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Dans l’Être divin, l’Hypostase constitue le principe ontologique le plus profond. De même, dans l’être humain, l’hypostase est l’élément le plus fondamental.

Archimandrite Sophrony

Voici maintenant plus de quinze années un premier article tentait de marquer en quoi la confession chalcédonienne pouvait constituer une inquiétude pour la philosophie[1]. Il est sans doute temps de reprendre la lecture de Chalcédoine, car l’inquiétude pourrait aussi gagner la théologie. « Que dit, en effet, le double “consubstantiel” de Chalcédoine[2] ? » S’agit-il d’une homonymie, d’une manière quelque peu cavalière ou insouciante de maintenir la valeur prosodique de la confession au risque d’en perdre la rigueur dogmatique ? Serions-nous devant « un quiproquo conceptuel de première grandeur » ou une « bévue lyrique[3] » qui n’autoriserait qu’un type de lecture poétique pour que la confession soit douée de sens ? « Nous chercherions en vain une ontologie qui permette de penser le second “consubstantiel” de Chalcédoine en entendant la substance comme substance première. Nous pouvons d’ailleurs nous en féliciter : une telle ontologie attribuerait l’être à un monstre[4] ». Sans doute, car nos catégories métaphysiques usuelles excluent une telle possibilité. Mais ne pourrions-nous pas faire droit à une autre compréhension possible ? Ce texte pourrait bien n’être conceptuellement problématique que si, et seulement si, la question de savoir ce qu’est l’ousia[5], dont le Concile dit que sa signification est une et la même trinitairement et anthropologiquement, constituait un concept compréhensible, pour le moins connaissable. Ce qui n’est peut-être pas. Invoquant Quine[6] et Davidson, J.-Y. Lacoste suggère qu’il serait souhaitable de lire le texte avec bienveillance, voire avec charité, et donc d’« attribuer du sens à ce qui pourrait être perçu comme n’en possédant pas[7] ». Nous allons nous efforcer de tenir compte de ce principe, qui pourrait bien nous laisser entrevoir une part du mystère que nous sommes, tous et chacun.

I. Une construction opaque

Une des conséquences de cette bienveillance est que sa compréhension soit et demeure problématique, non pas en raison d’une éventuelle sottise ou insouciance coupable des rédacteurs ou des récepteurs — ce qui n’est jamais à exclure absolument, mais en raison de l’énoncé lui-même qui ne peut se présenter autrement, quitte à ce que sa signification soit floue en première lecture. L’énoncé chalcédonien pourrait nous mettre en présence de ce que Quine nomme « une construction opaque ».

Une construction opaque est une construction dans laquelle on ne peut pas, d’une manière générale, remplacer un terme singulier par un terme codésignatif (un terme qui renvoie au même objet) sans troubler la valeur de vérité de la phrase qui la contient. Dans une construction opaque, nous ne pouvons pas non plus, de manière générale, remplacer un terme général par un terme coextensif (un terme vrai des mêmes objets), ni une phrase composante par une phrase ayant même valeur de vérité sans troubler la valeur de vérité de la phrase qui les contient[8].

Les deux emplois de homoousios pourraient bien être un cas d’école d’une construction opaque. S’il s’agit d’un terme singulier, le remplacer dans l’un des deux emplois par un terme codésignatif impliquerait que sa signification vise un même objet (l’ousia divine en l’occurrence), ce qui est impossible. S’il s’agit d’un terme général (un concept philosophique par exemple), lui substituer un terme relevant du même paradigme (une ousia seconde pour le second emploi par exemple, ou encore la « nature »), afin de tenir compte de la différence ontologique entre les deux ousiai incriminées et de leurs éléments constitutifs, produirait une séparation de ces éléments, donc l’impossible confession d’un seul et le même Fils. Dans le premier cas, les ousiai seraient confondues, tandis que dans le second, serait détruite l’unité hypostatique. Or, ceci n’est pas possible sans que la valeur de vérité de la confession ne soit profondément troublée, voire dénuée de sens. Si l’on applique ici le critère de charité, l’insubstituabilité de la seconde occurrence doit être tenue pour acquise, ce qui élimine la possibilité d’être en présence d’une « bévue lyrique » ; du moins, si tel pouvait être le cas, il faudrait considérer que cette bévue est nécessaire, aussi conceptuellement incertaine soit-elle, car il n’existe aucun terme par lequel la seconde occurrence serait susceptible d’être remplacée.

