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Publié dans la foulée des débats entourant le projet de loi 60[1] intitulé « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement », ce petit ouvrage de 240 pages est composé de huit contributions liées au thème de la laïcité. La majorité de celles-ci sont issues de conférences données au Centre culturel chrétien de Montréal les 20 et 21 septembre 2013, prononcées dans le cadre du colloque « Christianisme et laïcité : pour faire avancer le débat », organisé en partenariat avec l’Institut de pastorale des dominicains. Les autres contributions, présentant les points de vue d’auteurs juifs et musulmans, ont été sollicitées ultérieurement et offrent d’autres perspectives à cet ouvrage qui s’articule autour de deux préoccupations présentées par Bruno Demers dans l’introduction : « […] comprendre les enjeux du processus de laïcisation d’une société et esquisser le point de vue de traditions religieuses sur la question » (p. 19).

La première partie de l’ouvrage correspond à la première préoccupation et est composée de trois contributions. Dans la première, Michel Morin propose une analyse historique dans laquelle il montre que l’idée de neutralité religieuse date d’il y a environ 50 ans au Québec. Il avance la thèse que le Québec n’a pas été touché par la Révolution française, principalement à cause de la Conquête de 1760, ce qui mériterait sûrement d’être nuancé par une analyse des conséquences de l’immigration de religieux français hostiles aux politiques de la jeune république à leur égard. Quoi qu’il en soit, la laïcité de type français n’a pas pris racine chez nous, dit-il : « [a]u contraire, le monopole conféré à la religion catholique a d’abord été remplacé par un dualisme, puis par un pluralisme religieux » (p. 29). Dans le deuxième article, la théologienne Solange Lefebvre fait d’abord la distinction entre sécularité et laïcité puis postule que, malgré les thèses de plusieurs intellectuels qui parlent d’un supposé retour du religieux comme d’une « post-sécularité », la religion a toujours conservé un espace important dans la vie collective. Ceci lui fait dire que « [c]e qui paraît dominer en fait, jusqu’à tout récemment, c’est une ignorance de la réalité complexe caractérisant les rapports entre religion, société et État » (p. 50). C’est pour remédier à ce manque qu’elle présente quatre modèles de séparation et de collaboration. Malgré les pertes ressenties par les religions historiquement établies en termes de ressources, de légitimité et de fonction sociales, Lefebvre conclut en affirmant qu’« une indépendance plus grande à l’égard de l’État peut constituer une source de dynamisme, en insistant sur l’engagement volontaire des croyants » (p. 61). Enfin, dans la troisième contribution de la première partie, Pierre Bosset déplore la confusion qui règne actuellement sur les termes du débat sur la laïcité. Il propose donc une clarification des termes laïcité et neutralité, en établissant le lien entre ceux-ci et la liberté de religion, cette dernière étant elle-même mise en relation avec les autres droits et libertés fondamentaux ainsi qu’avec les valeurs communes. La conclusion de Bosset est claire : « […] ce débat me semble assez mal parti. […] Comme j’ai tenté de le rappeler ici, c’est la laïcité qui doit être au service de la liberté de conscience et de religion, et non l’inverse » (p. 89).

La deuxième partie de l’ouvrage aborde la laïcité dans la perspective des trois religions monothéistes. D’abord, Sharon Gubbay Helfer, Victor C. Goldbloom et Lisa J. Grushcow présentent dans un article commun la manière dont cette question s’est posée pour les Juifs de façon générale, dans des contextes historiques souvent marqués par la discrimination basée sur la religion. En ce qui concerne l’histoire particulière des Juifs du Québec, les auteurs affirment que cette communauté hétérogène est parvenue à se construire un vivre-ensemble interne et externe. Ils concluent en disant que cette capacité à soutenir l’unité dans la diversité pourrait servir de modèle pour le vivre-ensemble québécois et que « [d]ans cette perspective, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi la communauté s’est opposée majoritairement au projet de charte des valeurs québécoises […] » (p. 120).

