Résumés
Résumé
La figure biblique érotisée de la Sagesse Éternelle et son lien avec Christ a amené certains hommes à percevoir Christ dans son reflet féminin et à vivre une relation érotique avec Lui/Elle. La dualité entre deux pôles antinomiques de Christ, l’un pleinement masculin et l’autre pleinement féminin, pourrait être abordée dans une approche apophatique de la tension entre deux pôles opposés, aux antipodes d’une asexualisation de Christ. Reconnaître ainsi le reflet féminin de Christ pourrait contribuer à Le/La rendre plus « aimable » pour les hommes et participer au débat concernant une théologie spirituelle qui tienne compte de l’importance du désir érotique dans la relation à Christ.
Abstract
The eroticized biblical figure of Eternal Wisdom and its link with Christ has led some men to perceive Christ in his female reflection and to live an erotic relation with He/She. The duality between two paradoxical poles of Christ, one fully male and the other fully female, could be addressed in an apophatic approach of the tension between two opposite poles, the antipodes of an asexualisation of Christ. Thus recognizing the female reflection of Christ could contribute to make Him/Her more “attractive” for men and to take part in the debate about a spiritual theology which takes into account the importance of sensual attraction in the relationship with Christ.
Corps de l’article
Introduction
La question de la part féminine de Christ est très importante dans la perspective de la reconnaissance du féminin de Dieu[1]. Cet aspect est particulièrement étudié depuis le développement de la théologie féministe, comme théologie de libération des femmes. En revanche, on soulève moins fréquemment une autre question, liée aux symboles masculins et/ou féminins utilisés pour la figure de Christ : la question de la relation érotique avec lui, dans le cadre d’une spiritualité traditionnellement appelée « mystique nuptiale ». Cette dimension érotique est largement documentée quand elle concerne la relation entre une femme et Christ, elle l’est moins dans le cas d’une relation entre un homme et Christ, ce dernier étant alors généralement perçu dans son reflet féminin. D’ailleurs, il est « traditionnel » de considérer que la relation érotique entre un humain et Christ, dans la mesure où il est essentiellement masculin, ne peut être vécue que par des femmes. Ainsi, pour Jacqueline Kelen, il « paraît difficile, voire incongru qu’un homme chrétien se déclare follement épris du Christ au point de vouloir s’unir amoureusement à lui[2] ». C’est oublier que certains mystiques, et parmi les plus célèbres, ont vécu une relation érotique à Christ, perçu en son reflet féminin. L’objectif de cet article est de donner quelques aperçus de cette relation érotique à Christ en s’appuyant principalement sur la figure érotisée de la Sagesse de l’Ancien Testament et de proposer une approche apophatique de la tension entre les reflets masculin et féminin de Christ.
Quels peuvent être les enjeux pour la théologie spirituelle d’une « reconnaissance » de l’attraction érotique que Christ, dans son reflet féminin, peut exercer ? On le sait, l’Église est plutôt féminine : ce sont principalement des femmes qui animent les paroisses et elles sont plus présentes dans les communautés que les hommes. Les raisons en sont très variées, mais une raison possible pourrait être que l’attraction que Dieu, Christ en particulier, exerce sur certaines femmes puisse avoir une dimension érotique, consciemment ou non. De fait, les hommes hétérosexuels n’ont pas l’opportunité, s’ils le souhaitent, de vivre cette dimension dans leur amour pour Christ. La Bible nous demande pourtant d’engager tout notre être dans une relation intime avec Dieu : « Jésus lui déclara : “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta pensée” » (Mt 22,37)[3]. Cet engagement, pour certains, peut aussi concerner, non pas seulement l’amitié, mais aussi l’éros[4].
Nous ne cherchons pas ici à établir des bases exégétiques au féminin de Christ, travail fait par ailleurs, souvent dans le cadre d’une exégèse dite « féministe », notamment en lien avec la figure de Sophia, la Sagesse personnifiée de l’Ancien Testament[5]. Nous commençons l’article en présentant le cadre dans lequel nous nous plaçons : notre approche est érotique, apophatique et se situe dans une approche jungienne du couple masculin-féminin[6]. Nous donnerons ensuite un aperçu de la dimension érotique de Sophia et son lien avec Christ dans le Nouveau Testament. Nous étudierons alors dans la troisième partie quelques caractéristiques de l’amour fulgurant de Paul pour Christ. Nous aborderons alors l’étude d’un texte apocryphe qui nous permettra de souligner la connotation érotique du langage utilisé pour exprimer la relation du disciple à Christ androgyne. Dans une cinquième partie nous présenterons un texte de Teilhard de Chardin dans lequel la relation à Christ en son reflet féminin est exprimée de façon érotique Enfin nous proposerons une approche apophatique de la tension entre les pôles masculins et féminins de Christ en faisant référence à la structure antinomique des dogmes dans la théologie orthodoxe.
I. Perspectives de notre étude : théologie apophatique, érotisme et approche jungienne du couple masculin-féminin
1. Théologie apophatique et érotisme[7]
La théologie pourrait être abordée de manière pornographique, c'est-à-dire produite par un sujet-théologien supposé savoir et qui exercerait un pouvoir sur la Vérité et sur l’Autre, au point d’en épuiser le mystère et d’obturer la béance du désir. Cette logique pornographique serait fondée sur le désir de « tout voir », de s’accaparer l’autre et son secret.
En fait le discours théologique relève de l’érotisme : il se déploie nécessairement selon la logique de l’intermittence si bien décrite par Roland Barthes dans Le plaisir du texte : intermittence « de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ; c’est ce scintillement même qui séduit, ou encore : la mise en scène d’une apparition-disparition ». Si bien que « l’endroit le plus érotique d’un corps [est] là où le vêtement bâille[8] ». Ce jeu de dévoilement et de dérobement est ainsi un « jeu érotique » en reprenant le sens que François Nault donne au mot « érotique » : par analogie à l’érotisme humain, Dieu ne se laisse dévoiler que fugitivement, par « intermittence[9] ». Dieu ne peut se révéler qu’en se cachant, on ne peut se l’approprier, le mettre à notre disposition. Un texte significatif à ce sujet concerne celui de l’éloge de la Sagesse de Job 28 où, après avoir évoqué les limites de la volonté de « voir » des humains, l’auteur présente la Sagesse comme étant fondamentalement inaccessible[10].
Parce que l’Autre dont la théologie parle n’est pas un « objet » mais un sujet dont le théologien-croyant est épris d’amour, le langage de la passion amoureuse (donc de l’amour-éros) s’impose nécessairement parmi tous les langages disponibles : c’est le langage des mystiques[11].
Dans le registre de l’amour-éros, André Lelièvre et Alphonse Maillot écrivent à propos de la Sagesse de Pr 1-9, texte auquel nous ferons référence dans la partie suivante, « elle réclame des amants mais se dérobe dès qu’ils sont trop proches (empressés) » et elle a « une fameuse tendance à se dérober au moment où l’on croit la saisir[12] ». La Sagesse est de part en part « érotique ».
Un texte biblique plus connu exprime clairement l’entremêlement entre l’érotique et l’inaccessibilité de Dieu. C’est le Cantique des Cantiques, ce texte qui a tant inspiré les mystiques de tous les temps[13]. En effet, le désir amoureux s’y joue dans une danse de présence/absence (Ct 2,9 ; Ct 3,1-4 ; Ct 5,2-8 ; Ct 6,1-2 ; Ct 7,1 ; et le dernier verset Ct 8,14). Dans la lecture de ce livre biblique par les mystiques, le bien-aimé ou la bien-aimée figurant Dieu, ce jeu de voilement/dévoilement érotique est bien celui de la connaissance de Dieu[14].
Grégoire de Nysse a thématisé ce caractère insaisissable de Dieu dans la doctrine de l’épectase. Le thème de l’éros est important dans cette doctrine dans la mesure où elle repose sur l’attraction amoureuse que Dieu exerce sur l’âme en quête de Lui. Cet aspect est explicite dans La vie de Moïse, tout particulièrement aux paragraphes 231-233[15]. Dans ces paragraphes, l’âme amoureuse de la « Beauté essentielle », identifiée ici à Dieu, cherche à le contempler toujours au-delà de ce qu’elle a déjà découvert. Chaque étape de l’ascension, loin de provoquer le sentiment de satiété, provoque un désir plus grand de contempler la « Beauté face à face ». Jean Daniélou discute du lien entre la doctrine de l’épectase et le désir amoureux d’union à Dieu tel qu’il est compris par Grégoire de Nysse dans sa lecture du Cantique des Cantiques — le Verbe étant l’époux de l’âme. Ce théologien discute en particulier de la dualité qui est caractéristique de l’épectase : « Le mot par sa composition même se prête à exprimer le double élément. Il est d’une part, possession, “ἐπί” ; il y a saisie réelle de quelque chose et intériorité de Dieu dans l’âme. Il est d’autre part, “ἐκ”, sortie de soi, irréductibilité infinie de Dieu à l’âme, qui arrache toujours l’âme à elle-même dans l’extase de l’amour » (p. 303). Daniélou cite d’ailleurs cette phrase « paradoxale » de Grégoire de Nysse : « Progresser toujours dans la recherche, c’est là vraiment jouir du Bien-Aimé[16] ». Dans la doctrine de l’épectase, La « jouissance » amoureuse pour Dieu n’est pas un état de repos mais correspond à une dynamique. Dieu se retire donc de façon érotique d’autant plus que l’on s’en approche.
Les deux sens du terme érotique, celui correspondant à l’« attraction érotique[17] » et celui du voilement, se mêlent donc, se fondent l’un dans l’autre. Dans les deux cas, comme nous l’avons vu, l’érotique est à l’extrême opposé du pornographique. De manière générale, c’est en son « double sens » que nous utiliserons le terme « érotique », sauf dans les parties bibliques II, III et IV de l’article, où le sens retenu est essentiellement celui de l’amour éros.
