Corps de l’article

Schiller avait de bonnes raisons d’être mécontent de l’article que lui avait fait parvenir Fichte à l’été 1795 pour publication dans la revue Les Heures. On sait que le différend qui éclata entre les deux hommes à la suite des remarques critiques de Schiller sera tel que Fichte renoncera finalement à le faire paraître dans les pages de cette revue dirigée par Schiller. Il faut avouer qu’il était particulièrement malaisé pour ce dernier de porter un jugement sur cet article intitulé « Sur l’esprit et la lettre dans la philosophie » pour la bonne raison que Fichte, au départ, ne lui avait fait parvenir que les trois premières sections d’un texte qui devait en comporter une dizaine. Schiller a donc été contraint de juger, à partir d’un simple fragment, une démarche dont il ne connaissait pas l’étendue et dont il ne soupçonnait pas la nouveauté et l’originalité[1].

Dans ce qui suit, je n’ai pas l’intention de reconstituer de manière systématique le débat entre Fichte et Schiller. Ce désaccord philosophique a déjà été abondamment documenté et commenté. Je me permettrai toutefois de relever deux points de l’argumentation de Fichte qui ont laissé Schiller particulièrement perplexe et qui l’ont conduit à lui retourner son texte en demandant des éclaircissements. Ainsi Schiller révèle à son correspondant avoir du mal à saisir l’usage du mot « esprit ». Il avoue ne pas comprendre « comment vous parviendrez à trouver un passage entre l’esprit dans les oeuvres de Goethe — thème auquel, à en juger par le titre de votre article, on pouvait difficilement s’attendre —, et l’esprit dans la philosophie kantienne ou leibnizienne[2] ». Il y a ici à ses yeux en quelque sorte un glissement, voire un salto mortale, comme il le dit, entre l’esprit qui anime les productions littéraires d’un Goethe et l’esprit en philosophie. En clair, Schiller refuse de voir à l’oeuvre en philosophie un esprit qui se situerait au fondement de la démarche. Au contraire, l’esprit ne peut être en philosophie qu’un thème parmi d’autres, qu’un objet de présentation (Darstellung). Il n’est pas question pour lui d’envisager en philosophie un esprit qui soutienne la démarche spéculative à la manière dont l’esprit esthétique le fait pour une oeuvre d’art. Peut-être en ceci Schiller se rappelle-t-il l’avertissement de Kant, qui estimait que l’esprit du génie n’a pas sa place dans les disciplines scientifiques. Et si Fichte entend défier cet interdit, le fardeau de la preuve lui incombe. Jusqu’à nouvel ordre cependant, le génie et l’esprit sont le fait unique des beaux-arts[3].

L’autre objection adressée à Fichte a toutes les apparences d’une simple mise au point sémantique, mais nous allons voir qu’elle est particulièrement instructive : « Vous intitulez votre article “Sur l’esprit et la lettre dans la philosophie” et les trois premières sections ne traitent de rien d’autre que de l’esprit dans les beaux-arts, lequel est quelque chose de tout à fait différent [de l’esprit entendu comme] contraire de la lettre, pour autant que je sache[4] ». Schiller cherche ici à faire la leçon à Fichte en établissant une distinction nette entre, d’une part, l’esprit dans son opposition à la lettre, et l’esprit qui anime les productions artistiques, de l’autre. En effet, dans le premier cas, le couple esprit/lettre s’applique à l’interprétation des textes, dans la mesure où il est possible de comprendre un écrit d’après son intention générale, c’est-à-dire d’après son esprit, plutôt que de s’en tenir à une lecture pointilleuse et servile de ce qu’énonce le texte en question, donc selon sa lettre. En ceci, les mots « esprit » et « lettre » sont pris dans leur sens figuré. On comprend donc aisément la mise au point de Schiller. L’esprit général d’un texte et l’esprit qui produit une oeuvre d’art sont deux choses très différentes. Cela est incontestable. Mais nous allons voir que l’insistance de Schiller sur cette distinction fait rater l’essentiel du propos de Fichte, qui dans son titre prend le couple conceptuel esprit/lettre précisément dans son sens propre, et non figuré. Ainsi, l’« esprit » dans son article désigne le génie esthétique et philosophique, et non l’esprit d’un texte, de la même manière que la « lettre » y est entendue dans son sens premier, comme une trace sensible et non au sens dérivé d’une interprétation fidèle à l’excès. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le titre de l’article de Fichte marquerait donc une tension entre l’esprit du philosophe et la consignation des résultats de son travail dans le signe écrit, dans l’imprimé. Telle est du moins la lecture que j’entends proposer ici. Il s’agira de montrer à quel point pour Fichte la philosophie transcendantale est réfractaire à la fossilisation de sa démarche dans le texte écrit. Mais ce n’est pas tout. Nous allons voir que ces réticences de Fichte face à l’écriture philosophique s’insèrent dans une critique plus générale de l’industrie du livre à son époque. Les us et coutumes de cette industrie et de son lectorat induisent des effets pervers sur la diffusion de la culture de façon globale, et particulièrement sur la philosophie. D’où le titre de la présente contribution, tiré d’une lettre envoyée par Fichte en septembre 1798 à Johann Ernst Christian Schmidt. Citons la phrase au complet : « La lettre tue tout particulièrement dans la doctrine de la science ; ce qui, pour une part, tient à la nature de ce système en lui-même et, pour l’autre, au statut de la lettre (Buchstabens) à venir jusqu’ici[5] ». Ce constat en deux temps trace pour nous la voie à suivre. Ainsi, dans un premier temps, il conviendra de montrer que la nature bien particulière de la doctrine de la science autorise un rapprochement avec le travail de l’artiste. Tous deux en effet, l’artiste et le philosophe, puisent aux sources les plus profondes de l’esprit, d’où les problèmes spécifiques qui touchent l’extériorisation de cet esprit dans le mode phénoménal. Dans un second temps, nous verrons dans quelle mesure la « lettre », interprétée au sens propre, se présente comme l’exact contraire de l’esprit, tant philosophique qu’esthétique, et risque constamment par son inertie d’en neutraliser la spontanéité. La présente contribution porte donc sur la stratégie développée par Fichte pour transmettre sa philosophie. Il n’y est pas tant question de méthodologie de la spéculation, laquelle prend place in foro interno, que de méthodologie de la communication de la philosophie transcendantale, laquelle doit passer par la matérialité du signe sensible. Cette question est cruciale pour la diffusion et la postérité de la doctrine de la science, si bien que Fichte y accorde la plus grande attention.

