Corps de l’article

Dans les Recherches sur l’essence de la liberté humaine de 1809 et Les âges du monde[1], Schelling s’efforce, entre autres choses, de décrire la naissance et l’histoire de l’Absolu. Contrairement à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, l’Absolu y est pris comme point de départ, comme commencement « antérieur » au temps. Si l’on a souvent souligné la dimension manifestement narrative des Weltalter, on insiste moins sur cet aspect lorsqu’on aborde les Recherches de 1809. Pourtant, à travers le problème de la possibilité du mal, c’est bien un récit que nous présente le philosophe, celui de la naissance de l’Absolu hors de lui-même, de l’apparition de l’histoire et du déploiement progressif de la nature jusqu’à l’humain, cet être conscient de soi et le seul pour lequel la possibilité du mal existe. Dans ce qui suit, je m’attarderai aux descriptions de l’Absolu avant son ek-sistence et le commencement du temps, en en soulignant la dimension angoissante qui y est à l’oeuvre. J’aborderai ensuite la narrativité des écrits et leur connivence avec l’anthropomorphisme de la démarche schellingienne.

D’emblée, les lecteurs constateront que ce texte ne s’inscrit pas dans une problématique propre à l’histoire de la philosophie schellingienne. Il se veut plutôt un essai consacré à un thème précis du texte schellingien et ce, à travers une lentille psychanalytique assumée. Ainsi, il nous importe moins de situer dans les détails cette tranche de l’oeuvre de Schelling (1809-1815) que d’en exploiter l’originalité ainsi que la fécondité du thème de l’angoisse. Le terme Angst apparaît à quelques reprises dans le texte de 1809 et dans les Weltalter[2], mais comment justifier qu’on s’y consacre principalement ici ? Notre thèse de départ est que l’angoisse est l’affect fondamental (cf. VIII 322) par lequel Schelling caractérise la « vie éternelle » de l’Absolu avant sa naissance hors de lui-même. De plus, nous considérons l’angoisse dans son rapport au champ lexical du désir, de l’aspiration, de la rotation éternelle en soi-même, de la lutte incessante, de l’insatiabilité, de l’insatisfaction d’une poussée (Drang) primordiale et de la répétition cyclique du mouvement qui ne sait s’il doit s’extérioriser ou faire retour sur soi (VIII 336). La naissance de l’Absolu est constamment décrite par Schelling selon cette constellation où nous choisissons de lire l’affect sous-jacent de l’angoisse (ce qui explique certains choix de traduction). Enfin, la problématique de la narrativité du texte schellingien viendra orienter d’une manière que j’espère féconde la question de l’angoisse préalablement traitée. La narrativité sera abordée principalement à partir de l’introduction des Weltalter et nous défendrons l’hypothèse que l’écriture narrative participe au déploiement même de l’Absolu.

I. Grund, Existenz et Ungrund

Les Recherches de 1809, « oeuvre titanique » de l’idéalisme allemand (dixit Hans Urs von Balthasar), peuvent être lues comme l’une des nombreuses conséquences de la querelle du panthéisme. Schelling, qui tient à maintenir une forme de panthéisme, y pose la question de la liberté humaine et de la possibilité du mal dans leur relation avec la nature. S’il reconnaît sa dette à Spinoza, il se montre néanmoins critique par rapport à sa conception de la liberté. En effet, chez Spinoza, la liberté humaine n’est autre que la conscience de la nécessité mécanique de la nature : est libre celui qui reconnaît son absolue détermination. Schelling en parle comme « l’unité du nécessaire et du libre » : « […] le libre n’est rien d’autre que force naturelle, ressort, qui, comme toute autre force, est soumise au mécanisme » (VII 342 ; 129)[3]. Nous voyons ici poindre le reproche adressé au spinozisme, à savoir la réduction mécaniste du monde, corrélative d’une « chosification » de la substance infinie (Dieu) et des étants. En ce sens, Schelling partage l’accusation de fatalisme lancée par Jacobi au spinozisme, à la différence que Schelling ne l’explique pas comme Jacobi, c’est-à-dire par une impossibilité de la liberté dans le système spinoziste (car l’immanence en Dieu et la liberté sont selon lui compatibles, cf. VII 347 ; 134), mais bien par la réification du monde qu’il opère. Le spinozisme est fataliste dans « l’absence de vie » qui le caractérise (ibid.). Soulignons que la critique schellingienne du spinozisme est maintenue sans changement notable dans les Weltalter (cf. VIII 340).

Par conséquent, l’une des tâches des Recherches sera de vivifier l’Absolu (ou Dieu). Pour ce faire, il faudra contrer la conception mécaniste du monde en lui substituant celle d’un dynamisme. Mais ce n’est pas seulement la conception chosique de l’Absolu que combat Schelling, il défend aussi son aspect « réal » (versus « idéal ») en affirmant que l’idéalisme abstrait ignore les forces « beaucoup plus vivantes » que « toutes autres forces motrices » au sein de l’Absolu (VII 356 ; 142)[4]. Ainsi soutient-il un idéalisme avec à sa base un « réalisme vivant », qu’il justifie par un recours à la nature comme « fondement vivant » (ibid.)[5]. Ces impératifs théoriques peuvent expliquer la démarche schellingienne d’un récit de la naissance et du déploiement progressif de l’Absolu hors de lui-même. En plus d’ouvrir la voie spéculative permettant d’expliquer la liberté humaine et la possibilité du mal, Schelling fait de l’Absolu un vouloir (« Vouloir est l’être primordial » [VII 350 ; 137]) au sein duquel une tension subsiste entre deux principes opposés. L’originalité de sa démarche répond directement aux problèmes qu’il expose dans la première partie des Recherches et qui peut se résumer simplement par ce que j’ai appelé plus haut la nécessité d’injecter l’Absolu de vie. Il convient d’expliquer plus en détail l’opposition non contradictoire des deux principes préalables à la naissance de l’Absolu.

Partons donc de la distinction importante qu’opère Schelling entre le fond (Grund) et l’existence (Existenz). Comment, dans un contexte postkantien, sauver la thèse selon laquelle le fondement de Dieu (l’Absolu) est en lui-même ? C’est-à-dire, comment poser son fond et la possibilité de son existence en lui sans recourir à quelque « connaissance » analytique, en affirmant par exemple que le concept de Dieu contient déjà celui d’existence[6] ? À ce défi, Schelling répond que Dieu a son fondement en ce qui, en lui, n’est pas lui-même (et il en va de même pour tout étant : il a son fondement en ce qui, en Dieu, n’est pas lui-même) (VII 359 ; 145). Dieu a son fond, mais il n’est pas son fond (tout comme j’ai un corps sans être mon corps). C’est ce point d’extimité au coeur de Dieu qui rendra possible sa sortie hors de lui-même pour se poser distinctement de lui (d’où l’Ek-sistenz).

