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Sixième livre du sociologue Mathieu Bock-Côté, Le multiculturalisme comme religion politique a déjà fait largement parler de lui et a rejoint un lectorat enviable, comme en témoignent les 12 000 exemplaires déjà vendus en moins de deux ans[1]. Pour la schématiser imparfaitement, la thèse de l’auteur voudrait que de nos jours au Canada — et dans une moindre mesure dans d’autres pays anglo-saxons —, le multiculturalisme ait été érigé comme une sorte de dogme contre lequel il serait bien malvenu de s’opposer, au risque de passer pour ignorant, intolérant ou raciste. Pour Mathieu Bock-Côté, le multiculturalisme « est une doctrine d’état au Canada » (p. 197) et serait devenu une sorte de nouvelle religion citoyenne, avec ses adhérents et disciples, ses propagandistes et ses promoteurs, son credo mais aussi ses détracteurs — rapidement devenus honnis et stigmatisés par les bien-pensants. Pourtant, ces critiques du multiculturalisme ne sont pas nouvelles et demeurent parfaitement légitimes. Dès le début des années 1970, des penseurs québécois comme Fernand Dumont ou encore Guy Rocher avaient pourfendu l’utopie du multiculturalisme canadien en réduisant celui-ci à une nouvelle manière de nier l’existence de la minorité francophone du Canada afin de la noyer dans un kaléidoscope de communautés culturelles minoritaires partageant toutes par nécessité (ou par défaut) la langue anglaise pour s’intégrer au continent anglophone[2]. Quatre décennies plus tard, l’originalité du propos de Mathieu Bock-Côté est de reconceptualiser le multiculturalisme canadien comme une nouvelle religion à laquelle même des athées adhéreraient docilement.

Pour la plupart des critiques du multiculturalisme (incluant Fernand Dumont et Guy Rocher dans leurs ouvrages respectifs), le Canada s’est redéfini au début des années 1970 en renonçant au pacte confédératif initial des deux peuples fondateurs et du principe du bilinguisme fédéral pour proposer un nouveau modèle de société qui sera inscrit dans les lois futures et dans la nouvelle Constitution à venir : le multiculturalisme. Opter pour le multiculturalisme donnait à ses promoteurs l’illusion de pouvoir se libérer d’un passé colonial encombrant ; nous vivrions désormais dans une « société refondée dans le pluralisme identitaire » et non plus sur une ou deux identités nationales (p. 196). Selon Mathieu Bock-Côté, l’une des conséquences les plus graves de ce changement de paradigme imposé par le gouvernement fédéral serait que notre société canadienne subirait subtilement des mutations culturelles et identitaires au nom du multiculturalisme qui promeut jusqu’à l’obsession la pluralité et la négation de la nation, de la mémoire collective et des traditions nationales ; parmi de nombreuses illustrations de ce problème, l’auteur mentionne l’exemple du Christmas War, qui cherche « à déchristianiser les fêtes de Noël dans la mesure où elles consacreraient une hégémonie dans l’organisation du calendrier collectif de la religion majoritaire au désavantage de religions minoritaires » (p. 196). Dans une analyse nuancée, l’auteur ajoute que dans le cas nord-américain, « ce n’est pas parce qu’ils sont religieux que les symboles chrétiens sont proscrits, mais parce qu’ils représentent l’hégémonie culturelle du groupe majoritaire » (p. 196). En fait, c’est de la perte d’une identité nationale qu’il s’agit lorsqu’il est question du multiculturalisme canadien ; voulant pousser à l’extrême cette position, Justin Trudeau a même qualifié le Canada de « première société post-nationale » dans un entretien publié en Angleterre au début de 2017[3]. Si cette attitude d’annulation des particularités nationales peut correspondre à une société à l’identité faible dans un contexte post-colonial (ce qui est le cas du Canada anglais qui veut simultanément rejeter son passé britannique, dénier sa dimension française, et se distinguer des États-Unis), il en est tout autrement pour le Québec et le Canada français qui ont une identité forte, unique et distincte, en raison de quatre siècles d’enracinement dans une tradition française, catholique, nord-américaine, mais aussi ouverte sur le monde.

La critique du multiculturalisme existe également dans les pays européens et apparaît parfois comme suspecte ou susceptible d’être soit récupérée par des mouvances extrémistes ; cette même critique du multiculturalisme risquerait également d’être accusée d’appartenir à de telles dérives sans pour autant y être réellement rattachée[4]. Mais en tant que sociologue et observateur attentif du Québec et du Canada, Mathieu Bock-Côté y apporte une dimension originale axée sur le culte de l’idéal multiculturel, un étrange culte profane qui s’apparente en certains points à une nouvelle forme religieuse ou à une secte, avec sa vision du monde manichéenne — à laquelle nul ne saurait s’opposer — et une multitude de valeurs utopiques (p. 196). Dans le contexte si particulier du Québec, critiquer le multiculturalisme ne devrait pas être perçu comme une forme d’enfermement ou de rejet de l’Autre ; il faut au contraire y voir un besoin de se réaffirmer collectivement et de se reconnaître dans une identité commune, partagée et ouverte. D’autres penseurs ont proposé des avenues alternatives pour adapter le multiculturalisme anglo-saxon à la réalité québécoise : ainsi, le sociologue Gérard Bouchard a proposé le modèle de l’interculturalisme qui prône l’intégration des immigrants à un Québec français[5].

Comme tout système idéologique et par extension comme pour toute politique gouvernementale, le multiculturalisme peut (et doit) être critiqué d’une manière rigoureuse, comme le fait ce livre argumenté et courageux ; autrement, nous entrerions dans le règne de la pensée unique et du sectarisme : « […] critiquer le multiculturalisme en l’accusant de déconstruire le substrat culturel et identitaire d’une nation ne semble pas toléré dans un espace politique reformaté à partir de la gauche idéologique » (p. 307). D’ailleurs, le dernier chapitre paraphrase élégamment Jean-François Revel pour dénoncer « la tentation totalitaire du multiculturalisme » (p. 323), dans un contexte de « crise du multiculturalisme » (p. 324). Et on ne peut reprocher aux citoyens du Québec de rejeter un modèle de société dont ils ne veulent pas et qui ne leur convient aucunement : « […] on ne peut se contenter de décréter folle la population qui fait l’expérience de cette crise [du multiculturalisme], en disant qu’elle vit dans un fantasme désavoué par les statistiques officielles » (p. 324).

On lira avec intérêt Le multiculturalisme comme religion politique, non seulement pour sa défense des valeurs comme la continuité, la tradition et la mémoire nationale, mais également pour son argumentation serrée et pour son plaidoyer fervent en faveur de l’identité collective et de la mémoire collective, qui demeurent absolument légitimes dans le contexte québécois.