Il convient de le redire : Schiller n’est pas entièrement responsable du malentendu qui a surgi entre Fichte et lui. J’en veux pour preuve les leçons données par Fichte devant un public élargi à l’été 1794 précisément sur le thème de l’article qu’il allait soumettre à Schiller l’année suivante. Ainsi, au début du second cours sur « l’esprit et la lettre dans la philosophie », Fichte ressent-il le besoin de rappeler à ses étudiants que les développements généraux sur le concept d’esprit présentés au cours précédent ne visaient à terme qu’une chose : dégager le rôle de l’esprit « dans la philosophie ». Pour ses élèves non plus, le but de la démarche de Fichte risque de ne pas être évident. Il juge donc à propos de le leur rappeler et de les exhorter à la patience : le traitement de l’esprit en philosophie est encore à venir. De la même manière, Fichte anticipe la réaction de son auditoire et s’adresse à lui-même exactement la même question que Schiller allait lui poser dans sa lettre : « Sans doute dans les beaux-arts, en poésie, en peinture, en musique, etc., a-t-on besoin d’esprit ; mais qu’est-ce que cet esprit peut-il bien venir faire en philosophie[6] ? » La réaction de Schiller était donc parfaitement légitime. Peut-on en effet parler d’esprit en philosophie à la manière dont on parle d’esprit en art ? Or, contrairement à Schiller, les élèves de Fichte allaient avoir droit à une réponse à cette question. En effet, si les premières sections de l’article envoyées à Schiller ne précisent pas le statut de l’esprit en philosophie, en revanche les deuxième et troisième cours donnés à l’été 1794 déterminent ce rôle de l’esprit et ils présentent les linéaments de ce qui aurait dû constituer la suite du manuscrit envoyé à Schiller[7].

Il convient de souligner au départ que pour Fichte l’esprit qui se trouve au fondement des beaux-arts possède de profondes affinités avec l’esprit philosophique, en sorte que l’art est appelé à remplir une fonction propédeutique pour la philosophie transcendantale. Cette fonction deviendra manifeste au § 31 du Système de l’éthique, où l’on apprend que l’esthétique permet de s’élever au niveau de la philosophie en établissant une transition entre le point de vue commun et le point de vue transcendantal[8]. L’esprit esthétique est de la sorte clairement relié à l’activité philosophique. Dans une lettre à von Berger, Fichte déclare d’ailleurs sans ambages que l’esprit esthétique et l’esprit philosophique se situent tous deux au « point de vue transcendantal[9] ». Cela signifie que les réticences de Schiller à rapprocher l’art et la philosophie en regard de l’esprit étaient sans fondement. C’est d’ailleurs ce que Schiller apprendra dans la réponse de Fichte à sa lettre lui annonçant le refus de publier l’article en l’état. Fichte, en effet, lui rétorque en faisant valoir cette « étroite parenté » qui prévaut entre les deux domaines : l’esprit esthétique et l’esprit philosophique sont en vérité deux « sous-espèces » d’un même « genre[10] ». Voilà ce qui autorise Fichte à exploiter le paradigme esthétique pour son propos sur l’esprit en philosophie. Car, en dépit de la différence spécifique qui existe entre les deux domaines, ceux-ci participent du même Geist, dans la mesure où ce dernier intervient dans les deux cas comme « imagination créatrice[11] ».

Tout comme en philosophie transcendantale, l’art a le privilège de produire, à l’aide de l’imagination créatrice, la représentation. L’art ne s’en tient donc pas uniquement à la représentation du monde tel qu’il est donné, comme c’est le cas du point de vue commun. Il peut pour ainsi dire disloquer la représentation du monde existant et l’aménager à sa guise. Il produit un monde fictif, certes, mais il s’agit là d’une illusion à laquelle le spectateur consent volontiers. Pour sa part, la philosophie transcendantale a également à voir avec la production d’un monde, mais en l’occurrence avec la production du monde tel qu’il apparaît au point de vue commun comme donné, à savoir le monde réel. Elle étudie l’engendrement de la représentation du monde par le Moi et par là elle se rapproche du jeu auquel se livre l’esprit esthétique avec la représentation. Dans les deux cas, on opère un recul vis-à-vis de la représentation. La différence entre les deux tient au fait que l’artiste, contrairement au philosophe, ne « sait » pas qu’il se situe au point de vue transcendantal. L’artiste est doué d’une « faculté divinatoire » qui lui permet de produire son oeuvre selon une loi inconsciente[12], alors que le philosophe transcendantal, se tournant vers l’intériorité de l’âme, s’emploie à retracer de manière lucide la genèse de l’expérience, c’est-à-dire l’ensemble des représentations qui, du point de vue commun, s’accompagnent du sentiment de nécessité. Cette démarche tournée vers la production de la représentation, contrairement au processus de création artistique, est donc consciente et délibérée. Elle ne requiert cependant pas moins d’esprit.

