus fort » encore qu’est le Sauveur, selon la version de Luc. À ce propos, Irénée invoque une maxime de bon sens : « […] ce n’est ni par un inférieur ni par un égal qu’un fort peut être vaincu, mais seulement par celui qui a une puissance supérieure » (V, 22, 1). Dès les premiers mots qu’il consacrait au verset, il notait aussitôt que ce « Fort » ne l’est pas de manière absolue, mais par rapport à nous, sa force n’est donc que relative, et révélera ses limites face à un « plus fort » (selon Luc). Pour se montrer ainsi « plus fort », il faut avoir « quelque chose de plus » que l’homme initialement atteint. Commentant ailleurs la déclaration de Jésus, toujours dans le cadre de la même polémique sur son autorité, selon laquelle « il y a là plus que Salomon, plus que Jonas » (Mt 12,41-42), Irénée ajoute :
Comment avait-il plus que Salomon ou plus que Jonas et était-il le Seigneur de David, lui qui leur était consubstantiel (eiusdem cum ipsis substantiae) ? Et comment a-til pu vaincre celui qui était fort contre l’homme, qui non seulement avait vaincu l’homme, mais le tenait sous son pouvoir ? Comment a-til vaincu celui qui avait vaincu et renvoyé libre l’homme qui avait été vaincu, s’il n’avait pas été « plus fort » que l’homme qui avait été vaincu ? Meilleur que l’homme fait à la ressemblance de Dieu et plus excellent, qui d’autre y aurait-il que le Fils de Dieu, à la ressemblance duquel l’homme a été fait [44] ?
C’est un homme qui a été vaincu à l’origine, il convient donc que ce soit encore un homme qui libère l’homme de ses liens. La symétrie et la réversibilité apparaissent alors comme des formalisations qui expriment l’identité de nature entre l’homme primitivement vaincu et l’homme finalement vainqueur : c’est l’homme Jésus, consubstantiel à ses congénères, qui l’emporte sur « le Fort ». Ayant découvert cette convenance de l’incarnation, la réflexion d’Irénée remonte aux origines de l’homme, à la visée même de sa formation : l’homme a été fait « à la ressemblance » du Verbe et Fils de Dieu : la « force » que ce dernier manifeste dans sa victoire sur « le Fort » apparaît dès l’origine, au-delà de l’accident de la chute, comme destinée à l’homme, qui la reçoit potentiellement dans sa constitution même. Celle-ci épouse en effet, le plus possible, le modèle supérieur qui lui vient du Fils de Dieu. La venue du Verbe dans l’incarnation se fonde donc sur cette proximité et affinité originelle, inscrite dans la nature de l’homme.
Ainsi, Irénée développe, à l’aide des balancements symétriques qu’il affectionne, une argumentation tendant à prouver pourquoi il convenait que le vainqueur soit à la fois « homme » authentique et pleinement Dieu[45] :
[…] il a donc étroitement uni l’homme à Dieu. En effet, si ce n’était pas un homme qui avait été vainqueur de l’adversaire de l’homme, l’ennemi n’aurait pas été vaincu avec justice ; à l’inverse, si ce n’était pas Dieu qui avait fait don du salut, nous ne l’aurions pas reçu avec assurance […][46].
Seul Jésus, consubstantiel à l’homme comme au Père, peut lutter en toute intégrité et l’emporter indéfectiblement. À terme, le Créateur apparaît « invaincu », dans sa souveraine et absolue puissance : si aucune autre mention n’avait été ajoutée, note Irénée, ce « Fort » apparaîtrait invaincu ; en revanche, lorsque mention est faite du vainqueur définitif, il n’est plus question que d’une force relative, et ce « pour qu’un esclave apostat ne puisse être mis en comparaison avec son Seigneur » (AH III, 8, 2). Ce n’est donc que dans son humanité que le Sauveur peut être dit « fort », d’une force supérieure à celle de l’ennemi ; en tant que Verbe créateur et Seigneur en effet, il est au-delà de toute désignation et comparaison de ce type, et sa domination est vraiment transcendante.
5. Initiative et forme du salut
Mais la victoire du Créateur ne consiste pas simplement à rétablir ses droits sur un usurpateur illégitime, elle vise à permettre à la « ressemblance » entre l’homme et le Fils de Dieu de s’épanouir pleinement en incorruptibilité :
Une fois que le Verbe de Dieu l’eut fermement lié, en tant qu’esclave fugitif, et eut dispersé ses ustensiles, c’est-àdire les hommes détenus par lui et dont il usait injustement. Ainsi, il a été avec justice rendu captif celui qui avait injustement rendu l’homme captif ; quant à l’homme qui avait été rendu captif, il a été soustrait au pouvoir de son possesseur, conformément à la miséricorde de Dieu le Père, qui a eu miséricorde de son oeuvre façonnée et lui a fait don du salut, le réintégrant par le Verbe, c’est-àdire par le Christ, afin que l’homme apprenne par expérience que ce n’est pas par lui-même, mais par la donation de Dieu qu’il reçoit l’incorruptibilité[47].
C’est le Père, en sa miséricorde, qui a l’initiative de l’oeuvre de « réintégration » ici décrite, et c’est par l’opération du Christ qu’elle s’accomplit. Irénée conduit l’histoire racontée par Jésus dans la sentence de Mt 12,29 jusqu’à son terme ultime, qui n’est pas la défaite du « Fort » (relatif), pas même la victoire du « Fort » véritable et absolu, mais la « réintégration » des biens ou « ustensiles », c’est-àdire le retour de l’homme, tombé au pouvoir d’un injuste usufruit, à son rapport constitutif avec son légitime Seigneur. Ce rapport fait passer à l’acte la ressemblance initialement potentielle avec le Fils de Dieu et communique l’incorruptibilité à la chair, c’est-àdire la vivification de l’Esprit[48]. Comme il l’écrivait déjà au Livre II : « La passion du Seigneur a fructifié en force et en puissance […][49] ».
