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« Puisse ce livre de philosophie se voir également reçu comme un livre philosophique » (p. xvii) : voilà l’adresse par laquelle J.-L. Gouin prévient d’emblée son lecteur qu’il s’apprête à entrer aussi bien dans un ouvrage sur Hegel que dans une méditation avec Hegel. Le livre se présente de fait sous une forme inorthodoxe, proche de celle d’un recueil, dans lequel se côtoient une série d’articles au style académique (coloré) et une collection d’essais plus libres, tous habités par une fréquentation de l’oeuvre hégélienne et des études qui en ont structuré la réception. L’ambition qui traverse l’ouvrage consiste à ouvrir une voie vers une compréhension globale du système de Hegel en remontant à sa racine, perdue de vue, selon l’auteur, par les principaux critiques appartenant à la « tradition européo-française » du xxe siècle (p. xv). Cette racine est la raison, comprise trop souvent et à tort comme un postulat premier, ou encore comme une thèse appliquée uniformément à l’ensemble de la réalité pour l’appréhender, quitte à trahir les domaines de l’empirique, du contingent, de l’insondable. Or, la raison n’est ni suspendue à un acte de foi, ni plaquée en bloc sur un monde qui lui serait par essence étranger, mais elle est, bien au contraire, la source de tout sens possible, l’instance qui juge du vrai et du faux, de la rationalité ainsi que de l’irrationalité du réel. Hors de la raison : point de sens.

Les trois premiers chapitres forment une section intitulée « Hegel saisi à bras-le-corps » et visent à étayer progressivement cette idée centrale. Les cinq chapitres de la seconde section (« Hegel. Et puis après ? ») alternent entre réflexions personnelles de l’auteur et déconstruction des lieux communs qui ponctuent les attaques contre la philosophie de Hegel depuis deux siècles. Trois scolies clôturent enfin l’ouvrage au sein d’une section de type varia, dans laquelle le lecteur retrouve des additions de toutes sortes, allant d’une bibliographie d’initiation à Hegel jusqu’à un commentaire portant sur Merleau-Ponty et l’hégéliano-marxisme.

Le triptyque de la première section contient le noyau argumentatif de l’ouvrage. La raison repose-t-elle en définitive sur une « décision arbitraire » du philosophe qui choisit, presque par un pari, d’y assimiler le monde ? Certains lecteurs ont voulu faire d’une « foi » en la raison le fondement caché de l’affirmation controversée, par Hegel, de la rationalité du réel (« Ce qui est rationnel est effectif ; et ce qui est effectif est rationnel[1] »). Le premier chapitre défend, à l’inverse, que la rationalité est une « évidence » impliquée par la tâche même de comprendre ce qui est. Par une image parlante, l’auteur suggère que la raison est le « ring » au sein duquel seul peut avoir un sens la dispute au sujet de l’intelligibilité du monde, de l’histoire, de la vie, et de tout objet en général (p. 11). Les tenants de la lutte ne peuvent échapper au ring et statuer sur la raison en adoptant une position extérieure à elle : dès lors, la tâche de la philosophie est de réfléchir de l’intérieur le rapport de la raison avec ses objets, pour ainsi justifier son droit à configurer l’horizon de la connaissance possible.

Le second chapitre présente ce que J.-L. Gouin considère être la « structure fondamentale » du sens dans la philosophie de Hegel (p. 29). Cette matrice se déploie comme suit : Sujet-Négativité-Résultat-Réconciliation. Le propos prolonge l’idée développée en ouverture : cette structure n’est pas apposée sur une réalité auto-subsistante par un sujet extérieur cherchant à la comprendre, mais se révèle, bien plutôt, le sens de la réalité elle-même, qui s’énonce et se réfléchit dans le discours du philosophe. On reconnaît derrière cette idée le fameux mot de la « Préface » de la Phénoménologie de l’esprit, selon lequel le vrai doit être appréhendé « non comme substance, mais tout aussi bien comme sujet (sondern ebensosehr als Subjekt)[2] ». Le lecteur pourrait à cet effet contester le choix par l’auteur d’ériger le sujet à titre de pilier initial de cette quadripartition du réel : le vrai, chez Hegel, ne se découvre-t-il pas plutôt comme sujet à la fin du processus par lequel la chose surmonte sa négativité ? Autrement dit, la réalité n’est que péremptoirement sujet tant qu’elle ne s’est pas manifestée comme telle à elle-même, au terme de sa progression. J.-L. Gouin concède par ailleurs lui-même que la réconciliation, dernier moment de la matrice qu’il dessine, révèle la Chose comme sujet qui « découvre que son sens est en lui » (p. 53). La confusion des moments « Sujet » et « Réconciliation » nous suggère qu’on ne perdrait rien, sur le plan explicatif, si l’on réduisait cette matrice du sens à trois moments — conformément à la présentation qu’en donne Hegel lui-même dans les § 79-82 de l’Encyclopédie. Structure quadripartite ou tripartite : le point capital, et l’auteur le marque par une formule juste, consiste à penser la raison comme « circulation du sens entre les choses », plutôt que comme une entité se surajoutant à son objet (p. 54).