Le fond est antérieur à l’existence, mais Schelling précise immédiatement que cette préséance n’est pas à penser comme « antériorité temporelle » ni comme « priorité essentielle » (VII 358 ; 144). La priorité du fond sur l’existence doit-elle donc être comprise dans un cadre spéculatif ? Il le semble, et c’est pourquoi Schelling mobilise dans ces pages un lexique de l’affectivité afin de décrire l’état du fond avant que Dieu lui ek-siste. Pourquoi, alors, récit spéculatif et affectivité iraient-ils de pair ? En tant que le savoir spéculatif que développe Schelling nécessite le recours à un langage psychoaffectif complètement humain. Je propose donc de considérer l’anthropomorphisme assumé de Schelling (il en sera aussi question dans les Weltalter) comme ce qui permet de penser adéquatement le lien entre récit spéculatif et affectivité, ce qui par ailleurs rend la distinction fond/existence plus compréhensible. C’est pour « humaniser » (uns menschlich näher bringen) l’être de Dieu compris comme tension entre un fond et son ek-sistence que Schelling mobilise l’affect d’angoisse sous le terme Sehnsucht : « […] il est le désir anxieux (Sehnsucht) qu’éprouve l’éternellement Un de s’enfanter soi-même (VII 359 ; 145, trad. modifiée) ».

Kierkegaard aura bien saisi la nature profondément douloureuse de cet affect, qui est loin d’être une calme aspiration à l’engendrement (ou à la lumière, dans le vocabulaire schellingien), lorsqu’il parle du sentiment d’angoisse de Dieu lié aux « douleurs d’enfantement de la divinité[7] ». Il faut comprendre l’irruption de l’affect Sehnsucht comme une manière d’introduire, dans l’Absolu, une tension primordiale qui aboutira à son auto-engendrement. Cette tension ne peut être qu’éprouvée et non déduite logiquement. Par conséquent, le type de discours qui semble s’imposer est celui de la narration — question directement abordée au début des Weltalter, mais qui est déjà implicite dans les Recherches. Cet affect témoigne non d’un état de perfection antérieur à la création, mais d’une « ontologisation » du malaise qui caractérise tout désir sans objet et, conséquemment, dont le sens manque. La poussée de la Sehnsucht en est une vers le sens, vers l’intelligibilité. Car le désir anxieux dont parle Schelling est une volonté, mais une « volonté en laquelle il n’y a point d’entendement » (ibid.), c’est-à-dire une volonté qui veut mais qui ne sait ce qu’elle veut, mis à part de l’entendement, du sens, de l’intelligibilité. L’entendement sera dit plus loin être le Verbe (ou le mot) de ce désir (VII 361 ; 147), à savoir son devenir-intelligible, voire son auto-compréhension. Ce qui peut être verbalisé, ou même seulement conçu, constitue déjà un apaisement à l’anxiété. Schelling utilise les termes Sehnsucht et Begierde, qui renvoient tous deux au désir, mais, ajoute-t-il, cette volonté désirante « n’est pas consciente » ; elle « pressent… l’entendement » (ibid.). Nous pouvons constater à quel point la démarche de Schelling est déstabilisante, puisqu’en introduisant une forme de non-conscience dans le fond (distinct) de l’Absolu et en présentant cet état de désirement comme anxiogène, il raconte ce qui dans l’Absolu est en quelque sorte aveugle à soi. Plus encore, il nous engage sur la voie d’une compréhension anthropomorphique de l’Absolu. Or, si l’humain, comme le suggère Schelling, est le seul vivant apte à comprendre ce qui, en lui, participe du fond en Dieu, on peut se demander si l’anthropomorphisme de sa démarche n’était pas inévitable. Nous aborderons ces questions plus bas.

Revenons à la distinction fond/existence, qui montre bien le double refus schellingien du dualisme et du monisme dans sa conception de l’Absolu. Par le maintien d’une distinction entre le fond et l’existence de l’Absolu, de même que via l’usage de l’analogie physique du couple attraction-répulsion, Schelling se refuse à un monisme traditionnel. Il y a bel et bien, au sein de l’Absolu, une dualité. Mais alors comment Schelling évite-t-il le dualisme, en affirmant par exemple l’autonomie des deux principes ? Manfred Frank repère chez Schelling les traces d’une « logique réduplicative » lui permettant d’asseoir la distinction non contradictoire des deux principes initiaux. Ce type d’« ancienne logique » remonte à la scolastique, où la reduplicatio servait à spécifier un aspect sous lequel le sujet est considéré. Frank cite un exemple de Plutarque : en tant que consule, Fabius Maximus a autorité sur son père ; mais en tant que fils, il est sous l’autorité de son père[8]. « L’idée est de pouvoir parler de chaque terme-sujet selon plusieurs aspects. La réduplication est supposée établir précisément la perspective sémantique pertinente[9] » de ce dont on parle. Ainsi peut-on mieux comprendre pourquoi Schelling affirme que A = B n’est pas une tautologie, car ce jugement n’exprime pas autre chose que : ce qui est A et ce qui est B sont une seule et même chose (VIII 213). La « dualité est au fondement du concept simple : dans ce jugement, A n’est pas A, mais quelque chose = x qui est A[10] » (ibid.), et il en va de même pour B. Tout cela sert à expliquer que l’unité des deux principes opposés ne constitue pas une antithèse. Ce n’est pas qu’en Dieu il y a une force « affirmative » et une autre « négative » ; Dieu est la première force en tant que A et la seconde en tant que B.

Lorsqu’en 1809 il aborde « le point ultime de toute cette recherche », Schelling demande : « […] à quoi peut donc bien servir cette distinction primordiale entre l’être (Wesen) pour autant qu’il est fond (Grund), et l’être dans la mesure où il existe (Existenz) » (VII 406 ; 187) ? C’est à ce point qu’est posée, antérieurement à tout fond et tout existant, une « absolue indifférence des deux principes » (VII 406 ; 188) qu’il nomme, après hésitation, Ungrund[11]. Difficilement verbalisable et concevable scientifiquement (cf. VIII 211), c’est l’Ungrund qui est « l’absolu Prius », « l’essence du fond » (VII 408 ; 189). Il est « en même façon dans chacun » (ibid.) des deux commencements éternels. L’image privilégiée par Schelling est l’amour, à savoir ce qui « lie ceux qui pourraient être chacun pour soi, et cependant ne le sont pas, et ne peuvent être l’un sans l’autre » (ibid.). Ainsi est conservé un « chacun pour soi », une distinction, et l’impossibilité d’un « l’un sans l’autre », d’une stricte dualité. En un sens, les Weltalter seront plus tard le récit du « temps » (temps d’avant le temps) de cet Ungrund, de ce point d’indifférence. À l’exception que le concept d’Ungrund, en grande partie emprunté à Jakob Böhme, est peu à peu délaissé dans les Conférences de Stuttgart (1810), soit l’année suivant les Recherches[12]. Schelling privilégie plutôt le processus qu’il avait développé dans le cadre de sa Naturphilosophie : un processus fonctionnant par gradations, dont les « degrés » sont appelés des Potenzen, des « puissances ». Nous pouvons suggérer que ces développements postérieurs aux Recherches à propos de l’Urwesen l’organicisent encore davantage. Dans les Conférences, le problème prépondérant est celui de l’auto-différenciation de Dieu. Comment expliquer la transition de l’indifférence à la différence ? Comment le passage de l’identité (dans laquelle subsiste tout de même une « contrariété dans le genre ») à la différence se produit-il effectivement[13] ? Ces questions sont posées, en quelque sorte, de la perspective du point d’indifférence dont parle Schelling en 1809. L’Ungrund est ainsi, dans les Recherches, le point d’indifférence servant à « soutenir » l’opposition différenciée entre Grund et Existenz. Nous nous acheminons maintenant vers les Weltalter et un examen attentif de la « vie » qui caractérise l’unité instable des deux principes opposés, qui deviennent aussi des puissances.

