Notes critiques

Le dernier état d’un finalisme contemporainÀ propos d’un inédit majeur de Raymond Ruyer[Notice]

  • Philippe Gagnon

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  • Philippe Gagnon
    College of Adult & Professional Studies, Bethel University, Saint Paul, Minnesota

Le philosophe Raymond Ruyer (1902-1987), longtemps professeur à Nancy, a laissé une oeuvre considérable, à l’argumentation subtile et complexe. Il a travaillé patiemment à partir des années 1930 à l’articulation d’une philosophie qui serait ouverte aux découvertes des sciences contemporaines mais assez forte pour intégrer le phénomène dans toute son ampleur. La philosophie de l’époque de sa thèse de doctorat avait déjà cerné la primauté de la forme comme principe d’unification mais dans sa seule dimension géométrico-mécanique de structure, sans avoir réussi à développer une théorie de la finalité. La rencontre d’É. Wolff et l’expérience de captivité lors de la Seconde Guerre mondiale mirent Ruyer au fait de la manière dont les formes semblent s’imposer au monde, dans le cas du développement des organismes vivants, en actant sur leur substrat à la manière de stimuli-signaux. Par la suite, Ruyer développa en parallèle une philosophie de la genèse des formes vivantes — c’est là le titre direct d’un de ses ouvrages —, une philosophie de l’automation, des limites de l’intelligence artificielle et des théories mécaniques de l’apprentissage (dont on verrait l’étonnante actualité si l’on s’avisait par exemple de la rapprocher de l’intransigeance « orthodoxe » d’un D. Hofstadter), en plus d’une philosophie de la valeur, complétée par des articles et ouvrages sur la philosophie sociale et certains aspects de l’économie politique. L’idée inspiratrice d’une telle recherche est malaisée à trouver. D’autant que Ruyer, philosophe français, lisait abondamment les auteurs anglo-saxons, que ce soit par exemple le généticien Haldane ou le psychologue étatsunien J.B. Watson. D’ailleurs, c’est auprès de ce dernier que la pensée du premier Ruyer trouva son inspiration, mais en faisant subir à l’épiphénoménisme un de ces « retournements » dont le philosophe de Nancy avait le secret. Il est peu de domaines que Ruyer n’ait pas explorés, ce qui fait de lui clairement un des grands penseurs de la tradition occidentale, une sorte de « tête bien faite » qui aura pourtant vécu dans ce siècle, le dernier, qui connut une formidable explosion du savoir scientifique. Le lecteur qui chercherait à entrer dans cette oeuvre composée de plusieurs dizaines d’articles et d’une vingtaine d’ouvrages, peut s’aider de la notice que Ruyer écrivit sur son propre projet à la demande de Deledalle et Huisman, mais sans peut-être y trouver l’état d’une recherche ayant bénéficié de ce temps d’examen de conscience et de doctrine permis à tout érudit lorsqu’il atteint l’âge de la retraite. Aussi vaut-il la peine de souligner la publication à l’automne 2013 du dernier long manuscrit de Ruyer, resté inédit pendant plus de 30 ans et intitulé L’embryogenèse du monde et le Dieu silencieux. L’ouvrage eut comme titre provisoire « Au Dieu inconnu, Source de toute vie ». Cet écrit restera ce que nous avons de plus proche s’agissant de remplir le programme énoncé dans le dire sibyllin de Ruyer : « Il est impossible de penser la Source originelle. On ne peut qu’y faire allusion. Il est puéril de tenter un ouvrage intitulé “Dieu”. Cet ouvrage ne peut comporter que des chapitres sur des sujets divers […] ». Le préfacier nous apprend que l’ouvrage fut écrit au début des années 1980, qu’il fut soumis à un éditeur puis refusé, et que son auteur n’eut pas, dans sa vieillesse, la fortitude d’insister, de le corriger ou de l’envoyer à une autre maison d’édition. C’est une interprétation, mais ce n’est pas la seule possible. Il se peut très bien que Ruyer eût un sens plus vif qu’il n’y paraît des limites de ce genre de tentatives, loin des enthousiasmes faciles qui peuvent aujourd’hui entourer sa publication. On aurait …

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