Cependant il existe une seconde application du critère de charité, qui vient renforcer la bienveillance nécessaire à une juste compréhension de l’énoncé : le fait que la formule où apparut pour la première fois la double homoousie servit de formule d’union entre les « Orientaux » et les « Cyrilliens » après le concile d’Éphèse.

Nous confessons donc notre Seigneur Jésus le Christ, le Fils monogène du Père, Dieu parfait et homme parfait, d’une âme raisonnable et d’un corps, engendré du Père avant les siècles selon la divinité, le même (engendré) au dernier temps pour nous et pour notre salut de la Vierge Marie selon l’humanité, le même homoousion au Père selon la divinité et homoousion à nous selon l’humanité[9].

Il n’est pas question ici de poésie pas plus qu’il n’est question d’une sorte de consensus intellectuel, comme s’il s’agissait de trouver une formule raisonnablement acceptable par les deux partis. Il s’agit d’une formule d’union rétablissant l’unité de l’Église, donc mettant en jeu les conséquences pratiques, existentielles, de la seconde homoousie. La séparation des Cyrilliens et des Orientaux en eût démenti la signification pratique, car si le Fils, un et le même, est homoousion à nous selon l’humanité, il est donc nécessaire que la part de cette humanité qui confesse explicitement ce lien soit une elle aussi, en raison même de cette homoousie. L’Église est unifiée à travers cette explicitation dogmatique, et réciproquement, cette explicitation rend possible son unité vivante. L’énoncé produit ce qu’il signifie. Quoi qu’il en soit de l’opacité de la construction conceptuelle, elle n’est pas dénuée de sens, à charge pour nous d’en montrer une possible transparence.

II. Un double inconnaissable

Homoousios est apparu dans la langue théologique au concile de Nicée (325). Il est introduit dans la confession de foi pour affirmer l’unité de l’ousia divine contre Arius : pour le dire rapidement, les trois « personnes[10] » sont un seul Dieu. Mais que peut dénoter cette notion d’ousia ? Peut-on raisonnablement penser qu’il s’agisse d’un terme univoque, tel qu’il puisse être employé aussi bien pour Dieu que pour toute autre réalité de ce monde ? Pire encore, que dit-on lorsque l’on parle de l’unique ousia divine ? Dire du Père et du Fils (et de l’Esprit[11]) qu’ils sont une seule ousia, dans et à travers la distinction des hypostases introduite par l’homoousie, revient-il à dire plus qu’un énoncé analytique, donc sans le doter d’une possible intelligibilité ? À la question posée, un interprète autorisé de la foi de Nicée, Basile de Césarée, répond clairement : non.

Autre chose est l’ousia et autres sont chacun des attributs énumérés. Mais si les énergies sont nombreuses, l’ousia est simple. Pour nous, nous disons que nous connaissons notre Dieu à partir de ses énergies, mais nous ne prétendons pas nous approcher de son ousia elle-même. Car ses énergies descendent auprès de nous, tandis que son ousia demeure inaccessible[12].

