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I. Philosophie de la transcendance

Dans un ouvrage récent intitulé Phénoménologie de la transcendance[1], Sophie Nordmann, chercheuse en philosophie au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités, propose une réflexion sur certains concepts classiques de la théologie : création, révélation, transcendance, rédemption, etc., qu’elle se propose de redéfinir pour les débarrasser notamment de leur connotation théologique. Cet essai court (73 pages) mais incisif se présente en première lecture comme une tentative de séculariser certains concepts opératoires en théologie et de les épurer en une version réputée plus authentique. En toute rigueur, cependant, l’intention déclarée de l’auteur se limite à opérer une réduction strictement philosophique de ces concepts. Au-delà de ce qui peut apparaître de prime abord comme une visée polémique anti-chrétienne de l’essai, l’attention du théologien est surtout attirée par les conclusions philosophiques tirées de l’incomplétude du monde. Car cette incomplétude du monde est elle-même fondatrice de la conviction qu’il existe un achèvement à attendre, intuition qui rejoint la tradition sapientielle de la théologie chrétienne dans laquelle création et rédemption ont partie liée. Ce faisant, Sophie Nordmann contribue — un peu paradoxalement — à fonder, malgré ses prises de distance explicites vis-à-vis de toute référence à Dieu, ce qu’il est convenu d’appeler une « théologie naturelle ». En effet, bien que la question de l’existence d’un Créateur soit méthodologiquement écartée du champ de la réflexion, le constat de l’inachèvement du monde peut permettre d’ouvrir la voie, et de la meilleure manière, à une théologie naturelle, c’est-à-dire à un discours sur Dieu qui procède premièrement de la lecture du livre de la nature. Loin d’exclure ou d’interdire toute théologie, cette « phénoménologie de la transcendance » peut finalement se lire comme une porte d’entrée philosophique inattendue vers la théologie révélée.

II. Relativiser la transcendance

Le titre choisi Phénoménologie de la transcendance est évocateur de la pensée d’Emmanuel Levinas qui définit la transcendance comme « une façon pour le distant de se donner[2] ». Avec la phénoménologie, la transcendance de l’objet qui se donne n’est plus pensée de manière radicalement séparée du monde, comme si transcendance signifiait le recours à un « arrière-monde », selon l’expression savoureuse de Nietzsche[3]. La transcendance surgit dans le phénomène de l’altérité donatrice, son lieu est le terrain commun de ce don sans lequel l’altérité resterait absolument hors d’atteinte. Dans le contexte de la phénoménologie, le caractère « transcendant » est attribué à tout objet de la conscience. L’expression « phénoménologie de la transcendance » n’était donc pas insolite à condition de demeurer dans une acception classique du mot transcendance. En revanche, dans le cadre d’une définition de la transcendance qui rompt avec l’existence d’une mesure commune permettant de fonder la hiérarchie entre les prédicats, on s’éloigne inévitablement de la perspective philosophique d’une « banalité » de la transcendance.

Les premières pages s’ouvrent précisément sur une nouvelle définition de la « transcendance ». Cette définition inaugure une longue série de définitions portant toutes sur plusieurs mots tirés du lexique de la théologie : transcendance, création, rédemption, miracle, révélation. Le mot transcendance comprend habituellement deux dimensions : d’une part, un rapport de supériorité dans une relation d’ordre ou une hiérarchie commune et, d’autre part, l’existence d’un saut qualitatif, d’une rupture de la continuité avec des éléments inférieurs dans la hiérarchie. Ainsi, on peut dire de l’intelligence de l’homme qu’elle « transcende » celle du cheval en ce sens qu’elle lui est à la fois supérieure dans une mesure commune de l’intelligence, mais aussi que les deux intelligences sont comme séparées par un saut qualitatif qui fait de l’intelligence de l’homme, non pas une simple amplification de l’intelligence chevaline, mais une catégorie différente d’intelligence. Pour Sophie Nordmann, la transcendance doit être au contraire « strictement entendue comme absence de commune mesure » (p. 10). Être transcendant ne signifie pas être « infiniment supérieur », mais simplement être « incommensurable à », « d’un ordre absolument autre que ». Ainsi, en récusant tout rapport possible, tout terrain commun entre une chose et ce qui lui est transcendant, Sophie Nordmann prend le risque de réduire la transcendance à une pure étrangeté. Est « transcendant à », dit-elle, ce qui est simplement « d’un ordre absolument autre que ». D’où la contradiction engagée par cette définition même de la transcendance et identifiée par l’auteur : l’expression « phénoménologie de la transcendance » devient « formellement contradictoire » dans la mesure où « si la transcendance était objet d’expérience possible, alors justement elle ne serait plus transcendance » (p. 14). Mais comment parler alors de réalités « transcendantes » si celles-ci n’ont strictement aucun rapport avec le monde, c’est-à-dire, entre autres, avec le sujet qui en parle ? Et quel bénéfice tirer de cette définition du mot transcendance, ainsi amputée de son ambivalence fondatrice distance-don ? Le mobile semble être de congédier du discours philosophique toute référence possible à la question de l’existence de Dieu. Ainsi définie, « la transcendance n’implique aucunement l’hypostase d’un être transcendant » (p. 9), la question est même « radicalement distincte de celle de l’existence de Dieu » (p. 10). Est-ce bien l’effet obtenu ? Il nous semble que le fait de définir la transcendance comme l’altérité absolue ou l’absence de rapport avec, ne permet nul progrès dans la cause de l’athéisme si tel était l’objectif visé. Au mieux, elle permet de ne plus parler que d’un Dieu absolument étranger à l’histoire du monde et donc « transcendant » en ce sens mais n’évite pas de pouvoir continuer de parler du Dieu du théisme, lequel est à la fois transcendant et immanent au monde. Si l’un des effets recherchés de cette nouvelle définition de la transcendance était de la « déconnecter de toute hypothèse théologique » (p. 10), il ne semble pas que l’objectif soit clairement atteint. Car le fait de modifier une définition ne produit pas l’effet d’un théorème. Ce n’est pas parce que l’expression « être transcendant à » est redéfinie en un sens plus restrictif que tout ce qui était déclaré transcendant en un sens plénier doit cesser de l’être.