II. Le faux départ nécessaire de l’Absolu

Nous retrouvons dans les Weltalter une pareille distinction fondamentale dans ce qui ne s’appelle plus l’Ungrund, mais la nature nécessaire de Dieu où les deux principes, deux « forces éternelles » que Schelling dit « égales », sont en interaction. D’une part un principe expansif, propagateur, se donnant son être (Wesen), et d’autre part une séité, une introversion, une force d’être en soi (in-sich-Seyns) (VIII 211). La puissance (Potenz) éternellement négative et la puissance éternellement affirmative forment l’unité de l’être primordial (VIII 217). Nous pouvons sans doute les rapprocher de ce que Schelling appelait « volontés » dans les Recherches. La liberté humaine n’est pas un choix entre faire le bien et faire le mal ; en cela, elle n’est pas le pouvoir de faire ceci ou cela. La liberté humaine consiste en un vouloir, vouloir en vertu de l’une ou l’autre des forces unies mais distinctes[14]. Ainsi peut-il vouloir en vertu de la volonté universelle, « expansive », ou en vertu de la volonté particulière, la volonté du fond pour lui-même. Schelling attribue manifestement la force expansive à la clarté et à l’affirmation, en disant que ce qui est tel est clair à tous, c’est-à-dire intelligible. Au contraire, la force contractante, repliée sur elle-même, semble aller à « contre-sens » du sens, elle résiste au devenir-intelligible[15]. Dans les Weltalter, la nature de Dieu, la contradiction, est dite « nécessaire » puisqu’elle rend possible le progrès. L’auteur écrit : « Si la nature primordiale avait été en accord avec elle-même, elle serait demeurée telle ; elle serait une unité permanente et n’irait jamais jusqu’à la dualité ; elle consisterait en une immobilité éternelle sans progrès[16] » (VIII 219). Il faut bien comprendre que nous sommes ici au niveau de la nature en Dieu, qui ne correspond pas à la nature actualisée de Dieu. Cette nature nécessaire consiste en trois « puissances vitales[17] » : la force contractante ou principe négatif, la force expansive ou principe affirmatif (les deux sont, nous l’avons vu, également opposés) et enfin leur « unité instable ». Dans cette triade, les deux principes sont évidemment en conflit, l’un tendant à renforcer sa négativité dans un repli sur soi et l’autre tendant à conquérir le premier dans son expansion. La nature nécessaire de Dieu consiste, selon l’expression de Robert Brown, en une « inséparable union » triadique en même temps qu’une « contradiction inévitable[18] ». Mais c’est grâce à cette contrariété qu’il y a vie, activité : sans cela qui « ne permet aucune inactivité » (VIII 219), il n’y aurait pas de processus vital. « D’aussi loin que la vie existe, il existe une contradiction dans la nature primordiale[19] » (ibid.).

À Eschenmayer qui critiquait l’anthropomorphisme des Recherches, Schelling réplique en avril 1812 (la discussion sera publiée dans son propre périodique en 1813)[20]. Sa réponse se présente comme une défense de l’anthropomorphisme en théologie. Eschenmayer soutient que nous ne pouvons apposer nos concepts sur Dieu, ni même le conceptualiser, car celui-ci est übermenschlich. Schelling répond qu’il faut avant tout savoir ce qu’est Dieu afin de décider si une quelconque conceptualité peut ou non lui être appliquée. Il écrit : « Que Dieu est conscient de soi, vivant, personnel, en un mot, anthropomorphe (menschenähnlich), alors serait-ce encore un reproche que nous lui transférions nos concepts humains ? » (VIII 167). Les caractéristiques attribuées à Dieu sont manifestement « près de ce qui est humain ». Or, nous pourrions demander si cette attribution n’est pas humaine parce que c’est précisément un humain qui est derrière elle. De même, nous pourrions formuler pareille question à propos de l’angoisse : l’angoisse humaine s’explique-t-elle par l’angoisse présente en Dieu au commencement des temps (et alors nous la partageons nécessairement), ou cette dernière n’y est-elle que parce que le philosophe, et l’angoisse propre à son humanité, l’y a posée ? Nous reviendrons sur ces questions ultérieurement. Il suffit de mentionner ici que le focus schellingien sur la volonté de Dieu, voire Dieu en tant que vouloir, trouve ici sa justification. Schelling réplique à Eschenmayer qu’il nous est impossible de prédire l’applicabilité de nos concepts à Dieu avant de le connaître, parce que « Dieu est ce qu’il veut être » (VIII 168). En conséquence de quoi l’investigation de la nature de Dieu doit forcément débuter par une tentative d’appréhender le vouloir divin.

C’est là la réponse schellingienne, du moins à cette époque, à l’un des problèmes majeurs qui occupa l’idéalisme allemand : le commencement, que La science de la logique de Hegel problématisera dès son ouverture. Pour sa part, Schelling conçoit le commencement comme ce qui « n’est le commencement que pour autant qu’il n’est pas ce qui doit être proprement, c’est-à-dire l’étant véritable et en soi » (VIII 220)[21]. Ce commencement d’avant le commencement est ce que Schelling appelle das Nichtseyende, le ce-qui-n’est-pas. Il consacre plusieurs pages à la clarification de ce concept, qu’il ne faut pas confondre avec un simple Nichts, le rien ; ce-qui-n’est-pas n’est pas rien. Judith Norman, dans la préface de sa traduction des Weltalter (version 1813), explique que le Nichtseyende est « une troisième force générée dans l’éternité et fonctionnant ultimement pour exciter ce-qui-est-éternellement (das ewige Seyende) et l’être éternel (das ewige Seyn) vers une opposition active ». De plus, « son essence est désir (Sehnsucht) (le désir de l’éternité de se connaître)[22] ».

C’est parce que le vouloir divin doit être le commencement de l’investigation que ce thème se retrouvera en des termes presque identiques dans l’exposition du commencement effectif du monde (du temps). Ainsi Schelling affirme-t-il dans les Weltalter que c’est dans le vouloir que repose la force d’un commencement (VIII 224). Pourquoi ? Parce que ce qui est voulu est posé comme n’ayant pas d’être, en tant qu’il est seulement voulu (l’objet désiré est manquant… ou en puissance). Nous retrouvons ici les descriptions des Recherches sur la volonté sans entendement qui veut sans savoir ce qu’elle veut. Mais si « le début de tout savoir repose dans la connaissance de son non-savoir » (VIII 223), c’est par une reconnaissance du Nichtseyende qu’est essentiellement la visée de ce vouloir, le voulu en tant qu’être-qui-n’est-pas, qu’il pourra y avoir véritable commencement et, dans un renversement socratique, savoir/science. Portons bien attention à la progression de l’argument : Schelling poursuit en avançant que, certes, il y a un vouloir primordial, mais puisqu’il n’y a rien en dehors de lui, le voulu ne peut être autre que lui-même. L’absolu commencement est par conséquent une volonté-de-soi. N’avions-nous pas cependant admis que le voulu est le Nichtseyende, l’être-qui-n’est-pas ? C’est donc dire que la volonté de soi et la négation de soi (c’est-à-dire le soi voulu est nié en tant qu’étant) sont une seule et même chose (VIII 224). Le premier commencement, conclut Schelling, est la négation de soi en ce sens précis qu’en se voulant, il se pose comme voulu, c’est-à-dire comme un être-qui-n’est-pas. Pour cette raison, le Nichtseyende peut être su, connu, car « il contient quelque chose de ce qui est (Seyende)[23] ». C’est ainsi que Schelling justifie la possibilité d’un savoir du passé absolu.