2. Éros et agapè[18]
En contexte chrétien, le terme d’éros renvoie spontanément à celui d’agapè qui lui est souvent mis en opposition. Mais la distinction entre amour-agapè et amour-éros n’est pas aussi évidente et nette qu’on peut le penser[19]. En fait, l’hébreu utilise principalement pour l’amour le terme générique ‘hb qui peut être compris sous plusieurs registres, nous l’avons évoqué dans la note 3. Dans la Septante, ce terme est souvent rendu par agapè qui signifie aimer au sens large. Mais le terme agapè peut tout autant être utilisé pour exprimer l’amour passion (par exemple en Ct 2,7) que l’amour amitié à l’égard de nos frères (comme en Lv 19,18). Jean-Jacques Lavoie écrit dans un article sur le Cantique des Cantiques que « le dualisme entre éros et agapè n’a […] aucune base exégétique[20] ». D’ailleurs l’éros et l’agapè étaient équivalents chez de nombreux théologiens de la période patristique, notamment Origène, le Pseudo-Denys l’Aréopagite, Grégoire de Nysse, Maxime le confesseur, Jean Chrysostome, Théodoret, Macaire l’Égyptien et même Augustin[21]. C’est dans ce cadre que nous nous plaçons pour cette étude.
3. Approche jungienne du couple masculin-féminin
Le couple masculin-féminin a un caractère universel mais « il faut souligner le caractère relatif des contenus catégoriaux qu’il subsume[22] ». Néanmoins cette « relativité est elle-même relative. Il semble bien y avoir des valeurs universellement attribuées au masculin et au féminin. C’est le cas, semble-t-il, pour les couples saillant-rentrant, actif-passif, fécondant-nourrissant, expiration-inspiration, donnant-recevant, etc.[23] ». Quelle est l’origine de l’importance de ce couple masculin-féminin sur la pensée humaine ? De multiples approches sont possibles pour aborder cette question et suscitent souvent des controverses. Pour ce qui concerne l’étude présentée ici nous faisons référence, à propos du masculin et du féminin, aux catégories d’anima et d’animus de Carl Gustav Jung, pour qui le couple masculin-féminin a un fondement archétypique. Il a présenté cette théorie dans l’une de ses oeuvres les plus importantes, Dialectique du moi et de l’inconscient, et notamment dans le chapitre intitulé « L’“anima” et l’“animus” », ouvrage dont nous nous inspirons pour ce paragraphe[24].
Chaque humain porte en lui le masculin et le féminin, ce dont Jung rend compte à travers l’animus et l’anima : « L’anima est féminine ; elle est uniquement une formation de la psyché masculine et elle est une figure qui compense le conscient masculin. Chez la femme, à l’inverse, l’élément de compensation revêt un caractère masculin et c’est pourquoi je l’ai appelé l’animus[25] ». Dans l’approche de Jung ces symboles ont un rôle primordial dans la vie érotique : l’anima ou l’animus peut prendre le visage concret de l’être aimé qui peut alors être perçu comme un « reflet » des archétypes[26]. Cette théorie présente aussi la réalisation de l’humain, son « individuation » par l’intégration en une « unité » de parts en tension de l’humain, l’une consciente, « extérieure », et l’autre inconsciente, « intérieure », notamment pour ce qui concerne l’intégration pour un homme de son anima et pour une femme de son animus. Jung nomme ce « centre de personnalité » le « Soi » et écrit à son propos : « Intellectuellement, le Soi n’est qu’un concept psychologique, une construction qui doit exprimer une entité qui nous demeure inconnaissable, une essence qu’il ne nous est pas donné de saisir parce qu’elle dépasse […] nos possibilités de compréhension[27] ». L’approche de Jung peut ainsi être considérée comme apophatique.
II. Christ et la figure érotisée de la Sagesse de l’Ancien Testament[28]
La christologie sapientielle a une place importante dans les christologies du Nouveau Testament. Même si l’identification de Christ à la Sagesse reste parfois implicite dans le Nouveau Testament, elle s’est avérée extrêmement fructueuse pour la pensée théologique et la spiritualité chrétienne, notamment depuis la polémique avec Arius au ive siècle. Elle reste une christologie porteuse de nombreuses promesses[29].
1. Sophia, figure féminine érotisée
La Sagesse se présente souvent de manière érotisée dans l’Ancien Testament, cherchant à susciter l’amour de ses amants-élèves.
C’est le cas pour certains passages de Pr 1-9 qui sont très explicites, notamment en Pr 4,8-9 à propos de l’amour érotique du « fils » pour la Sagesse. André Lelièvre et Alphonse Maillot proposent une traduction non édulcorée de ces versets : « Caresse-la et elle t’excitera, elle t’honorera quand tu l’auras étreinte. Elle te mettra sur la tête une guirlande ravissante et elle t’offrira une couronne d’apparat[30] ». Cette couronne peut être une couronne nuptiale comme en Ct 3,11, Ez 16,12 et 23,42. Lelièvre et Maillot écrivent aussi à propos de Pr 4,8-9 :
Quelle que soit la traduction (souvent édulcorée !), il y a un clair parallèle entre la jouissance sexuelle et la joie que procure la Sagesse. Il n’y est pas jusqu’à la « couronne de charme » ou « le diadème d’argent » du v. 9 qui ne fassent songer à l’adéquation entre l’apprentissage de la Sagesse et l’initiation à l’amour pour un jeune homme que les prostituées couronnaient de fleurs odorantes[31].
Or ces versets explicitement érotiques suivent le verset 4,6 : « N’abandonne pas la sagesse et elle te gardera, aime-la et elle te préservera ». On peut donc donner au terme « aimer » du verset 4,6 une connotation érotique, ce qu’a d’ailleurs fait la Septante qui traduit par « et elle, ne l’abandonne pas, elle s’attachera à toi, deviens son amant, elle veillera sur toi[32] ». À propos de Pr 4,8-9, un lien assez net apparaît avec un épisode important de l’épopée de Gilgamesh. En effet Enkidu, un homme sauvage, réplique de Gilgamesh, a été dompté et initié à la sagesse par une courtisane et, après six jours et sept nuits passés avec elle, « il avait acquis la raison, il déployait l’intelligence. Il revint s’asseoir aux pieds de la courtisane, il se mit à contempler le visage de la courtisane, et ce que disait la courtisane, ses oreilles le comprenaient[33] ». En effet, la tonalité de Pr 4,1-9 est l’acquisition de la sagesse et de l’intelligence pour le « fils ».
On retrouve le thème érotique de la relation avec la Sagesse dans le livre du Siracide en Si 15,2 : « Elle va au-devant de lui comme une mère et elle l’accueille comme la femme de sa jeunesse[34] ». Ce thème est encore plus explicite dans le développement de ce verset dans la version hébraïque de la conclusion du livre (Si 51,13 ss.)[35].
Ce thème est aussi présent dans le livre de la Sagesse, notamment en Sg 8,2 : « C’est elle que j’ai aimée et recherchée dès ma jeunesse, j’ai cherché à en faire mon épouse et je suis devenu l’amant de sa beauté[36] ». Ce thème est important dans l’ensemble des chapitres 8 et 9 du livre de la Sagesse. De manière très générale dans l’Ancien Testament, Sophia, dans sa nature divine, est une initiatrice, elle est en position dominante sur son amant.
Ces trois livres, les Proverbes, le livre du Siracide et le livre de la Sagesse contiennent aussi de nombreuses références érotiques plus implicites, tout particulièrement pour l’hymne à la Sagesse (Pr 8,22-31), texte fondamental pour la christologie sapientielle.
2. Christ comme Sagesse incarnée
La référence à la Sagesse a été abondamment utilisée dans le Nouveau Testament à propos de Christ. Pierre-Émile Bonnard montre de façon très convaincante que, pour les auteurs du Nouveau Testament, Jésus Christ est l’incarnation de la Sagesse de l’Ancien Testament[37]. Il discute ouvertement le fait que la Sagesse est présentée comme une femme
avec l’assiduité d’une épouse : elle se tient devant l’homme comme une compagne irréprochable, attirante, généreuse et élevante, capable de vivre en harmonie parfaite avec celui qu’elle aime la première et qui l’aime en retour. L’union conjugale de la Sagesse divine avec l’homme époux célèbre ainsi, sur une mélodie nouvelle, le mariage chanté depuis Osée entre Yahweh Dieu et la nation israélite, son épouse[38].
L’auteur met d’ailleurs en référence de la première phrase « Pr 4,6-9 ; Si 15,2b ; 51,19 (hébreu) ; Sg 8,2-9 (déjà Pr 29,3) », qui sont, surtout pour Pr 4,6-9 et Si 51,19, très explicitement érotiques. Jean-Noël Aletti, en 1993, écrit de manière un peu plus prudente : « L’identification de Jésus avec la Sagesse [dans le Nouveau Testament] reste une question encore débattue, même s’il existe un nombre croissant d’exégètes pour répondre positivement à la question[39] ». Après avoir rappelé que les liens entre « énoncés sapientiels et christologie sapientielle sont nombreux », il fait le constat que les « exégètes n’ont […] pas encore suffisamment examiné pourquoi le Nouveau Testament n’a pas explicitement affirmé que le Christ est la sagesse éternelle de Dieu, et pourquoi au contraire les Pères de l’Église l’ont dit sans hésitation. Cela vient-il d’une question de genre, la sagesse étant décrite comme une entité féminine[40] ? » Il y a probablement eu une difficulté, pour les écrivains du Nouveau Testament, à associer explicitement Jésus Christ à la figure vétérotestamentaire si érotisée de la Sagesse personnifiée. Pourtant, cette association, le Pseudo-Denys l’Aréopagite, quelques siècles plus tard, a « osé » la faire, aux célèbres paragraphes 11, 12 et 13 du chapitre IV des Noms Divins, où il met en relation l’amour éros que Paul éprouve pour Christ avec celui des hommes pour la Sagesse tel qu’il est présenté dans l’Ancien Testament. Il cite en particulier Pr 4,6-9 et Sg 8,2 qui sont, comme on l’a vu, parmi les passages les plus explicitement érotiques de la Bible[41].
Une christologie sapientielle pourrait donc aussi honorer l’aspect érotique de la relation à Christ perçu dans son reflet féminin[42]. Explorons maintenant quelques caractéristiques de l’amour de Paul pour Christ.
III. L’amour de Paul pour Christ-Sophia
Paul et ses disciples ont écrit des textes se rapportant à la Sagesse personnifiée pour exprimer l’être de Christ, en particulier en Col 1,15-20 et He 1,1-4, inspirés manifestement du célèbre hymne à la Sagesse, Pr 8,22-31. Mais les références à la sagesse sont très nombreuses, notamment en 1 Co 1,21 ; 1 Co 1,23s.30 ; 1 Co 2,7ss ; Rm 11,34 ; Col 2,2 et Ep 3,8-11[43].