Si « être transcendant à » signifie « être incommensurable à », alors pourquoi ne pas dire « être incommensurable à » et laisser à l’expression originale son sens plénier ? Le propos ne semble pas être ici de préparer un concept nouveau à usage opératoire pour la suite de l’argumentation — du reste, la suite de l’ouvrage ne fera plus guère usage du terme — mais plutôt de poser que certains vocables ont été associés indûment à la question embarrassante de l’existence de Dieu. L’épigraphe du livre tirée des Remarques mêlées de Wittgenstein annonce la couleur : « Il faut parfois retirer de la langue une expression et la donner à nettoyer — pour pouvoir ensuite la remettre en circulation[4] ». L’intention est claire : les mots même de la théologie doivent être nettoyés, dépollués de toute connotation religieuse ou théologique afin de retrouver leur blancheur d’origine. Or la plupart des concepts ainsi redéfinis se priveraient de leur densité philosophique originelle et finiraient simplement par rétrécir dans ce lavage sémantique. Ainsi, dans son effort de donner à la notion de « transcendance » un droit de cité philosophique, l’opération vérité proposée par l’auteur pourrait juste consister à jeter le bébé avec l’eau du bain. Fallait-il pour cela payer le lourd tribut d’un tel « nettoyage » ?

La première application de la nouvelle définition du mot « transcendance » concerne « le monde », lui-même objet d’une nouvelle définition.

III. De l’existence du monde

Toute réflexion philosophique ou théologique sur le concept de création commence par une interrogation sur la nature de ce qui est. Par « création », on entend habituellement création du monde. Pour Sophie Nordmann, le monde doit être défini comme « tout ce qui peut être mis sous la proposition : “il y a quelque chose plutôt que rien” » (p. 11). Car « définir [le monde] comme “tout ce qui est” impliquerait de déterminer ce que c’est qu’être et c’est cette question qu’il s’agit précisément d’esquiver » (p. 12). Pour autant, désigner le monde comme tout ce qui peut être mis sous la proposition « il y a quelque chose plutôt que rien », ce n’est pas échapper à la question de l’existence. L’expression française « il y a quelque chose », si elle ne contient pas le verbe être, est toutefois le strict équivalent de « quelque chose est ». En anglais comme en allemand, le verbe être traduit rigoureusement ce « il y a » (there is ou es ist). La question de l’existence reste donc au coeur de l’expression « il y a quelque chose » et l’on ne saurait jouer ici sur une particularité de la grammaire française pour faire l’économie de la question de l’existence. Ce préliminaire traduit cependant un parti pris philosophique cohérent avec la méthode phénoménologique : il s’agit de rester au seuil du questionnement métaphysique sur l’existence du monde et de s’en tenir à ce constat apparemment dénué de toute connotation polémique : « il y a quelque chose plutôt que rien ». Mais les apparences sont parfois trompeuses et la proposition initiale est déjà pleine de difficultés. La première d’entre elles est qu’elle présuppose de pouvoir donner un sens à l’expression « il y a rien » puisque c’est à partir de ce contraste que s’affirme l’existence du monde. Le propos initial était de faire l’économie de l’existence des choses, mais le résultat est qu’il faut désormais définir ce que signifie : « il y a rien », ce qui n’est pas une tâche secondaire. Et si le néant absolu auquel semble se référer ce « rien » n’est pas facilement identifiable, il est cependant au coeur même des débats sur la notion traditionnelle de création, en particulier dans sa forme la plus classique : la creatio ex nihilo[5]. Du défaut même de la définition de ce « rien », naît l’ambiguïté de la définition d’un monde qui serait « tout ce qui peut être mis sous la proposition “il y a quelque chose plutôt que rien” ». En particulier, si l’on prend l’exemple du concept de Dieu, lequel ne peut pas être désigné — au moins en tant que concept — par le vocable « rien », on en déduirait que Dieu est un élément du monde ce qui est une option philosophique pour le moins discutable.

