Recensions

Rémi Brague, Le règne de l’homme. Genèse et échec du projet moderne. Paris, Éditions Gallimard (coll. « L’Esprit de la cité »), 2015, 416 p.[Notice]

  • Laurent Millischer

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  • Laurent Millischer
    Centre de recherches en philosophie allemande et contemporaine, Strasbourg

Avec Le règne de l’homme, Rémi Brague délaisse l’exposé strictement philosophique pour tenter une véritable démonstration au sens le plus implacablement scientifique du terme. Ici le philosophe, en apparence du moins, laisse place à l’historien des idées. Brague y cible ce qu’il nomme le projet moderne, visant à constituer une « anthropologie sans contexte » dans laquelle l’humanité de l’homme, et son inscription dans le monde, se réaliseraient à partir de l’homme même. Projet d’une autonomie absolue donc, qui déliée de la nature et de Dieu rompt avec l’anthropologie cosmologique de l’Antiquité et avec l’anthropologie théologique du Moyen Âge. Entendue au sens strict, du reste, l’anthropologie elle-même est fondée scientifiquement par ce projet, au-delà des questionnements philosophico-théologiques de la condition humaine propres aux époques antique et médiévale : « L’anthropologie n’apparaît qu’avec la modernité. Auparavant, la question de l’homme concernait moins l’essence de celui-ci que le paradoxe de sa condition » (p. 111). Suivant pas à pas les multiples propositions et expressions de ce projet, dans toutes ses nuances et diversifications, l’ouvrage tâche donc d’en établir l’existence et la consistance, et d’en prouver l’échec. Institué au début du xviie siècle par la césure fondamentale du Novum Organon de Francis Bacon, substituant formellement le règne de l’homme au royaume des cieux (p. 92), relayée par la philosophie pratique de Descartes, ce projet se cristallise logiquement sur l’idée de progrès, qui guide l’humanisation à construire. Il ne peut dès lors se terminer que sous la forme de l’accomplissement ou du désastre : un progrès qui s’arrête signe soit l’achèvement soit l’échec du projet qui le sous-tend. Or, et c’est là toute la force de la méthode historique adoptée, neutralisant toute interprétation externe qui forcerait cet arrêt supposé pour laisser parler le projet lui-même via ses agents, il s’avère que celui-ci finit, dès le xixe siècle, par expliciter son aboutissement paradoxal dans l’idée de dépassement de l’homme au nom même de son règne. La formule célèbre du Zarathoustra de Nietzsche n’en est que la plus brillante cristallisation promise à une grande postérité, que ce soit dans les antihumanismes positiviste, artistique ou politique, les divers nihilismes du « dernier homme » et de la valeur de la vie, ou l’apologétique technique dont le mode transhumaniste n’est que l’extrême figure accomplissant, en renversant leur sens, les utopies scientistes qui l’ont précédé. L’anthropologie sans contexte se révèle ainsi n’être rien d’autre qu’un « anthropocentrisme sans homme » (p. 198), d’autant plus inquiétant que sa contradiction interne pourrait bien impliquer son imposition à marche forcée. La visée de Brague n’en reste pas moins foncièrement philosophique, dès lors que la thèse sous-jacente est bien que les principes mêmes du projet moderne recèlent les conditions de son échec, ce qu’avoue d’emblée la préface : « Il m’a donc fallu prendre une vue globale du projet moderne. Et admettre ce qui me fait trembler, à savoir que ce projet est voué à l’échec, ou même, qu’il a échoué en son principe. Priver l’humain de tout contexte mène à le détruire » (p. 7). On l’a compris, l’objet de cette étude n’est pas tant la période même des Temps modernes que l’idéologie, au sens large de conception du monde, et même, plus essentiellement encore, au sens heideggérien d’« image du monde » (Weltbild), qui s’y développe et finit par y dominer. L’exposé historique se fait le vecteur de l’analyse de la relation essentielle des trois termes fondateurs que sont la modernité, le projet et la domination. Le concept recteur de « projet » porte avec lui les trois idées fondamentales de la …