L’économie, selon Irénée, a pour terme l’emprise de l’Esprit sur l’homme créé. On ne s’étonnera pas alors de découvrir, dans le premier traité théologique explicitement consacré à l’Esprit Saint, plusieurs échos irénéens : Basile, lecteur d’Irénée en la seconde moitié du IVe s., témoigne, dans son De Spiritu Sancto, de la profondeur avec laquelle la théologie de l’Asiate a fécondé sa propre réflexion, autour et à partir de l’apologue du « Fort ». Son point de départ ici est l’analyse des diverses valeurs de la préposition « par » (dia), à l’occasion de laquelle il rencontre le verset de l’Épître aux Romains : « […] en tout cela nous sommes plus que vainqueurs par celui qui nous a aimés » (Rm 8,37) :
[…] à partir d’une telle expression, l’Apôtre ne suggère pas un modeste service, mais un secours agissant dans la vigueur de la force : [Jésus] lui-même ayant lié le Fort, s’empara de ses ustensiles, à savoir nous […] ; il nous a mis en état d’accomplir toute oeuvre bonne, puisque ce qui dépend de nous est tout prêt. Ainsi, c’est par lui que nous avons accès auprès du Père, lorsque nous avons quitté le pouvoir des ténèbres pour « avoir part au sort des saints dans la lumière » (Col 1,12). Ne considérons donc pas l’économie accomplie par le Fils comme une aide fournie sous la contrainte — imposée à un esclave par sa condition soumise — mais voyons dans le soin attentif dont il entoure délibérément son oeuvre l’expression de la bonté et de la miséricorde qui correspond à la volonté de Dieu le Père[50].
Irénée écrivait de même au prologue du Livre V :
Le Verbe de Dieu racheta ce qui était à lui, non par la violence, à la manière dont elle [l’apostasie] avait dominé sur nous au commencement en s’emparant insatiablement de ce qui n’était pas à elle, mais par la persuasion (secundum suadelam), comme il convenait à Dieu de recevoir par persuasion et non par violence (suadentem et non vim inferentem) ce qu’il voulait, afin que la justice fut sauvegardée et que l’ouvrage autrefois façonné par Dieu ne pérît point[51].
Irénée, et Basile après lui, vont très loin dans l’approfondissement de l’économie — la délivrance de l’homme — telle qu’elle se trouve résumée dans la sentence de Mt 12,29 : certes, la sujétion est levée, du fait de la miséricorde divine et de la puissance de la rédemption (Irénée écrira, à propos du Fort, dans le Livre V, que « son enchaînement fut la libération de l’homme[52] »), mais l’homme reste libre de son propre mouvement, de sa volonté intime. Le Fils de Dieu sollicite son adhésion et ne la lui impose pas par violence, comme les verbes utilisés dans l’apologue pourraient le donner à penser : la libération consiste, selon l’expression de Basile, à « mettre [l’homme] en état d’accomplir toute oeuvre bonne », c’est-àdire à supprimer toute oppression qui ferait entrave au libre exercice de la volonté. La communication de l’Esprit, qui est au terme du processus, suppose l’engagement libre de l’homme, oeuvre du Créateur.
6. Vers l’eschatologie
La déclaration d’Apocalypse 20,2 parlant de « l’antique dragon ligoté » offrait un rapprochement possible avec la figure du Fort lié. Contrairement à ce à quoi on aurait pu s’attendre chez Irénée, si tourné vers l’eschatologie, l’association n’intervient qu’une seule fois, au Livre III, et ne revient pas au Livre V qui fait une large place à l’Apocalypse. Évoquant la correspondance antithétique de Marie et d’Ève, Irénée rappelait la prophétie de Genèse 3,15 (le « protévangile »), sur la descendance de la femme qui foulerait le serpent : « […] “ligotant ce fameux dragon, l’antique serpent” (Ap 20,2), le soumettant à la puissance de l’homme — qui avait été vaincu — pour qu’il en foule toute la puissance[53] ».
Dans la perspective du Livre III, centré sur l’incarnation, c’est l’homme, en Jésus, qui accomplit l’annonce initiale, rappelée dans l’Apocalypse.
Mais comment le mal peut-il continuer d’agir si le Fort se trouve impuissant ? Ou comment est-il annoncé que le dragon lié en Apocalypse 20,2 sera ensuite délié pour un temps, selon le verset suivant (Ap 20,3) ? Irénée n’en parle pas, mais selon un témoin syriaque, la question faisait l’objet, peu après la rédaction de l’Adversus haereses, d’une polémique entre le prêtre romain Gaïus et Hippolyte de Rome[54]. Deux siècles plus tard, elle est reprise par Augustin dans la Cité de Dieu[55]. On touche ici les limites d’une transposition immédiate du récit parabolique : le sens du verset est théologique, il ne marque pas la fin de toute activité démoniaque dans le monde, mais proclame la victoire décisive du Sauveur et l’ouverture pour les hommes libérés d’un accès à la vie dans l’Esprit. En ce sens, Chrysostome et Augustin avancent tous les deux une explication, selon laquelle la parabole du Fort est dotée d’un caractère prophétique : il s’agit d’une annonce de la délivrance des ustensiles du Fort « par toute l’oikouménè » selon Chrysostome, qui remarque que le verbe utilisé par Matthieu n’est pas le simple harpasai, mais le futur diarpasei, où le préfixe dia suggère la diffusion de la libération des puissances mauvaises[56], comme le note aussi Cyrille d’Alexandrie :
Je lui arrache son bien pour le disperser (diarpazo auton), en ne le laissant pas avoir les hommes pour adorateurs, mais en les persuadant (metapeithon) de passer à la connaissance de Dieu[57].
Ceci a commencé à se réaliser au moment de la conversion et du baptême des nations selon Augustin :
C’est ce qu’il avait promis aux Apôtres en disant : « je vous ferai pécheurs d’hommes », et à l’un d’eux « à partir d’aujourd’hui, ce sont des hommes que tu prendras » : ils deviendraient en effet des prises, mais pour leur bien, comme des ustensiles arrachés à ce fameux Fort, ligoté par un plus fort[58].