La seconde difficulté tient au manque d’évidence du constat : il y a quelque chose (plutôt que rien). Les philosophies classiques de la nature prennent pour argent comptant le fait qu’un monde existe et que, quelle que soit la nature exacte de cette existence, un fait est au moins incontestable : quelque chose est là, devant nous. Mais le sentiment d’évidence que procure ce constat ne vaut que par le manque de prise de recul par rapport à l’observation scientifique. Les sciences contemporaines de la nature insistent aujourd’hui sur le fait que le réel est un réel « voilé », en permanence soumis à un halo de probabilités qui questionnent l’évidence première de cette existence. Le cas de la mécanique quantique est particulièrement éloquent pour illustrer que le concept de matière comme extension spatiale, comme ce sur quoi l’on bute, est profondément remis en cause par la vision contemporaine du monde. Sur le plan biologique, le concept d’émergence est devenu central pour exprimer que les réalités biologiques ne cessent d’advenir à l’existence. Le constat initial selon lequel le monde existe est donc sujet à débat dans la mesure où l’existence des choses reste d’une part hypothétique car soumise au jeu des probabilités et, d’autre part, renvoie fondamentalement à un étalement dans le temps qui étire le statut de l’existence au-delà du seul instant présent. Dit autrement, il est plus juste d’affirmer que le monde ne cesse d’advenir à son existence et que la création du monde ne fait que commencer. En définitive, définir le monde en termes phénoménologiques, c’est faire le simple constat que quelque chose advient à l’existence, ou même que quelque chose semble advenir à l’existence. C’est pourquoi le concept d’émergence est devenu indissociable de la notion de création.

Faisant initialement référence aux travaux de John Stuart Mill[6], le concept d’émergence apparaît pour la première fois au xixe siècle sous la plume du philosophe anglais George Henry Lewes dans Problems of Life and Mind. Ce dernier avance pour la première fois que : « L’émergent est différent de ses composants dans la mesure où ces derniers lui sont incommensurables et il ne peut se réduire à leur somme ou à leur différence[7] ». Des entités émergentes peuvent donc être le résultat naturel de l’action d’entités plus élémentaires sans pourtant être irréductibles à ces dernières. L’émergence se définit donc de manière assez parallèle à la transcendance, prise dans l’acception classique du mot, puisqu’une entité émergeante comporte une part de continuité avec les degrés élémentaires qui la composent — continuité assortie d’un rapport de supériorité selon une certaine échelle de valeur commune —, mais aussi une dimension d’irréductibilité aux parties qui la composent[8]. L’intérêt du concept d’émergence est ici de relever que le monde n’est pas dans un état binaire qui lui donnerait d’être ou de n’être pas, mais que l’existence de seuils, de discontinuités, de ruptures dans les phénomènes physiques ou dans l’évolution du vivant introduisent précisément quelque chose de ce rapport de « transcendance » (au sens habituel du terme) qui peut s’établir entre un état du monde et un état qui le précède. Le monde existe aujourd’hui dans un état qui transcende les états qui l’ont précédé et cela exprime autre chose de son état que le simple fait qu’« il y a quelque chose plutôt que rien ». La question posée par Sophie Nordmann n’est cependant pas la question de l’existence du monde mais elle est ici de savoir si le monde est créé, c’est-à-dire s’il contient ou non un élément non déductible du monde, un élément « transcendant » au monde.

IV. Le monde n’est pas encore créé

Poursuivant sa visée de « restauration » des mots de la théologie, Sophie Nordmann propose une nouvelle définition qui porte cette fois sur le concept de création. Un monde est « créé », écrit-elle, lorsque ce monde est « ontologiquement insuffisant à soi, c’est-à-dire un monde qui porte la trace d’une transcendance » (p. 19). Créé ne signifierait plus « créé par » (quelque chose ou quelqu’un) mais devrait être entendu en un sens intransitif et absolu. Être créé, « c’est être sur le mode de l’insuffisance ontologique à soi » (p. 22). Dans la compréhension usuelle du concept de création tel qu’il est défini en théologie, existe certes cette dimension d’insuffisance à soi du monde, mais également l’idée d’une émergence à l’existence, d’un don primordial de l’être. Cette dimension est ici clairement récusée dans la définition proposée. De même que « transcendant » avait été réduit à « incommensurable », de même ici, « créé » signifierait strictement « insuffisant à rendre compte de soi ».

Une première réflexion étonne : ce sens du mot « création » serait plus authentique que le sens usuel. Sophie Nordmann parle ici du devoir de « rétablir dans son authenticité la catégorie de création » et de « la remettre sur pied en la débarrassant des sédiments qui l’encombrent » (p. 21 ; voir aussi p. 31). Or rien n’indique que le mot n’ait jamais eu dans l’histoire de la pensée le sens restreint retenu par l’auteur. L’hypothèse selon laquelle le mot « création » serait d’abord né sans rapport avec la question de l’origine paraît gratuite, pour ne pas dire fantaisiste. On ne voit pas que les plus anciens mythes de création ne se soient jamais départis de la notion d’origine ou qu’ils n’aient jamais existé sous une forme plus originelle sans qu’il y soit déjà question de l’action des dieux ou des démiurges. Et même si l’on perçoit tout l’intérêt qu’il y a à décomposer rigoureusement toutes les facettes de sens du concept de création, on ne voit pas comment établir qu’il ait existé un temps primordial de l’histoire de la pensée philosophique où « création » aurait signifié « insuffisance ontologique à soi » avant que la théologie ne vienne recouvrir de ses sédiments ce sens initial. Il semble au contraire que creatio ait toujours signifié le processus naturel ou surnaturel par lequel le monde advient à l’existence, et ce, quelle que soit la forme des options philosophiques associées à ce processus[9], qu’elles relèvent ou non de l’opinion théiste.