Pour Paul, Christ est avant tout le Christ glorifié, il n’a d’ailleurs pas connu Jésus de Nazareth. Christ l’a « saisi » de tout son être dans la lumière de son apparition sur le chemin de Damas. Dans la mesure où il ne s’agit pas de l’homme de sexe masculin Jésus de Nazareth, le champ est ouvert à la perception sexuée qu’il aurait pu en avoir. Nous venons d’ailleurs d’évoquer cet amour à propos de ce qu’en dit le Pseudo-Denys l’Aréopagite. Pour lui, cet amour est très explicitement de nature érotique :
Mais en Dieu le désir amoureux est extatique. Grâce à lui, les amoureux ne s’appartiennent plus ; ils appartiennent à ceux qu’ils aiment. […] Et c’est ainsi que le grand Paul, possédé par l’amour divin et prenant part à sa puissance extatique, dit d’une bouche inspirée : “Je ne vis plus, c’est le Christ qui vit en moi” (Gal., II, 20), ce qui est bien le fait d’un homme que le désir a fait, comme il dit, sortir de soi pour pénétrer en Dieu et qui ne vit plus de sa vie propre, mais de la vie de Celui qu’il aime[44] ».
Cet amour de Paul pour Christ est d’ailleurs exprimé par Thérèse d’Avila qui le met en parallèle avec celui de Marie-Madeleine. À propos de « celui qui aime vraiment Dieu », elle écrit :
[…] il ne prétend à rien d’autre qu’à contenter l’Aimé. Il se meurt du désir d’être aimé de lui, et consacre donc sa vie à rechercher les moyens de lui plaire. Se cacher ? Oh ! il est impossible de cacher l’amour de Dieu, si c’est vraiment de l’amour ! Voyez plutôt un saint Paul, une Marie-Madeleine : au bout de trois jours, l’un commença à comprendre qu’il était malade d’amour ; c’est saint Paul. Marie Madeleine le comprit dès le premier jour, et avec quelle évidence[45] !
Les trois jours évoqués par Thérèse d’Avila correspondent manifestement aux trois jours d’aveuglement de Paul sur son amour pour Christ suite à l’événement de Damas (Ac 9,9). On peut en effet lire les passages relatant la vocation de Paul (Ac 9,1-19 ; Ac 22,3-21 et Ac 26,9-18) dans une perspective amoureuse. Dans ces trois récits, la lumière « enveloppante » de l’apparition a une grande importance[46]. La lumière a toujours été un attribut divin, dans l’Ancien Testament (Sg 7,26 par exemple à propos de la Sagesse) comme dans le Nouveau[47]. Cette lumière extrême, qui a enveloppé et aveuglé Saul (Ac 22,11) peut aussi faire penser à celle qui émane du feu dévorant de Dt 4,24. La fulgurance de cette rencontre entre Christ et Paul peut être rapprochée du « coup de foudre sacré » (littéralement « flamme de Yah ») de Ct 8,6-7 qui exprime la puissance irrésistible de l’Amour et auquel pourrait d’ailleurs faire écho Ac 26,14 et Ac 26,19[48]. Cette lumière, ce coup de foudre, « désarçonne » Saul : il a perdu son assurance, il est « déconcerté » : le choc est terrible, il tombe, il est terrassé, mis à terre. En Ph 3,8-14, Paul confie le « secret de sa vie » : Christ l’a « saisi », il s’est « emparé » de lui sur le chemin de Damas : « Pour Lui [le Christ] j’ai accepté de tout perdre, je regarde tout comme déchets, afin de gagner le Christ et d’être trouvé en lui […]. Je poursuis ma course pour tâcher de le saisir, ayant moi-même été saisi par le Christ Jésus[49] ».
Ce coup de foudre a marqué le début d’un Amour fulgurant entre Paul et Christ, qui a complètement retourné sa vie. À partir de cette constatation, on peut difficilement associer l’indétermination sexuelle de Christ glorifié tel qu’il apparaît dans les textes de Paul à une asexualisation. Au contraire, si réellement l’amour de Paul pour Christ a été fulgurant, on peut supposer qu’il engage l’être érotique de Paul. Éprouvait-il alors un amour érotique pour Christ dans son reflet masculin, et/ou pour Christ dans son reflet féminin ? L’importance de passages où Paul fait référence à la Sagesse personnifiée de l’Ancien Testament pourrait être un argument dans le sens d’une perception du reflet féminin de Christ. Quoi qu’il en soit, l’amour de Paul pour Christ éclairera toute sa théologie. Par exemple, Paul et ses disciples développeront le thème du corps de Christ dans une vision de l’Église en relation « nuptiale » avec le Christ, 2 Co 11,2 et Ep 5,28-32 pouvant être considéré comme un aboutissement de textes vétérotestamentaires tels que le livre de la Genèse, Osée et le Cantique des Cantiques[50].
IV. Christ perçu de façon androgyne : connotation érotique du langage utilisé dans le logion 22 de l’évangile de Thomas
Peut-on trouver des textes témoins de la naissance du christianisme où l’androgynie de Christ apparaît de façon explicite[51] ? De nombreux textes gnostiques abordent cet aspect de Christ, mais ils sont plus caractéristiques des mouvements gnostiques tardifs que du christianisme primitif [52]. En revanche l’évangile de Thomas aurait quant à lui pu être écrit dans la région de Jérusalem ou à Antioche de Syrie entre 30 et 70, avec une rédaction finale vers le milieu du 2e siècle[53]. Pour Jean Hadot « rien ne laisse supposer qu’il s’agit d’un livre gnostique. C’est un ouvrage chrétien d’une forme archaïque, qui doit être mis en parallèle avec les Évangiles canoniques. Pour certaines des paroles de Jésus, il donne un texte qui paraît plus ancien que celui des Évangiles canoniques. Pour d’autres, la formule est très différente, mais n’a pas moins de valeur[54] ». De plus, nous avons choisi ce texte, car il a une connotation érotique, comme nous allons chercher à le montrer. Nous nous basons pour ce qui suit sur une étude très récente du logion 22 de cet apocryphe, dont voici une traduction[55] :
Jésus vit des petits qui tétaient. Il dit à ses disciples : Ces petits qui tètent sont comparables à ceux qui entrent dans le royaume. Ils lui dirent : Est-ce qu’en étant petits nous entrerons dans le royaume ? Jésus leur répondit : Lorsque vous ferez des deux uns, et que vous ferez l’intérieur comme l’extérieur, et l’extérieur comme l’intérieur, et le haut comme le bas, de sorte que vous fassiez de l’homme et de la femme un seul, pour que l’homme ne soit pas homme et que la femme ne soit pas femme ; lorsque vous ferez des yeux à la place d’un oeil, une main à la place d’une main, un pied à la place d’un pied, une image à la place d’une image, alors vous entrerez dans le [Royaume][56].
André Gagné utilise une méthodologie renouvelée, centrée de façon rigoureuse sur une « exégèse du texte en soi ». Il montre ainsi que pour l’auteur de l’évangile de Thomas, l’entrée dans le royaume suppose pour le disciple de Christ l’unité entre l’homme et la femme : c’est le point culminant de tout le texte[57]. Or cette unité de deux dimensions fondamentales de notre être advient par un « rapport fusionnel » entre le disciple et Christ, fusion dont l’image est celle de l’enfant qui tète sa mère. Cette image figure l’ingestion des paroles du Christ et la transformation intérieure du disciple en Christ. Ainsi le disciple peut, comme Christ, « faire de l’homme et de la femme un seul ». On retrouve une approche qui peut s’apparenter à la perspective paulinienne de Ga 2,20, celle la constitution de l’être authentique en Christ[58].
Ce texte a aussi, ce qui est différent des textes pauliniens, une connotation érotique en lien avec la relation avec Christ. En effet, pour un nourrisson, l’action de téter le sein de sa mère est très érotique et source d’excitation sexuelle[59]. D’ailleurs, l’auteur, par comparaison au logion 108 (« Jésus dit : Celui qui boira à ma bouche deviendra comme moi, moi aussi je deviendrai lui et les choses cachées se dévoileront à lui ») apparente cette action de téter au fait de « boire à la bouche même de Jésus[60] ». Quelle est la différence entre boire à la bouche d’un être aimé et l’embrasser amoureusement ? Les auteurs n’évoquent pas les connotations érotiques que nous relevons, mais pourquoi l’auteur de l’apocryphe, pour exprimer cette fusion entre le maître et le disciple utilise de tels termes ? Ne pourrait-il pas utiliser des termes neutres, plutôt que de recourir à de telles images ? On peut vraisemblablement supposer que l’utilisation d’un langage à la connotation érotique est délibérée. Quoi qu’il en soit de l’intention de l’auteur, chaque lecteur ayant en principe plus ou moins ressenti une excitation sexuelle en tétant un sein ou un biberon dans ses plus jeunes années, cette image peut avoir un impact de nature érotique sur lui, consciemment ou non. La « re-figuration » du lecteur de ce texte, à notre sens, peut être globale, elle peut aussi concerner la construction du disciple en Christ à travers une relation de nature érotique avec lui.
La relation à Christ en son reflet féminin avec une ambivalence du langage pour le nommer, à la fois avec des termes masculins et féminins, a une histoire importante dans la mystique chrétienne. Christ-Sophia a eu en effet des amants célèbres et a inspiré des ouvrages importants dans l’histoire de la spiritualité[61]. Assez récemment, Teilhard de Chardin a écrit un texte assez peu connu, intitulé « Le tableau », qui exprime clairement le double reflet, masculin et féminin qu’il a pu percevoir de Christ[62].
V. Christ en son double reflet, féminin et masculin dans un texte de Pierre Teilhard de Chardin
Teilhard de Chardin (1881-1955) est à la fois scientifique, théologien, prêtre et mystique. Il a cherché à situer l’éros au coeur même de l’expérience chrétienne et a posé des repères pour une théologie de l’éros. À son propos, Henri de Lubac écrit :
[…] la question de l’amour est la plus capitale qui soit et […] elle a été, pense-t-il [Teilhard de Chardin], trop négligée par notre théologie […]. L’amour sera mis de la sorte au centre de sa pensée, comme il est au coeur du réel […]. Dans ses grands mémoires de la maturité […] le Père Teilhard de Chardin consacrera chaque fois une section à cette « Énergie étrange », « la plus universelle, la plus formidable et la plus mystérieuse » de toutes […]. C’est une « force sauvage », mais aussi une « réserve sacrée », qu’on laisse misérablement gaspiller. Elle est « comme le sang même de l’Évolution spirituelle ». Dans l’univers teilhardien, en effet, univers de structure centro-complexe, « l’amour n’est autre chose que l’énergie propre de la cosmogénèse ». Rien n’importe plus que de l’étudier, afin de la diriger si possible et d’en tirer le profit maximum. […] Longtemps encore, toutefois, il [l’amour] demeurera « confondu avec la fonction de reproduction ». […] Voici donc que la Femme se tient devant l’Homme « comme l’attrait et le symbole du monde ». « Vers l’Homme, à travers la Femme, c’est en réalité l’Univers qui s’avance »[63].