L’ousia divine est hors de toute intelligibilité possible. Il existe bien un Dieu, tel que défini par l’homoousie du Fils par rapport au Père (et à l’Esprit), mais ce qu’est ce Dieu, tel qu’est ce Dieu, voici qui est inconnaissable, plus précisément : incompréhensible. Seule est connue, positivement, la relation entre le Père et le Fils (et l’Esprit), à savoir qu’ils sont une et la même ousia, la relation d’identité et d’unicité étant déterminée à partir de son origine, à savoir le Père. Les facultés cognitives font absolument défaut, non en raison d’une quelconque incompréhension actuelle qu’il serait possible de surmonter par une conceptualité mieux adaptée, mais en raison de la chose elle-même : « […] la connaissance de l’ousia de la divinité est la perception (αἴσθησις) de son incompréhensibilité[13] ». Il n’est donc pas question d’élaboration conceptuelle plus ou moins convenable. Positivement, il n’est possible que de percevoir l’incompréhensibilité, il est donc nécessaire de surmonter, tout en l’assumant, l’impossibilité conceptuelle par une perception que l’on dira « spirituelle », en un sens aussi large qu’on voudra, de l’incompréhensibilité qui se trouve ainsi dotée d’une signification positive. Percevoir l’incompréhensibilité résulte de la vie face à Dieu.

Si prime, parce que seule est convenable à son objet, la « perception de l’incompréhensibilité » dans une recherche théologique authentique, que peut-on penser de la notion d’homoousie qui pourrait ne pas relever d’une telle « perception » mais y conduire ? Logiquement, l’ousia étant incompréhensible, l’homoousie doit l’être tout autant sinon plus. Au mieux nous devons faire appel à une perception particulière (dont il faudra comprendre la nature) pour lui donner une signification, au pire l’énoncé nicéen — a fortiori chalcédonien — est dénué de sens. Pas même opaque, nous serions en présence d’un énoncé parfaitement obscur. Cependant, l’affirmation dogmatique, dans ses termes propres, relève de la via positiva, elle n’est pas un énoncé apophatique, fonctionnant sur le registre de négations successives, comme le font les quatre adverbes qui décrivent le mode de l’union des natures dans la profession de foi chalcédonienne[14]. Il faut donc tenir que l’incompréhensibilité de l’ousia divine ne rend pas incompréhensible l’homoousie.

La confession chalcédonienne redouble problématiquement l’homoousie pour qualifier le rapport entre l’hypostase du Fils et chacun d’entre nous. Serions-nous en présence d’un contenu conceptuel pauvre, nommément une analogie ou une désignation dérivée par laquelle la seconde homoousie perdrait son étrange tranchant ?

Moi, je connais Timothée et je ne (le) connais pas […]. Je le connais selon les traits de son visage et autres particularités, mais je ne connais pas son ousia. Ainsi, selon cette raison, je me connais moi-même et je ne me connais pas. D’une part je connais qui je suis moi-même et je ne connais pas, d’autre part je ne me connais pas selon l’ousia[15].

À nouveau, la réponse, anticipée, de Basile est franchement négative. Non seulement la compréhensibilité selon l’ousia n’est pas, absolument ; même à demeurer sur le plan d’une simple connaissance de soi-même à travers quelques propriétés que l’on dirait aujourd’hui personnelles, cette connaissance est et n’est pas. Il est donc impossible de faire fond sur une possible voie analogique[16], car la différence entre l’ousia (humaine) et le quis que je suis ne relève pas des distinctions connu/connaissable ou inconnu/inconnaissable. Trivialement, il est possible de dire que Timothée et Basile partagent une même ousia (la nature humaine, pour autant que cette expression ait un sens), mais cette ousia est inconnue. La seule différence avec ce qui précède est que l’inconnaissance de l’ousia est ici un fait, alors qu’en ce qui concerne la divinité, elle est déclarée impossible. Inconnue, l’ousia que sont Timothée et Basile pourrait-elle être néanmoins connaissable ? Si tel pouvait être le cas, il serait possible de se connaître soi-même à partir des caractéristiques singulières — classiquement les attributs — de l’ousia que je suis. Ce qui n’est pas, car Basile connaît et ne connaît pas Timothée, de même qu’il se connaît et ne se connaît pas lui-même. Demeure néanmoins la possibilité d’une perception particulière, identique, du moins analogue à celle qui donne accès à la perception de l’incompréhensibilité de l’ousia divine.