Conclusion
Il convient d’abord de relever l’importance du thème dans l’Église ancienne : la façon dont l’apologue du fort lié est familier à Méliton, Hippolyte, Origène, Hilaire, Ambroise, Basile, Cyrille d’Alexandrie, pour ne rien dire d’Irénée et des Écrits apocryphes, montre que le paradigme qu’il exprime est sous-jacent à leur pensée. Je suis pour ma part convaincue que les allusions au verset ne sont pas toujours repérées par les éditeurs dans leurs apparats scripturaires, en raison de la désaffection moderne pour ce motif, jugé trop brutal sans doute ou trop mythique, et qu’une enquête plus large et systématique donnerait des résultats surprenants[59]. Ce n’est pas par pure amplification que Tertullien ou Augustin évoquaient « la parabole de ce fameux “Fort” en armes ». L’influence de ce verset, souvent associé à des testimonia apparentés, comme Matthieu 5,25[60] — le conseil sur « l’adversaire » dont il convient de se libérer —, Ephésiens 4,8 — la « captivité captive » ou Apocalypse 20,2 — le « dragon ligoté » —, ne peut se comprendre qu’en lien avec des thèmes dont le poids dans le christianisme primitif ne saurait être négligé :
-
la représentation de la mission de Jésus comme un affrontement, attestée très tôt par Paul (1 Co 15,26 ; cf. He 2,14)[61] ;
-
en conséquence, la perception de l’action libératrice de Jésus comme délivrance et rédemption (également primitives, selon Ga 1,4 ; Col 1,13-14 ; Tt 2,14)[62] ;
-
la concentration de l’action rédemptrice de Jésus dans les souffrances de sa mort, en préalable à la remontée du Ressuscité, qui s’élève accompagné des dépouilles conquises sur les Enfers (cf. Ep 4,8).
Une version classique de la lecture de l’apologue, résumant sa réception courante dans l’Église ancienne, se trouve chez Chromace d’Aquilée, à la toute fin du ive siècle ou dans les premières années du ve :
Pour lier ce Fort dut venir un « plus fort » (Lc), le Fils unique de Dieu pour que, une fois le Fort lié, il nous arrache à sa puissance, nous tous qui étions les ustensiles (Mt-Mc) ou les « dépouilles » (Lc) du diable ; Il est en effet celui qui, « s’élevant dans la hauteur », comme le révèlent aussi bien David que l’Apôtre (Ep 4,8 = Ps 67,19), « a entraîné captive la captivité et a fait des dons aux hommes »[63].
Si l’interprétation générale est unanime à voir dans le Fort le « Mauvais » ou « l’Adversaire », autrement dit Satan, et dans les « biens » ou « ustensiles » retenus les hommes originellement créés par Dieu (ou, selon la version gnosticisante, les éléments pneumatiques retenus dans le monde psychico-matériel), à voir enfin dans l’action libératrice du Sauveur la victoire sur la puissance hostile et l’accès des « ustensiles » à un état meilleur, on note quelques hésitations sur le moment auquel correspond l’action de l’apologue, et sur le lieu où elle se situe. En ce qui concerne le temps, l’épisode des tentations de Jésus apparaît, chez Irénée puis Hilaire, comme un premier moment où le « Fort » se trouve réduit à l’impuissance, cependant que la vraie victoire sur le Fort n’intervient qu’avec la mort de Jésus. Pour ce qui est du lieu du conflit, il est avant tout identifié avec la croix, mais la descente du Christ aux Enfers concrétise — ou permet selon les auteurs — la libération de ceux qui avaient été assujettis à la mort. Selon la perspective plus mystique des textes apocryphes, c’est le monde terrestre lui-même, visité par le Sauveur, qui constitue le domaine d’attente d’une délivrance spirituelle.
Quoi qu’il en soit de ces variations, somme toute mineures eu égard à la fermeté du schéma clairement invoqué par ces différents contextes, c’est dans l’oeuvre d’Irénée que l’on voit les diverses facettes du thème se déployer dans toute leur richesse et s’organiser autour de l’initiative divine du salut et de son accomplissement par l’action de Jésus, particulièrement en sa mort et sa résurrection, qui est accession à l’incorruptibilité : la distinction des temps de l’économie, l’usufruit tyrannique du diable, le statut d’« ustensiles » des hommes rendus passifs par le péché, l’équilibre des forces rompu par l’incarnation du Fils de Dieu et sa médiation rédemptrice, la continuité entre la création de l’homme « à l’image du Fils de Dieu » et la miséricorde salvatrice du Père, enfin l’association du récit avec la vision ascensionnelle d’Éphésiens 4,8, qui annonce le « don » vivifiant de l’Esprit. Selon la pensée d’Irénée, méditée tout particulièrement par Basile, la rédemption de l’homme se trouve insérée dans une entreprise trinitaire : le Père, riche en miséricorde, en a l’initiative ; l’économie ainsi conçue se réalise par l’action du Fils incarné ; l’effet en est la communication de l’incorruptibilité de l’Esprit, pour l’homme qui donne son consentement au salut offert.
La popularité ancienne et la fécondité théologique de l’apologue peuvent paraître étonnantes, eu égard au peu de place qu’il occupe dans les Synoptiques. Pourtant, dans le cadre d’une pensée narrative et figurée, il était difficile de trouver formulation plus ramassée de l’économie du salut. En ce sens, le recours à l’apologue joue un rôle analogue aux représentations typées de l’iconographie chrétienne primitive, comme celle du Pasteur ou de la délivrance de Lazare des liens de la mort. Dans les deux cas, nous avons affaire à des images simples, répétitives, qui concentrent dans leur présentation rudimentaire une multiple richesse de sens scripturaires.
Parties annexes
Annexe
Tableau des références explicites à l’apologue du « Fort »
Irénée
AH III, 8, 2, SC 34, 146.
AH III, 18, 6, SC 34, 324.
AH III, 23, 1, SC 34, 382.
AH III, 23, 2, SC 34, 384-386 — apologue irénéen de la libération des enfants des captifs, délivrés en même temps que leurs parents.
AH IV, 33, 4, SC 100, 812.
AH V, 1, 1, 27 s., SC 153,19-21.
AH V, 21, 3 (surtout fin), SC 153, 274-276.
AH V, 22, 1, SC 153, 2.
Autres occurrences de l’apologue dans le corpus chrétien ancien (iie-viiie s.)[64]
Méliton de Sardes, Sur la Pâque, SC 123, 120-122, lg. 785.
Apollinaire de Hiérapolis, dans Chronicon paschale, PG 92, c. 81.
Extraits de Théodote 52, 1, SC 23, 166.
Gaius in Dionysius Bar Salibi, In Apocalypsim, Sedlacek (I.), CSCO 60/Syr. 20, 1910, 19-20.
Actes de Thomas (48,1), dans P.H. Poirier, Y. Tissot, Écrits apocryphes chrétiens, I, P. Geoltrain, F. Bovon, ed., Paris, 1997, 1373.
Tertullien, Contre Marcion IV, 26, 12, SC 456, 340-342.
Hippolyte de Rome, Commentaire sur Daniel IV, 33, SC 14, 330.