C’est aussi dans ce contexte que Fichte déclare que le philosophe transcendantal ne peut pas être dépourvu de « sens esthétique ». À l’évidence, le philosophe n’a pas besoin d’être créatif en art. On ne lui demande pas d’être lui-même un artiste. Mais parce qu’il participe de l’esprit en général, il doit faire preuve de sensibilité esthétique. C’est en effet cette disposition qui lui permet de considérer la représentation en elle-même et pour elle-même, de prendre une distance face à la représentation courante et au dogmatisme du point de vue commun. Le philosophe se doit d’être ouvert au fait que l’artiste joue avec la représentation et qu’il la produit librement. Ce recul par rapport aux faits de conscience comme produits finis, à l’instar de l’attitude de l’artiste, est une condition indispensable à l’activité philosophique.

Il s’ensuit que le philosophe devrait avoir un sens esthétique, c’est-à-dire de l’esprit ; pour autant, il n’est pas nécessairement un poète, un bon écrivain, un beau parleur ; néanmoins cet esprit, par la formation duquel on devient esthète, ce même esprit donc doit animer le philosophe et, sans cet esprit, on n’arrivera à rien en philosophie ; on se tourmente avec de simples lettres (Buchstaben) et on ne pénètre pas à l’intérieur de la philosophie[13].

Le philosophe transcendantal est appelé à rentrer en lui-même et à se tourner vers un domaine qui en soi ne présente rien de fixe. Le regard intérieur lui permet en effet d’accéder à la pure « agilité » de son Moi et à la spontanéité qui préside à l’engendrement de la représentation. Il découvre en lui-même une productivité et une processualité jusque-là insoupçonnées. Et là commence le travail philosophique proprement dit : l’examen des modalités de la production de l’expérience. La dynamique que doit décrire le philosophe transcendantal se situe sur le plan intuitif, sur le plan de l’intuition intellectuelle. Il se penche sur une pure auto-activité. Aussi la démarche philosophique est-elle appelée à dégager les lois de cette activité productrice. Une telle tâche de description ne peut toutefois être que discursive. Le philosophe est ici contraint d’avoir recours au « concept », même si celui-ci constitue ce que Fichte appelle un moment de « repos » (Ruhe [14]), c’est-à-dire la démarcation d’une simple étape dans la dynamique complexe de la conscience. En ce sens, le concept représente un expédient nécessaire pour cerner des processus qui sont par nature essentiellement intuitifs. Dans la philosophie transcendantale, c’est la vie de la conscience qui s’appréhende et se thématise elle-même. Seul l’esprit philosophique, nous l’avons vu, est en mesure d’accéder à cette vie parce qu’il y participe. Mais dès lors se pose un défi redoutable pour le discours philosophique. Comment en effet décrire cette processualité à l’aide de concepts dont le référent est une pure mouvance interne, une pure auto-activité ? Si l’esprit seul peut s’élever à l’objet de la philosophie transcendantale, comment cet esprit parviendra-t-il à se communiquer, comment pourra-t-il interpeller d’autres esprits par le simple discours ? Cette philosophie qu’est la doctrine de la science a en vérité quelque chose d’inouï, Fichte en est parfaitement conscient, et pourtant elle est condamnée à s’en remettre au vocabulaire disponible (vorhandene Wörtersprache [15]) et à exprimer ses concepts à l’aide de mots. On le conçoit sans peine, la philosophie transcendantale commande de prendre un certain nombre de précautions à cet égard et, sur le plan méthodologique, elle exige l’adoption d’une stratégie de communication bien particulière.

Si Schiller n’était pas en possession de tous les éléments pertinents pour juger de l’article de Fichte lorsqu’il a formulé le premier reproche que nous avons relevé, la chose est en revanche moins claire pour sa seconde objection. Et on peut comprendre, en partie du moins, la réaction outrée de Fichte face à l’argument selon lequel le couple esprit/lettre n’aurait rien à voir avec le propos développé par Fichte, qui porte dans les trois premières sections sur l’esprit et le génie de l’artiste. J’ai déjà indiqué en effet que Fichte interprète les deux termes au sens propre. Ainsi, autant le titre fait-il allusion à l’« esprit » philosophique, autant la « lettre » en question doit-elle être prise pour ce qu’elle est : un signe sensible, voire un caractère d’imprimerie. Fichte avait pourtant fourni deux indices à Schiller en ce sens.

Le premier de ces indices prend la forme d’un simple post-scriptum ajouté au bas de la lettre de Fichte qui accompagne l’envoi de son manuscrit. Il y fait la remarque suivante, en apparence anodine, à propos de son titre : « C’est à dessein que figure dans le titre le mot “Buchstab” d’après son étymologie[16] ». Fichte demande ici au directeur de la revue de respecter l’orthographe du mot Buchstab telle qu’elle figure dans son titre, même si en allemand correct le mot s’écrit Buchstabe et qu’en l’occurrence l’accusatif aurait commandé ici l’ajout d’un « -n ». Ce qui aurait donné « Über Geist und Buchstaben in der Philosophie ». En écrivant Buchstab, Fichte prétend écarter une possible confusion pour le lecteur, qui tient au fait que le verbe « épeler » en Mittelhochdeutsch se dit Buchstaben (plutôt que Buchstabieren comme maintenant), tout comme le nom employé à l’accusatif tel qu’il aurait dû figurer dans le titre en allemand correct. Il tient donc à éviter une méprise entre le nom et le verbe à l’infinitif. Mais la précaution apparaîtrait superfétatoire si en insistant pour maintenir la forme incorrecte Fichte n’avait pas voulu attirer l’attention du lecteur sur l’« étymologie » du mot, laquelle contribue de manière décisive à l’intelligence de son texte. Si nous laissons de côté les subtilités de cette étymologie, on peut dire qu’elle met en valeur le mot Stab, qui signifie bâton, tige, et par extension trait effilé sur une page imprimée, alors que le Buch désigne bien sûr un assemblage des feuilles imprimées[17]. Le mot Buchstab se traduit évidemment par « lettre », mais celle-ci doit être comprise au sens premier, littéral si l’on ose dire, d’une inscription dans un livre. Fichte veut donc attirer l’attention sur la matérialité du signe, et non sur le sens figuré qui signifie que l’on s’en tient de manière obstinée et bornée à ce qu’énonce un texte. La nuance est ténue, mais non moins capitale pour le projet de Fichte.