Cependant, il faut prendre garde à la distinction posée par Basile entre ce qui est connu et ce qui est compris. Ce que la foi connaît, c’est, en termes convenus, la divinité du Fils, qu’entend dire son homoousie avec le Père. Mais il n’est pas dit que cette homoousie est compréhensible. De même ce qui est connu est le fait que Dieu est. À ce titre, la catégorie de l’ousia peut lui être attribuée, sans toutefois qu’il soit possible de donner de cette ousia une définition qui rendrait compréhensible son sujet d’attribution (Dieu), quand bien même la définition le serait. C’est donc la définition même, voire sa simple tentative, qui serait fautive radicalement. Car elle est rigoureusement impossible. Seules les énergies peuvent supporter une définition convenable, comme l’Orient ne cessera de l’affirmer par la suite.

En ce qui concerne Timothée et Basile, la situation est plus grave, car il n’y a rien de connu, rien qui puisse correspondre au donné de la foi, sinon une constatation remarquablement inutile : les deux sont hommes. Mais si le Fils est connu par son homoousie (divine), ni Timothée ni Basile ne peuvent l’être puisqu’ils demeurent l’un et l’autre et l’un pour l’autre à la fois connus et inconnus. Donc pour une large part, incompréhensible pour eux-mêmes et l’un pour l’autre. D’où vient la question majeure : se pourrait-il dès lors que la profession de foi chalcédonienne puisse permettre à Basile de connaître Timothée, tel qu’il est, et de se connaître lui-même ? Se pourrait-il que la seconde homoousie soit le lieu d’une révélation anthropologique ?

III. Singularité

Comme nous le remarquions dans notre précédent article, en usant d’une catégorie strawsonienne, la confession de Chalcédoine est une « description individualisante » que nous qualifiâmes de pure[17]. Elle définit une classe d’objet et une seule, qui ne contient qu’un et un seul élément à l’exclusion de tout autre : Jésus le Christ. Cette description ne peut désigner aucun autre être que « ce Jésus » (Ac 2,32) et veut n’en désigner aucun autre. Ce qui est dit par Chalcédoine ne concerne donc que Lui, et ne vise à exprimer que ce qu’Il est, Lui seul, à l’exception de tout autre. Cette description est donnée à travers un double rapport hypostatique défini par l’emploi du terme homoousios. Il faut donc considérer que l’homoousie relève de la catégorie des termes singuliers selon la nomenclature de Quine, en raison de la singularité absolue de son référent, singularité positivement voulue telle par les rédacteurs. Si tel est le cas, pour qu’un tel énoncé perde son opacité, il faudrait que l’on puisse remplacer ce terme, dans les deux emplois, par un terme codésignatif. Mais quel terme autre pourrait désigner à la fois la relation entre le Fils et le Père et entre Jésus et nous, sans que la valeur de vérité de l’énoncé ne soit troublée, soit, théologiquement, sans diviser son sujet d’attribution ?