Mais plus précisément, et contrairement à une idée répandue, le concept de création ne concerne pas uniquement la question de l’origine du monde (creatio originalis) mais aussi celles de l’existence présente du monde (creatio continua) et de son achèvement (creatio nova). En théologie chrétienne, ces trois dimensions sont fortement associées puisque le Dieu créateur n’est pas différent du Dieu de l’histoire du salut et du juge eschatologique du monde. Ainsi, dans le concept de « christ cosmique », issu de la tradition sapientielle et développé chez saint Paul et les Pères grecs, Dieu est celui qui noue le « mystère du monde[10] » dans la mesure où il donne triplement sens à l’origine du monde, à son histoire présente et à l’espérance de son accomplissement. Cette triple perspective est celle du livre de l’Apocalypse qui désigne le Christ comme « l’Alpha et l’Omega… et le Vivant » (Ap 1,17-18 ; 2,8 ; 22,13). Le Christ y est figure d’accomplissement cosmique à la fin de l’histoire. Ce Christ « eschatologique » fait constamment écho au Christ protologique sans oublier le Christ qui est contemporain à la vie du monde. Ainsi, il n’y a pas trois Christs mais un seul Christ, à la fois protologique, historique et eschatologique[11]. Et si l’insuffisance du monde à rendre compte de lui-même constitue logiquement le premier instant de toute réflexion sur la création, elle ne saurait s’y enfermer. Le concept de création tel qu’il a cours en théologie chrétienne est porteur d’une plus grande densité philosophique que le simple constat, maintes fois répété, de l’incomplétude du monde.

La seconde réflexion est que même si l’on restreint le sens de l’expression « le monde est créé » à la seule dimension d’insuffisance ontologique du monde, on ne voit pas que cette restriction empêcherait de prolonger la réflexion dans la direction classique de l’existence d’un Créateur. Sophie Nordmann insiste sur le fait qu’ainsi rétablie dans son authenticité, la vérité de l’expression « le monde est créé » permettrait de laisser « hors-champ » la question de l’existence d’un Créateur. Fort bien, mais en quoi le fait de reprendre l’interrogation à son niveau le plus élémentaire évacue-t-il la question de l’existence de Dieu ? S’il s’agit par-là d’entendre la création du monde à partir du monde et non à partir de l’acte d’un Créateur, on ne peut que respecter — à défaut de l’approuver — cette réduction philosophique, mais on ne voit pas que l’incomplétude du monde soit en mesure de disqualifier l’option du théisme, ni même de la laisser « hors-champ ».

Une remarque s’impose à ce stade quant à la méthode employée par l’auteur pour avancer cette thèse : « […] la catégorie de création renvoie donc strictement à l’idée d’une insuffisance ontologique du monde à soi » si bien que « poser la question de la création du monde, ce n’est donc pas s’interroger sur l’origine de l’existence du monde mais sur son statut ontologique » (p. 22). Il semble que l’auteur ait à coeur de transformer en thèse ce qui découle en droite ligne de sa définition. Si « le monde est créé » exprime, par définition, le fait de l’insuffisance ontologique du monde à soi, alors la catégorie de création, ainsi définie, ne dit pas plus que cela. Ce qui paraît être énoncé sous les traits d’une thèse n’est qu’une conséquence directe de la définition proposée. Or, poser une définition ne constitue pas une thèse et le langage de la définition ne saurait être par lui-même performatif. La catégorie de création, telle qu’elle est redéfinie par Sophie Nordmann, mais aussi, a fortiori telle qu’elle apparaît dans l’usage courant, pose précisément cette question de l’origine. Car poser la question de l’incomplétude du monde, c’est immanquablement faire signe à la question du sens d’un tel monde, donc à la question de son origine, et plus encore, comme nous le verrons plus loin, à la question de son accomplissement. Le seul constat de l’incomplétude du monde ne saurait priver de toute pertinence la question de l’origine. Au contraire, elle suscite aussitôt cette interrogation : pour quelle raison le monde est-il ainsi insuffisant à rendre compte de lui-même ? Question qui n’exclut pas l’hypothèse de l’existence d’un Créateur. Ainsi, on peut donner raison à l’auteur pour qui « on peut envisager que le monde soit créé hors de tout discours sur Dieu » (p. 30), mais cela ne saurait permettre d’écarter la thèse « encombrante » de « l’existence d’un être transcendant qui aurait tiré le monde du néant » (p. 30).

V. Création et origine

L’un des mérites du livre de Sophie Nordmann nous paraît être de chercher à délier philosophiquement « la question de la création de celle de l’origine de l’existence de l’être » (p. 25). En effet, le caractère « créé » du monde soulève plus généralement la question du sens qui ne pointe pas seulement sur la question de l’origine du monde mais aussi sur celle de sa finalité, du pour-quoi du monde. S’interroger sur le caractère créé du monde c’est en effet aussi bien s’interroger sur son origine que sur son sens et sur sa finalité. Pour autant, l’insuffisance à soi du monde ne met absolument pas hors-jeu la question de l’origine mais elle l’élargit en permettant une mise en perspective qui émancipe le concept de création au-delà de la réponse à la seule question de l’origine[12]. Le sens théologique de la création correspond donc à cet élargissement dans la quête de sens, pour une large part, le monde n’est pas encore créé. En réalité, le processus par lequel le monde advient à lui-même ne se limite pas au commencement du temps : ce processus concerne l’instant présent et se prolonge vers l’horizon de l’histoire. Ce double mouvement rejoint la perspective ouverte par la tradition chrétienne qui élabore précisément son discours sur la création à partir de la relation entre temps primordial et horizon de l’histoire.