Le second indice vient renforcer l’intention qui se signale d’emblée dans le titre. Il se trouve dans la troisième section de l’article. Évoquant l’esprit esthétique propre à l’artiste, Fichte rappelle la nécessité pour le génie de s’exprimer dans une oeuvre, laquelle est nécessairement constituée de matériaux sensibles. Dans ce cas, la lettre est étroitement associée au concept de « corps » : « Cette disposition interne de l’artiste est l’esprit de ses produits ; et les formes contingentes dans lesquelles il les exprime sont le corps ou la lettre de celui-ci[18] ». On le voit, l’esprit de l’artiste est opposé ici au corps (Körper) de l’oeuvre. L’opposition est diamétrale, plus forte encore que la distinction entre par exemple l’âme et la chair (comme corps organique). Et c’est précisément cette opposition que doit surmonter l’artiste par son oeuvre, laquelle représente un passage obligé pour lui si sa disposition intérieure doit pouvoir être exprimée et communiquée au spectateur ou au lecteur. En d’autres mots, il est obligé de faire transiter la vie spirituelle qui l’anime intérieurement par un matériau inerte, inerte dans la mesure où il est entièrement hétérogène et indifférent à cette vitalité de l’esprit. La forme est ici « corporelle » et ce corps se présente à lui au départ comme une « masse sans vie » à laquelle il doit insuffler un mouvement et une vitalité qui puissent traduire ses « vibrations » intérieures. C’est dire que la « lettre », clairement identifiée ici au « corps », est envisagée dans sa matérialité de signe. Il s’agit de la « lettre » au sens propre. Elle appartient au langage, dont elle transpose et préserve la phonétique. L’artiste peut y avoir recours, tout comme il peut se servir d’autres matériaux pour réaliser son oeuvre, telles les couleurs et les notes de musique. Dans le cas du philosophe, seul le langage demeure à sa disposition comme corps servant à communiquer sa spiritualité.

Or, le rapport de la philosophie transcendantale au langage en général est en ceci problématique que les langues en usage sont taillées sur mesure pour exprimer le point de vue commun, c’est-à-dire des représentations qui apparaissent comme données toutes faites, de l’extérieur, alors que la philosophie transcendantale cherche précisément à s’immiscer dans les coulisses de la représentation afin de suivre la dynamique de son engendrement. Nous avons vu que la pensée spéculative s’attache à une pure mouvance qu’elle doit pourtant saisir, arrêter pour ainsi dire, à l’aide des concepts, qui sont autant de points de repère pour capter et décrire la processualité de l’intuition. Dans ces conditions, si le concept est d’emblée un pis-aller pour le philosophe, à plus forte raison le langage des mots usuels constitue-t-il un obstacle de taille, que le philosophe transcendantal est contraint de surmonter s’il doit pouvoir communiquer ses découvertes. Ainsi Fichte avoue-t-il qu’il trouve ses idiomes dans les ressources qui lui offrent les langues existantes tels l’allemand, le latin et le grec ancien, ressources qu’il doit savoir manier avec doigté. La tâche de transmettre la philosophie n’est pourtant pas désespérée, notamment lorsque l’on a recours au mot comme parole proférée. Ainsi, dans son cours de l’été 1794 sur l’esprit et la lettre, Fichte explique à ses élèves que, pour se communiquer à eux, il a recours à des signes acoustiques qui en eux-mêmes ne sont que de simples oscillations dans l’air. Ce sont des coquilles vides, formées par le locuteur et que l’auditeur doit investir à son tour de sens. C’est à cette condition que l’on peut communiquer d’esprit à esprit[19], de professeur à étudiants. Sans ce travail des étudiants et leur participation active qui consiste à conférer une signification aux signes, ces derniers resteraient sans effets.

Or le danger est encore plus grand lorsque le signe acoustique est consigné dans une trace matérielle : la lettre. Tel est précisément l’enjeu ici, et nous allons voir qu’il déborde largement le cadre des leçons et de l’article sur l’esprit et la lettre en philosophie. Il y a en effet le risque, inhérent à l’écrit, que le signe imprimé en reste à sa matérialité de « corps mort » sans être réactivé dans la conscience du lecteur. De là peut surgir l’illusion, chez celui qui possède le livre, qu’il est d’emblée en possession de son sens et de sa vérité. La page écrite fige le langage parlé et le fixe dans l’immobilité et la permanence. Elle peut dès lors apparaître comme une caution, disponible en tout temps, même pour celui qui ne prend pas la peine de donner vie à la lettre. Sans se servir de son imagination, ni de son entendement, le Buchstäbler, comme le caractérise Fichte devant ses élèves, se réclame uniquement de la lettre : « Tel ou tel a dit ceci, cela est imprimé dans tel ou tel livre[20] ». L’allusion au « livre » ici n’a rien d’innocent. Elle intervient en écho au Buchstab du titre et elle trahit les réticences de Fichte vis-à-vis de l’imprimé. Il y a chez lui, comme nous allons maintenant le voir, une méfiance à l’égard du livre qui se manifeste tout au long de son oeuvre.