Si la négation originaire est première, c’est en surmontant sa force que le principe affirmatif devient la seconde puissance [A2], le conséquent (la productivité de la négation est exprimée en termes de « résolution » ou de « surmontement » [Überwindung]). Nous voyons donc que la première puissance (la négation) en est l’antécédent, le fond à partir duquel la seconde peut se déployer. Schelling profite encore une fois des potentialités de la langue en utilisant les mots vorangehende et folgende, qui sont tout aussi bien l’antécédent et le conséquent (au sens logique) que le précédent et le succédant (au sens temporel)[24]. Le principe affirmatif n’a effectivement d’être qu’en réprimant la force négative en soi (VIII 226), mais la description schellingienne présente ce procès et son inversion comme un retour incessant à la puissance de départ, de sorte que nous avons là un cercle éternel qui tourne seulement grâce à la contrariété génératrice de mouvement, mais qui ne sort jamais de sa « cage ». Le troisième principe ou troisième puissance [A3] de la triade exprime l’unité conflictuelle de ce processus, son éternelle fin qui est aussi toujours présente (VIII 228). Nous voyons déjà poindre la circularité étourdissante de cette vie : « Cette vie originaire, nécessaire et constante s’élève donc du plus bas au plus haut. Lorsqu’elle est parvenue à son plus haut, elle retourne immédiatement au commencement afin de s’y élever à nouveau » (VIII 229). Ainsi ce mouvement rotatoire est-il éternel et souffre d’une impossibilité de toute différenciation (ibid.).

La contradiction interne à la première puissance n’est pas logique, elle s’inscrit dans une dynamique conflictuelle de forces (widerstreitende Kräfte). « La première puissance, considérée en elle-même, est le fond (Grund) d’un mouvement rotatoire » (VIII 245). Schelling ajoute peu après : « […] sa vie est une vie de contrariété et d’angoisse (Widerwärtigkeit und Angst)[25] » (VIII 246). Plus loin, Schelling parle de cette « vie aveugle » dont « la nature n’est que lutte, angoisse et contradiction[26] » (VIII 267). Pour l’illustrer encore davantage, il recourt à l’exemple de la maladie comme une vie « fausse », au sens où il y a du mouvement, de la vitalité dans le corps malade, mais ce n’est tout de même pas la vie saine. Selon Robert Brown, l’éternelle révolution de la triade de Potenzen est une variante argumentée et plus consistante de la conception böhmienne du « centre » en Dieu ; Schelling ne rompt toutefois pas les associations mythologiques et scripturaires qui y sont liées chez Böhme (par exemple, le feu dévorant ou éternel)[27].

Dans le tout de la nature, Schelling voit cette rotation infernale à l’origine de chaque nature particulière, mouvement qui est manifestement un « état d’aversion intérieur (inneren Widerwillens)[28] » (VIII 323). L’éternel cercle de forces en conflit n’est donc pas un état de perfection, il manifeste une volonté qui fonctionne contre elle-même (Wider-wille). Ainsi évite-t-on l’antique question : pourquoi y aurait-il eu création, donc imperfection, si l’état « antérieur » à la création était parfait ? Pourquoi Dieu se serait-il corrompu ? C’est que la tension primordiale de forces opposées est une impasse. Cette rotation infinie et angoissante est cyclique parce qu’elle ne sait si elle doit aller vers l’intérieur ou l’extérieur (VIII 336). De même, comme le souligne Žižek, l’éternité qui engendre le temps afin de briser son mouvement rotatoire angoissant ne correspond pas au rapport traditionnel entre éternité et temporalité (l’entrée dans le temps comme « chute », comme corruption de l’éternel, etc.). Bien au contraire, l’accession au temps permet à l’Absolu de résoudre l’impasse circulaire dans laquelle il est éternellement coincé[29]. Ainsi n’y a-t-il aucun état de perfection antérieur à la création, le récit que nous en offre Schelling étant bien plutôt cauchemardesque. L’être (Wesen) qu’il décrit ne vient jamais à l’être (Seyn) et ici il offre une comparaison très évocatrice : « Comme il est une inlassable poussée (Drang) vers l’être et qu’il ne peut être, alors il demeure dans le perpétuel désir (Begierde), comme une inlassable aspiration (Suchen), une éternelle et insatiable obsession (Sucht) à être[30] » (VIII 231-232). Aussi affolante que puisse nous sembler la description schellingienne de cette vie éternelle, c’est ce qui constitue le commencement absolu (c’est-à-dire non encore effectif, temporel, mondain), un éternel commencement qui ne l’est qu’en tant « qu’il ne devrait pas être », comme nous l’avons cité plus haut. Ce commencement pré-temporel est, nous y avons suffisamment insisté, caractérisé par une angoisse et un désir anxieux qui ne se satisfont pas puisque ce qu’il vise, l’être, lui est éternellement refusé. C’est le commencement du temps qui mettra fin à ce cycle infernal. Or celui-ci procède d’une liberté, ce qui suggère que Schelling l’y avait déjà placée… L’être véritable s’acquiert grâce à un « autre » (VIII 233) — conformément au postulat de la philosophie de la nature dont nous avons déjà fait état —, similaire en cela à l’apparition de la « volonté librement créatrice et toute-puissante » que décrit Schelling dans les Recherches (VII 360-361 ; 146-147). Mais cet autre ne peut être ni obsession (Sucht) ni désir (Begierde) ni nature (VIII 234), c’est-à-dire qu’il n’est pas la nature nécessaire de Dieu à laquelle nous nous sommes exclusivement attardé jusqu’ici. On ne peut dire de cet autre qu’il est ou n’est pas ; plutôt, il est éternellement libre d’être (VIII 234). Schelling le nomme Gottheit.

Il avait été annoncé en introduction que notre parcours s’en tiendrait à ce qui précède la naissance de l’Absolu, ce pourquoi nous nous arrêterons ici dans notre lecture. Mentionnons toutefois une différence entre les versions des Weltalter. Si en 1815 la liberté semble être sciemment posée par Schelling dans l’être suprême (qui coïncide avec le néant) qu’est la Divinité, le passage au temps et, conséquemment, au véritable être de Dieu, est plus ambigu dans la version de 1813. En effet, il y précise que dans l’éternité, aucun temps n’eût permis à Dieu de « délibérer et débattre avec soi » quant à la « décision » (Âges du monde 273 ; éd. Schröter Nachlaßband 177-178). Par conséquent, l’action aurait été « absolument soudaine, irréfléchie » (ibid.), un acte « qui est à la fois le plus spontané et le plus nécessaire » tel qu’il s’en produit comme « une espèce de miracle […] qu’aucun entendement […] ne parvient à concevoir » (ibid., 274 ; 178). Nous voyons qu’en 1813, Schelling décrit la création en des termes qui dénotent presque un accident (néanmoins nécessaire), alors qu’elle est bien plus « contrôlée », car libre en 1815[31]. Notons enfin que la création était également un acte de liberté dans les Recherches (cf. VII 396-397 ; 179).