Origène, fragment sur Matthieu no 268, Origenes Matthäuserklärung, Fragmente und indices I (GCS 41,1), E. Klostermann, E. Benz, ed., Leipzig, 1941, 121 (voir aussi fr. 267 et 269, p. 121-122).
Origène, Commentaire sur l’Épître aux Romains V, chap. 10, PG 14, c. 1051 C, SC 539, 514-516.
Pistis Sophia I, 60, E. Amélineau, Pistis Sophia. Ouvrage gnostique de Valentin (orig. Copte), Milan, 1975, 61-62.
Hilaire de Poitiers, Commentaire sur Matthieu 12, 16, SC 254, 282.
Basile de Césarée, Du saint Esprit, chap. VIII, § 18, 100 d sq., SC 17, 139.
Jérôme, Commentaire sur Matthieu, ad locum (sur Mt 12,29), SC 242, 248.
Jean Chrysostome, Homélie 41 sur Matthieu, PG 57, c. 447-448.
Chromace, Tractatus in Matthaeum L, 1, CCL IX A, 445.
Théodore de Mopsueste, Fragment sur Matthieu no 68, dans J. Reuss, Matthaüs-Kommentare der griechieschen Kirche, TU 61, 1957, 119.
Cyrille d’Alexandrie, Fragment sur Matthieu no 155, dans J. Reuss, Matthaüs-Kommentare der griechieschen Kirche, TU 61, 1957, 202.
Augustin d’Hippone, Cité de Dieu XX, 8 et 30, BA 37, 1960, 230 et 352 (et dix-sept autres occurrences dans l’oeuvre d’Augustin).
Bède, In Lc 11, 21, Commentaire sur Luc, IV, CCL CXX, 234.
Thomas d’Aquin, Super evangelium s. Matthaei lectura, nos 1018-1019, Turin 1951, 159-160.
Notes
-
[1]
A. Orbe, Introduction à la théologie des iie et iiie siècles, Paris, Cerf (coll. « Patrimoines », « Christianisme »), 2012, chap. 35, p. 1 053. Une version plus sommaire, autrement orientée, de la présente étude est parue sous le titre : A. Bastit, « Związać Mocarza. Starcie Jezusa i Belzebuba. Na podstawie starożytnej egzegezy Ewangelii Mateusza 12,29 oraz tekstów paralelnych », Vox Patrum, 33 (2013), p. 113-127.
-
[2]
Étant donné la popularité du récit, je propose par exemple de lire la mention des « biens » retenus puis « enlevés » comme une allusion à l’apologue du Fort, d’une part dans l’hymne christologique des Actes de Thomas, et de l’autre dans un passage allusif de la Pistis Sophia. Voici ces textes : « Jésus, droite du Père, qui renversas le Mauvais, le repoussas jusqu’à la limite inférieure et réunis ses biens dans un lieu de rassemblement béni ! » (P.H. Poirier, Y. Tissot, « Actes de Thomas 48,1 », dans P. Geoltrain, F. Bovon, éd., Écrits apocryphes chrétiens, I, Paris, Gallimard [coll. « Bibliothèque de la Pléiade »], 1997, p. 1 373) ; « […] la paix, cette force qui est sortie de toi afin d’entrer dans les émanations de l’Arrogant pour leur enlever les lumières qu’elles avaient enlevées à Pistis Sophia, c’est-àdire afin que tu les rassembles en Sophia, que tu les rendes en paix avec sa force » (E. Amélineau, Pistis Sophia. Ouvrage gnostique de Valentin, orig. copte, Pistis Sophia I, 60, Milan, Archè, 1975, p. 61-62). Il est remarquable que ce texte soit cité par A. Orbe, dans l’Introduction (cf. n. 1), t. 2, p. 880, sans que le savant ait signalé cet écho probable du motif. On comprend dans les deux cas que les semences spirituelles étaient tenues prisonnières dans le monde, et que le Sauveur les a libérées (voir ibid., chap. 41, p. 1 237-1 240). L’apologue était répandu dans les milieux gnosticisants, comme en témoigne non seulement l’Évangile selon Thomas, sentence 35, mais aussi les Extraits de Théodote (52, 1).
-
[3]
Présent aussi donc au second siècle dans les Extraits de Théodote (voir note précédente) et, si on en croit les témoignages indirects, chez le prêtre romain Gaius et chez Apollinaire de Hiérapolis (voir liste des références en annexe).
-
[4]
Voir les remarques de F. Bovon, L’évangile selon saint Luc (9,51-14,35), Genève, Labor et Fides (coll. « Commentaire du Nouveau Testament »), 1996, p. 153 : « Les lecteurs modernes s’interrogent face à ce texte énigmatique. Prêts à se réjouir du pouvoir libérateur de Jésus, ils restent perplexes devant les propos imagés que le Galiléen oppose aux griefs et tentations de ses adversaires ».
-
[5]
Voir A. Bastit, « L’Introduction d’Antonio Orbe à la théologie des iie et iiie siècles et l’apologue du “Fort ligoté” (Mt 12,29 et parallèles) », Gregorianum, 94, 2 (2013), p. 286-300.
-
[6]
A. Orbe, Parábolas evangélicas en San Ireneo, Madrid, La Editorial Católica (coll. « Biblioteca de autores cristianos », 331-332), 1972, 2 vol.
-
[7]
Pour Origène, il s’agit d’une déclaration « en énigmes » (Origène, Commentaire sur l’Épître aux Romains V, ch 10, PG 14, c. 1051 C, SC 539, 514) et, pour Chromace, d’une « comparaison allégorique » (Chromace, Tractatus in Matthaeum L, 1, Corpus Christianorum, Series Latina IX A, 445).
-
[8]
Par rapport à la disposition adoptée par P. Benoit, M.E. Boismard, Synopse des quatre évangiles en français, avec parallèles des apocryphes et des Pères, t. I, Textes, Paris, Cerf, 2001, p. 102, ce tableau propose d’intégrer la sentence de l’Évangile selon Thomas dans les colonnes parallèles, en soulignant par la disposition la similitude de l’attaque de la dernière partie du verset : « C’est alors […] », dans toutes les versions.