Au premier abord, on pourrait être porté à croire que les réticences de Fichte à l’égard du monde de l’édition sont reliées à des circonstances personnelles, qui seraient somme toute purement contingentes. À cet égard, on peut évoquer les nombreux déboires qu’il a connus avec l’industrie du livre, et ce dès son entrée sur la scène philosophique. Ainsi, par une curieuse ironie, Fichte ne doit-il pas sa notoriété précoce à un quiproquo bien connu relatif à la publication de l’Essai d’une critique de toute révélation ? On sait, en effet, que le nom de Fichte ne figurant pas sur la page couverture, les lecteurs ont implicitement attribué cet ouvrage « critique » à Kant et en ont fait l’éloge en conséquence. Or, quelle que soit l’explication que l’on retienne pour rendre compte de l’absence du nom de Fichte sur la page de titre, l’éditeur demeure dans tous les cas de figure digne de blâme : ou bien le nom a tout simplement été oublié au moment d’aller sous presse et il s’agit là d’une négligence inexcusable, ou bien l’éditeur a délibérément omis d’indiquer le nom pour laisser croire que l’auteur était Kant et pour en recueillir les bénéfices pécuniaires. Et à nouveau la manoeuvre est impardonnable. Dans un autre registre, on pourrait encore évoquer la déconvenue de Fichte devant le grand nombre de coquilles qui émaillent son écrit programmatique Sur le concept de la doctrine de la science. Ces nombreuses fautes font dans bien des cas obstacle à la compréhension du texte et Fichte s’empressera de rétablir les choses en publiant une liste de corrections[21]. Mais cette mésaventure n’était certes pas de nature à améliorer son opinion vis-à-vis du monde de l’édition. Enfin, on pourrait également mentionner l’expérience pénible qu’a faite Fichte de la cupidité des éditeurs Gabler et Cotta au moment de la réédition de la Grundlage en 1802. Sans doute, l’affaire a-t-elle entraîné pour Fichte de nombreux ennuis et de multiples tracasseries, mais en vérité le fait que Fichte renonce définitivement vers 1804 à publier sa philosophie transcendantale[22] ne s’explique pas uniquement par ces expériences qui l’ont touché personnellement. Il y a à cet abandon du projet de publier les diverses versions de la Wissenschaftslehre des raisons beaucoup profondes, sur lesquelles nous allons revenir.

Il convient ici d’examiner plus en détail la manière dont les réserves principielles de Fichte à l’égard de l’imprimé se sont manifestées au cours de ses premières années à Iéna. Car, on le sait, Fichte a tout de même fait paraître plusieurs ouvrages à cette époque, y compris des oeuvres dites « scientifiques ». Or, jusque dans leur titre, ces oeuvres publiées manifestent malgré tout une nette préférence pour ce qui constitue l’antidote à la lettre morte : la parole vive. Ainsi le sous-titre de l’écrit « programmatique » comporte-t-il la mention : « texte d’invitation à ses leçons sur cette science[23] ». Il est tout de même significatif qu’un écrit visant à introduire à la doctrine de la science fasse très explicitement référence aux leçons que Fichte s’apprête à donner au printemps de 1794 sur cette matière et qui font de l’ouvrage en question une simple entrée en matière. C’est dire que la véritable doctrine de la science sera exposée dans ces leçons et que cet opuscule ne vise qu’à y préparer[24].

On pourra dès lors rétorquer que la Doctrine de la science de 1794 a elle aussi été publiée et qu’il s’agit dans ce cas d’une oeuvre proprement scientifique. Mais à nouveau le titre complet de l’oeuvre, tant pour ce qui touche la Grundlage que le Grundriss, est très révélateur quant à l’usage auquel Fichte destinait ces oeuvres imprimées : « manuscrit à l’intention de ses auditeurs ». En elle-même, la formule a quelque chose de paradoxal : un écrit à l’intention d’auditeurs. Cela signifie-t-il que l’audition du cours ne suffit pas en elle-même et qu’elle doit prendre appui sur un écrit ? Ce qui semble contredire la thèse défendue ici. En vérité, ceci fait très certainement partie de l’intention de Fichte, qui considère ces publications comme des Lesebücher. Mais il faut prendre en compte la justification complète qu’il fournit, juste avant son arrivée à Iéna, à K.A. Böttiger relativement à l’impression de la Grundlage sous forme de fascicules à distribuer au cours des semaines subséquentes : elle vise en effet à contrer cette fâcheuse habitude qu’ont les auditeurs de tout prendre à la dictée ce que dit le professeur, sans se donner la peine de penser avec lui (gedankenloses Nachschreiben[25]). Il va sans dire que la parole ainsi consignée dans le cahier de notes de l’élève demeure lettre de morte et peut au mieux servir à la remémoration des paroles, mais non de leur sens ou de leur véritable portée puisque l’élève, en écrivant, s’est au départ placé en retrait de la démarche. Cette démarche du professeur a en vérité toujours un caractère événementiel et ponctuel : elle est vivante et exige une écoute active de la part de l’auditoire. Or, la publication des fascicules sur la doctrine de la science rend superflue la prise de notes à la dictée et rend l’élève disponible pour cette écoute attentive. La désignation par Fichte de ces fascicules par le terme Handschrift renforce du reste cette dimension événementielle de la Vorlesung. La Grundlage publiée au fil des leçons successives est en vérité un manuscrit au sens où, même s’il se présente en caractères d’imprimerie, il rappelle au lecteur le caractère provisoire et inachevé du texte de même que la proximité de la « main », c’est-à-dire de la personne qui l’a rédigé. En l’occurrence, l’auteur se doit de compléter un tel manuscrit par des explications orales, sans quoi il demeure de peu d’utilité[26]. Or, c’est de cette manière que Fichte envisageait les fascicules de la Wissenschaftslehre distribués pour chaque cours.