Si donc l’on tient que la rigueur conceptuelle oblige à considérer ces deux emplois comme marqués soit par un lyrisme de mauvais aloi, soit par une simple homonymie pour sauvegarder la différence ontologique ou plus trivialement catégorielle, il faut tenir également que la double relation n’est pas, formellement, identique, donc que le rapport que l’on dira métaphysique ou logique ousia/hypostase diffère selon l’ousia considérée. Or cette option n’est possible que moyennant l’introduction de deux points de vue différents quoique conjoints : celui de la théologie et celui de la philosophie, la première s’exprimant dans le premier usage, la seconde dans le second. Selon la foi, dire que « cet homme » (Ac 2,22) est homoousios au Père serait l’expression d’une connaissance (sa divinité) ; tandis que de dire que cet homme est homoousios à nous ne pourrait exprimer une connaissance que passée au crible de la rigueur conceptuelle qui présuppose connue soit l’ousia (humaine), soit Timothée ou Basile, voire tous et chacun, soit, plus radicalement encore, ce qu’est l’ousia divine pour en maintenir par contraste l’infinie différence ontologique d’avec l’ousia humaine. Le philosophe se devrait alors d’amender la formule, à charge pour lui de préciser le sens à donner à la première homoousie, que le théologien devrait à son tour réduire au premier de ses termes. Une telle analyse risque de se révéler nocive, car la question, cruciale, demeure de savoir si le jeu de cette double critique permet bien de dénoter un seul et même individu, auquel une définition hypostatique serait attribuée en deux sens différents ou selon deux logiques différentes. Or tel est précisément l’objet premier et unique de la confession de la foi : confesser « un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus le Christ ». L’intention conciliaire doit être maintenue, malgré une formule paraissant conceptuellement incertaine.

L’opacité demeure donc de rigueur. À condition toutefois de considérer que le précédent cloisonnement heuristique est nécessaire pour une juste connaissance de ce seul et même Fils. Ce qui ne fut sans doute pas le cas pour les rédacteurs du texte. Si le premier emploi relève du donné de la foi et tend à l’exprimer dans une conceptualité étrange, qui ne perdit rien de son étrangeté de Nicée à Chalcédoine, il faut donc considérer que la seconde homoousie, qui fait tant problème, est, elle aussi, de l’ordre de la confession de la foi. Pour espérer une plus grande transparence dans l’opacité, nous faisons donc l’hypothèse qu’affirmer de ce « seul et même Fils » qu’il est « homoousios à nous selon l’humanité » relève de la confession de la foi, et n’est donc susceptible de fournir une connaissance (de Dieu, du Christ, de l’homme, de chacun d’entre nous et/ou de tous) que dans l’ordre de la foi.

La connaissance vient à partir des énergies, l’adoration à partir de la connaissance. […] Ainsi d’une part l’adoration suit la foi et d’autre part la foi est affermie par la puissance. Si tu dis que celui qui croit connaît, il connaît à partir de ce qu’il croit de cette manière ; inversement, il croit à partir de ce qu’il connaît, de cette manière[18].

Posant le lien entre manifestation (énergie/puissance), connaissance, foi et adoration, Basile anticipe sur la manière de comprendre sainement la confession chalcédonienne. L’ousia divine est incompréhensible, car il faut maintenir l’écart entre la manifestation et le manifesté qui se donne intégralement dans sa manifestation et cependant l’excède toujours. De même la seconde homoousie doit demeurer incomprise, et pour une large part incompréhensible, dans sa manifestation charnelle, paradoxale et conceptuellement controversée si le manifesté relève également de la première homoousie, ce qui est le coeur théologique de la confession et le centre de sa possible bévue. La manifestation se tient dans ce paradoxe, car c’est un seul et le même Fils qui se manifeste, auquel la foi seule peut donner accès dans l’unité vivante (hypostatique) de sa double homoousie. Ce qui est connu est la manifestation d’un être « reconnu comme homme à sa manière d’être » (Ph 2,7) et le fait que « cet homme […] Dieu l’a ressuscité des morts » (Ac 2,23-24). À partir de ce qui est connu, car manifesté, la foi connaît que cet être « s’est anéanti lui-même » (Ph 2,8), donc que sa manifestation contient plus que l’histoire triste d’un condamné à mort ; de sorte qu’elle en vient à poser, comme connaissance de foi, la première homoousie, conditionnant ainsi la possibilité de l’adoration, croyant et priant à partir de ce qui est connu — la manifestation — et tout autant connaissant à partir de ce (lui) qui est cru et prié — le Verbe incarné. Nous sommes à la racine de l’opacité incontournable de l’énoncé. Car, s’il y a connaissance de la manifestation, il y a opération de la foi dans la manifestation, opération qui relève de l’adoration et marque ainsi le caractère définitif de l’opacité. Place est donc faite maintenant à la « perception » qui doit dévoiler, dans la foi, l’incompréhensibilité de ce qui est connu : la chair du Verbe.