-
[9]
Traduction C. Gianotto légèrement modifiée, pour mieux souligner la cohérence et le parallélisme de la sentence avec la tradition synoptique ; l’original de sa traduction porte : « Il n’est pas possible que quelqu’un entre dans la maison d’un homme puissant et la prenne par la force, à moins qu’il ne lui ait lié les mains ; alors seulement il pourra piller sa maison » (C. GIANOTTO, « Évangile selon Thomas », dans P. GEOLTRAIN, F. BOVON, éd., Écrits apocryphes chrétiens, I, p. 40). L’expression copte pōōne ebol, traduite ici par « piller », recouvre un champ sémantique assez large, et correspond en particulier aux verbes néotestamentaires airein, metairein (cf. M. WILMET, Concordance du Nouveau Testament sahidique II. Les mots autochtones 2. o-w, Louvain, Peeters [coll. « Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium », 183, « Subsidia », 13], 1958, p. 633 ; et W.E. CRUM, A Coptic Dictionary, Oxford, Clarendon Press, 1939, p. 265a ; je remercie P. Luisier pour ces références). Or airein est précisément le verbe utilisé par Luc en 11,22, il me semble donc envisageable que, si Thomas n’utilise pas le verbe harpasai comme Matthieu et Marc, il traduise airein attesté par Luc, ou l’un de ses composés.
-
[10]
On comparera à l’expression de FLAVIUS JOSÈPHE, « Ils pillèrent toute la maison » (pasan oikian dièrpazon), Guerre des juifs, IV, 314.
-
[11]
Au lieu du simple « lier », « ligoter », l’Évangile selon Thomas a recours à une expression plus concrète, plus visuelle, « lier les mains ».
-
[12]
Thucydide, Guerre du Péloponnèse, VI, 31, 3 ; VIII, 27, 4, etc.
-
[13]
Xénophon, Économique, IX, 3. Voir aussi C. Maurer, « Skeuos », dans Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testmant, VII, Stuttgart, Kohlhammer, 1964, p. 359-368.
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[14]
On relèvera aussi le recours aux indéfinis négatifs oudeis et (ou)… tis chez Marc comme chez Matthieu et dans l’Évangile selon Thomas.
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[15]
La question porte bien sur la puissance qui authentifie les actes de Jésus, comme dans les demandes qui lui sont faites de produire « un signe du ciel » (ainsi que l’indique ici le rapprochement de Lc 11,6) ou plus tard lors de la question des chefs juifs interrogeant « en quelle autorité fais-tu cela ? » (Mt 21,23/ Mc 11,28/Lc 20,2).
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[16]
Je renvoie au commentaire de Jean Chrysostome, hom. 41 sur Matthieu, pour une analyse antique de l’argumentation de Jésus comme « démonstration » de son indépendance à l’égard de Satan, mieux, de sa maîtrise de ce dernier (PG 57, c. 447-448). Chez les commentateurs modernes, on pourra consulter U. Luz, Matthew 8-20, Minneapolis, Fortress, 2001, p. 198-204 ; et W.D. Davies, D.C. Allison, A Critical and Exegetical Commentary of the Gospel According to Saint Matthew, Edinburgh, T&T Clark, 1991, p. 333-341. Pour ces derniers auteurs, l’apologue est le troisième argument de Jésus (« Jesus’ third argument takes the form of a parable », p. 341), et Luz, p. 198, parle d’un « klimax », d’un sommet dans l’argumentation.
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[17]
Skeuos est utilisé dans le Nouveau Testament comme métaphore désignant l’homme ou son corps. Nous avons vu que les skeuè désignaient en particulier la vaisselle précieuse. Le terme peut aussi, selon le Xénophon de l’Économique (IX, 3 et 9), recouvrir une diversité d’ustensiles domestiques, parmi lesquels des pots ou vaisselles en terre. Cette bivalence est exploitée de manière figurée dans la Seconde Épître à Timothée : « […] dans une maison d’importance, il n’y a pas que des ustensiles (skeuè) d’or et d’argent, mais aussi de bois et de terre, les uns pour un usage honorifique (= noble), les autres pour un usage sans honneur (= trivial) » (2 Tm 2,20). L’application aux hommes est faite aussitôt par Paul : « […] si quelqu’un s’est purifié […], il sera un ustensile noble » (2 Tm 2,21 sq.). Il s’agit ici de l’homme en tant que tel, mais en trois autres lieux du Nouveau Testament, c’est plus particulièrement le corps de l’homme qui est désigné par la métaphore du skeuos (2 Co 4,7 ; 1 Th 4,4 et 1 Pi 3,7). Une telle association entre le skeuos et l’homme ou son corps était suffisamment courante, on le voit, pour suggérer sans précisions supplémentaires l’application des skeuè de l’apologue aux hommes. D’ailleurs, Méliton, dans la plus ancienne allusion connue au verset, « traduit » directement l’analogie en mettant dans la bouche de Jésus : « […] je me suis emparé de l’homme »… (Méliton de Sardes, Sur la Pâque, Paris, Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 123), 1966, p. 120-122, lg. 785).
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[18]
« Sed et diabolum cum dixisset fortem, non in totum, sed velut ad comparationem nostram, semetipsum in omnia et vere fortem ostendit Dominus, dicens “non aliter aliquem posse diripere vasa fortis, si non ipsum prius alliget fortem et tunc domum eius diripiet” » (Irénée, AH III, 8, 2, « Sources Chrétiennes », 34, p. 146). Les traductions proposées dans la présente étude sont miennes. On notera que, sous cette forme, la formulation proposée par Irénée se rapproche beaucoup, à l’exception de la mention de la « violence » et de la précision « lier les mains », de la sentence de l’Évangile selon Thomas.
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[19]
Tertullien, Contre Marcion, IV, 26, 12, « Sources Chrétiennes », 456, p. 340-342.
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[20]
« Fortem autem hic ipsum Satanam principem daemonum ostendit […]. Fortem igitur dudum diabolum fuisse ex his ipsis Domini dictis agnoscimus, quibus et virtus diaboli et superbia ac malitia eius sub exemplo allegoricae comparationis ostensa est » (Chromace, Tractatus in Matthaeum, L, 1, Corpus Christianorum, Series Latina, IX A, p. 445).
-
[21]
Bède, In Lc 11,21, Commentaire sur Luc, IV, Corpus Christianorum, Series Latina, CXX, p. 234.
