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La collection « Les écrits de Plotin », publiée aux Éditions du Cerf, offre aux lecteurs son seizième titre. Puisque le précédent remonte à 2009, nous constatons avec plaisir que cette collection n’a pas encore dit son dernier mot. Le traité 12, le quatrième de la seconde ennéade selon la classification de Porphyre, s’attaque au problème de la matière. Il a été traduit et analysé en français, à deux reprises, dans les années récentes. Une première fois par Jean-Marc Narbonne, dans sa thèse de doctorat remaniée et publiée chez Vrin (Plotin, Les deux matières [Ennéade II, 4 (12)], Paris, 1993) et une deuxième fois par Richard Dufour chez Flammarion (Plotin, Traités 7-21, Paris, 2003). Ce traité a donc reçu beaucoup d’attention dans les dernières décennies. Il s’avère de plus en plus difficile d’en renouveler la lecture.

Le livre reprend la formule canonique de cette collection : une introduction qui expose la structure et les thèmes du traité, une traduction française, un commentaire et une série d’index.

L’introduction souligne que ce traité constitue un travail préliminaire de clarification conceptuelle. On y apprend davantage ce que la matière n’est pas que ce qu’elle est. Plotin ne peut faire l’économie d’une telle investigation, car la matière menace le monisme auquel il tient tant. Dans le contexte d’une procession intégrale, la matière devrait procéder de l’Un, mais comment le sans-forme pourrait-il venir de l’Un et du monde intelligible ? La solution proposée dans ce traité consiste à poser la matière sensible comme une image d’une matière intelligible. Plotin met beaucoup de soin à décrire chacune de ces matières, leurs points communs mais aussi leurs différences. Les problèmes qui se posent se révèlent toutefois si grands que Plotin abandonnera cette doctrine d’une double matière. Il fera de la matière, dans des traités postérieurs, un produit de l’âme et non une image d’un archétype intelligible. Le rapport entre une image et son modèle ne s’applique pas à la matière. Admettre une matière intelligible laisse entendre que l’Intellect est matériel au sens où il reçoit ses contenus de l’extérieur, alors qu’il doit s’auto-constituer, se donner à lui-même ses raisons.

La traduction suit le texte grec établi par Henry-Schwyzer, editio minor, 1964. Perdikouri corrige le texte à onze reprises. Sept corrections reprennent des suggestions de l’addenda ad textum de l’editio minor, et deux s’inspirent de l’article « Corrigenda ad Plotini textum[1] » de H.-R. Schwyzer. Il est trompeur d’indiquer, comme le fait Perdikouri, que ces deux corrections viennent de Henry-Schwyzer. Schwyzer est l’unique auteur de l’article mentionné, publié après le décès de Paul Henry en 1984. Schwyzer était connu pour avoir la main plus leste quand il s’agissait de corriger le texte. Les modifications proposées dans cet article n’auraient peut-être pas reçu l’aval de P. Henry.

À défaut d’être élégante, ce qui relève presque de l’impossible quand on connaît le grec de Plotin, la traduction française est lisible et suit assez bien l’esprit du texte. Elle n’est cependant pas exempte de défauts si on l’examine de plus près. Perdikouri tombe parfois dans la sur-traduction. En 2, 1, le grec dit simplement « au sujet de celle-ci [i.e. la matière] », et non « au sujet de cette autre sorte de matière ». En 2, 10, le grec affirme « les êtres premiers existeront par hasard », et non « les êtres premiers <seront premiers> par hasard ». En 10, 3, Plotin répond à une question en affirmant : « C’est l’indétermination ». Il semble exagéré de traduire par « Quoi d’autre que l’indétermination ? ». En 3, 2, Perdikouri traduit « ce qui peut être informe dans la conception qu’il a de lui-même », alors que le grec dit simplement « ce qui est informe par définition ». Nous remarquons aussi que Perdikouri refuse parfois de suivre le grec même lorsqu’il est aisé de le faire. Pour des raisons sans doute stylistiques, elle décide de traduire les diò en 3, 12 et 3, 13 tantôt par « car », tantôt par « donc », afin d’éviter les répétitions, alors que le sens du terme grec est clairement « c’est pourquoi ». En outre, elle rend les deux verbes au futur en 10, 1 par des infinitifs, alors que ces verbes conjugués donnent du dynamisme au dialogue : « comment concevrai-je… », « comment concevras-tu… », au lieu de « comment concevoir… ». De même, la phrase en 3, 7-8 n’a pas le même sens au passif « la nature qui est actualisée en vue de la forme » et à l’actif « la nature qui agit en vue d’une forme ». Or, le verbe grec est bien à l’actif : energoûsan. Est-ce par souci d’exotisme que Perdikouri traduit hoîòn ti par « exactement comme » en 3, 4, arguant que ce sens se trouve dans le dictionnaire Liddell & Scott, alors que la traduction usuelle « par exemple » donne un sens plus naturel au texte ?

Le commentaire propose une analyse ligne à ligne du traité. Le moment le plus fort est sans doute l’exposé sur l’altérité (p. 120-129). L’altérité produit la matière et les formes. Elle est la médiation requise entre l’Un et la multiplicité. Plotin explique de cette manière la production de la multiplicité intellective sans introduire de multiplicité dans l’Un. L’altérité n’est cependant pas dépourvue de propriétés communes avec l’Un, car les deux sont sans forme et sont des réalités unes. C’est l’altérité qui se tourne vers l’Un pour en recevoir la lumière et qui se constitue elle-même comme matière par un mouvement de retour vers sa source. Bref, l’altérité est l’intellect inchoatif. L’Intellect s’actualise ensuite lui-même et produit ses propres contenus. Ce n’est pas l’Un qui lui donne une forme.

La discussion sur la grandeur et la masse présentent aussi un intérêt particulier (p. 152 et suiv.)[2]. Contre Luc Brisson, elle prétend que Plotin ne se défend pas contre un interlocuteur fictif, mais contre ceux qui critiquent le Timée de Platon. Un lecteur du Timée pourrait penser qu’avant l’intervention du Démiurge, le réceptacle présente des masses de corps élémentaires. Le réceptacle serait déjà pourvu de grandeur. Nul besoin alors de postuler une matière. Plotin répond que les éléments sont postérieurs au réceptacle et que la masse et la grandeur viennent après la matière.

Malgré un effort sérieux de la part de Perdikouri, le propos reste, à l’exception de quelques passages, assez neutre et convenu. Le niveau d’analyse se trouve à mi-chemin de J.-M. Narbonne, qui tente d’aller au plus profond du traité, et de R. Dufour, qui vise un large public. Le travail de Perdikouri a donc certainement sa place comme voie du milieu, avec un propos plus en profondeur que celui de Dufour, mais plus accessible que celui de Narbonne.