Cet aspect contextuel et spécifique de la Handschrift est à ce point présent dans l’idée de Fichte qu’il prendra soin dès le départ de s’assurer un certain contrôle sur la diffusion de ces manuscrits imprimés. Sachant qu’ils sont essentiellement destinés à ses auditeurs en classe, il entend restreindre très strictement leur diffusion hors de la salle de cours à des personnes qui sauront en faire un usage adéquat. Du moins, telle était son intention initiale, comme en témoigne Niethammer, qui a rencontré Fichte à son arrivée à Iéna et qui relate que ce dernier avait l’intention « de faire imprimer un manuel (Lehrbuch) pour ses leçons sur la philosophie théorique et pratique ; pour l’instant, ce manuel ne doit pas être distribué en librairie et ne peut être vendu à personne d’autre qu’à ses auditeurs[27] ». D’ailleurs, Goethe ne s’y est pas trompé : les feuillets publiés par Fichte au fur et à mesure du déroulement du semestre demeurent passablement indigestes et ne peuvent absolument pas faire l’économie d’un commentaire, mieux : d’un commentaire oral. Voici en effet ce qu’il écrit à Charlotte von Kalb, le 28 juin 1794 : « Je ne vous fais rien parvenir des feuillets philosophiques de Fichte ; si vous voulez en prendre connaissance d’une quelconque manière, un exposé oral vous sera au plus haut point nécessaire[28] ». Goethe a donc fort bien compris la nature et la destination du « manuscrit » de Fichte : cet écrit ne prend son véritable sens que s’il est accompagné d’un commentaire suivi qui puisse donner vie à chacune des étapes du développement qui s’y trouve consigné.

Ce va-et-vient entre la scripturalité et l’oralité nous offre l’occasion de cerner un aspect important de l’attitude de Fichte face au langage propre à la philosophie. À l’évidence, l’écrit offre l’avantage non négligeable de fixer à l’aide d’une trace matérielle la démarche de la Wissenschaftslehre. Par contre, la parole proférée en présence d’un auditoire permet à l’enseignant d’insuffler une vie à la démarche et de procéder aux ajustements requis par la réaction de l’auditoire. Dès lors Fichte doit-il satisfaire à deux exigences. D’un côté, la doctrine de la science étant aux yeux de son concepteur la philosophie définitive, il convient d’en assurer la pérennité en la consignant une fois pour toutes et avec la plus grande précision terminologique possible dans l’écrit, bien que, de l’autre, l’on reconnaisse que pour l’instant cette science est encore à la recherche d’une forme définitive et que le public auquel elle s’adresse à cette époque a besoin de l’assistance continue d’un guide. Il ne faut donc pas se surprendre de découvrir une tension chez Fichte entre la recherche d’une terminologie fixe pour la doctrine de la science et au même moment la volonté d’éviter toute fixation prématurée du vocabulaire de la philosophie transcendantale.

Au tout début de l’année 1794, Fichte prend conscience de la nécessité d’édifier une « langue philosophique », du moins à long terme, en restreignant le champ sémantique de la langue courante et en forgeant le cas échéant de nouveaux mots. À l’évidence un tel Zeichensystem doit-il être envisagé sérieusement, mais il se présente en vérité plutôt comme le couronnement de l’entreprise que comme un système complet de signes dont on disposerait au départ[29]. Pour l’heure, Fichte se voit contraint de procéder à l’aide des ressources linguistiques que lui offre le langage établi. Ainsi révèle-t-il à sa femme en septembre 1795 que pas une « lettre » du système philosophique qu’il a développé jusque-là ne doit être considérée comme définitive[30]. Il a d’ailleurs à cette époque le souci d’éviter toute fixation de la pensée dans un idiome définitif. Il met du coup Herbart en garde contre la « lettre » des fascicules qu’il a déjà fait paraître sur la doctrine de la science, si bien que Herbart s’étonne de constater en 1795 que Fichte marque ses distances avec ces écrits, un an à peine après leur publication[31]. Il recommande à Herbart de se détacher de la lettre et d’envisager les questions dans leur rapport au tout. Il y a d’ailleurs un avantage à conserver le caractère provisoire et changeant de la terminologie philosophique : de cette manière on dispose du plus sûr moyen de confondre ceux qui, en ce domaine, ne peuvent adopter d’autre attitude que celle de perroquet (Nachbeter[32]). Ceci dit pour l’aspect dissuasif que présente le discours libre et fluctuant du professeur pour des auditeurs qui ne retiennent que les mots. L’enseignant est en revanche constamment en mesure de déceler les incompréhensions, au moment où elles surgissent chez les élèves véritablement intéressés, et de corriger le tir en ayant recours par exemple à des variantes dans sa façon d’exposer les questions. Aussi Fichte pouvait-il affirmer dans son Essai d’une nouvelle présentation de la doctrine de la science : « Comme m’y destinait ma fonction universitaire, j’ai d’abord écrit pour mes auditeurs, vis-à-vis desquels j’avais la possibilité de m’expliquer de vive voix jusqu’à ce que je fusse compris[33] ». Il y a en vérité un avantage non négligeable à exposer par la parole vive ce système qui ne peut être que le fruit de l’esprit philosophique, lequel se définit essentiellement comme un principe vivifiant. Dans ce cas, en effet, la voix est sans doute le moyen privilégié pour diffuser la Wissenschaftslehre puisqu’elle n’est pas prisonnière de la lettre imprimée. C’est Marie Johanne Fichte qui rappelle que son mari ne redonne jamais deux fois le même cours d’un semestre à l’autre, alléguant qu’une approche renouvelée et « fraîche » de son propos lui permet de maintenir plus « vivant » son exposé[34]. Et cette attitude procède d’une décision tout à fait délibérée de la part de Fichte. C’est en vérité un devoir pour l’enseignant de renouveler sans cesse la forme de l’exposé oral. L’oralité fournit ainsi l’occasion à l’inventeur de la doctrine de la science de prendre le pouls de son auditoire et d’ajuster son enseignement. Il s’agit là d’une composante essentielle à une communication efficace[35]. Fichte est donc constamment attentif à l’état d’avancement de son auditoire, au point d’être parfois même amené à conclure que celui-ci est inapte à recevoir la nouvelle philosophie[36]. Or, ceci tient bien sûr à la nature particulière de la doctrine de la science, mais aussi, de manière générale, au « caractère de l’époque actuelle ».