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[22]
Apollinaire de Hiérapolis, dans Chronicon paschale, PG 92, c. 81, cf. I.C.T. Otto, Corpus Apologetarum christianorum saeculi secundi. Volumen IX, Jena, Mauke (Herm. Dufft), 1872, p. 487. On ne connaît pas d’ouvrage d’Irénée consacré à la Pâque, néanmoins, selon Eusèbe, Clément d’Alexandrie, dans son propre traité Sur la Pâque, se référait à « Méliton, Irénée et quelques autres » (Eusèbe de Césarée, Histoire Ecclésiastique VI, XIII, 9, « Sources Chrétiennes », 41, p. 106).
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[23]
« Sed et diabolum cum dixisset fortem, non in totum, sed uelut in conparationem nostram ; semetipsum in omnia et uere “Fortem” ostendit Dominus, dicens non aliter aliquem posse “diripere uasa fortis si non ipsum prius alliget fortem et tunc domum eius diripiet”. Vasa autem eius et domus nos eramus cum essemus in apostasia ; utebatur enim nobis quemadmodum uolebat et spiritus inmundus habitabat in nobis. Non enim aduersus eum qui se alligabat et domum eius diripiebat fortis erat sed aduersus eos qui in usu eius erant homines, quoniam abscedere fecerat sententiam eorum a Deo, quos eripuit Dominus. Quemadmodum et Ieremias ait : “Redemit Dominus Iacob et eripuit eum de manu fortioris eius” » (Irénée, AH III, 8, 2, « Sources Chrétiennes », 34, p. 146).
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[24]
On comparera par exemple l’application résumée transmise parmi les fragments origéniens : « […] la “maison du Fort” est le lieu qui entoure la terre, le Fort est le diable et ses “ustensiles” sont ceux qui ont été soumis/se sont soumis à ses volontés » — on peut hésiter sur la valeur de moyen ou de passif de la forme hupagomenoi (Origène, Origenes Matthäuserklärung, Fragmente und indices I, dans E. Klostermann, E. Benz, éd., Leipzig, J.C. Hinrichs’sche Buchhandlung [GCS 411], 1941). Voir une identification analogue, insistant sur le fait que les hommes « se sont placés en son pouvoir », dans le fragment 68 de Théodore de Mopsueste (dans J. Reuss, Matthaüs-Kommentare der griechieschen Kirche, Berlin, Akademie-Verlag [TU 61], 1957, 119).
-
[25]
Cette remarque sur l’emploi des temps dans les passages d’Irénée qui reprennent Mt 12,29 est générale et s’applique également aux autres citations faites ci-dessous. Il est à supposer, à partir du constat de fidélité que permettent ailleurs les fragments grecs qui nous sont parvenus, qu’une telle distinction des temps était déjà le fait d’Irénée et a été respectée par le traducteur.
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[26]
On notera qu’Irénée emprunte explicitement le substrat grec de cet eripuit (diripuit pour les manuscrits A et V) à Jérémie selon les LXX : l’ensemble du paragraphe aboutit en effet à cette citation de Jérémie : « Redemit Dominus Iacob et eripuit eum de manu fortioris eius », « le Seigneur a racheté Jacob et l’a arraché à la main d’un plus fort que lui » (Jr 38,11 LXX), où on lit exeilato, aoriste de exaireomai, cf. Ga 1,3 cité dans l’introduction de la présente étude. Ce texte de Jérémie avait partie liée avec l’apologue du Fort, surtout dans sa version lucanienne, puisqu’il se retrouve chez Jérôme (qui reprend Origène ?), cf. Fragments des chaînes sur Jérémie 54 (sur Jr 38,10-11 LXX), E. Klostermann, ed., Origenes, Jeremiahomilien, Leipzig J.C. Hinrichs, 1901, p. 225. Voir A. Orbe, Introduction, p. 1 200-1 203.
-
[27]
Cyrille d’Alexandrie, Fragment 155, dans J. Reuss, Matthaüs-Kommentare der griechieschen Kirche, p. 202.
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[28]
Méliton de Sardes, Sur la Pâque, « Sources Chrétiennes », 123, p. 120-122, lg. 772-786. L’interrogation empruntée à Job (Jb 40,2) : « qui contestera ? » montre que Méliton a été sensible au contexte de controverse qui est celui de la sentence dans les évangiles synoptiques.
-
[29]
Irénée, AH II, 20, 3, « Sources Chrétiennes », 294, p. 205.
-
[30]
« Sed quoniam Deus inuictus et magnanimis […] per secundum autem hominem “alligauit fortem et diripuit eius uasa” et euacuauit mortem, uiuificans eum hominem qui fuerat mortificatus. Primum enim possessionis eius uas Adam factus est, quem et tenebat sub sua potestate […] » (Irénée, AH III, 23, 1, « Sources Chrétiennes », 34, p. 382).
-
[31]
Irénée, AH III, 8, 2, « Sources Chrétiennes », 34, p. 146.
-
[32]
On notera comment Origène met en valeur le « préalablement » (prôton, prius) du micro-récit de Matthieu et de Marc, qu’Irénée avait aussi relevé.
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[33]
Origène, Commentaire sur l’Épître aux Romains V, chap. 10, PG 14, c. 1052 A, « Sources Chrétiennes », 539, p. 514-516. Ce texte orchestre de manière remarquable le même mouvement binaire de descente, puis de remontée que l’hymne final de Méliton.
-
[34]
Grégoire d’Elvire, tr. VII, Patrologia latina, Supplementum, 1, Paris, 1958, c. 401.
-
[35]
Jérôme, Commentaire sur Matthieu, ad locum (sur Mt 12,29), « Sources Chrétiennes », 242, p. 248. Le sort du Fort ligoté est ici assimilé à celui de Typhée (ou Typhon), ultime ennemi du légitime pouvoir de Zeus dans la tradition grecque, vaincu et relégué dans les profondeurs souterraines, cf. la notation sur laquelle Hésiode referme le récit (héroïque) de la lutte contre Typhée : « […] d’un coeur aigri, il (Zeus) le jeta dans le vaste Tartare » (Théogonie 868). On peut lire un schéma similaire dans l’invocation des Actes de Thomas : « Jésus, droite du Père, qui renversas le Mauvais, le repoussas jusqu’à la limite inférieure (et rassemblas ses biens…) » (P.H. Poirier, Y. Tissot, « Actes de Thomas 48,1 », p. 1 373).