III. Une narration naturante

Comme nous l’avons indiqué à quelques reprises, la démarche schellingienne est délibérément anthropomorphique. Nous examinerons maintenant un lien possible entre cet anthropomorphisme et la forme narrative des Weltalter[32]. Nous questionnerons la narrativité et son rôle à la fois dans le déploiement de l’Absolu/Dieu et dans l’acte même d’écrire ce récit. Nous verrons également que l’interaction conscience-inconscience qui caractérise l’Absolu pourrait aussi s’appliquer à l’écriture narrative dans les Weltalter.

Gérard Bensussan a récemment abordé la narrativité des Weltalter dans un ouvrage où il affirme que « la philosophie des Âges du monde [noue] de façon inédite ce qu’on pourrait nommer narrativement la question-Dieu, en amont même de ce qu’un génitif, la question de Dieu, pourrait en déterminer, à la question du temps […][33] ». Ainsi, les trois modes temporels (passé, présent, avenir) à travers lesquels s’historicise Dieu sont-ils liés, par la narration, à la question de son commencement absolu (question traitée plus haut). Or, l’être humain, et le philosophe qui fait le récit génétique de Dieu, est évidemment inscrit dans un « âge ». Une fois admis que « l’homme contient et im-plique le temps », il faudra « faire parler dialogiquement dans la remémoration dynamique des forces “l’insondable”, l’indescriptible, l’inscrutable du principe le plus ancien. La philosophie racontante consiste en ce “faire parler’”[34] ». Par la narration, le philosophe « fait parler » non pas Dieu, mais la nature en Dieu ; seule la narrativité peut « dire, indiquer, montrer, ce qui était au commencement, pure négativité, ipséité égoïste, pré-contraction de l’engendrement[35] ». Mais c’est dire que ce récit est performatif, qu’il a une « force illocutoire », car il participe au dépliement temporel de Dieu. « Dieu devient ainsi [par la narrativité] de plus en plus effectif, c’est-à-dire de plus en plus Dieu-se-révélant[36] ». Le fait même de raconter l’histoire de Dieu à partir de son éternel commencement constitue un devenir-effectif de Dieu. Selon Gérard Bensussan, le recours au récit servirait à « restituer traductivement après-coup » ce que nous ne pouvons que rater, soit ce rendez-vous avec le « Prius absolu », cet « imprépensable[37] ». Ce n’est qu’en ce sens et via la narrativité, pensons-nous, que le passé par lequel il faut commencer le récit (soit le commencement d’avant le commencement) peut être dit par Schelling nous être toujours présent (VIII 207-208). La possibilité que l’humain puisse remonter jusqu’au commencement du temps et qu’il soit la seule créature à pouvoir le faire s’explique par le principe du commencement des âges qu’il a en lui et qui lui permet de participer à la con-science de la création (Mitwissenschaft der Schöpfung, VIII 200)[38]. Nous suggérons ici que cette con-science de la création se manifeste, dans les Weltalter, par une narration « naturante ».

Augustin Dumont défend une idée semblable : le fait qu’un homme raconte l’histoire de l’Absolu est une auto-prédication de l’Absolu. Il écrit : « [L]’acte philosophique de dire le développement temporel de l’absolu, c’est-à-dire de le raconter, n’est que l’explicitation à soi de cet absolu, mais cette explicitation doit être elle-même “naturante”. Le récit inévitablement humain du passé de l’absolu est donc sommé d’être, à l’instar de l’absolu, naturant et créateur[39] ». Qu’il raconte la création, le philosophe n’en est pas moins à son tour créateur et ce, parce qu’il a en lui deux centres, l’un obscur et l’autre lumineux, qui agissent comme les deux principes primordiaux en tension, c’est-à-dire que le premier est nécessaire à la révélation du second. Cette hypothèse semble être appuyée par Gérard Bensussan lorsqu’il écrit : « La narrativité de la philosophie des Âges procède de la même nécessité quasi-technique ou méthodologique [que les récits de cas freudiens] — sauf que le point de vue clinique y est tenu par celui-là même qui est le sujet de l’histoire, l’analysant, Dieu — […] métaphore d’une interpellation, voire du langage humain lui-même[40] ». Si nous suivons l’auteur, nous dirons que le récit des Weltalter, évidemment mis en forme par le langage humain, est le canal par lequel se dit Dieu et, du même coup, se révèle. Notre hypothèse de travail est donc que la narration permet à Dieu de se dire par-delà le type de dialectique tant critiqué par Schelling. Nous verrons plus loin en quoi ce « langage » doit être plus rigoureusement défini afin de distinguer le logos philosophique du langage du conteur, ainsi que les raisons d’un recours, malgré tout, à une grammaire philosophique.

La critique que fait Schelling de la dialectique dite formelle, vide et s’abolissant ultimement dans un savoir effectif (wirkliche Wissenschaft) s’explique par l’empressement qu’il a de « réveiller » en lui (c’est-à-dire en chacun de nous) tout le passé pour le présenter de manière vraie, claire et vivante (lebendig) (ibid.) — car faire le récit de l’âge passé nécessite qu’un sens interne (ein innerer Sinn) l’y aide. Schelling, fidèle en cela à ce qu’il disait dans les Recherches, conçoit l’humain comme le lieu électif où l’Absolu peut se réfléchir, se contempler, se raconter. Ce sont les deux centres de l’humain qui l’expliquent : il est à la fois créaturel et bénéficie d’un surcroît (l’esprit) qui l’élève au-dessus du statut de créature, et c’est pour cette raison qu’il « ne fait qu’un avec la volonté originaire (Urwille) » (VII 363 ; 149). De même, dans les Weltalter, il est question d’un sens interne propre à l’humain qui permet au passé absolu de se raconter. Cette intériorisation est l’étape préalable à la mise en récit.

La question est désormais de savoir ce que produit cette « narration naturante ». Une lecture de mauvaise foi nous mènerait à répondre que Schelling a tout inventé, que ce sont des fictions au mieux divertissantes ; une lecture naïve, quant à elle, soutiendrait que Schelling n’est que le porte-voix de l’Absolu et qu’il suffit de tendre l’oreille pour l’entendre nous raconter sa naissance. Peut-être pouvons-nous y répondre autrement, en n’ignorant pas l’écrivain derrière le texte sans pour autant réduire ce dernier à une simple lubie. En des sens différents, les deux types de lecture, de mauvaise foi et naïve, nous empêchent de penser la particularité de l’entreprise schellingienne et la raison de son recours au récit. Si l’Absolu nous narre vraiment sa naissance, il faut l’entendre comme ce dont parlait Schelling dans ses Lettres sur le dogmatisme et le criticisme (1795)[41] lorsqu’il décrivait la fausseté d’une personne qui imagine sa propre mort. Tout fantasme de notre mort implique notre présence en tant que pur regard. Dans le fantasme post mortem, le défunt n’est jamais mort, il « survit » et contemple ses funérailles, la réaction de ses proches, etc. De manière semblable dans les Weltalter, le « passé transcendantal » de la conscience, selon l’expression de Marc Richir, lui apparaît rétrospectivement comme le passé de son absence[42] — tout comme je peux m’apparaître avant ma naissance sans toutefois m’éliminer complètement, car je suis celui qui se raconte ce passé dont je ne suis pas. C’est ainsi que le récit d’une naissance nous confronte au même type de temporalité psychique que le fantasme de sa propre mort. Nous prenons acte de cette dimension fantasmatique à l’oeuvre dans les Weltalter en insistant bien qu’elle n’est en rien péjorative et mérite tout notre sérieux. Les lectures naïve et de mauvaise foi ratent le sérieux du fantasme, le considérant l’une comme une objection trop facile, l’autre comme une preuve de réfutation.

