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Cet ouvrage de Valéry Laurand présente une étude issue de la thèse de l’auteur, soutenue en 2002, sur la pensée éthique et politique de Musonius Rufus. Il est vrai que, parmi les stoïciens de la période dite impériale, Musonius a été peu étudié si on le compare à Sénèque, Épictète ou Marc Aurèle et, à ce titre, l’étude de Valéry Laurand est de fait, originale. En effet, peu d’études d’ensemble de la pensée de Musonius ont été publiées en français à ce jour depuis l’édition avec commentaires de ses Entretiens et fragments par Amand Jagu[1] en 1979.

Dans son livre Stoïcisme et lien social, l’auteur se propose d’étudier la question stoïcienne du lien social à travers les thèmes musoniens de l’autarcie du philosophe par le retrait de la vie urbaine en campagne, du mariage comme fondement de la société et de l’action politique du monarque philosophe, en se basant entre autres sur les textes de Musonius qui nous ont été conservés, à savoir surtout des comptes rendus (rassemblés par Stobée dans une anthologie) de l’enseignement de Musonius à Rome transmis par son élève Lucius. Ce faisant, l’auteur passe de la question du développement de soi, dans le sillage de Pierre Hadot et Michel Foucault, à celle de l’implication sociale et politique du philosophe selon Musonius, thèmes que l’auteur rattache tous deux à la notion, si centrale pour les stoïciens, de l’oikeiôsis (souvent traduite par « attachement »). Tout au long de son propos, Valéry Laurand procède à d’importantes mises en contexte et analyses thématiques selon les diverses notions abordées (la nature du vice, les passions, la relation corps-âme, l’oikeiôsis, le modèle du sage, la divinité, l’amour, l’amitié, la cité, la royauté, etc.) chez plusieurs commentateurs anciens et modernes pour recouper les textes de Musonius ou tenter de faire le tour des différentes questions abordées. En effet, chacun des thèmes analysés reçoit un traitement étendu impliquant le recours aux textes de nombreux auteurs (Platon, Sénèque, Cicéron, Épictète, Plutarque, Marc Aurèle, Plotin, etc.). La résultante est un ouvrage volumineux et dense, ponctué d’excursus qui impliquent nombre d’analyses demeurant fort justes, mais dont le fil directeur est parfois difficile à suivre, sans doute en raison du souci d’exhaustivité de l’auteur.

Dans la première partie de son étude, Valéry Laurand traite d’abord de la question de l’individualité, en étudiant divers textes de Musonius, principalement les traités VI (De l’exercice) et XI (Des moyens d’existence appropriés au philosophe). À travers quelques digressions hors du corpus musonien (surtout chez Sénèque et Épictète) pour introduire par exemple les notions d’origine du vice, d’oikeiôsis ou d’idéal du sage chez les stoïciens, l’auteur présente le modèle d’isolement rural en communauté philosophique proposé par Musonius d’abord pour se prémunir de la perversion et de la mollesse (truphê) de la vie avec la foule urbaine, puis pour s’exercer à l’autarcie et à la vertu par le travail et l’effort. Ce faisant, Valéry Laurand montre avec justesse en quoi consiste l’une des singularités de Musonius, à savoir sa relation particulière avec le corps et la peine (ponos). En effet, sans faire de ces indifférents des biens, Musonius présente la peine comme un préférable et fait du corps un lieu d’entraînement à la vertu via sa prescription d’exercices visant à la fois le corps et l’âme. Comme le résume très bien l’auteur : « [L]e noeud de l’enseignement moral de Musonius : prendre de la peine pour la vertu, être philoponos, c’est vivre la vertu, en faire l’expérience et donc ne pas se contenter de discours vides, mais aussi, par là même, adapter son corps à la vertu. C’est que, comme la truphê corrompt autant le corps que l’âme, la vertu, pour Musonius, a une action à la fois sur l’âme et sur le corps » (p. 66).

Comme le montre bien Valéry Laurand, c’est l’exercice chez Musonius qui permet de convertir la peine (entendu comme effort) en quelque chose de nécessaire et souhaitable, idée permettant de ne pas faire de l’ascèse du corps une fin en soi comme chez les Cyniques. Malgré un traitement a priori complet de la notion d’exercice et d’entraînement philosophique chez Musonius, en faisant référence à l’identification par Pierre Hadot des trois thèmes d’exercices (discipline du désir, de l’impulsion et de l’assentiment) d’Épictète et Marc Aurèle[2], l’auteur mentionne rapidement dans cette partie de son ouvrage que « l’exercice musonien se décline sur deux thèmes : discipline du jugement, avec les exercices spirituels et discipline de l’impulsion avec les exercices du corps et de l’âme » (p. 94). Nous sommes d’avis que cette assertion, au demeurant originale et des plus féconde, aurait mérité davantage d’explications et de développement. De plus, bien que l’exercice commun au corps et à l’âme semble une originalité de Musonius, l’auteur distingue ce qu’il appelle l’interprétation « dualiste » de Sénèque (qu’il extrapole à partir d’un passage de la quinzième Lettre à Lucilius) de celle, « unitaire », de Musonius, « qui insiste sur l’intimité des liens entre corps et âme, tout en ne niant ni les désagréments du corps, ni la suprématie de l’âme » (p. 116). Or, soulignons qu’avant d’opérer une telle distinction, il importe à notre avis de considérer les autres textes de Sénèque dans lesquels ce dernier insiste sans doute autant que Musonius sur l’influence effective du corps sur l’âme[3]. Finalement, il demeure surprenant que l’auteur n’ait pas fait davantage référence aux travaux et concepts de Pierre Hadot sur les exercices spirituels, qui auraient pu être davantage utilisés pour définir et expliquer la pratique de ces exercices dans la philosophie antique. Ceci dit, cette première partie de l’ouvrage constitue une excellente étude des exercices philosophiques chez Musonius Rufus, à notre connaissance sans doute la plus approfondie à ce jour sur ce sujet.