Les deux contributions suivantes, de Bruno Demers et de Mireille Estivalèzes, présentent la laïcité du point de vue chrétien. D’abord, après des éclaircissements de vocabulaire, Demers fait un plaidoyer pour une conception de la laïcité qui soit une reconnaissance authentique des religions et de la liberté de croire ou de ne pas croire. Il situe donc la séparation des Églises et de l’État ainsi que la neutralité dans l’ordre des moyens en vue de cette fin, ce qui l’amène à dire que « la laïcité ne relève pas de l’ordre des valeurs » (p. 133). Enfin, il conclut que le projet de loi 60 est en fait un projet antireligieux, qui, en plus de ne pas situer la laïcité en lien avec la liberté religieuse, utilise le vocabulaire de la tolérance qui traduit un mépris de la religion (p. 138). De son côté, Estivalèzes affirme également que laïcité et christianisme peuvent être compatibles, mais en offrant des distinctions supplémentaires entre liberté de conscience et liberté de religion, distinctions qui peuvent selon elle éclairer les perspectives divergentes de la laïcité qui s’affrontent.

Les deux derniers textes abordent la question selon une perspective musulmane. D’abord, Hassan Jamali propose « d’apporter un éclairage nouveau sur le rapport qui existe, depuis la naissance de l’islam jusqu’à aujourd’hui, entre islam et politique […] » (p. 178). À partir de son analyse des textes fondateurs de l’islam et de leur interprétation, l’auteur affirme que la religion, et en particulier par le biais de la Charia, a été très tôt l’objet d’une instrumentalisation politique (p. 188). Malgré la grande diversité qui existe à cet égard dans le monde arabo-musulman, la persistance de l’attachement à cette loi figée au ixe siècle constitue selon lui « l’obstacle principal à la laïcisation des pays musulmans et, conséquemment, à l’adhésion de ces pays à la Déclaration universelle des droits de l’homme […] » (p. 200). Enfin, Asmaa Ibnouzahir présente une analyse du rapport entre femmes, islam et laïcité. Après avoir brossé un tableau général du féminisme musulman, Ibnouzahir affirme que dans le débat québécois actuel, les concepts de laïcité et d’égalité des sexes sont manipulés dans une visée démagogique (p. 219). Elle souligne enfin que des voix alternatives cherchent à se faire entendre, particulièrement celle du Conseil canadien des femmes musulmanes, mais que le report constant du débat sur la question du voile accapare malheureusement l’attention des médias et du public (p. 228).

Cet ouvrage collectif, écrit et rassemblé dans un contexte de débats intenses, est traversé par l’intention manifeste de clarifier les termes d’une réflexion souvent passionnelle, voire irrationnelle et fondée sur des préjugés. Il s’agit donc clairement de critiquer une conception de la laïcité, celle du projet de loi 60, qui constitue une attaque frontale contre les croyants de tous horizons et qui constituerait une atteinte injustifiée à la liberté de conscience et de religion. Les auteurs montrent aussi de façon convaincante que cette manière de faire une loi sur la laïcité comme « valeur » contredit le principe de neutralité de l’État. Dans ces conditions, Bruno Demers et Mathieu Lavigne réussissent bien à offrir un ouvrage équilibré, où réflexion juridique, philosophique, historique et théologique s’agencent avec des éléments de témoignage plus personnels qui émanent des textes. Évidemment, le fait de rassembler autant de textes liés au même sujet fait que certains éléments (par exemple, la définition du concept de laïcité et son lien avec la liberté religieuse, la neutralité de l’État et la séparation des religions et de l’État) reviennent sous la plume des différents auteurs. Cependant, la diversité des angles d’approche fait en sorte que le lecteur ne ressent pas l’effet répétitif mais qu’il bénéficie plutôt d’une véritable opportunité d’approfondir sa compréhension de ces éléments ou concepts. Bref, cet ouvrage, axé sur un débat encore chaud, ne vise pas un auditoire expert, mais pourrait vraisemblablement servir de base de réflexion pour des personnes qui souhaitent « se faire une tête » sur la laïcité. Il pourrait aussi être adapté à des fins éducatives.