Corps de l’article

Ouvrage au titre provocateur et à la formulation ambiguë (est-ce une question sans point d’interrogation, une proposition ou une esquisse de réponse ?), Warum es die Welt nicht gibt a été le premier livre du philosophe allemand Markus Gabriel à être traduit en français, d’abord aux Éditions Jean-Claude Lattès, puis au Livre de poche. Cette parution a connu un retentissement assez exceptionnel pour un livre touchant la philosophie et l’étude du religieux[1]. D’emblée, Markus Gabriel s’accorde pour admettre que les choses matérielles comme notre planète, nos corps et nos rêves existent (p. 9) ; mais pour ce livre, l’auteur veut « pour ainsi dire éliminer du processus de connaissance tout ce qui est le fait de l’homme » (p. 11). Afin de préciser son cadre conceptuel, le philosophe invoque et critique différents paradigmes comme la postmodernité, qui « a objecté à cela que les choses n’existent que telles qu’elles se présentent à nous » (ibid.). Selon Markus Gabriel, ce débat semble plutôt futile, car « la postmodernité n’est qu’une autre variante de la métaphysique » (ibid.). Du même souffle, il affirme que la postmodernité ne serait qu’une « forme très générale de constructivisme » (ibid.). Ces mises au point initiales permettent à Markus Gabriel de mettre de l’avant sa conception du nouveau réalisme qui sera à la base de son livre.

Pour Markus Gabriel, un monde unifié n’existe pas parce qu’il y aurait en fait plusieurs petits mondes isolés les uns des autres, et que l’on ne saurait réduire à des perceptions, des représentations ou à des imaginaires ; ils existeraient vraiment (p. 20). La vision d’ensemble selon un seul point de vue serait plus discutable. Quant au nouveau réalisme, hérité de la pensée du philosophe italien Maurizio Ferraris[2], ce ne serait rien de moins que le paradigme en émergence, appelé à succéder à la soi-disant faillite de la postmodernité ; cette postmodernité qui, selon Markus Gabriel, aurait « voulu nous faire croire que depuis la préhistoire l’humanité souffrait d’une gigantesque hallucination collective, la métaphysique » (p. 10).

Dans les sept chapitres de son livre, Markus Gabriel assoit ses démonstrations sur une variété de penseurs de la tradition allemande comme Kant (p. 11, 65), Wittgenstein (p. 48), Heidegger (p. 63, 166, 261), Habermas (p. 65-67), Freud (p. 233), ou encore l’Italien Maurizio Ferraris (p. 10), mais il s’appuie aussi sur de nombreux films de fiction comme Choses secrètes de Jean-Claude Brisseau ou Magnolia de Paul Thomas Anderson (p. 13). On s’étonne parfois de voir se côtoyer dans une démonstration savante des exemples d’auteurs classiques et des extraits de longs métrages, ce qui permet toutefois d’opposer des imaginaires et par conséquent diverses visions du monde. Même la conception de l’univers de l’astrophysicien britannique Stephen Hawking est ici questionnée et critiquée, ce qui permet à Markus Gabriel de reformuler son propos :

Hawking assimile le monde — le tout, la totalité à laquelle nous appartenons — à l’univers. La philosophie fait depuis belle lurette (au plus tard depuis Platon et Aristote) la différence entre l’univers pris au sens de domaine d’objets de la physique, et ce que nous appelons, nous les modernes, « le monde ».

p. 64

Contre toute attente, c’est au milieu de l’ouvrage, dans le cinquième chapitre (entièrement consacré au sens de la religion) que l’auteur de Pourquoi le monde n’existe pas élabore sa conception particulière — et pour le moins ambiguë — sur le doute quant à l’existence de Dieu : « Dieu existe, bien sûr, et la question est de savoir dans quel champ de sens il existe, comment Dieu “apparaît” » (p. 213). Plus loin, à propos du statut des religions, Markus Gabriel multiplie les affirmations apparemment contradictoires : « La religion est le contraire d’une explication du monde » (p. 216). En guise d’assise et d’explication, il rappelle « ce célèbre propos de Jésus que son royaume n’est pas de ce monde » (ibid.). Relançant la réflexion, ce cinquième chapitre se conclut sur une admonestation : « Il faut donc aborder la question de l’existence de Dieu de manière bien plus réfléchie que ne le pensent les sectes à l’esprit obtus ou les néo-athées » (p. 217).

On songe souvent au style audacieux et fulgurant de Slavoj Žižek (voir p. 24) en lisant ses exemples parfois inattendus, quelquefois déroutants, tirés de la culture de masse américaine[3]. L’ouvrage se termine fort judicieusement par un abondant glossaire incluant des termes ou des néologismes comme « blobjectivisme » et « constructivisme » jusqu’à « théorie de l’erreur » (p. 263-268), suivi d’un index des noms cités. Parmi les points forts de ce livre de Markus Gabriel, on apprécie son sens de la formule et ses abondantes définitions des concepts qu’il met de l’avant ou des idées qu’il emprunte. En revanche, la principale faiblesse de cet exposé réside dans le manque de pertinence des derniers exemples convoqués au chapitre final, pour la plupart tirés de téléséries américaines (chapitre 7). De ce fait, la conclusion (sous forme d’ouverture et non de récapitulation) risque de laisser le lecteur sur sa faim. Néanmoins, que l’on soit d’accord ou non avec ses hypothèses et ses postulats, énoncés avec fermeté et conviction dès les premières pages, la lecture de ce Pourquoi le monde n’existe pas reste indéniablement stimulante, mais en même temps symptomatique d’une certaine tendance de la philosophie contemporaine qui nous rappelle tacitement que nous ne sommes plus au 20e siècle.