1. « L’Éternel Féminin » et Sophia
Teilhard de Chardin a écrit plusieurs essais sur l’amour mais son poème, « L’Éternel Féminin », est la pièce maîtresse de toute sa théologie de l’éros[64]. Cet hymne à la Sagesse où l’auteur la fait parler s’appuie essentiellement sur une lecture érotique de Pr 8,22-31[65]. Ce poème est un éloge de la beauté et l’attrait érotique de Sophia, ainsi que de son caractère « insaisissable », comme on peut le lire dans l’extrait suivant :
Quand l’homme aime une femme […] il remarque bien, auréolant mon visage, un rayonnement qui sensibilise son coeur et illumine toutes choses […]. Bientôt, cependant, il s’étonne de la violence qui se déchaîne en lui à mon approche […]. Celui qui m’a trouvée est à l’entrée de toutes choses […]. Quand il a vu que j’étais L’Univers pour lui, il a cru qu’il pouvait m’encercler dans ses bras. Il a voulu s’enfermer avec moi dans un monde clos, à deux, où nous nous suffirions. À ce moment précis, je me suis décomposée entre ses mains […]. Dès l’instant donc où vous essayez de me fixer, de me posséder sous une Forme toute faite, vous m’étouffez […]. Il m’aimait pour mon charme et ma domination ; il me redoutait pour ma puissance étrangère à lui et mes inexplicables vertiges[66]. […] Comprenez-vous maintenant le secret de votre émotion quand je m’approche ? […] La tendre compassion, le charme de sainteté, qui émanent de la Femme — si naturellement que vous n’allez les chercher qu’auprès d’elle, et, pourtant si mystérieusement que vous ne pouvez pas dire où est leur source —, c’est la présence de Dieu qui se fait sentir, et qui vous rend tout brûlants. […] Placée entre Dieu et la Terre, comme une région d’attraction commune, je les fais venir l’Un à l’autre, passionnément[67].
Cette médiation est érotique aux deux sens que nous avons présentés dans la première partie de l’article, du point de vue de l’éros et du voilement/dévoilement : la Sagesse, dans le poème de Teilhard, comme en Pr 8,22-31, suscite une attraction en termes d’amour éros et échappe à toute tentative de prise de possession.
2. « Le Tableau »
Dans le texte « Le Tableau », Pierre Teilhard de Chardin a décrit une vision de Christ dans laquelle il apparaît tour à tour dans la plénitude du féminin et du masculin. Cette vision lui est venue en regardant un tableau représentant Christ, « avec son coeur, offert aux hommes » qu’il décrit de la manière suivante (extraits que nous avons librement choisis)[68] :
Ils [les vêtements du Christ] étaient lumineux, ainsi que nous lisons dans le récit de la Transfiguration […]. Mais […] c’est le visage transfiguré du Maître qui attirait et captivait toute mon attention […] ces innombrables nuances de majesté, de suavité, d’attrait irrésistible, se succédaient, se transformaient, se fondaient les unes dans les autres, suivant une harmonie qui m’assouvissait pleinement […]. Et toujours, derrière cette surface mouvante, la supportant, la concentrant aussi dans une unité supérieure, flottait l’incommunicable beauté du Christ […]. Encore, cette Beauté-là, je la devinais plus que je ne la percevais : car, chaque fois que j’essayais de percer la nappe des beautés inférieures qui me la cachaient, d’autres beautés particulières et fragmentaires s’élevaient, qui me voilaient la Vraie, tout en me la faisant prévoir et désirer. […] Tout le visage rayonnait ainsi, suivant cette loi. Mais le centre du rayonnement et du chatoiement était caché dans les yeux du portrait transfiguré […]. Sur la profondeur somptueuse de ces yeux passait, en teintes d’iris, le reflet […] de tout ce qui charme, de tout ce qui vit […]. Et la simplicité lumineuse de leur feu se résolvait, sous mon effort pour la dominer, en une inexhaustible complexité, dans laquelle étaient réunis tous les regards où se soit jamais réchauffé et miré un coeur humain — ces yeux, par exemple, si doux et attendris d’abord que je croyais ma mère devant moi, devenaient l’instant d’après[69], passionnés et subjuguant comme ceux d’une femme — si impérieusement purs, en même temps, que, sous leur domination, le sentiment eût été physiquement incapable de s’égarer. Et puis, alors, une grande et virile majesté les emplissait à son tour, analogue à celle qui se lit dans les yeux d’un homme très courageux, très raffiné, ou très fort, incomparablement plus hautaine cependant et délicieusement subie. […] Ce scintillement de beautés était si total, si enveloppant, si rapide aussi, que mon être, atteint et pénétré dans toutes ses puissances à la fois, vibrait jusqu’à la moelle de lui-même dans une note d’épanouissement et de bonheur rigoureusement unique. Or, pendant que je plongeais ardemment mon regard dans les prunelles du Christ, devenues un abîme de vie fascinante et embrasée, voici que, du fond de ces mêmes yeux, je vis monter comme une nuée, qui estompait et noyait la variété que je viens de vous décrire. […] Et je restai confondu. […] Car, cette expression finale, qui avait tout dominé, tout résumé, je ne pouvais la déchiffrer. Il m’était impossible de dire si elle trahissait une indicible agonie ou un excès de joie triomphante[70] !
Le texte de Teilhard exprime une relation érotique entre lui et Christ, notamment dans son reflet féminin : « Ces yeux […] devenaient l’instant d’après, passionnés et subjuguant comme ceux d’une femme — si impérieusement purs, en même temps, que, sous leur domination, le sentiment eût été physiquement incapable de s’égarer[71] ».
Christ est habituellement perçu par les mystiques femmes amoureuses de Christ dans sa dimension à proprement sexuée, masculine[72]. Or dans la vision de Teilhard non seulement ce reflet de Christ est exacerbé, mais aussi, et c’est plus rare, son reflet féminin tout autant. On est loin d’une représentation de Christ asexuée, on en est à l’exact opposé : dans cette vision, Christ apparaît « hyper sexué ». En principe cela s’oppose à l’aspect voilé et mystérieux de la manière dont Christ peut être perçu mais cet aspect mystérieux réside précisément dans l’antagonisme entre le féminin et le masculin. Cette approche est d’ailleurs cohérente avec le caractère « apophatique » de cette vision. Teilhard insiste en effet sur son caractère « indéchiffrable ». On relèvera par exemple dans l’extrait que nous avons choisi les termes « incommunicable » ; « je la devinais plus que je ne la percevais » ; « j’essayais de percer la nappe » ; « me voilaient » ; « était caché » (verbe utilisé deux fois) ; « inexhaustible complexité » ; « je ne pouvais la déchiffrer ».
Il est alors intéressant de relever que dans le Cantique des Cantiques, qui, à travers toute l’histoire du christianisme, a inspiré les amant(e)s de Dieu, les frontières entre le féminin et le masculin sont brouillées[73]. Jean-Jacques Lavoie et Anne Létourneau ont fait une étude détaillée de cet aspect rarement relevé du Cantique des Cantiques. Ces auteurs mettent en avant les symboles très masculins attribués à la bien-aimée : elle est « masculinisée ». De même, dans ce texte biblique, le bien-aimé se voit attribuer des symboles féminins. Les auteurs évoquent Ct 4,4 où le corps de la femme est décrit avec « des images militaires empruntées au monde masculin », ainsi qu’en Ct 1,9 ; Ct 6,4.10 ; Ct 7,5 ; Ct 8,10 et Ct 7,6. Ils écrivent : « Par ailleurs, en Ct 5,10-16, le corps de l’homme est présenté à l’aide d’images qui ont déjà servi à décrire la femme. C’est le cas des colombes pour les yeux (Ct 5,12 ; voir 1,15b), du lotus pour les lèvres (Ct 5,13 ; voir 2,1.2.16 ; 4,5) et du liban pour son apparence (Ct 5,15 ; voir 4,8.11)[74] ». L’être aimé figurant Dieu pour le disciple présente donc ainsi les deux reflets, masculin et féminin.
VI. Approche apophatique de l’antinomie des pôles masculins et féminins de Christ
Comment peut-on, dans une perspective « érotique », « thématiser » le « sexe » de Christ qui se présente sous la forme d’un « paradoxe » ? En effet, Christ, tel qu’il est amoureusement perçu par certains mystiques, notamment dans le texte étudié précédemment, est tout à la fois pleinement masculin et pleinement féminin, sans que l’un neutralise l’autre. On pourrait alors « thématiser » sa dualité en deux pôles, l’un en « tension apophatique » avec l’autre. Christ glorifié exalte dans sa lumière tout autant le masculin que le féminin, mais pas au sens où il serait asexué, de manière « angélique[75] ». Tout au contraire, il serait le masculin en plénitude comme il serait le féminin en plénitude. Nous pensons qu’une telle perspective, paradoxale et apophatique, respecte la transcendance de Christ glorifié, comme pour certains dogmes, en particulier dans la perspective orthodoxe où ils sont perçus de manière très apophatique, plus que dans la tradition occidentale. En effet, la théologie orthodoxe s’enracine profondément dans la patristique grecque et n’a pas connu de développement scolastique au Moyen Âge. Alors que l’approche occidentale de la théologie est pour une part héritière des Pères à travers la lecture qu’en a faite Thomas d’Aquin. Or l’apophatisme, en lien à l’union avec Dieu, la déification, est une caractéristique importante de la théologie des Pères grecs[76].
L’orthodoxie attache beaucoup d’importance à la structure antinomique des dogmes. Pour illustrer cette caractéristique, évoquons cette structure dans trois dogmes fondamentaux pour l’orthodoxie.
Cette structure se retrouve dans la double nature du Christ, tout à la fois divin et humain, exprimé lors du concile de Chalcédoine. Jésus-Christ est vrai Dieu et vrai Homme sans que l’on puisse considérer ses deux natures comme étant séparées, ni mélangées. L’entendement humain est crucifié par un tel dogme : Christ n’est pas ou bien Dieu ou bien humain, il est les deux en même temps. La seule connaissance possible est celle de l’expérience mystique.