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[36]
Cf. la réversibilité des noeuds entre Ève et Marie au Livre III de l’Adversus haereses : dans le même chapitre où il parle de l’inobaudientiae nodus, Irénée écrit que « ce qu’Ève, vierge, a lié par son manque de foi, Marie, vierge, l’a délié par la foi » (AH III, 22, 4). Il y a recircumlatio entre les deux. Voir ma lecture en A. Bastit, « Le salut comme libération dans l’exégèse primitive des évangiles : LUO et LUSIS », dans Pagani e cristiani alla ricerca della salvezza : (secoli I - III). XXXIV Incontro di studiosi dell’antichità cristiana (Roma, 5-7 maggio 2005), Rome, Institutum patristicum Augustinianum (coll. « Studia Ephemeridis Augustinianum », 96), 2006, p. 277-302, ici p. 293.
-
[37]
« Quoniam enim in initio homini suasit transgredi praeceptum Factoris et eum habuit in sua potestate, potestas autem ejus est transgressio et apostasia, et his colligavit hominem : per hominem ipsum iterum oportebat victum eum contrario colligari iisdem vinculis quibus alligavit hominem, ut homo solutus revertatur ad suum Dominum […] » (Irénée, AH V, 21, 3, « Sources Chrétiennes », 153, p. 274-276).
-
[38]
Hippolyte de Rome, Commentaire sur Daniel IV, 33, « Sources Chrétiennes », 14, p. 330.
-
[39]
Irénée, AH V, 22, 1, « Sources Chrétiennes », 153, p. 280.
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[40]
Irénée, AH V, 21, 3, « Sources Chrétiennes », 153, p. 276.
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[41]
Adam et Ève principalement, comme le montre la réécriture développée de l’apologue du Fort par Irénée dans sa fable de l’usurpateur, en AH III, 23, 2, et le parallèle avec la Démonstration, § 31, « Sources Chrétiennes », 406, p. 128-129.
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[42]
« Sed quoniam solus uere magister Dominus noster et bonus uere Filius Dei et patiens, Verbum Dei Patris Filius hominis factus. Luctatus est enim et uicit ; erat enim homo pro patribus certans et per obaudientiam inobaudientiam persoluens ; alligauit enim fortem et soluit infirmos et salutem donauit plasmati suo, destruens peccatum. Est enim piissimus et misericors Dominus et “amans humanum genus” » (Irénée, AH III, 18, 6, « Sources Chrétiennes », 34, p. 324).
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[43]
« Contusam a se in temptatione prima omnem diaboli indicat potestatem, quia nemo domum fortis introeat eiusque uasa diripiat, nisi fortem adligauerit et tunc domum eius diripiet, et necesse est agens illo forte sit fortior. Ligatus est ergo tum cum satanas a Domino nuncupatus, ipsa nequitiae suae nuncupatione constrictus est, cui ita uincto spolia detraxit et domum abstulit, nos scilicet quondam arma eius regnique militiam in ius suum redegit, uictoque atque uincto domum sibi ex nobis uacuam et utilem comparauit » (Hilaire, Commentaire sur Matthieu 12, 16, « Sources Chrétiennes », 254, p. 282). On notera qu’Hilaire, qui normalement devrait partir du texte de Matthieu, commente en réalité celui de Luc — signe sans doute d’un emprunt à quelque commentaire lucanien. Comme l’explicite A. Orbe, à propos des deux temps de la victoire sur le Fort chez Irénée, qui sont celui de l’affrontement des tentations et celui de la passion selon Irénée au Livre V (21, 2), « la première [victoire], sur les tentations du diable, s’achève par le “dévoilement” ou “mise à nu” de l’ennemi, transfuge et apostat à l’égard de Dieu ; humblement acceptés et observés par le Christ, en tant qu’homme, les oracles de Dieu (ou la Loi), commandements du Créateur, démasquent l’ennemi, transfuge et apostat, [mais…] le triomphe de la croix couronne la victoire sur les tentations du désert. Celui que le Christ, en tant qu’homme, avait démasqué dans le désert est définitivement privé de sa force par ce même Christ, le Verbe, Fils de Dieu, qui meurt sur la croix » (Introduction, p. 1 054).
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[44]
« Quomodo autem plus quam Salomon aut plus quam Jona habebat et Dominus erat David qui ejusdem cum ipsis fuit substantiae ? Quomodo autem eum qui adversus hominem fortis erat, qui non solum vicit hominem, sed et destinebat eum sub sua potetate, devicit, et eum quidem qui vicerat vicit, eum vero qui victus fuerat hominem dimisit, nisi superior fuisset eo homine qui fuerat victus ? Melior autem eo homine qui secundum similitudinem Dei factus est et praecellentior, quisnam fuit alius nisi Filius Dei, ad cuius similitudinem factus est homo ? » (Irénée, AH IV, 33, 4, « Sources Chrétiennes », 100, p. 812).
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[45]
Irénée, AH III, 18, 7. Ce passage, particulièrement important pour la christologie, nous a été conservé en grec par l’Eranistès de Théodoret de Cyr, au dialogue II (G.H. Ettlinger, éd., Eranistès, Florilegium, II, 169, Oxford, Clarendon Press, 1975, p. 153).
-
[46]
« Haerere itaque fecit et aduniit, quemadmodum praediximus, hominem Deo. Si enim homo non uicisset inimicum hominis, non iuste uictus esset inimicus. Rursus autem nisi Deus donasset salutem, non firmiter haberemus eam » (Irénée, AH III, 18, 7, « Sources Chrétiennes », 34, p. 324-326).
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[47]
« Postea jam Verbum constanter eum colligauit, quasi suum fugitiuum, et diripuit eius vasa, hoc est eos qui ab eo detinebantur homines, quibus ipse iniuste utebatur. Et captiuus quidem ductus est iuste is qui hominem iniuste captiuum duxerat, qui autem ante captiuus ductus fuerat homo extractus est a possessoris potestate, secundum misericordiam Dei Patris, qui miseratus est plasmati suo et dedit salutem ei, per Verbum, hoc est per Christum, redintegrans, ut experimento discat homo, quoniam non a semetipso sed <ex> donatione Dei accipit incorruptelam » (Irénée, AH V, 21, 3 fin, « Sources Chrétiennes », 153, p. 276-278).
-
[48]
Justin, prédécesseur d’Irénée, insiste sur le fait que « les dons » faits aux hommes par le Christ quand il s’est élevé étaient les dons de l’Esprit, voir Dialogue avec Tryphon 39, 4-5.
-
[49]
Irénée, AH II, 20, 3, « Sources Chrétiennes », 294, p. 205.