Nous parlions à l’instant de temporalité psychique, ce qui nous permet de transiter vers la relation conscience-inconscience dans le texte des Weltalter. La tension des deux principes primordiaux est calquée dans le procédé narratif du texte lui-même et à ce titre, Schelling évoque une dynamique inconscience-conscience régissant la création (narrative et ontologique). Le « principe supramondain », dans sa pureté, nécessite un autre principe « inférieur » qui lui permettra de se révéler (VIII 200). C’est dans ce second principe, pourtant « ignorant et sombre », que repose « l’archétype des choses dormantes dans l’âme » (ibid.). Ce qui est à savoir est enfoui dans l’oubli et resterait ainsi endormi sans le désir de connaissance (Sehnsucht der Erkenntnis) qui l’interroge. Schelling poursuit en disant que le principe supérieur remarque que le principe inférieur qui lui est adjoint ne l’est pas en vue d’une union, mais fonctionne plutôt comme l’altérité qui lui permettra de « se contempler, s’exposer et devenir compréhensible à soi[43] » (ibid.). Autrement dit, l’indifférence du premier principe a besoin d’un « autre » qui rendra possible une différenciation par la scission de soi. D’une phrase à l’autre, Schelling passe ici soudainement au niveau anthropologique : « De même y a-t-il dans l’humain ce qui doit être remémoré, et autre chose qui le ramène à la mémoire ; l’un en qui la réponse se trouve et l’autre qui va l’y puiser » (VIII 201). C’est ainsi qu’aux niveaux cosmique et humain, les deux principes « exigent avec la même intensité la scission (Scheidung) » (ibid.) qui rendra possible la révélation à soi de l’un, se transposant dans son « savoir inné », et permettra à l’autre de devenir « sachant », mais « en un tout autre sens[44] ».

Schelling poursuit : « L’authentique mystère du philosophe » réside dans le dialogue intérieur qui découle de l’interaction conscience-inconscience. « Cette scission, ce dédoublement de nous-mêmes, ce commerce secret entre deux êtres, […] l’un ignorant qui cherche à savoir et l’un qui sait mais ne sait pas son savoir[45] » (VIII 201) est ce qu’on nomme, d’une perspective extérieure, dialectique. Schelling affirme que la dialectique devenue simplement formelle est l’enveloppe vide, l’ombre ou le semblant de cette conversation intérieure. Attirons l’attention sur la conséquence qu’il tire de ce dialogue secret : « […] tout ce qui est su est par nature objet de récit[46] ». Puisque le passé est ce qui est su et raconté (VIII 199), en rendre compte implique nécessairement qu’on emprunte la forme du récit. Toutefois, cette forme n’est pas vide, car le récit de l’histoire de l’Absolu est, nous l’avons vu, la voie par laquelle un Absolu vivant se dit ; le dire absolu commande la forme narrative comme moyen de sa révélation. Schelling fait cependant remarquer que ce qui du passé est su ne gît pas là, à portée de main, comme un savoir achevé et fini. Le su « émerge de l’intérieur par un processus qui lui est propre », c’est-à-dire qu’il émerge d’une scission interne par laquelle, d’une part, le savoir qui ne se sait pas retrouve son savoir et d’autre part, l’ignorance aspirant au savoir permet la réflexion rendant possible cette retrouvaille. S’il nous est permis de le reformuler en langage psychanalytique : la part de l’insu qui sait accède au savoir qui lui était voilé et cela est possible grâce à l’ignorance de la conscience qui désire savoir. C’est pourquoi Schelling peut affirmer que « ce qu’on appelle savoir […] est plus un effort vers le savoir » comme redevenir-conscient (VIII 201)[47].

Comment ce « redevenir-conscient » s’articule-t-il dans le dire des Weltalter ? Dans sa préface aux traductions des Weltalter (1811 et 1813) de Bruno Vancamp, Marc Richir nous invite à « lire le ‘récit’ non pas comme ‘théorie’ explicative, mais comme recodage symbolique, plus ou moins aveugle ou maîtrisé, de l’inconscience, par un logos métaphysique qui en devient flottant en même temps que signifiant[48] ». Le piège qui menace est une explication du logos philosophique avec lui-même, piège que Schelling réussit à éviter selon Richir, justement en affirmant à l’encontre de Hegel l’insuffisance du langage philosophique (tel que je l’ai montré plus haut). L’idée de Richir suggère que l’expression cohérente est moins importante que le dire, et ce dernier est à son tour moins important que l’« essentiel » qui, lui, n’est pas dit. Il faut que l’essentiel non-dit ne soit pas un pur rien pour que cette interprétation soit féconde. Ce qui n’est pas dit se manifeste « entre les lignes et les mots, dans les lacunes laissées béantes par les concepts[49] », dans les cernes produits au fil du récit, ces absences visibles précisément parce qu’elles ne laissent aucune trace. En affirmant que Schelling sait, d’un « savoir obscur » dont nous avons fait état plus haut, que la « coïncidence avec soi de ce langage [philosophique] n’est que symbolique, proprement mythique[50] » (ce que nous avons vu avec la dialectisation nécessaire dans le processus d’extériorisation), Richir nous pave une voie vers une interprétation du « dire » des Weltalter.

Ce qui est dit dans les récits incomplets des âges du monde, en tant que leur dire est en partie tributaire du logos philosophique — duquel il essaie néanmoins de s’arracher —, produit une certaine cohérence propre à l’ordre symbolique et au mythe. Mais le véritable « objet » du mythe ou de ce qui est porté au langage leur échappe. Néanmoins, il semble que l’échappée soit inévitablement liée au fait même de dire ; ainsi ne rien dire, taire ce qui serait « innommable » ne nous sortirait pas d’affaire. Schelling semble affirmer que le passé doit être raconté, mais, d’après la lecture de Richir, que l’essentiel en sera étrangement absent. En cela l’écrivain n’est pas fautif, car les béances produites sont le résultat signifiant du fait de raconter et n’auraient pu être engendrées par une abstention de parole. Ce qui s’accorde fort bien avec l’un des postulats majeurs de la philosophie schellingienne, soit la nécessité d’une négation originaire, c’est-à-dire le passage par un principe négatif afin de révéler ce qu’est le principe affirmatif, incapable de se connaître autrement que par l’épreuve d’une altérité. Le symbolique serait ici cette négation (le mot niant ce qu’il cherche à dire) d’où seulement peut émerger l’« essentiel ». La comparaison avec le rêve chez Freud serait ici féconde. Si l’intuition du passé, son intériorisation à l’aide d’un sens interne pouvaient être associées aux processus dits primaires, la mise en récit correspondrait aux processus secondaires. Dès 1899, Freud admet l’impossibilité de transposer parfaitement en un récit cohérent ce qui fut rêvé. Il n’y voit guère une faiblesse dans sa théorie, au contraire, car c’est précisément la verbalisation qui est signifiante. De plus, nous retrouvons ici la polysémie de la Mitwissenschaft évoquée plus haut : la conscience (le passé vivant qu’on réveille en soi) et la formulation d’une chaîne de savoirs sur cette expérience. Il semble que de manière semblable chez Schelling, il ne s’agit pas de trouver « le bon mot », pas plus qu’il s’agit de ne rien écrire sous prétexte que nous allons rater l’essentiel. « Le monde n’est pas une énigme que l’on puisse résoudre d’un seul mot[51] » (VIII 208), écrit-il. Inutile de chercher le « mot juste », c’est en écrivant « juste des mots » que l’essentiel se révélera — comme ce qui s’échappe.