On donne aussi souvent comme illustration de cet apophatisme le dogme trinitaire affirmant l’identité entre le un et le trois, ce qui est absolument inconcevable aux yeux de la raison. Pour l’orthodoxie, le dogme trinitaire est d’ailleurs le dogme des dogmes, « antinomie de l’unité absolue et de la diversité absolue, ce qui signifie apophatiquement que Dieu n’est ni un ni multiple et crucifie l’intelligence humaine dans son extériorité qui oppose ou confond ; mais […] notre intelligence renouvelée pressent dans le vertige […] ce que saint Jean voulait dire lorsqu’il affirmait que “Dieu est amour”[77] ».
On peut aussi évoquer la distinction entre l’essence de Dieu et ses énergies, qui permettent la participation à la vie de Dieu, c’est un dogme fondamental de la théologie orthodoxe[78]. Dans ce dogme, on retrouve une structure antinomique très nette. Ce dogme s’enracine dans la tradition patristique[79], notamment à propos de l’« économie » et la distinction faite par le Pseudo-Denys entre les « unions » (essence) et les « distinctions » (énergie, mouvements, élans de Dieu), rayons de divinités qui pénètrent l’univers créé. Cette distinction entre essence et énergie a été formulée dogmatiquement par Grégoire Palamas. Ce moine cherchait à proposer un modèle qui puisse réconcilier la transcendance absolue de Dieu, son caractère inconnaissable et la possibilité pour un chrétien de communier avec Dieu, d’être inclus dans la communion de vie intra-trinitaire. La nature divine est participable, non en elle-même, en son essence, mais dans ses énergies. L’essence est inconnaissable mais les énergies sont révélatrices. Ce dogme est incompréhensible à l’entendement, sa structure est antinomique. Dieu, tout en étant un, est aussi essence et énergie, qui en sont deux aspects contradictoires[80].
La tension paradoxale entre ces deux reflets de Christ, masculin et féminin, semble donc pouvoir s’inscrire dans l’approche apophatique telle que nous pouvons en hériter des Pères grecs : ce paradoxe relève d’un mystère qui nous transcende mais qui peut être perçu dans l’expérience mystique.
Conclusion
De cette étude, s’enracinant dans la figure biblique érotisée de Sophia, se dégage une figure paradoxale de Christ qui remet en question ses représentations plus classiques, essentiellement masculines, voire asexuées. Cette tension, en Christ, de deux pôles opposés et exacerbés, masculin et féminin, pourrait être appréhendée dans une approche apophatique. Cela pourrait permettre à certains hommes hétérosexuels de vivre une harmonique érotique dans leur relation à Christ. Le danger cependant serait pour ces hommes d’engager alors une relation « idolâtrique » avec Christ, qui se réduirait ainsi à un miroir sur lequel seraient projetés des désirs sexuels éloignés de toute perspective spirituelle. L’approche qui est la nôtre, fondamentalement apophatique, « érotique » par opposition à « pornographique », devrait permettre d’éviter ce type d’écueil. Pour cette étude, outre l’approche biblique, nous nous sommes focalisés sur un texte de Teilhard de Chardin, « Le Tableau ».
Ce travail pourrait être complété en explorant la manière dont certains mystiques, comme ceux que nous avons évoqués, Henri Suso et Louis-Marie Grignion de Montfort, ont exprimé leur relation à Christ en utilisant un langage double, Christ étant tantôt décrit avec des termes masculins, tantôt avec des termes féminins[81]. Il pourrait aussi être pertinent d’étudier la place du féminin et de l’érotisme dans la philosophie religieuse qui donne une place primordiale à Sophia, la « sophiologie », née en Russie à la fin du xixe siècle avec Vladimir Soloviev.
Nous nous sommes donc focalisé sur la perception que les mystiques ont de Christ, mais l’étude pourrait être prolongée en axant l’approche sur les mystiques eux-mêmes. En fait, une telle étude devrait pouvoir être poursuivie en ouvrant des pistes de réflexion concernant la manière dont l’on tend toujours à ressembler à l’être aimé dans l’amour, et a fortiori dans le cadre de la passion amoureuse. En effet, d’un point de vue christologique, ce chemin de « ressemblance » avec Christ peut être mis en relation avec la théologie paulinienne de l’homme nouveau. L’humain, pour accéder la vérité de son être doit se convertir en laissant mourir le vieil homme en lui, tout ce qui est coupé de Dieu, pour revêtir l’homme nouveau par son union avec Christ, à la fois en son reflet féminin et en son reflet masculin. On peut aussi remarquer que l’approche ecclésiologique de Paul peut être mise en relation avec notre étude dans la mesure où Christ y est considéré comme corps de l’ensemble des croyants et croyantes. Cette approche de l’Église tenant en considération les reflets à la fois masculin et féminin de Christ est généralement utilisée par la théologie féministe pour signifier que « l’histoire du prophète et ami de Sophia, oint du Seigneur et surnommé le Christ, se prolonge en l’histoire du Christ total, autant christa que christus, formé par la communauté témoin de la Sagesse de Dieu[82] ». Mais dans l’approche que nous esquissons, les termes christa et christus ne concernent pas seulement l’un les femmes et l’autre les hommes dans la perspective d’une communauté de disciples égaux, mais peuvent être liés à deux dimensions constitutives de chaque humain, le féminin et le masculin. D’ailleurs, nous avons mis en relief le fait que le logion 22 de l’évangile de Thomas pourrait être interprété comme un appel pour le disciple à se « conformer » dans l’amour éros à Christ dans sa dimension androgyne.
Ainsi on pourrait explorer l’idée que par amour pour Christ-Sophia, caractérisé par une tension entre ses deux pôles exacerbés, l’un masculin et l’autre féminin, comme dans la vision de Teilhard de Chardin, l’amant ou l’amante accède à la vérité de son être en réalisant aussi en lui-même cette tension. Cela évoque l’approche de Jung, la perception du « reflet » masculin ou féminin de Christ pouvant renvoyer aux propres archétypes de l’aimant.
De ces questions rejaillit donc celle de la part féminine et masculine de chaque être, qui pourrait être explorée dans certaines écritures mystiques : la part féminine de l’homme épris de Christ en son reflet féminin et la part masculine de la femme éprise de Christ en son reflet masculin. Une telle étude, menée dans une perspective érotique et apophatique, pourrait participer au débat sur le genre dans le cadre d’une théologie spirituelle du christianisme.
Parties annexes
Notes
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[1]
Avant de pouvoir mettre en forme ce travail, j’ai eu le vif plaisir d’échanger à de nombreuses reprises avec François Nault. Je l’en remercie sincèrement.
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[2]
Jacqueline Kelen, Hadewijch d’Anvers, Paris, Albin Michel, 2011, p. 215. Elle pense que la mystique nuptiale ne convient pas aux hommes, pour qui seule la mystique de l’essence (Eckhart) et de l’amitié peut convenir.
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[3]
Sauf mention contraire les citations bibliques correspondent à la traduction de la TOB. Ce passage fait référence à Dt 6,5, « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, tout ton être, de toute ta force », verset dans lequel la racine du terme utilisé pour « aimer » est, sous sa forme translitérée, ‘hb (ahab). C’est un terme très générique exprimant l’amour qui, selon le contexte, peut être compris sous plusieurs registres : amour pour Dieu (Ex 20,6) ; amour que Dieu a pour nous (Os 3,1) ; amour passion (Ct 2,7) ; amour filial (Gn 22,2) ; amour entre « prochains » (Lv 19,8) et pour des choses (Os 3,1 à propos des gâteaux). Le terme coeur — racine lb (leb), employé aussi au verset suivant — correspond, dans la Bible, à une réalité vaste et profonde « qui inclut toutes les formes de la vie intellective, les affects, les émotions et le domaine inconscient où s’enracinent toutes les activités de l’esprit » (voir Maurice Cocagnac, Les symboles bibliques, Paris, Cerf, 2006, p. 233). Le terme traduit par « être » correspond à la racine npš (néfèsh) qui recouvre tout l’être de la personne, son « moi vivant ». De manière générale, l’anthropologie hébraïque conçoit l’humain comme une unité, animé par le souffle divin rvḥ, (ruah) : les termes hébreux npš (néfèsh) et bś (basar) traduits parfois par « âme » et « chair » correspondent à une seule même réalité, celle de la personne humaine. Le basar est la manifestation concrète de la néfèsh. L’articulation entre ces deux termes dans l’anthropologie hébraïque ne correspond pas à celle de l’anthropologie grecque, dont nous sommes héritiers. Cette dernière approche de l’humain tend à séparer deux des composantes de l’humain, le corps étant envisagé comme réalité distincte de l’âme, et déprécié par rapport à celle-ci. Dt 6,5 écrit en hébreu, exprime en revanche l’engagement total de l’humain, de tout son être. Il nous semble que l’éros est une composante importante de l’être humain, indissociablement « âme » et « chair ».
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[4]
Ce thème est développé dans un passage important des Noms divins du Pseudo-Denys l’Aréopagite, paragraphes 10 à 18 du chapitre IV, voir « Les Noms divins », dans Oeuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, trad. M. de Gandillac, Paris, Aubier, 1943, p. 103-110. Cet aspect de l’amour éros pour Dieu et provenant de Dieu est développé dans Christos Yannaras, De l’absence à l’inconnaissance de Dieu — d’après les écrits aréopagitiques et Martin Heidegger, Paris, Cerf, 1971. Dans cette approche, il n’y a pas de distinction entre l’éros et l’agapè, nous reviendrons sur ce dernier point au point I.
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[5]
Voir notamment Elisabeth A. Johnson, Dieu au-delà du masculin et du féminin. Celui/Celle qui est, Paris, Cerf ; Montréal, Paulines (coll. « Cogitatio Fidei »), 1999. Elle associe Sophia aux trois personnes de la Trinité : « Esprit-Sophia », « Jésus-Sophia » et « Mère-Sophia ». Dans le chapitre VIII (p. 243-272) sur Jésus-Sophia, E.A. Johnson s’inspire (signalé en note, p. 254) d’Elisabeth Schlüssler Fiorenza, En mémoire d’Elle [In Memory of Her], Paris, Cerf (coll. « Cogitatio Fidei », 136), 1986. Dans cet ouvrage de référence pour la théologie féministe, Jésus est présenté comme le « prophète et l’enfant de la Sophia » (p. 205), notamment dans la partie « Le Dieu-Sophia de Jésus et la condition de disciple des femmes », p. 200-214.