Si pour terminer on se tourne du côté de l’ouvrage populaire de Fichte portant le titre évoqué à l’instant, on le voit adopter un point de vue plus large sur la situation contemporaine de l’humanité, situation qui n’est pas sans rapport avec la question qui nous préoccupe, à savoir l’identification des facteurs qui expliquent l’indifférence du public des lecteurs face à la philosophie nouvelle. Selon cet ouvrage, l’humanité contemporaine de Fichte se situe au stade de l’affirmation débridée de l’individualité et du règne de l’arbitraire. Et la culture livresque n’y est pas pour peu dans le renforcement de cette tendance. Pour la question qui nous préoccupe, la sixième leçon de cet ouvrage sur Le caractère de l’époque actuelle est particulièrement révélatrice. On y explique que l’imperméabilité du public à l’exposé oral vient précisément de l’omniprésence du livre et des habitudes qu’il développe chez l’individu. Plus précisément, l’habitude de la lecture entraîne une attitude purement passive, une attitude de prise de connaissance insouciante, si bien que la disponibilité et l’attention requises par un discours oral ne sont plus présentes. Les conditions pour une communication orale réussie ne sont donc plus réunies, et à plus forte raison encore pour la diffusion la doctrine de la science. En vérité, c’est la lecture telle qu’elle a cours à son époque qui, aux yeux de Fichte, ruine les prédispositions requises pour un exposé oral efficace. Dans l’ordre des choses, c’est la parole vive qui devrait avoir préséance sur la lettre.

Aussi, la communication orale, par le discours continu ou l’entretien scientifique, présente-t-elle des avantages infinis sur celle qui utilise la lettre morte. L’écriture a été découverte chez les Anciens dans le seul but de remplacer la communication orale pour ceux qui ne pouvaient y avoir accès. Tout ce qui était écrit avait d’abord été exposé oralement et constituait la reproduction de l’exposé oral. Ce n’est que chez les Modernes, en particulier depuis l’invention de l’imprimerie, que l’imprimé aspire à l’autonomie, ce qui a eu entre autres pour effet que le style, qui avait perdu le correctif vivant du discours oral, est tombé dans une telle décadence. Mais même cette communication orale, un lecteur tel que celui qui a été décrit n’est plus apte d’emblée à la comprendre[37].

On le voit, avec l’invention de Gutenberg, c’est le succédané qui a pris le pas sur l’original et qui est devenu la norme. Pourtant, Fichte ne désarme pas. Il indique des moyens pour renverser la tendance, entre autres en enseignant à la jeune génération une nouvelle manière de lire, beaucoup plus active et critique, mais aussi en cultivant chez les éducateurs la « méthode de la communication orale » et en développant les dispositions chez les auditeurs pour qu’ils deviennent réceptifs à un tel mode de communication. D’ailleurs ceci n’est pas qu’un voeu pieux de la part de Fichte. Il a songé à plusieurs reprises à mettre sur pied des institutions où l’on puisse cultiver l’art de la parole. Et encore dans les dernières années de sa vie, il nourrissait le projet de mettre sur pied un institut d’éloquence pour les professeurs[38]. On sait qu’il s’est intéressé très tôt et pendant toute sa carrière aux questions de pédagogie[39]. Ainsi, pour la philosophie, il s’intéresse chez les Anciens à la préséance de la parole sur l’écrit. Il évoque à l’occasion la communauté intellectuelle réunie autour de Pythagore, bien qu’il ait une prédilection marquée pour l’approche socratique fondée sur une méthode active et axée sur le dialogue. Et si dans l’université moderne les cours donnés en classe rendent parfois difficile l’échange entre le maître et l’élève, lequel est le plus souvent confiné à l’écoute, Fichte propose des mesures concrètes pour pallier ce problème en instituant le Conversatorium, à l’occasion duquel l’élève peut procéder à un échange de questions et de réponses avec le maître et ainsi entamer un dialogue en bonne et due forme[40].