IV. Mythe et narration mythique

C’est pourtant après sa discussion sur la nécessité de raconter le passé, récit qu’il s’apprête à écrire, que Schelling semble reculer dans la toute dernière phrase de sa préface vingt fois recommencée : « Nous ne pouvons être des narrateurs, seulement des chercheurs » (VIII 206). Comment comprendre ce recul ? Est-ce un aveu d’impuissance ? Soyons clairs : il s’agit bien d’un récit, mais le philosophe ne peut le faire sans un procès dialectique. Comme l’écrit Augustin Dumont, « les éléments générés par le récit philosophique doivent pour bien faire coïncider avec l’auto-génération de l’être lui-même dans sa survenue “de l’intérieur” du philosophe, par le biais de son dialogue intérieur entre les deux centres […]. L’être originel (das Urwesen), le vivant originel (das Urlebendige) doit être raconté depuis son surgissement dans “l’intérieur” du philosophe, sans cesser pour autant d’être “dialectisé” par ce dernier[52] ». Ce serait donc la nécessité du passage par la plume ou la parole du philosophe qui impliquerait un autre versant, soit une dialectique. Pour concilier cet élément avec les attaques à la dialectique mentionnées précédemment et éviter l’accusation de formalisme vide, il nous faut admettre que ce qui est dialectisé procède d’un vivant, d’un humain qui raconte un Absolu et un passé lui-même vivant. Comme Schelling l’explique dans son introduction, la tâche des « chercheurs » est de constituer un savoir (Wissenschaft), synonyme pour lui d’histoire (Historie, entendue au sens grec d’istoria). Or, pour ce faire, il faut nécessairement passer par la dialectique (VIII 205). Mais il se demande aussitôt : « Le ressouvenir du commencement originaire des choses ne pourra-t-il jamais devenir si vivant (lebendig) que le savoir [qui est histoire] puisse aussi être histoire dans sa forme extérieure [c’est-à-dire raconté à des destinataires] » (ibid.) ? Il semble que Schelling pointe ici en direction d’un savoir qui, dans son aspiration à être l’histoire réale de l’Absolu, une « explicitation à soi » de l’Absolu, doive nécessairement recourir à la forme narrative, mais à condition d’en passer par une dialectique — dépouillée de ses tares hégéliennes — afin d’être partagé.

Mais c’est également d’une impossibilité qu’il est question : celle de ne s’en tenir qu’au récit et que la fable suffise. Pour Schelling donc, le passé absolu ne doit pas être intégré dans un logos philosophique, mais bien une narration, qui lui est supérieure. D’après Marc Maesschlack, la distinction de l’envers et du revers de l’entreprise schellingienne, entre ce que nous avons appelé la narration naturante et la philosophie ou l’histoire, montre que « la frontière demeure et indique que la parole ne cessera de passer de l’intérieur à l’extérieur, de la vie à la science, de l’âme à l’entendement, et que notre savoir est seulement fragmentaire[53] ». C’est pourquoi Schelling compare sa méthode non à une dialectique hégélienne, mais au travail de l’historiographe. En effet, ce dernier opère via un « redoublement réflexif » : « Il introduit un type d’intérêt qui lui est propre, une instance interrogative extérieure à l’expérience ou à l’époque concernée. Dans ce dédoublement, l’origine, la source, la trace, se revêt d’une certaine étrangèreté, elle s’obscurcit pour l’instance présente, qui cherche maintenant à la comprendre et ne se contente plus de sa différence[54] ». Le comprendre dont il est ici question est moins « intellectualisant » qu’il n’y paraît. Il s’agit plutôt d’une intériorisation du passé qu’on approche comme vivant, d’un devenir-intérieur (Innerlichwerden) de ce passé. La nécessité d’un passage par la dialectique tient à l’extériorisation de ce devenir-intérieur via le récit. L’historien, après cette appropriation, doit la partager, et c’est là que la grammaire philosophique s’impose. Cependant, le récit vise à réveiller chez les destinataires la même intuition du passé et non à transmettre un simple contenu scientifique. Nous pouvons mieux saisir à présent pourquoi Schelling affirme la précocité de se dire conteur et se range plutôt dans le rang des historiens. C’est que « l’effort dialectique de la reconstruction historique[55] » de l’Absolu qui aspire à devenir fable est un effort déployé dans les Weltalter eux-mêmes ; le devenir-récit de la vérité n’est par conséquent pas encore accompli. Nous aurions pu espérer, au terme de cette oeuvre, que l’adhésion fable-vérité fût réalisée, n’eût-ce été l’inachèvement (sans doute inévitable) du projet…

Si Schelling relève l’impossibilité d’occuper la position du conteur pour relater la naissance et l’histoire de l’Absolu, il n’en demeure pas moins que le type de narration employé pourrait aisément être qualifié de mythique. En tenant compte de ce qui a été dit jusqu’à présent de l’aspect narratif des Weltalter, il serait intéressant de considérer la lecture qu’en fait Žižek, qui nous invite à lire cette oeuvre inachevée comme une métapsychologie au sens freudien (ce qui signifie plutôt d’avoir en tête la narration mythique à laquelle Freud recourt par exemple dans Totem et tabou, lorsqu’il décrit le mythe de l’Urvater)[56]. Il justifie ce choix en expliquant que le projet schellingien, de par son ambition, ne peut faire autrement que d’y recourir : « c’est lorsqu’on tente de briser le cercle de l’ordre symbolique pour rendre compte de sa genèse (de ses “origines”) à partir du réel et de son antagonisme pré-symbolique qu’on éprouve le besoin d’une forme narrative mythique[57] ». Ce serait donc la nature de la tâche que s’impose Schelling qui commanderait le récit afin de s’accomplir et devenir à terme un récit délesté du logos philosophique, une fable-vérité de l’Absolu (en plus de la nécessité du récit pour l’auto-prédication de l’Absolu, voir plus haut, p. 67).