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[6]
Nous rappelons ce que l’on entend généralement par le terme « théologie apophatique » en citant Claude Geffré : « Dieu s’est fait connaître : il s’est révélé en Jésus-Christ, ce qui rend possible une théologie, un discours sur Dieu. On parlera de théologie cataphatique pour désigner cette théologie affirmative. Mais, même après la révélation, l’essence de Dieu demeure au-delà de ce qu’on peut en connaître : il est le Dieu caché. On parlera de la théologie négative ou apophatique pour désigner une théologie qui garde toujours ce sens de l’incompréhensibilité de Dieu. La théologie des Pères grecs est particulièrement représentative d’un tel esprit » (Claude Geffré, article « Dieu, B. L’affirmation de Dieu, 3. L’incompréhensibilité de Dieu chez les Pères grecs », dans Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2012, Corpus, t. 7, p. 755-756).
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[7]
Nous avons repris librement dans cette partie, avec l’autorisation de l’auteur, certains développements de François Nault, « Les fondements de la théologie : ou le fond manquant à la théologie », Laval théologique et philosophique, 60, 1 (2004), p. 81-95.
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[8]
Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil (coll. « Points », 135), 1973, p. 19.
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[9]
François Nault, « Un Dieu Érotique. En revisitant le mythe de Babel », Études Théologiques et Religieuses, 77, 3, 2002, p. 385-400.
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[10]
Cette interprétation n’est pas partagée par tous les exégètes mais c’est manifestement celle des éditeurs de la TOB. Par exemple, pour Jb 28,5, on peut lire : « La terre, elle d’où sort le pain, fut ravagée en ses entrailles comme par un feu », alors que le terme ravager traduit un terme hébreu (hpk) qui peut être compris en un sens moins péjoratif, « se tourner, se changer ». De plus, ils traduisent Jb 28,9-11 par : « On s’est attaqué au silex, on a ravagé les montagnes par la racine. Dans les rochers on a percé des réseaux de galeries, et tout ce qui est précieux, l’homme l’a vu. On a tari les sources des fleuves et amené au jour ce qui était caché ». Là encore, le terme « ravagé » correspond au même mot hébreu et le terme « tari » correspond aussi à une traduction dans un sens péjoratif. D’ailleurs la note correspondant à ce terme est explicite : « Le creusement des mines modifie gravement le régime des eaux ». Pour notre part, nous adoptons la traduction de la TOB, qui met bien en contraste une perspective pornographique du « chercher à voir » pour l’homme (Jb 28,1-11), par opposition à la perspective érotique de l’inaccessibilité de la Sagesse en Jb 28,12-28.
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[11]
À propos de l’amour mystique, Yves-Jean Harder écrit : « Si la pointe extrême de l’amour est le vide qu’il produit, la désappropriation de soi, alors c’est bien l’éros qui est sa manifestation la plus divine. L’éros est en lui-même une kénose, parce que l’amant doit abandonner les images dont il avait recouvert sa personnalité, afin de se découvrir dans sa nudité […]. L’ascèse du dénuement, poussée jusqu’à l’extrême du rien, caractérise le mysticisme comme érotisme. L’erreur commune est de penser le mysticisme, comme l’érotisme, à partir de l’union et la possession, alors que leur commune extase est séparation de soi, dépossession » (voir Yves-Jean Harder, « Amour », dans J.Y. Lacoste, Dictionnaire critique de théologie, 2e éd., Paris, PUF [coll. « Quadrige »], 2002, p. 37).
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[12]
André Lelièvre, Alphonse Maillot, Commentaires des Proverbes, t. III, chap. 1-9, p. 196 et 215.
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[13]
On pourra lire l’analyse d’Anne-Marie Pelletier sur le double sens du Cantique des Cantiques : le sens anthropologique, exprimant l’amour entre un homme et une femme et sa lecture allégorique comme exprimant l’amour pour Dieu, elle cite R.J. Tournay : « L’amour humain, entre homme et femme, s’y trouve exprimé dans sa réalité la plus charnelle, exactement comme dans les chants d’amour profanes égyptiens, arabes ou autres, mais dans un langage qui reprend celui de l’Amour divin, le langage de l’alliance davidique et messianique, ce qui suggère un second registre. Cet écrit raffiné, sophistiqué, au vocabulaire savant et difficile, aux effets sonores si délicats, recèle deux registres qui loin de s’exclure mutuellement, s’imbriquent, se compénètrent de façon quasi indissoluble » (voir Anne-Marie Pelletier, Le Cantique des Cantiques, Paris, Cerf [coll. « Cahiers Évangile », 85], 1993, p. 54-61, p. 57 pour la citation).
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[14]
Nous verrons plus loin, à la fin de la partie V, que dans le Cantique des Cantiques il y a aussi un entremêlement entre le masculin et le féminin.
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[15]
Michel Corbin, La vie de Moïse selon Grégoire de Nysse, Paris, Cerf (coll. « Initiations aux Pères de l’Église »), 2008, p. 292-299.
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[16]
Jean Daniélou, Platonisme et théologie mystique, Paris, Aubier, 1944, troisième partie, III. L’amour extatique, 4. L’Épectase, p. 291-307.
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[17]
Ce qui n’engage pas a priori l’aspect sexuel en tant que tel.
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[18]
Nous avons repris dans ce paragraphe quelques éléments du chapitre 5 de notre ouvrage, L’éros, un chemin vers Christ-Sophia. Approches bibliques et théologiques, préface de François Nault, Montréal, Médiaspaul, 2016.
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[19]
De manière générale, en schématisant, le dualisme entre éros et agapè est surtout défendu par les théologiens protestants, comme Karl Barth, qui s’appuie notamment sur l’ouvrage classique Érôs et agapè du théologien luthérien A. Nygren (1890-1978). À l’opposé le lien entre les deux types d’amour est généralement mis en avant par les théologiens catholiques, comme dans l’encyclique Deus Caritas est. D’ailleurs, J.-L. Marion, proche de Benoît XVI et disciple de H.U.v. Balthasar, dans Phénomène érotique (2003), défend un monisme radical entre éros et agapè. Voir Jean-Baptiste Lecuit, L’anthropologie théologique à la lumière de la psychanalyse. La contribution majeure d’Antoine Vergote, Paris, Cerf (coll. « Cogitatio Fidei », 259), 2007, p. 324.
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[20]
Voir Jean-Jacques Lavoie, « Bienheureux ceux et celles qui s’aiment comme les amoureux du Cantique des Cantiques ! », Cahiers de spiritualité ignatienne, 128 (2010), p. 88. Il poursuit en écrivant : « Le dualisme entre sexualité et spiritualité est […] étranger au Cantique, pour la simple raison que la notion de sexualité est apparue à la fin du dix-neuvième siècle, dans un contexte médical aux résonances plutôt fonctionnalisantes. Enfin le dualisme entre le corps et l’âme est étranger non seulement au Cantique, mais aussi à l’ensemble de la Bible hébraïque ; il reflète davantage une anthropologie platonicienne, qui par ailleurs a profondément marqué les traditions juives et chrétiennes, surtout à partir de l’Antiquité tardive » (ibid., p. 88-89).
-
[21]
Jean-Baptiste Lecuit, L’anthropologie théologique à la lumière de la psychanalyse, p. 290-292. Cet auteur discute la conception que le Pseudo-Denys l’Aréopagite avait de l’éros, elle découlait de la transformation déjà opérée par le néoplatonicien Proclus de l’éros platonicien (Le Banquet et Phèdre) : « Le Pseudo-Denys reprit cette conception [celle de Proclus sur l’éros] mais en la transformant pour la rendre conforme aux exigences chrétiennes. Tout d’abord en attribuant l’éros descendant, extatique et provident à Dieu lui-même, dont la bonté surabondante s’étend, par-delà tout besoin, à l’ensemble de ses créatures : Dieu lui-même est éros, et la cause de tout éros. Mais aussi en introduisant un éros entre égaux, qu’il s’agisse des êtres humains ou des personnes divines elles-mêmes. Contrairement à ce qu’affirme Nygren, la théologie du Pseudo-Denys l’Aréopagite n’est donc pas le résultat d’une absorption du christianisme dans le néo-platonisme. C’est bien plutôt le concept procléen d’éros qui fut mis au service de la thématisation de l’agapè, moyennant une refonte qui l’adapta aux exigences de la théologie chrétienne » (ibid., p. 291). Pour Augustin, on peut noter des nuances avec les auteurs grecs du fait de la transcription latine eros-amor et agape-caritas.
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[22]
Alain Delaunay, « Masculin-féminin, symbolisme », dans Encyclopaedia Universalis [DVD], Paris, Encyclopaedia Universalis SA, 2011.
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[23]
Ibid.
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[24]
Carl Gustav Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, Paris, Gallimard (coll. « Folio essais »), 1933, 1964.
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[25]
Ibid., p. 186.
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[26]
« […] les réceptacles qui apporteront à l’homme un reflet vivant de son anima seront les femmes qui font vibrer les sentiments de l’homme » (ibid., p. 166). Dans la perspective de notre approche « érotique » nous « jouons » sur l’ambivalence du terme, « reflet », dans l’usage que nous en faisons dans cet article, en maintenant une certaine indétermination. En effet, nous lui donnons le double sens : « reflet » d’une part de Christ dans le monde des humains, qui correspond au sens le plus usuel du terme ou « reflet » sur Christ d’un archétype que porte le mystique. L’approfondissement de cette question, notamment dans le cadre d’une étude critique de l’approche qu’a Jung de la figure de Christ et de la figure de la Sagesse (voir notamment Jung, Réponse à Job, Paris, Buchet Castel, 1964), dépasserait le cadre de cet article.
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[27]
Carl Gustav Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, p. 255. On pourra aussi relever à ce propos, concernant ces « deux mondes intérieur et extérieur » (p. 185) : « Malheureusement, notre esprit occidental […] n’a même pas encore trouvé une notion et encore moins une dénomination pour exprimer l’union des contraires à mi-chemin, cette cheville ouvrière fondamentale de l’expérience intérieure, telle que l’exprime par exemple le “Tao” des chinois. Une telle union des contraires constitue à la fois le fait le plus individuel et l’accomplissement le plus rigoureux, le plus universel de la vie en nous et de son sens » (p. 186).