Déjà la perspective théologique classique issue de saint Thomas d’Aquin déliait création et commencement et proposait d’entendre l’affirmation « le monde est créé » en un sens strictement causal qui permet de situer la création non pas au commencement de l’histoire mais comme une relation au présent du monde et même, selon l’expression redoutable du P. Sertillanges, de situer la création postérieurement au monde[13]. Dans la théologie thomiste, la création du monde peut ainsi s’entendre d’un monde éternel comme d’un monde ayant eu un commencement dans le temps. Dans cette perspective classique, origine et commencement sont ainsi strictement distingués. On ne peut donc pas dire que la création, au sens théologique du terme, désignerait seulement « ce qui, à l’origine, a été porté à l’être par un être infiniment supérieur » (p. 26) mais plutôt ce qui, à tout instant s’origine causalement en un Créateur[14]. Être créé, ce n’est donc pas se satisfaire du constat que le monde n’est pas son propre horizon, que le monde n’est pas clos sur lui-même. C’est, partant de ce même constat, affirmer qu’il existe un sens à cette béance, à cette ouverture intrinsèque du monde vers une transcendance. Un tel sens peut fort bien se trouver dans la thèse de l’existence de Dieu comme il peut ne pas s’y trouver. On peut bien entendre le voeu de l’auteur « d’extirper toute référence théologique de la question de la création du monde » (p. 31) mais cela ne saurait invalider la thèse de l’existence d’un Créateur comme une réponse possible à l’insuffisance à soi du monde[15].

Si l’expression « le monde est créé » ne dit rien d’autre en définitive que « le monde est insuffisant à rendre compte de lui-même », si l’état de créature ne doit rien évoquer de l’existence d’une cause extérieure au monde, alors à quoi bon proroger le concept de création ? Ne suffit-il pas de parler d’incomplétude du monde et rayer le mot création du vocabulaire philosophique ? Il nous semble au contraire que l’affirmation « le monde est créé » présuppose précisément l’existence d’une relation entre le monde et une réalité qui est extérieure au monde et qui lui échappe. Certes, on pourra bien dénier à cette réalité le statut d’un être personnel transcendant au monde, mais on ne saurait exclure a priori l’option théiste sans se rendre coupable de « dogmatisme » anti-théologique[16]. Le raisonnement suivi par Sophie Nordmann peut se résumer ainsi : 1) la thèse de l’existence de Dieu est irrecevable pour la raison (mais en quoi l’est-elle ?) ; 2) or, confondre création et origine conduit inévitablement à la thèse de l’existence de Dieu ; 3) donc, il ne faut pas confondre création et origine. Si la troisième proposition rejoint le point de vue de la théologie chrétienne, la première manque cruellement de justification : il s’agirait tout simplement de rester au seuil de la question de l’existence de Dieu pour pouvoir « raison garder » et rester ainsi dans « les limites de l’exercice de la simple raison » (p. 30). Est-ce à dire que toute théologie est égarement de la raison ? La « confusion » dénoncée entre création et origine semble viser la théologie qui en aurait usé par calcul pour justifier l’existence d’un Créateur, alors qu’en réalité, la tradition théologique a toujours pris soin de distinguer les deux.

Curieusement, alors que Phénoménologie de la transcendance s’ouvrait sur la relativisation du rapport de transcendance : « […] être “transcendant” signifiant toujours être “transcendant à” » (p. 11), le terme « créé » est compris par Sophie Nordmann en un sens strictement intransitif. L’auteur estime même que ce sens du mot « créé » serait plus authentique (p. 20) et se défend de ne pas vouloir « inventer un sens nouveau et incongru » (p. 21) alors que rien dans l’histoire de ce mot ne permet d’adosser cette hypothèse. Mais alors pourquoi cette différence ? La transitivité du rapport de transcendance avait manifestement pour fonction de chasser toute valeur théologique à l’expression « être transcendant ». L’intransitivité déclarée de l’expression « être créé » paraît obéir à la même logique : éviter de convoquer un Créateur. Il nous semble au contraire qu’« être créé » signifie toujours « être créé par » et que le concept de création est essentiellement un concept relationnel. Une création artistique peut-elle être comprise hors de toute référence à son auteur ? Peut-on se satisfaire du constat que cette oeuvre manifeste une rupture causale d’avec la toile et les pigments, sans y voir aussi la patte de son auteur ? Certes, une oeuvre échappe à son auteur sitôt sortie de ses mains mais comment pourrait-elle aller jusqu’à se couper de lui au point d’effacer la trace, la signature de son créateur[17] ?

