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L’ouvrage met de l’avant la condition filiale fondamentale de l’être humain et en montre le rétablissement dans et par le geste de la parole de Jésus. Cet éclairage sur la filiation, suivant une approche langagière qui nous sort complètement des approches métaphysique, historiciste et psychologique auxquelles on est habitué, l’expose comme exigence concrète de l’existence humaine (et non d’un simple état social), en fonction d’un passage par la chair qui peut et doit devenir verbe (parole). Sont alors révélés la place et le rôle de Jésus, fils, dans cet avènement en nous de la filiation ; c’est aussi ce que révèle le « Verbe fait chair » pour que la chair devienne verbe.

Le geste de la parole est retracé et pertinemment redéployé à travers une démarche de lecture des évangiles qui pourrait en dérouter plus d’un — si tant est qu’on est plutôt à la recherche de savoirs (contenus de paroles, vérités, leçons morales) ou bien de sentiments/émotions (vécus). D’une part, la parole est relation, oeuvre de transformation des relations, geste véritable : « […] ces histoires [qu’on trouve dans les évangiles, notamment, et dans la Bible] sont avant tout des histoires de relations. Que les relations passent par des guérisons, des faits, du sens, il n’en demeure pas moins que dans chaque cas, il s’agit toujours de rencontres et de transformations au sein de ces rencontres » (p. 146). D’autre part, la parole est un geste que la lecture des textes bibliques sollicite : « La mise en discours [dans les textes évangéliques] dispose une interférence entre des types de savoirs, entre des registres de compréhension, entre des enjeux de pouvoir-faire — comme si la composante narrative perdait sa cohérence et obligeait à entrer dans l’imbrication de parcours au-delà de leur apparence narrative. Ce qu’il y aura “à faire” au terme du récit devra être porté par un savoir qui aura quitté la logique narrative. Le récit indique un chemin pour sortir d’une saisie immédiate » (p. 185) du positivisme des faits et des guérisons ainsi que du symbolisme surfait des textes.

Suivre le parcours de la parole — un parcours portant sur elle et en procédant — requiert de voir à l’oeuvre dans les récits évangéliques l’acte de parole de Jésus, « parole adressée » qui, comme telle, guérit nos relations interpersonnelles et communautaires marquées par un irrémédiable manque en chacun de nous (chapitre 1). Croire est la manifestation et la condition premières de cette parole toute relationnelle (chapitre 2). La parole du prophète et les paraboles en sont une exemplification (chapitre 3). La situation concrète de parole, pour une chair qui est en nous désespérément barrée à la parole et ne peut revivre, en faisant corps, qu’avec elle et par elle, est celle-là même de fils et de filles dans les récits évangéliques ; Jésus, dans et par sa parole, les rend à leur père (chapitre 4) et son geste a une portée intergénérationnelle pour « les enfants d’Abraham » (chapitre 5). C’est qu’il en va, avec Jésus, « du fils » : celui qui interpelle à ce titre et se présente tel dans l’évangile lucanien (chapitre 6), celui qui renvoie à une origine particulière dans l’évangile johannique (chapitre 7) et celui qui s’engage dans sa propre situation de « fils de l’humain » (chapitre 8). La spiritualité ignatienne signale, elle aussi, à sa manière, ces chemins d’un manque-en-nous à vivre jusque dans et par une parole-qui-fait-relation (chapitre 9).

Si la performativité de la parole et du travail de la lecture accompli par l’auteur devait échapper au lecteur, il restera néanmoins à ce dernier une lecture grandement renouvelée de plusieurs textes évangéliques. Les récits au tombeau vide et du lavement des pieds, en particulier, de même que plusieurs récits dits de miracle sont revisités avec brio. Une longue et goûteuse méditation sur le nom divin, Nom en accomplissement de la parole véritable, attend le lecteur.

On peut regretter le titre de l’ouvrage, qui fraie avec la formule-type des techniques à la mode : un « comment vivre » résonnant comme un « how to do it ». L’ouvrage se situe pourtant à cent lieues d’une telle approche, déplaçant notre trop dominant horizon stratégique sur le monde et nous-mêmes en direction évidente d’un horizon langagier et donc éminemment pratique. On doit regretter le sous-titre de l’ouvrage, qui suggère une intention de convertir « à la suite même de Jésus » (faire des chrétiens). L’ouvrage étant anthropologiquement situé et construit, on devine que l’éthos politique et ecclésial des chrétiens n’a pas de prise dans le propos, qui met implicitement en place une éthique de la parole conduite comme spiritualité. Il aurait eu lieu de fournir parfois la version de certains des textes bibliques traités.

Dans le contexte social actuel de propagande publicitaire, politique et religieuse, de crise des institutions et en particulier de crise de la parole trop facilement bafouée, trahie et instrumentalisée, l’ouvrage est une proposition d’espérance, sans truc ni recette, simplement performative comme devraient l’être le croire, la parole et le rapport à l’autre.