L’auteur passe ensuite de la sphère de l’individualité (l’autarcie) à celle du politique (la cité) en abordant le mariage, institution à laquelle Musonius accorde une importance prépondérante. L’auteur montre en effet comment Musonius fonde la naturalité de la communauté humaine sur le désir entre les partenaires du couple musonien, ce qu’il attribue au second versant de l’oikeiôsis, tendance innée devenant avec le temps rationnelle. Chez Musonius, ce tropisme se maîtrise ensuite à travers la nécessaire conjugalité rationnelle des époux : « […] le mariage est tout à la fois résultat et cadre de la pulsion ; il est ce à quoi aspire la tendance à la reproduction et ce qui permet à l’homme de la justifier, c’est-à-dire l’empêcher de se déborder elle-même dans la passion » (p. 228). Après un long excursus portant sur l’amitié dans le stoïcisme via l’analyse de textes de Sénèque et Cicéron pour rechercher une originalité chez Musonius et une analyse de la spécificité du mariage parmi les liens sociaux dans la tradition romaine (faisant de temps à autre intervenir des notions de Foucault dont on peut toutefois se demander si elles sont toujours nécessaires), Valéry Laurand en vient à définir le mariage chez Musonius comme une amitié, mais également un kathêkon, étant une relation menant à la vertu, mais ayant la procréation comme skopos (et non comme telos), distinction essentielle sur laquelle l’auteur insiste avec raison. À partir de cette analyse du mariage, l’auteur montre que chez Musonius la cité n’est pas définie par les individus, mais par les relations d’affection fondées dans l’oikeiôsis dite « sociale ». À travers une certaine digression chez Antipater, Platon et Aristote autour de la notion de cité, l’auteur insiste sur le fait que ce qu’il nomme l’oikeiôsis sociale dans le stoïcisme est le fruit d’un seul et même mouvement vers soi : « Épictète, montre que l’intérêt personnel est strictement identique à l’intérêt commun […]. L’oikeiôsis à soi-même apparaît ainsi comme le moteur secret de toutes les relations sociales » (p. 372), évitant avec une grande justesse le biais de certains commentateurs qui y voient plutôt une tension[4].

Valéry Laurand conclut son ouvrage par une analyse de la cité et de la vie sociale chez Musonius, principalement à partir des traités VIII (Que l’exil n’est pas un mal) et IX (Que les rois aussi doivent philosopher) qu’il utilise pour traiter de l’articulation entre la cité humaine particulière et la cité universelle et du fait que le bon roi ne le soit pas de droit divin, mais en raison de ses efforts de perfectionnement vers la sagesse et des circonstances. L’auteur analyse au passage des textes d’Écphante, Dion Chrysostome, Diotogène et Archytas au sujet de la royauté et d’Épictète, Marc Aurèle et Cicéron sur la question de la cité universelle. Bien que toutes ces analyses successives semblent dans l’ensemble fort justes, la présentation par l’auteur de sa démarche pour résoudre les difficultés d’interprétation de ces textes secondaires se fait malheureusement au prix de la dilution de son propos principal. Valéry Laurand résume bien à la fin de son ouvrage l’importance des liens sociaux et de leur maintien chez Musonius : « […] le philosophe tâche, par les moyens les plus pertinents (les préceptes, les exercices mais aussi les lois) d’opposer l’harmonie de liens assumés ; à l’irrationnel de liens fantasmés, irréels, il substitue la profondeur de l’attachement » (p. 540). Par contre, plus d’attention aurait sans doute pu être portée à la question du maintien des relations que l’auteur mentionne souvent, à travers cette dernière partie de son analyse, sans tenter selon nous de le fonder plus précisément dans la doctrine stoïcienne.

En définitive, ce livre de Valéry Laurand constitue une analyse originale et pertinente de la pensée de Musonius Rufus et s’avère fort complet de par la diversité des thèmes abordés et la justesse de ses analyses. L’auteur y a réalisé un travail d’interprétation remarquable, mais sa visée d’exhaustivité va sans doute au détriment du fil directeur du propos principal (le lien social chez Musonius), que de nombreuses digressions peuvent faire perdre de vue et que l’auteur aurait sans doute gagné à circonscrire davantage.