Le troisième chapitre sert d’exemplification à la thèse de l’auteur mais hésite entre une présentation panoramique du système hégélien et une analyse plus minutieuse de l’un de ses moments particuliers, soit l’État. L’ambition de l’auteur y semble en effet partagée entre une illustration de la « logicité du Monde » (p. 72) — auquel cas l’on demandera ce qui justifie l’exemplarité de l’État pour étayer ce point, plutôt que de l’histoire, de la nature, du savoir absolu, etc. —, et une certaine défense de la philosophie politique hégélienne contre ses critiques — auquel cas la matrice développée précédemment devient la prémisse d’une toute nouvelle visée argumentative.

Le quatrième chapitre, qui ouvre la seconde section, offre un remarquable essai dans lequel l’auteur explore pour lui-même, sur une note plus existentielle, le motif de la réconciliation. Le point de départ consiste en la définition par Hegel de la pensée comme union avec soi-même dans l’autre, c’est-à-dire comme réconciliation. J.-L. Gouin cherche à faire voir que cette conception dialectique de la rationalité implique que le philosophe ait à composer avec le risque d’une perte de soi dans l’autre. Autrement dit, l’exercice de la pensée doit assumer une « inquiétude fondamentale » (p. 132), qui naît de ce que l’union dans l’autre puisse tout aussi bien basculer dans la dissolution de soi : ou bien je m’élève en et avec l’autre, ou bien je m’y annule, me perds dans mon objet. La même incertitude traverse l’amour et la mort, union avec l’aimé dans le premier cas, union avec l’être dans le second, qui peuvent pareillement — qui le sait ? — mener au néant de soi. D’où la question conclusive de l’auteur : « Comment se fondre sans fondre [?] » (p. 143).

L’unité thématique de l’ouvrage éclate au fil de la seconde section et le lecteur perd progressivement de vue le noyau argumentatif élaboré dans les chapitres initiaux. Le propos du cinquième chapitre se disperse dans une série de réponses en rafales aux critiques les plus notables, sur les sujets les plus divers, adressées à Hegel depuis 200 ans. Le sixième chapitre rend publique, de manière anecdotique, l’amorce d’un échange épistolaire de l’auteur avec M. Onfray, dans lequel le premier tente de déconstruire les préjugés herméneutiques du second. Le septième chapitre propose enfin une brève conclusion personnelle, dans laquelle l’auteur esquisse une sorte de voie mitoyenne, presque résignée, entre le refus (impossible) de la raison et son acceptation exaltée, c’est-à-dire non critique.

Le fait que le Hegel de J.-L. Gouin soit majoritairement recomposé à partir de plusieurs articles déjà publiés entre 1991 et 2015, puis retravaillés pour l’occasion, sert mal la cohérence d’ensemble de l’ouvrage. L’imposant dispositif de notes digressives placé à chaque fin de chapitre ajoute à cette impression de fractionnement du propos à certains endroits. On regrette au surplus que l’auteur n’ait pas davantage cherché à nouer un dialogue avec les études hégéliennes des trente dernières années — ainsi qu’il le confesse lui-même. Les interprètes de la génération actuelle cherchent eux aussi à surmonter certains des préjugés interprétatifs qui ont forgé la réception du corpus hégélien, notamment en ce qui a trait au portrait monolithique de la rationalité couramment associé à la figure de Hegel. L’auteur parvient donc certes à dégager quelque chose comme un noyau intemporel de la pensée hégélienne, mais il aurait été pertinent de faire ressortir les raisons philosophiques pour lesquelles il est impératif de retourner à celui-ci aujourd’hui en particulier. Le lecteur, s’il souhaite accomplir pour lui-même ce travail, trouvera à tout le moins dans l’ouvrage de J.-L. Gouin un plaidoyer nuancé, et en somme convaincant, en faveur de la raison.