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[28]
Cette partie synthétise librement certains éléments des chapitres 1 à 4 de notre ouvrage, L’éros, un chemin vers Christ-Sophia. Approches bibliques et théologiques. Ces chapitres sont centrés sur une étude exégétique historico-critique de l’hymne à la Sagesse, Pr 8,22-31. Cette étude fait ressortir la dimension érotique de ce texte très important pour la christologie sapientielle.
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[29]
Ainsi Michel Fédou termine son chapitre concernant la christologie sapientielle : « Tels sont à notre sens les divers enjeux d’une christologie qui, tout en bénéficiant des acquis de la théologie antérieure et notamment de l’identification classique entre le Christ et la Sagesse éternelle de Dieu, intégrerait aujourd’hui d’autres composantes des traditions relatives à la Σοϕια […] aussi n’est-ce pas seulement à l’exégèse de conduire à la théologie, mais à la théologie de renvoyer inlassablement à l’exégèse en sorte que l’une et l’autre — l’une par l’autre — s’ouvrent de façon toujours plus profonde à l’insondable mystère de la Sagesse biblique » (Michel Fédou, « Enjeux contemporains d’une christologie sapientielle », dans J. Trublet, dir., La sagesse biblique de l’Ancien au Nouveau Testament, Actes du XVe congrès de l’ACFEB [Paris, 1993], Paris, Cerf [coll. « Lectio Divina », 160], 1995, p. 486-487).
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[30]
Voir André Lelièvre, Alphonse Maillot, Commentaire des Proverbes, t. III, chapitres 1-9, Paris, Cerf (coll. « Lectio Divina »), commentaires 8, 2000, p. 79, 81 et 82.
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[31]
Ibid., p. 224.
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[32]
Le terme « amant » correspondant à une forme verbale d’ἐράω (verbe très rare dans la Septante, qui correspond à l’éros) traduit le terme hébreux général ‘hb (aimer). L’aspect érotique de 4,6 peut aussi être souligné dans la mesure où la Septante fait l’omission du verset 4,7 : il y a tout lieu de penser que le texte hébreu dont disposaient les traducteurs de la Septante ne comportait pas le verset 7, qui correspondrait à une glose ultérieure. Pr 4,6 précéderait ainsi directement Pr 4,8 dans le texte hébreu d’origine. Voir David-Marc d’Hamonville, La Bible d’Alexandrie - Les Proverbes, Paris, Cerf, 2000, p. 147 et 182-183.
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[33]
Raymond Jacques Tournay, L’épopée de Gilgamesh, Paris, Cerf, 2007, p. 56. L’épopée de Gilgamesh a connu un immense succès pendant deux millénaires, jusqu’aux abords de notre ère, et a eu une influence sur la Bible, en particulier sur les écrits sapientiaux. La courtisane est une prostituée sacrée : « Les prostituées sacrées étaient nombreuses à Uruk [lieu où se passe l’initiation] et desservaient le temple d’Ishtar » (p. 53, n. j). Ishtar était déesse de l’amour et de la guerre.
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[34]
Traduction à partir de l’original hébreu, voir Charles Mopsik, La Sagesse de Ben Sira, Lagrasse, Verdier, 2003, p. 156.
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[35]
La note a de la TOB correspondant au titre donné pour Si 51,13-30 indique que ce texte décrit « d’après certains commentateurs, d’une façon très réaliste et pleine de double sens, l’amour et la recherche de la sagesse sous l’image des relations d’un enfant avec sa nourrice, puis d’un jeune homme avec son amie. La traduction grecque aurait édulcoré cet aspect ». Pour des commentaires plus détaillés, on pourra consulter André Dupont-Sommer, Marc Philonenko, dir., La Bible. Écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1987, p. 318-322.
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[36]
On pourra d’ailleurs remarquer que le terme ἐραστής (« amant », ce terme correspond à l’éros) de Sg 8,2 correspond au même terme utilisé sous forme verbale en Pr 4,6 dans la Septante. L’influence de Pr 4,6 sur Sg 8,2 est très probable. (Voir David-Marc d’Hamonville, La Bible d’Alexandrie - Les Proverbes, p. 147 et 182-183).
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[37]
L’identification de Christ à la Sagesse dans les évangiles synoptiques apparaît surtout en Mt 11,19 : « Le Fils de l’homme est venu, il mange, il boit, et l’on dit : “Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des collecteurs d’impôts et des pécheurs !” Mais la Sagesse a été reconnue juste d’après ses oeuvres ». Le terme « oeuvre » de ce verset fait écho à celui de Mt 11,2 : « Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des oeuvres du Christ. Il lui envoya demander par ses disciples […] ». Mt 11,2-24 est en effet un passage concernant la réponse de Jésus à une question de Jean. Il y a manifestement un lien entre les oeuvres de Christ, évoquées d’ailleurs à nouveau aux versets suivants, en Mt 11,20-24, et celles de la Sagesse. En Mt 11,19, même s’il y a d’autres interprétations possibles, la Sagesse peut se rapporter à la Sagesse de Dieu (Mt 12,42). Lc 7,34-35 est parallèle à Mt 11,19, or « Luc a plusieurs fois noté les liens de Jésus avec la Sagesse de Dieu dont il porte le message (2,40.52 ; 11,31 ; 21,15) » (note de la TOB pour Lc 7,35). Mais chez Luc, Jésus n’est la Sagesse de Dieu qu’indirectement. Pour une étude exhaustive de l’identification entre Christ et la Sagesse dans le Nouveau Testament en des passages plus ou moins explicites, voir Pierre-Émile Bonnard, La Sagesse en personne annoncée et venue : Jésus Christ, Paris, Cerf (coll. « Lectio Divina », 44), 1966, p. 123-157. Pour ce qui concerne l’évangile de Jean, le terme sagesse n’apparaît pas mais l’être et l’action du Fils de Dieu sont décrits « dans un langage qui concorde avec les expressions employées jadis au sujet de la Sagesse. Cela transparaît dès le prologue et se vérifie aussi tout au long de son évangile » (ibid., p. 141). Notons que Raymond Brown, l’un des spécialistes les plus reconnus de l’évangile de Jean, affirme de façon très nette l’identité entre Jésus et la Sagesse personnifiée. Voir Raymond Brown, The Gospel According to John I-XII, Garden City, N.Y., Doubleday, 1966, p. cxxv. Nous reviendrons sur les références pauliniennes dans la partie suivante, « L’amour de Paul pour Christ-Sophia ».
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[38]
L’italique est dans le texte original, voir Pierre-Émile Bonnard, La Sagesse en personne annoncée et venue : Jésus Christ, p. 118.
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[39]
Jean-Noël Aletti, « La Sagesse dans le Nouveau Testament. État de la question », dans J. Trublet, dir., La sagesse biblique de l’Ancien au Nouveau Testament, p. 272.
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[40]
Ibid., p. 274.
-
[41]
Voir « Les Noms divins », dans Oeuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, p. 104-108.
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[42]
On peut aussi évoquer l’attraction érotique que Jésus de Nazareth exerçait sur son entourage. Elle est évoquée explicitement dans François Nault, Le lavement des pieds. Un asacrement, Montréal, Médiaspaul, 2010. Pour la discussion sur l’aspect explicitement érotique du geste rituel du lavement des pieds (Jn 13,1-15), voir surtout les chapitres 2, 17, 18, 19, p. 12-16 et 77-88. L’auteur relève le lien évident entre ce geste rituel et « l’autre scène de lavement des pieds » de Jésus par Marie de Béthanie (Jn 12,1-8). Cet épisode « précède presque immédiatement » la scène du lavement des pieds des disciples (Jn 13,1-20). À propos de Jn 12,1-8, l’auteur écrit : « Pas nécessaire, ici du moins, d’avoir un esprit tordu, pour saisir la dimension proprement érotique d’une telle scène : Jésus se fait “oindre les pieds” avec du parfum par une femme, qui lui essuie ensuite les pieds avec ses cheveux… » (p. 83).
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[43]
Nous présentons ces références dans l’ordre où elles sont étudiées dans Pierre-Émile Bonnard, La Sagesse en personne annoncée et venue : Jésus Christ, p. 133-140.
-
[44]
« Les Noms divins », dans Oeuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, 712 A, p. 107.
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[45]
Emmanuel Renault, Sainte Thérèse d’Avila et l’expérience mystique, Paris, Seuil (coll. « Maîtres spirituels »), 1970, p 163-164.
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[46]
Mais la traduction retenue par la TOB, « envelopper » correspond à deux termes grecs différents en Ac 9,3 et Ac 22,6 (periastraptô) et en Ac 26,13 (perilampô), ces termes évoquant la lumière sont renforcés avec la présence du terme lumière lui-même (phôs).
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[47]
On pourra noter que Sg 7,26 (« Elle [la Sagesse] est un reflet de la lumière éternelle, un miroir sans tache de l’activité de Dieu et une image de sa bonté ») fait partie d’un passage à la gloire la Sagesse personnifiée (Sg 7,22-8,1) qui rejoint les développements de Pr 8,22-31 et dans lequel la lumière et des termes apparentés apparaissent six fois. Cet hymne à la Sagesse est placé juste avant Sg 8,2-16 qui présente la Sagesse comme une épouse idéale pour Salomon, qui se présente comme « l’amant de sa beauté ». L’auteur (très proche de Paul) de l’épître aux Hébreux reprend d’ailleurs Sg 7,26 pour décrire Christ en He 1,3.
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[48]
L’association entre l’épilogue du Cantique des Cantiques, Ct 8,5-7, et Dt 4,24 est évoquée dans Anne-Marie Pelletier, Le Cantique des Cantiques, p. 22.
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[49]
Dernier paragraphe d’Édouard Cothenet, Saint Paul en son temps, Paris, Cerf (coll. « Cahiers Évangile », 26), 1985, p. 75. Ph 3,12 pourrait faire écho à Ct 3,4. Le terme γινωσκω (connaître) de Ph 3,8 et Ph 3,10 pourrait avoir une connotation érotique (comme en Lc 1,34) ; quoi qu’il en soit, comme l’indique la note de la TOB, il correspond à un « sens biblique très fort : non pas découverte intellectuelle mais lien vital intime ».
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[50]
Anne-Marie Pelletier, Le Cantique des Cantiques, p. 60.