VI. L’incomplétude du monde

Au sens restrictif où Sophie Nordmann le définit, le concept de « création » n’est pas différent du concept d’incomplétude. Puisque « le monde est créé » ne doit plus désormais signifier autre chose que « le monde est insuffisant à rendre compte de lui-même », le concept de création ainsi entendu n’est pas distinct du concept d’incomplétude. En ce sens, il est vrai que l’affirmation « le monde est créé » n’est pas symétrique de l’affirmation « le monde est incréé[18] ». Mais autre chose est d’affirmer que le monde est incapable de rendre totalement compte de lui-même, ce qui est la manière habituelle dont la science décrit l’univers, autre chose est d’affirmer que tel élément du monde ne pourra jamais être mis en rapport, d’aucune manière, avec le reste du monde[19].

La thèse principale de l’ouvrage — thèse au sens strict — est développée, ou plutôt répétée usque ad nauseam, sur un total de 9 pages[20] : l’idée de l’insuffisance à soi du monde « ne trouve aucun fondement dans le monde : elle en est indéductible » (p. 37). Tel est l’élément transcendant du monde qui permet de le proclamer « créé » : cet élément serait précisément la proposition elle-même selon laquelle le monde est créé. Le raisonnement est celui-ci : la proposition « le monde est créé » est identifiée, par restriction de sens, à : « le monde est insuffisant à rendre compte de lui-même », ou encore : « il existe dans le monde un élément indéductible du monde ». Appelons P cette proposition. La thèse de l’auteur est que P est « par principe » une proposition indéductible du monde. Et si cette thèse est vraie, alors il existe au moins un élément indéductible du monde qui est la proposition P elle-même. Mais dans ce cas, P est vraie, car l’élément indéductible du monde est cette proposition P elle-même ! Non seulement cela ressemble à un sophisme[21], mais encore la thèse selon laquelle la proposition P est indéductible du monde est loin d’être évidente. L’insuffisance à soi du monde serait indéductible du monde. L’argumentation proposée paraît indigente : il s’agirait d’une question de « principe », ce qui est encore plus grave, car cela suggère que quelque chose est tiré de la nature de la proposition P pour en établir in fine l’exactitude. Sauf qu’en l’absence de certitude sur la véracité préalable de la proposition P, on ne saurait en monnayer aucun bénéfice au profit de l’établissement de la thèse de l’auteur.

En réalité, même si nous pensons avec Sophie Nordmann qu’en définitive P est vraie, que le monde est bien incapable de rendre totalement compte de lui-même, notre hypothèse est que l’insuffisance à soi du monde est au contraire valablement déductible du monde. Qu’il est précisément de la nature du monde d’être insuffisant à rendre compte de lui-même. Les sciences contemporaines de la nature nous donnent de comprendre cela à travers la description d’un monde qui recèle une complexité gigantesque et génère en son sein ruptures et franchissements de seuils, faisant apparaître, en biologie notamment, des formes de vies irréductibles à celles qui les ont précédées. Cette capacité du monde à générer une nouveauté radicale a été formalisée par la philosophie contemporaine des sciences à travers le concept d’émergence. Dans la vision contemporaine de la nature, vision toute différente de celle d’Aristote, de Descartes ou de Spinoza, des choses radicalement nouvelles émergent d’environnements plus élémentaires qui ne les contiennent pas, même en germe. C’est à travers le concept d’émergence que la philosophie contemporaine prend acte de ce caractère particulier du monde. La notion d’émergence s’oppose à celle de déterminisme et conteste que ce qui apparaît comme nouveau soit en réalité le déploiement de ce qui était déjà contenu en germe. On connaît depuis la fin du xixe siècle plusieurs exemples de structures ordonnées qui peuvent spontanément émerger du chaos. Les scénarios d’apparition des briques pré-biotiques s’appuient sur l’existence de systèmes thermodynamiques hors équilibres qui permettent de produire de l’ordre — et donc de la complexité — à partir d’un désordre préalable. Cet ordre n’est nullement dissimulé dans le désordre, il n’est pas contenu comme tel dans la situation de départ. Et lorsqu’il apparaît, il apporte un élément radicalement différent et nouveau par rapport à cette situation initiale.

Cette insuffisance à soi déductible du monde s’illustre également dans un système aussi formel que celui de la théorie des nombres. Ainsi en est-il de « l’hypothèse du continu » dont Paul Cohen a montré le caractère indécidable en 1963, caractère qui se déduit de la théorie des nombres[22]. Notons qu’il est tout différent de démontrer le caractère indécidable d’une proposition mathématique ou de constater que l’état actuel des connaissances ne permet pas (encore) de trancher au sujet de sa véracité. C’est précisément ce qui distingue une conjecture d’une proposition indécidable. Ce résultat illustre le théorème d’incomplétude de Gödel selon lequel si l’arithmétique formelle est non contradictoire, alors il existe au moins une proposition indécidable, c’est-à-dire une proposition qui ne peut absolument pas se déduire du reste du système (pas plus que sa négation !). Nous voyons donc que ce n’est pas parce qu’une proposition déclare le caractère indécidable de l’existence d’un ensemble que cette proposition est elle-même « par principe » indécidable ou indéductible du monde. Au contraire, il nous semble que l’insuffisance à soi du monde serait elle-même déductible du monde et que c’est l’inverse qui est vrai : ce qu’il y a dans le monde est indicatif d’une insuffisance ontologique à soi du monde. Bref, de l’idée de création, au sens où l’entend Sophie Nordmann, le monde en est porteur ! Cela ne permet nullement en effet d’en déduire l’existence d’un Dieu Créateur mais cela laisse ouverte la voie d’une compréhension théologique du monde, selon la tradition très ancienne de la théologie naturelle. L’insuffisance à soi du monde est une réalité compatible avec l’athéisme comme avec le théisme. Non seulement l’insuffisance à soi du monde n’est pas indéductible du monde, mais encore elle est un élément du monde qui se déduit du monde et ne laisse absolument pas « hors champ » l’hypothèse de l’existence d’un Dieu Créateur qui, sans s’imposer comme telle, constitue une option consistante avec le constat de l’insuffisance à soi du monde.