-
[50]
Basile de Césarée, Du saint Esprit, chap. VIII, § 18, 100 d sq., « Sources Chrétiennes », 17, p. 139.
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[51]
« Dei Verbum […] ea quae sunt sua redimens ab ea, non cum ui, quemadmodum illa initio dominabatur nostri, ea quae non erant sua insatiabiliter rapiens, sed secundum suadelam, quemadmodum decebat Deum suadentem et non uim inferentem accipere quae vellet, ut neque quod est iustum confringeretur neque antiqua plasmatio Dei deperiret » (Irénée, AH V, 1, 1, 27 s., « Sources Chrétiennes », 153, p. 18-20). Le « par la violence » rejeté avec insistance par Irénée évoque le « par violence » ou « par force » de la sentence 35 de l’Évangile selon Thomas (« Il n’est pas possible que quelqu’un entre dans la maison du Fort et la prenne par violence […] »). Se pourrait-il que le théologien asiate ait aussi connu cette sentence sous la forme qu’elle prend chez Thomas et qu’elle se trouve visée par une telle dénégation ? Je remercie Philippe Luisier pour cette suggestion.
-
[51]
Irénée, AH V, 21, 3, « Sources Chrétiennes », 153, p. 274-276.
-
[53]
Irénée, AH III, 23, 7, « Sources Chrétiennes », 34, p. 394.
-
[54]
Dionysius Bar Salibi, In Apocalypsim, Sedlacek (I.), Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, 60, Scriptores Syri, 20, 1910, p. 19-20.
-
[55]
Augustin, Cité de Dieu, XX, 8, Bibliothèque augustinienne, 37, 1960, p. 230.
-
[56]
Jean Chrysostome, Homélie 41 sur Matthieu, PG 57, c. 447-448.
-
[57]
Cyrille d’Alexandrie, Fragment 155, dans J. Reuss, Matthaüs-Kommentare der griechieschen Kirche, p. 202.
-
[58]
Augustin, Cité de Dieu, XX, 30, 2, Bibliothèque augustinienne, 37, 1960, p. 352 ; cf. Quaest. Evang. 1, 5, qui représente la première occurrence d’un bref commentaire du verset chez Augustin. Il est à noter que Mt 12,29 revient une vingtaine de fois dans l’oeuvre d’Augustin et que, selon l’ouvrage encore inédit de Nathalie Requin consacré aux Questions sur les évangiles d’Augustin, dès sa première apparition, le motif est traité sans insistance, comme déjà bien connu du destinataire des Quaestiones.
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[59]
En ce qui concerne les second et troisième siècles, mon enquête s’est efforcée d’être exhaustive, cela ne pouvait plus être le cas pour les siècles suivants, où je me suis surtout intéressée aux textes pouvant répondre ou faire échos aux thèmes irénéens.
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[60]
L’extrait de Théodote 52 insère la sentence paulinienne sur la lutte entre les lois de la chair et de l’esprit (Rm 7,23) entre, d’une part, le conseil de Mt 5,25 sur la libération de toute dette à l’égard de « l’adversaire » et l’apologue du « Fort » selon la version de Matthieu (semble-til) : « […] l’élément charnel est cet “adversaire” (Mt 5,25) que le Seigneur a recommandé de “lier” et de “ravir ses biens comme ceux du Fort” (Mt 12,29), de celui qui mène la guerre à l’encontre de l’âme céleste et dont le Seigneur a aussi recommandé de “se débarrasser” » (Extraits de Théodote 52, 1, « Sources Chrétiennes », 23, p. 166, ma traduction). Il est intéressant, d’une part de constater la fonction herméneutique de Paul, utilisé pour expliciter les récits paraboliques et figurés de Matthieu, de l’autre de découvrir ici une forme d’intériorisation de la lecture de l’apologue : l’ennemi à ligoter et à dépouiller peut donc être perçu aussi comme interne à celui qui aspire à libérer ses potentialités pneumatiques.
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[61]
« L’ultime ennemi anéanti sera la mort » (1 Co 15,26) ; « par [sa] mort il a anéanti celui qui détient la puissance de la mort, c’est-àdire le diable » (He 2,14). Ces deux versets ont en commun le recours au verbe katargein pour exprimer l’anéantissement de l’Ennemi.
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[62]
On ajoutera que ce récit donne à voir l’une des versions possible du couple antithétique « lier/délier » (deo/luo), dont l’importance dans les évangiles est manifeste (voir A. Bastit, « Le salut comme libération dans l’exégèse primitive des évangiles : LUO et LUSIS », p. 277-302).
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[63]
Chromace, Tractatus in Matthaeum, L, 1, Corpus Christianorum, Series Latina IX A, 445. L’association de Mt 12,29 avec Ep 4,8, présente aussi chez Irénée et Origène, était devenue traditionnelle, comme on le voit chez Grégoire d’Elvire, tr. VII, Patrologia latina, Supplementum, 1, Paris, 1958, c. 401, et Jérôme, Commentaire sur Matthieu 12,29, « Sources Chrétiennes », 242, p. 248. Elle réapparaît encore chez Bède, In Lucam 11,21, Commentaire sur Luc, IV, Corpus Christianorum, Series Latina CXX, 234.
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[64]
En ce qui concerne les second et troisième siècles, la recherche a tendu à être exhaustive, en revanche pour les siècles suivants, il conviendrait de mener un inventaire systématique. Cependant, les lieux indiqués ici sont déjà représentatifs. Depuis que cet article a été rédigé, L. Dorfbauer (Salzburg) a retrouvé les Commentaria in evangelia de Fortunatien d’Aquilée, dont il prépare l’édition critique. Je le remercie de m’avoir rendu accessible sa transcription. On y lit : « […] “comment quelqu’un pourrait-il entrer dans la maison du Fort et s’emparer de ses ustensiles s’il n’a pas préalablement lié le Fort ?” (Mt 12,29). Les “ustensiles”, c’est-à-dire les hommes, où demeurait Zabulon, selon ce qui est dit : “que le péché ne règne pas dans votre corps mortel” (Rm 6,12). Et ailleurs encore : “le prince de ce monde sera jeté dehors” (Jn 12,31). Ainsi donc, Zabulon ayant été expulsé, ils reçurent en eux le Christ qui fait chez eux sa demeure et qui règne dans son Église » (Fortunatien, In evangelia, cap. LXV).