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[51]
Pour Pierre-Emmanuel Dauzat l’androgynie de Christ peut correspondre à son caractère asexué, cela peut être en effet pour un certain nombre de cas, tels qu’il les présente, mais pour notre part, quand nous évoquons le terme androgyne, ce n’est pas au sens où le féminin neutralise le masculin, mais au sens d’une tension apophatique entre deux pôles en tension, l’un et l’autre exacerbés (cf. Pierre-Emmanuel Dauzat, Les sexes du Christ, Paris, Denoël, 2007, en particulier le chapitre « Sur le sexe du Christ », p. 56-68).
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[52]
Voir par exemple Jean-Yves Leloup, L’évangile de Thomas, Paris, Albin Michel (coll. « Spiritualités vivantes »), 1986, « Logion 22 », p. 93-96. J.-Y. Leloup discute aussi d’autres textes de ce type, il rappelle que le thème de l’androgynie revient souvent chez les gnostiques. On peut aussi évoquer, par exemple, La Sagesse de Jésus-Christ, datant de la fin du 2e siècle ou du début du 3e siècle où le Christ est explicitement présenté comme androgyne dans un contexte gnostique.
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[53]
André Gagné, « Lire un apocryphe en synchronie. Analyse structurelle et intratextuelle du logion 22 de l’Évangile selon Thomas », dans A. Gagné, J.-F. Racine, dir., En marge du canon. Études sur les écrits apocryphes juifs et chrétiens, Paris, Cerf, 2012, p. 226. Mais cette question est encore discutée et ne fait pas l’objet de consensus.
-
[54]
Jean Hadot, « Thomas, Évangile de », dans Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2012, Thesaurus, t. V, p. 5 433.
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[55]
André Gagné, « Lire un apocryphe en synchronie », p. 225-249. Nous avons reproduit l’usage que font les auteurs des italiques.
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[56]
On pourra remarquer que ce texte fait écho à l’approche de Jung concernant l’« intérieur » et l’« extérieur », au « féminin » et au « masculin » (respectivement pour un homme), voir n. 27.
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[57]
L’exégète montre que les disciples ne comprennent pas les premières paroles de Jésus : « […] les disciples court-circuitent l’interprétation lorsqu’ils croient se faire petits pour obtenir le salut. En oubliant le geste des petits, ils inversent la comparaison et croient que l’accès au Royaume est réservé exclusivement à ceux qui seront petits. Mais la comparaison porte sur l’agir des petits qui tètent, et non pas, comme tel, sur le statut des petits. C’est le geste des petits qui les rend comparables à ceux qui entrent dans le Royaume. La clé interprétative réside donc dans la portée symbolique de l’agir des petits » (André Gagné, « Lire un apocryphe en synchronie », p. 236).
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[58]
On peut lire, ibid., p. 243-244 : « Cette ingestion des paroles de Jésus transforme en quelque sorte le disciple. Son identité se perd dans celle de son maître ; il y a “fusion” entre les deux êtres […]. Recevoir la parole unit le disciple à Jésus […] ceux qui s’adonnent au principe d’unité […] deviendront fils de l’homme ».
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[59]
C’est aussi un thème possible de Si 51,13-30, voir n. 33.
-
[60]
André Gagné, « Lire un apocryphe en synchronie », p. 242.
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[61]
L’un des plus remarquables mystiques épris de Christ en son reflet féminin est Henri Suso (1300-1366), le « chevalier de la divine Sagesse », béatifié en 1831. Il appartient au courant de la mystique rhéno-flamande, c’est un disciple d’Eckhart. Son ouvrage, Le Livre de la Sagesse Éternelle, rend compte d’expériences mystiques avec sa divine Maîtresse et Épouse, la Sagesse de l’Ancien Testament, associée à Christ (Henri Suso, « Le Livre de la Sagesse Éternelle », trad. Jeanne Ancelet-Hustache, dans Le Bienheureux Henri Suso, Paris, Aubier [coll. « Les Maîtres de la Spiritualité Chrétienne - Textes et Études »], 1943, p. 317-456). On peut aussi évoquer Louis-Marie Grignion de Montfort (1673-1716) dans un livre très important, L’amour de la Sagesse éternelle, dont l’approche ressemble à celle de Suso, qu’il cite d’ailleurs (Louis-Marie Grignion de Montfort, « L’Amour de la Sagesse éternelle », Le livre d’or, Paris, Nouvelle cité, 1989, p. 10-108). Louis-Marie Grignion de Montfort est un représentant célèbre de l’école française de spiritualité, il a été canonisé en 1947. Il est très célèbre pour ses ouvrages concernant la dévotion mariale, mais dans L’amour de la Sagesse éternelle, Sophia, associée à Christ, est présentée comme l’Épouse de ce mystique. Jésus y apparaît comme la Sagesse incarnée et tout comme dans l’ouvrage de Suso, L’amour de la Sagesse éternelle est nourri de textes de l’Ancien Testament concernant Sophia, et de textes du Nouveau Testament. Cet amant ardent a vécu une très forte expérience mystique dans sa passion amoureuse pour Christ-Sophia au début de son sacerdoce.
-
[62]
Pierre Teilhard de Chardin, Hymne de l’Univers, Paris, Seuil, 1961, p. 65-73.
-
[63]
Henri de Lubac, L’Éternel féminin, Paris, Aubier-Montaigne, 1983 [1968], p. 62-63.
-
[64]
Voir Pierre Teilhard de Chardin, « L’Éternel féminin », dans Écrits du temps de la guerre, Paris, Grasset, 1965, p. 256-257. En fait, à la fin de ce poème, Sophia, à travers l’Éternel féminin, est identifié à Marie, mais cela n’enlève rien à la pertinence de l’étude qui suit concernant Christ, car elle est centrée sur un autre texte de Teilhard, consacré à Christ. Nous soulignons aussi que dans ce poème il ne s’agit pas de l’éternel féminin patriarcal, critiqué à juste titre par les théologies féministes.
-
[65]
Son approche, poétique, rejoint les résultats de notre analyse exégétique de Pr 8,22-31 évoquée au point II.
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[66]
Pierre Teilhard de Chardin, « L’Éternel féminin », p. 256-257.
-
[67]
Ibid., p. 261.
-
[68]
L’ouvrage ne mentionne pas spécifiquement de quel tableau il s’agit, voir Pierre Teilhard de Chardin, Hymne de l’Univers, Paris, Seuil, 1961, p. 65-73.
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[69]
Cette expérience s’apparente à celle que semble avoir vécue l’auteur de Si 15,2 cité plus haut (n. 34).
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[70]
Pierre Teilhard de Chardin, Hymne de l’Univers, p. 70-73, les italiques proviennent du texte original.
-
[71]
On pourra remarquer que le thème de la « domination » exercée par la beauté du féminin sur ce mystique revient dans les deux extraits que nous avons choisis de l’« Éternel Féminin » et de « Le Tableau ». C’est un thème biblique important concernant la figure érotisée de Sophia que nous avons évoqué au point II. La kénose que cette « domination érotique » est susceptible d’exercer est une composante traditionnelle de la vie mystique, voir n. 11.
-
[72]
Pour ce qui concerne l’« humanité » masculine de Christ, elle est très présente dans les mots d’amour que Thérèse d’Avila écrit à propos de son amant, Christ. On pourra par exemple lire « Humanité de Jésus Christ », concernant l’amour de Thérèse d’Avila pour Christ, dans Emmanuel Renault, Sainte Thérèse d’Avila et l’expérience mystique, p. 95-97.
-
[73]
Nous avons évoqué dans la première partie de cet article, « Perspectives de notre étude : théologie apophatique, érotisme… », que dans le Cantique des Cantiques il y a aussi un entremêlement de l’érotique aux deux sens que nous avons mis en avant, au sens usuel de l’éros et au sens du voilement/dévoilement dans la connaissance de Dieu.
-
[74]
Jean-Jacques Lavoie, Anne Létourneau, « Herméneutique queer et Cantique des cantiques », Laval théologique et philosophique, 66, 3 (octobre 2010), p. 515-516.
-
[75]
Le thème du caractère asexué de Christ en certaines de ses représentations a été développé dans Pierre-Emmanuel Dauzat, Les sexes du Christ, notamment, p. 56-68.
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[76]
Nous avons déjà cité à ce propos Claude Geffré, en n. 6.
-
[77]
Voir Olivier Clément, dans la préface de Christos Yannaras, De l’absence à l’inconnaissance de Dieu, d’après les écrits aréopagitiques et Martin Heidegger, Paris, Cerf, 1971, p. 29. Pour une présentation générale de la théologie orthodoxe et son caractère mystique et apophatique, on pourra consulter Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, Paris, Cerf (coll. « Patrimoines - Orthodoxie »), 2012.
-
[78]
Cette distinction en Dieu entre ses énergies et son essence n’est pas acceptée dans la théologie catholique.
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[79]
Jean-Claude Larchet, théologien orthodoxe, a récemment écrit un ouvrage pour justifier que G. Palamas n’a pas innové mais a systématisé une tradition très ancienne et qui avait déjà été presque aussi développée et élaborée par Maxime le Confesseur : La théologie des énergies divines, des origines à Jean Damascène, Paris, Cerf (coll. « Cogitatio Fidei », 272), 2010.
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[80]
On pourra noter que la communion d’amour entre Dieu et les hommes, dans la théologie de l’éros de C. Yannaras, est opérée par les énergies divines. Voir Christos Yannaras, De l’absence à l’inconnaissance de Dieu, d’après les écrits aréopagitiques et Martin Heidegger. Cette théologie repose sur la connaissance apophatique de Dieu, comme communion d’amour-éros. Les noms divins, la gloire de Dieu, sa lumière et Christ comme Homme incarné sont des énergies : elles révèlent Dieu tout en laissant une distance infranchissable entre l’homme et l’essence de Dieu. La Sagesse est également une énergie, la Sagesse étant médiatrice entre Dieu et les hommes : par son charme et sa beauté — à travers celle de la création notamment, elle exerce une attraction amoureuse divine vis-à-vis des fils d’Adam (Pr 8,22-31, voir le point II). C’est bien une caractéristique des énergies divines : la Sagesse révèle Dieu.
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[81]
Voir n. 61.
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[82]
Elisabeth A. Johnson, Dieu au-delà du masculin et du féminin. Celui/Celle qui est, p. 263. Elle insiste aussi sur le caractère féminin de l’homme Jésus de Nazareth, qui tranche ainsi avec les standards de sa culture, par exemple son attention aux plus démunis et sa miséricorde, ce qui semble classé du côté féminin, voir, par exemple, p. 270, dans le chapitre VIII, « Jésus-Sophia », et p. 286-289, dans le chapitre IX, « Mère-Sophia ».