VII. Création et rédemption

Nous voyons à ce stade que la véritable question posée par le concept de création n’est absolument pas « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » mais « pourquoi le monde est-il insuffisant à rendre compte de lui-même ? ». Tel est, nous semble-t-il, le principal bénéfice philosophique de la réduction sémantique proposée par l’auteur. La question posée par la notion de création, non pas entendue en un sens prétendument plus originel comme « insuffisance à soi du monde » mais comme l’ensemble des réponses possibles suscitées par cette incomplétude du monde, est une question de sens sur la nature inachevée du monde. L’intuition de Sophie Nordmann est ici correcte : le caractère inachevé du monde instaure la notion de rédemption. Autrement dit, le caractère créé du monde est indissociable de sa finalité, de ce à quoi il est promis.

Pour l’auteur de Phénoménologie de la transcendance, la rédemption du monde devrait se définir comme la « perspective de l’achèvement du monde », un « achèvement non pas “réel” mais “idéal”, en perspective, projeté, promis, prophétisé » (p. 52). Une fois encore, le choix de mots tirés du vocabulaire théologique (promesse, prophétie) favorise le contresens d’une lecture qui récuse l’épaisseur sémantique des concepts. En effet, la « mise en perspective » et la « projection » qu’appelle ainsi l’imperfection du monde sont d’un autre ordre que la promesse ou la prophétie. Car un sujet est requis pour promettre ou prophétiser. Comme tel, et en l’absence de Créateur se tenant au terme de l’histoire, l’incomplétude du monde ne suscite aucune promesse et ne prophétise rien. Au mieux elle suggère l’horizon d’un accomplissement mais cet horizon paraît n’être qu’une perspective théorique, « idéale » et non « réelle ». Sophie Nordmann semble ainsi réduire la « rédemption » du monde à un perfectionnement, voire un parachèvement du monde qui ne parvient pas à se hisser à la hauteur d’une eschatologie fût-elle une eschatologie sans Dieu. Le concept théologique de rédemption contenait pourtant l’idée que le monde accède à la peine réalisation de ses potentialités, mais encore qu’il y accède dans la justice. La justification du monde est ainsi inséparable de son accomplissement et c’est précisément cela la rédemption du monde : un accomplissement dans la justice. Devenir juste n’est pas identique à devenir parfait. La justification du monde et des êtres qui l’habitent n’est pas un simple déploiement de leurs potentialités. Elle vise aussi la résolution d’un conflit entre quête de perfection et réparation du coût des imperfections du monde. Le concept de rédemption est ainsi un concept plus riche que l’idée théorique d’une actualisation des perfections contenues en germe dans les réalités mondaines. Elle porte le souci des progrès et des reculs de l’histoire. Elle n’est pas pure mise en perspective de ce vers quoi semble pointer le cours du temps. C’est pourquoi la théologie traditionnelle accorde au terme de « rédemption » une valeur de réconciliation et de récapitulation des méandres de l’histoire.

En définitive, une eschatologie ainsi débarrassée « de toute connotation théologique », et notamment de l’idée d’un jugement eschatologique du monde qui rétablirait toute justice, ne peut jouer aucun rôle mobilisateur pour le présent puisque la rédemption du monde, qui fait suite à la « révélation » du caractère inachevé du monde, « maintient le monde dans l’inachevé » (p. 52) au lieu de susciter son espérance. Ainsi amputée de la dimension de guérison et de réparation que porte la tradition théologique, cette « rédemption » du monde vide partiellement de son contenu l’idée que le monde est en marche vers son achèvement et que cet achèvement n’est pas seulement le passage à la limite des potentialités du monde, de l’imparfait au parfait, mais qu’il est transfiguration du présent, soulèvement des réalités de l’histoire et assomption de ces réalités historiques vers un état de perfection et de justice. Le sort des faibles et les reculs de l’histoire du monde ne sont aucunement assumés dans cette rédemption-là. Une « rédemption » toute théorique qui rétrécit l’eschatologie à une perspective asymptotique que les victimes de l’histoire n’intéressent pas.

