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Comme leur titre général l’indique, ces deux petits livres traitent de la mythologie hindoue. Il ne s’agit pas de livres d’érudition. Pas question d’éditions critiques ou d’annotations savantes, mais plutôt de la vie concrète d’une Inde traditionnelle qui se plaît à écouter des histoires de dieux et de saints, à les raconter, à les chanter, à les peindre et à les sculpter (cf. la préface de P.-S. Filliozat au tome I, p. 9). Ces histoires sont parfois rassemblées en de vastes recueils (épopées, purāṇas, etc.) où les conteurs puisent inlassablement, comme le fait ici Vasundhara Filliozat, tout en privilégiant le témoignage des villages du Karnāṭaka dont elle est originaire.

S’il prend ces livres au sérieux, le lecteur attentif découvrira qu’il ne faut pas chercher « la » version authentique d’une histoire de mythologie. Le mythe apparaît comme une réalité vivante qui n’a cessé de circuler de par toute l’Inde, et par conséquent de se transformer. Lévi-Strauss en a d’ailleurs fait un principe d’analyse : le mythe se compose de l’ensemble de ses variantes ; il n’y a pas de version authentique ou primitive. Le mythe est bon à penser en chacune de ses versions, car chacune permet d’entrer dans la culture de ceux et celles qui l’acceptent comme tel (cf. Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 240). Une autre caractéristique de ces livres consiste à mêler inextricablement histoires et images, et indirectement théâtre, musique, rites. C’est que ces histoires mythiques imprègnent le quotidien des Indiens et ne doivent jamais être dissociées des autres facettes de leur culture. C’est sans doute pour cela que chacun de ces deux livres est accompagné d’environ 70 illustrations, provenant en majorité des temples du Karnāṭaka ; ces illustrations forment contrepoint avec le texte et confèrent à ces livres une couleur bien spécifique.

L’insertion à l’intérieur des histoires du tome I de courts lexiques ou listes de noms (p. 24, 29, 36, 50, 60, etc.), en plus de son aspect pédagogique, rappellera au spécialiste que les commentateurs de l’Inde font régulièrement appel à de tels trésors de mots (kośa) pour fonder leurs explications. Ce curieux amalgame d’histoires, d’évocations iconographiques et de lexiques n’est pas étranger à la façon dont la tradition orale de l’Inde s’est construite et se construit encore. Dans le tome II, l’auteure a toutefois opté pour un abondant glossaire final (p. 235-277), ce qui paraît finalement une nette amélioration, du moins pour le lecteur occidental.

L’exposé de mythologie vishnouite suit l’ordre habituel des dix avatāras ou manifestations de Viṣṇu dans le monde des humains. S’ajoutent à la fin d’autres histoires, entre autres à propos de l’aigle Garuḍa et du singe Hanumān. Le second livre utilise la catégorie traditionnelle des vingt-cinq jeux de Śiva (śivalīlā), qui ne se présentent pas selon un ordre spécifique comme c’est le cas des avatāras de Viṣṇu, bien que l’on commence habituellement, comme c’est le cas ici, par l’histoire de Śiva surgissant d’un pilier et apparaissant sous la forme du liṅga pour détruire l’ignorance et l’orgueil de Brahmā et de Viṣṇu (liṅgodbhavamūrti). P.-S. Filliozat rappelle encore avec à-propos dans sa préface au tome I qu’en dépit de la critique qu’en a faite un Occident insuffisamment informé, l’hindouisme n’est pas un polythéisme au sens strict, c’est-à-dire une simple juxtaposition de dieux. « Chaque fidèle a son iṣṭadevatā [ou] “divinité d’élection”. Pour lui ce peut être Viṣṇu, Śiva, Śakti ou une de leurs émanations, Gaṇeśa, Kṛṣṇa ou autre. » Cela signifie qu’au-dessus d’une guirlande d’univers peuplés d’hommes, de génies, de dieux, existe un être suprême appelé Parameśvara (le Seigneur suprême) ou Puruṣottama (le meilleur des hommes) qui habite un paradis qui lui est propre. « L’être suprême est inconcevable, inaccessible à la parole et à l’esprit. On ne peut concevoir que ses manifestations ou émanations de parts de son essence » (p. 10). Si l’on parle également d’une triade, c’est que le dieu suprême prend, en se manifestant dans le monde, des formes particulières, celle de Brahmā pour créer, celle de Viṣṇu pour protéger, et celle de Śiva/Rudra pour détruire et purifier. Cette triade est une trinité de formes spécifiques, engagées dans le monde matériel et subordonnées à l’Être suprême sans jamais s’y substituer.

Le ton volontairement familier de ces deux livres, le fait qu’« une Indienne ne peut pas s’exprimer en français comme une native du pays » (tome I, p. 8), font que l’on pardonnera aisément, surtout dans le premier livre, certaines gaucheries de style, quelques transitions trop rapides, des formulations surprenantes, etc., le second livre étant dans l’ensemble de beaucoup meilleure tenue. À ces premiers livres s’ajoutera bientôt un troisième tome portant sur les déesses et certaines divinités secondaires. Mais déjà ces deux premiers livres, qui s’appuient sur une longue observation de la réalité indienne et s’éloignent des interprétations ésotériques à la mode, constituent une introduction à la mythologie hindoue unique en français, qu’il me fait plaisir de recommander à tous et celles qui souhaitent découvrir, non pas un hindouisme rêvé, mais l’hindouisme tel qu’il existe réellement.