Nous avons vu que l’esprit philosophique doit s’en remettre à une forme, à une concrétisation sensible qui traduise cette démarche intérieure sui generis qu’implique la philosophie transcendantale. À l’instar de l’artiste donc, qui tente de produire une oeuvre achevée (vollendet [41]), et qui pour ce faire est obligé de passer par un matériau apte à exprimer adéquatement l’esprit esthétique, le philosophe cherche dans son propre domaine à atteindre la présentation fidèle de sa démarche spirituelle et à lui donner la forme susceptible d’être transmise aux générations futures. Or, le privilège du philosophe, c’est que sa démarche tant analytique que synthétique peut être articulée sur le plan discursif, si bien qu’il est en mesure d’expliciter son parcours et d’accompagner par la parole vive celui ou celle qui fait son apprentissage philosophique. Ainsi Fichte est-il d’une part à la recherche d’une forme littéraire définitive, de la lettre ultime pour consigner la Wissenschaftslehre et assurer sa transmission à la postérité. Mais d’autre part, considérant le caractère de l’époque qui est la sienne, il ressent la nécessité d’accompagner l’apprenti dans son initiation à cette oeuvre de l’esprit grâce à la communication orale. La proximité plus grande de cette parole avec l’esprit et l’aptitude du dialogue à favoriser cette initiation présentent pour Fichte un avantage indéniable dont l’artiste est dépourvu, lui qui n’a pas à commenter son oeuvre et à indiquer de quelle manière elle doit être reçue. Les conditions de la réception des produits de l’art ne sont du reste guère différentes de celles qui prévalent pour la philosophie. Dans l’article envoyé à Schiller à l’été 1795, Fichte se plaint en effet des habitudes de ses contemporains qui exigent de l’oeuvre d’art qu’elle soit facile et aisément accessible et qui pour cette raison risquent de rester indifférents à l’oeuvre de génie, comme celle de Goethe.

Fichte n’est donc pas prêt à renoncer à cet avantage que représente l’échange avec son auditoire, lui qui dans la préface à la seconde édition (1798) de l’opuscule Sur le concept de doctrine de la science affirme qu’il veut prendre en compte dans l’exposition de la Wissenschaftslehre la situation concrète qui prévaut à son époque[42]. Il s’assigne le devoir d’infléchir les habitudes de ses contemporains et de les guider sur la voie de la seule et unique philosophie qui soit. C’est pourquoi son départ de l’Université d’Iéna ne pouvait que représenter une interruption abrupte et intempestive de son projet. Il ne faut donc pas sous-estimer l’ampleur de la rupture provoquée par la querelle de l’athéisme. À vrai dire, cette démission-congédiement n’a pas signifié pour Fichte uniquement la perte de son gagne-pain, elle a aussi marqué pour lui une brisure par rapport à sa façon de philosopher qui, notamment pour la philosophie transcendantale, avait toujours été accompagnée d’une exposition orale et s’était articulée à la faveur de cette communication. Il va sans dire qu’en raison de sa grande notoriété Fichte aurait sans doute pu, une fois installé à Berlin, mener une existence paisible à titre d’écrivain. L’absence d’université dans cette ville en 1800 aurait dès lors été de peu de conséquence puisqu’il aurait très bien pu poursuivre son oeuvre en solitaire et vivre de sa plume. Or, Fichte refuse avec la dernière énergie de se résoudre à un tel destin[43]. En vérité, on constate qu’il a très clairement besoin de communiquer à un public les développements de la doctrine de la science, et qu’il se montre sensible à la réaction de cet auditoire à ses exposés. N’est-ce pas lui qui avoue n’avoir jamais reçu de commentaires pertinents sur la doctrine de la science, sinon de la part des « auditeurs » présents à ses cours[44] ?

Dans ces conditions, on réalise à quel point il était impérieux pour lui, dès son départ d’Iéna, de renouer avec un public et de retourner sans tarder à l’enseignement. De Berlin, il écrit à son épouse demeurée à Iéna : « Si je pouvais avoir les assurances les plus précises qu’on me laisserait vivre en paix dans des conditions de dignité, et en particulier de faire des cours, j’aurais alors bien envie de patienter ici quelques années durant […][45] ». Son désir de retourner le plus rapidement possible à l’enseignement a même pu faire sourciller Jacobi, à qui Fichte avait demandé d’intercéder pour lui afin de lui procurer un poste. En effet, Jacobi a interprété comme de la pure présomption le fait que Fichte le prie non pas simplement de lui obtenir une situation dans le monde intellectuel mais, dans la mesure du possible, de lui décrocher un poste de « professeur », à l’Université de Heidelberg par exemple. Il s’agissait là pour Fichte non pas tant d’une question de statut social que d’une nécessité pour ainsi dire vitale, en tout cas pour l’avenir de la doctrine de la science. Autrement, comment expliquer son empressement à adhérer à la Loge Royale-York peu après son arrivée à Berlin, sinon pour y poursuivre son oeuvre philosophique dans des conditions à peu près acceptables ? La Franc-Maçonnerie ne lui offrait-elle pas un auditoire de choix ? On comprend alors aisément pourquoi il a rapidement accédé au statut de « Grand-Orateur » de la Loge, sur laquelle il a voulu assurer son emprise. Certes son action dans cette Loge tournera rapidement à l’altercation et l’acculera à démissionner. Mais il convient de rappeler qu’au départ il nourrissait en secret le projet d’utiliser son statut d’orateur pour diffuser, devant ce public choisi, rien de moins que sa doctrine de la science ! C’est ce que révèle la relation d’un entretien de Varnhagen von Ense avec Fichte[46]. Mais ces efforts demeurèrent vains si bien que, avant d’accéder à nouveau, beaucoup plus tard, au statut de professeur d’université, Fichte s’est vu contraint des années durant de livrer ses exposés oraux sur la philosophie nouvelle en conviant ses auditeurs dans son propre salon.