Conclusion : création et théologie naturelle

La thèse principale de Phénoménologie de la transcendance est que l’incomplétude du monde tient au fait que la proposition « le monde est insuffisant à rendre compte de lui-même » est précisément cet élément indéductible du monde qui rend le monde « créé ». Mais, par analogie avec les sciences contemporaines de la nature et en prenant appui sur la théorie des nombres et la logique formelle, nous avons vu que cette thèse est fautive et doit être abandonnée. Au contraire, nous pensons que le monde est par nature insuffisant à rendre totalement compte de lui-même, et que ce caractère d’incomplétude du monde n’est nullement l’effet d’une « révélation » extérieure au monde mais bien le résultat d’une philosophie de la nature attentive aux données contemporaines de la science. Se pose alors immanquablement la question philosophique du sens de cette incomplétude. Pourquoi le monde est-il ainsi insuffisant à rendre compte de lui-même ? À ce stade, on ne peut faire chorus avec ceux qui écartent d’emblée l’hypothèse du théisme au nom de la raison. Car à moins de disqualifier l’exercice critique de la raison en lui assignant par avance la conclusion athée, l’option théiste s’avère plus résistante à la critique que ne laisse supposer le regard porté avec commisération par l’auteur sur cette « voie périlleuse qui outrepasse les limites de la simple raison » (p. 30). Sans doute l’idée d’un monde sans les dieux peut-elle être assumée face au constat de l’incomplétude du monde, mais le résultat obtenu paraît peu mobilisateur d’espérance dans le futur du monde et reste loin derrière la richesse sémantique contenue dans la notion théologique d’eschatologie ou de rédemption du monde. La disjonction des notions de création et d’origine n’est pas neuve comme en témoigne la doctrine thomiste de la création défendue par le P. Sertillanges. En revanche, la mise à distance des deux notions permet de déplacer le centre de gravité du concept de création vers son implication dans le présent et surtout dans l’avenir. C’est en pensant le monde comme s’accomplissant dans le futur que l’on peut élucider pleinement le concept de création. En cela, Sophie Nordmann a raison de montrer l’intérêt de prendre en charge l’incomplétude actuelle du monde pour fonder son parachèvement dans le futur.

Toutefois, ce constat fonctionne aussi — et même à merveille — dans le cadre de la théologie naturelle : le Dieu qui se dit dans le livre de la nature est un Dieu qui se tient non pas à l’origine mais au terme de l’histoire, qui n’est pas le moteur non mû qui pousse le monde a retro, mais qui l’attire vers lui ab ante, selon l’expression si juste de Teilhard de Chardin. La rédemption du monde n’est pas le deuxième acte de la dramaturgie humaine. Elle est constitutive du concept même de création. Car c’est par la fin de l’histoire que se comprend et se justifie le sens du monde et son caractère créé[23]. En montrant que la création prend son sens ultime dans la rédemption et non dans l’a priori des origines, l’auteur donne paradoxalement raison au projet de la théologie naturelle[24]. Elle permet de quitter le schéma traditionnel de la rétroprojection d’un monde idéal décrit par le mythe des origines, ce qui est l’entreprise même de la théologie naturelle, en restant attentive au caractère inachevé du monde décrit par les sciences contemporaines de la nature.

En dépit de la présentation caricaturale qu’en donne l’auteur de Phénoménologie de la transcendance, la « révélation » n’est pas cette annonce arbitraire « qui délivre un message et devrait pour cela être tenue suspecte aux yeux de la raison[25] », mais le dévoilement de ce qui était « caché depuis la fondation du monde » (Mt 13,34). Il n’est pas question ici d’une rupture confondante avec l’entreprise de la raison mais plutôt de la convocation de la raison face au constat de l’insuffisance ontologique du monde. Ainsi, la théologie naturelle reçoit-elle sa pleine légitimité du constat de l’insuffisance à soi du monde. Pour autant, ce constat ne fige la réflexion ni dans le dogmatisme fidéiste, ni dans la sidération anti-théologique propre à certains philosophes français[26]. Elle ouvre au contraire l’appétit, et du philosophe, et du théologien, à l’interrogation du pourquoi de cette incomplétude, une incomplétude qui est en définitive elle-même déductible du monde, selon l’exemple fourni par les sciences. Une incomplétude qui ne se rassasie pas d’une « révélation » prétendument sans rapport avec le monde, et qui ne s’accorde ni avec la perspective phénoménologique ni avec la tradition théologique. Une incomplétude qui ne récuse pas l’hypothèse du théisme, mais qui ouvre au questionnement et suscite cette hypothèse parmi d’autres réponses possibles. Une incomplétude qui fait signe non seulement à la question de l’origine mais aussi et surtout à l’accomplissement d’un monde qui ne cesse d’advenir peu à peu à l’existence.

Répétant à l’envi que le caractère non auto-suffisant du monde ne mobilise aucune théologie, Philosophie de la transcendance s’interdit délibérément toute incursion philosophique dans le champ de la rationalité de la foi où ces termes de création, rédemption, transcendance, sont pourtant chargés d’une grande densité sémantique. Ce faisant, Sophie Nordmann, sans toutefois se rallier à la critique anti-théologique française inaugurée par Dominique Janicaud dans Le tournant théologique de la phénoménologie française[27], ne s’en écarte que pour rester étrangement à distance de toute démarche critique vis-à-vis des implications théologiques possibles de l’insuffisance du monde à rendre compte de lui-même. Elle parvient cependant à des conclusions qui rejoignent étonnamment certains résultats de la théologie naturelle contemporaine et ouvre la voie à un dialogue renouvelé entre philosophie et théologie.