Essayons d’embrayer sur la remarque de Žižek. Que fait Freud lorsqu’il recourt au mythe du père primordial ? Il cherche à rendre compte d’un ordre symbolique, d’une institution « officialisée » par le pacte des fils parricides. Au sein de ce mythe, le traumatisme du meurtre paternel par la fratrie est symbolisé via le totémisme, où la toute-puissance du père qu’on jalousait se trouve réintégrée dans le totem qu’on peut à la fois craindre et consacrer. Le tabou est le pendant négatif de cette symbolisation : il est attribué à cette toute-puissance et il prohibe celle-ci pour tous les membres du clan et ceux à venir. À travers ces considérations, c’est bien sûr la réalité psychique que Freud cherche à expliquer, et particulièrement sa part inconsciente. D’où vient telle ou telle prohibition ? Comment intervient-elle dans l’économie psychique ? Etc. La supposition que soutient le mythe freudien est évidemment qu’il y eût, « réellement » ou non, un père tout-puissant. Bien entendu, l’origine en question n’est pas celle du cosmos comme chez Schelling, mais celle de certains tabous, du rôle prohibitif dans l’économie du désir et d’une impossibilité d’occuper la position toute-puissante. En un mot, le mythe de l’Urvater personnifie l’origine de ce qui est aujourd’hui psychiquement effectif. Or, puisque chez Schelling le passé absolu et sa circularité angoissée n’ont jamais été (jamais, car il n’est pas dans le temps, et été, car il n’a pas d’être véritable), nous pouvons risquer la remarque suivante : le point commun entre le mythe freudien et le récit schellingien est la personnification d’un « toujours-déjà passé » qui ne cesse de nous être présent ; par conséquent, la manière la plus probante de le comprendre est de recourir au fantasme rétroactif qui pose un passé n’ayant jamais été, mais qui permet néanmoins de symboliser ce qui est effectivement. Par exemple, l’angoisse infinie de l’être primordial qui ne sait s’il doit aller vers l’extérieur ou l’intérieur (VIII 336) explique l’angoisse humaine qui, pareillement, est le sentiment éprouvé lorsqu’il y a simultanément l’impossibilité de s’enclore en soi et l’impossibilité de s’ouvrir, d’admettre l’altérité[58].

Même si la narration pouvait être dite mythique, Schelling nous présente-t-il pour autant un mythe ? En se fiant à certaines remarques de Hans Blumenberg, nous pourrions tracer les limites de notre recours à la narration mythique en montrant que Schelling, malgré les apparences, ne nous présente pas un mythe, tout au plus un mythe « philosophique » ou « spéculatif ».

D’abord, le statut du commencement, dont nous avons plus haut souligné l’importance, serait l’un des points de divergence entre le mythe et le récit schellingien. Traditionnellement, le mythe ne fait jamais état d’un commencement absolument premier, mais mobilise plutôt des commencements. Le mythe n’entend pas rendre compte du commencement mais d’un commencement, et c’est entre autres cela qui assure sa force. Blumenberg relate ainsi un passage où Fontenelle écarte gauchement la question d’une origine absolue. Devant l’énigme d’un fleuve qui coulait sans cesse, le contemplatif répondit qu’il devait y avoir quelqu’un l’alimentant continuellement avec une cruche. Toutefois, la question de la source où puisait cette cruche ne fut pas soulevée par le contemplatif, car celui-ci « n’allait pas si loin ». Cette historiette illustre bien la borne que s’impose le mythe. Afin de s’assurer de « ne pas se laisser entraîner vers l’abîme de l’absolu[59] », un commencement satisfait la question de l’origine sans qu’il soit besoin de remonter vers une origine antérieure. Nous pouvons comprendre en quoi la tentative schellingienne de raconter le passé pré-temporel et éternel est l’exemple parfait (mais aussi non par-fait) d’un tel élan vers l’abîme de l’origine absolue. De plus, l’origine dont fait état le mythe ne nécessite aucune justification logique, ce qu’essaie justement de faire Schelling. « Aussitôt qu’apparaît l’affirmation de “puissances originaires” explicitement “éternelles”, écrit Blumenberg, la philosophie est déjà entrée en jeu[60] ». Or, comme nous le savons, le postulat de deux puissances originaires et éternelles est à la base du propos schellingien.

Nous pourrions également interroger le statut mythique des Weltalter quant à la figure de sens mythique qu’elle mobilise, soit le mouvement circulaire clos sur lui-même. Il y a en effet des descriptions qui font clairement état du mouvement rotatoire caractéristique de l’éternel passé, dont nous avons vu précédemment qu’il était une sorte d’angoisse originaire (par exemple VIII 229). Alors quelle différence entre l’infernal mouvement décrit par Schelling et, par exemple, l’éternité cyclique du cosmos ? Il faut sans doute pour y répondre se rapporter à l’impasse dont j’ai qualifié plus haut cette vie pré-temporelle. Effectivement, le mythème du mouvement giratoire clos sur lui-même dont le cosmos est l’exemple paradigmatique est à comprendre comme l’« insurpassable évidence des possibilités réalisées » auxquelles rien ne peut être ajouté[61]. Autrement dit, nous retrouvons là le sens mythique de la perfection, de la saturation d’actualité (le possible est pleinement effectif). Mais si nous nous rappelons que l’Urwesen est coincé dans ce mouvement, qui est pour lui souffrance éternelle, que bien loin d’être entéléchique, cette vie aveugle est en mal d’actualité, alors nous ne pouvons que constater l’écart sémantique entre cette figure et celle proprement mythique.

S’il reprend des éléments de la narration mythique, il appert que le récit schellingien ne peut cependant pas être dit « mythe » au sens traditionnel. Cela conforte sa parenté avec un mythe du type de celui que Freud présente avec le meurtre du père primordial, à savoir un mythe de l’origine où ce commencement n’est pas celui du contemplatif de Fontenelle, mais un commencement plus originaire encore et servant à symboliser ce qui nous est présent. Dans les Recherches, le récit sert à « symboliser » l’effectivité du mal et la liberté humaine, anxiogène en tant que l’humain « ne peut pas rester dans l’indécision », mais « ne [peut] pas non plus sortir de son indécision » (VII 374 ; 159). Dans les Weltalter, le récit du passé vise à expliquer le présent et envisager l’avenir. Plutôt qu’un « récit spéculatif », devrions-nous affirmer avec Richir[62] que les Weltalter sont un rêve spéculatif du rêve que constitue l’éternité pour l’ipséité divine ? Le rêve spéculatif (ici au sens d’ambition) dont l’extraordinaire risque est de chercher à narrer le rêve (ici au sens onirique) qu’est l’éternel mouvement sans conscience viserait donc à raconter l’inconscience même de Dieu…

À la lumière de tout ce qui précède, il est difficile de se contenter de l’explication voulant que la forme du récit soit seulement nécessaire à l’auto-prédication de l’Absolu. Notre survol de la dimension fantasmatique et de l’anthropomorphisme prégnant dans les Weltalter nous force à envisager un appendice à cette explication. Articulée autour de la question de l’angoisse, la lecture que j’ai tenté de faire suggère que la dimension affective, et principalement l’affect électif de l’angoisse, est l’un des truchements par lequel le philosophe se voit forcé de transiter dans sa tentative de raconter le commencement absolu, et ce parce que la formulation même d’un récit visant à concevoir l’inconcevable, représenter l’irreprésentable et intuitionner ce qui n’a jamais véritablement été, est un moyen de calmer l’angoisse de l’origine. La portion du récit qui nous a occupée, soit le mouvement rotatoire éternel précédant la naissance de Dieu, serait plus qu’un dispositif philosophique ; elle serait la « folie » radicale qui ouvre la possibilité d’une naissance de l’Absolu, sans laquelle la (re)construction symbolique qui suivra est impossible[63]. Or, cette (re)construction symbolique correspond bien sûr à la narration naturante du « chercheur » qui aspire à devenir « conteur ». Il nous appartient, en tant que lecteurs, d’intérioriser l’histoire « extérieure » que nous propose le philosophe afin de faire revivre ce passé absolu. Cela implique la possibilité d’en faire le récit à notre tour et nous engage comme êtres affectifs dans l’histoire d’un Absolu vivant. Et nous retrouvons ici malgré nous la transmission d’un savoir narratif, transmission propre aux mythes…