IV. Singularité sotériologique

Une des constantes des confessions de foi de l’Église ancienne est la mention de la dimension sotériologique à l’intérieur du récit de la manifestation du Christ : « pour nous, les hommes, et pour notre salut ». Communément, l’expression est comprise comme indiquant le motif de l’incarnation, à partir de la signification de la préposition (ὑπέρ, pro), pour dire que toute l’existence de cet homme, mort comprise, s’est déroulée en notre faveur, plus précisément en faveur de tous les hommes[19]. « Il s’agit de chaque homme, parce que chacun a été inclus dans le mystère de la rédemption, et Jésus-Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère[20] ». La théologie est constituée par ce rapport complexe entre l’existence de cet individu historique dont on témoigne, l’existence présente de ceux qui en témoignent et plus largement l’existence de tous les hommes, passés, présents et à venir. Le mystère pascal modifie définitivement l’existence de tous et de chacun, du point de vue de notre rapport avec le Père aussi bien que du point de vue de l’existence quotidienne de tous et de chacun les uns avec/pour les autres. La confession chalcédonienne, dès son ouverture (« un seul et même Fils »), entend dénoter une singularité, mais aussi bien engage cette singularité dans une dimension universelle par le rapport qui est dit exister entre ce Jésus et tout homme venant en ce monde. Or ce rapport doit maintenir la contingence propre à toute vie humaine : ce seul et même Fils est né de la Vierge Marie, non d’une femme parmi d’autres, Il est cet homme, et non l’homme générique, sinon par le truchement de l’ironie johannique (Jn 19,5) qui dit autre chose.

Cependant, à s’en tenir à la stricte manifestation telle que narrée dans les Évangiles, donc à ce qui est connu, la dimension sotériologique de l’incarnation est pour le moins masquée. Seul le quatrième évangile la comporte explicitement, du moins si l’on accepte une interprétation accommodatrice des textes[21]. En rigueur, l’universalité n’est affirmée droitement qu’en un seul verset : Jn 6,51 à propos du pain de vie — « ma chair est (existe) pour la vie du monde », les autres usages de la proposition mentionnent les « amis » ou, au mieux « la nation » et son équivalent « le peuple ». Ailleurs, les récits de l’Institution sont les seuls éléments narratifs qui contiennent l’élément sotériologique, mais là encore, manque l’universalité[22]. Si donc l’on excepte l’unique verset de Jn 6,51, nous gagnons en intelligibilité en remarquant que l’universalité qui engagerait une ousia « humaine » ne ressortit pas à la manifestation, elle n’est connue que par la foi, plus précisément dans le cadre du discours sur le Pain de Vie, donc dans l’exister liturgique, comme Syméon le Nouveau Théologien nous l’enseignera par la suite. De fait, on ne trouve cette universalité confessée que dans les épîtres, mais ici encore la moisson est bien maigre[23]. Affirmer que la vie et la mort de cet homme concernent tous les hommes et chacun est une confession de foi, qui ne repose sur rien de connu, voire rien de connaissable dans la manifestation elle-même.

D’une certaine manière, une telle affirmation pourrait n’avoir d’autre objet que l’ousia, qui deviendrait objet de connaissance à travers la confession : cette ousia est telle qu’assumée par ce « seul et même Fils » et grâce à cette assomption, sauvée. Ce qui n’est pas dévoilé par la manifestation, qui est toujours celle de Basile ou de Timothée, se donne à la foi, et à la foi seule, comme connaissable à partir du fait toujours actuel de notre salut. Ceci pourrait ouvrir un nouveau champ de la recherche philosophique ou anthropologique si n’existait une autre dimension : le Fils de Dieu « m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,20). L’universalité, affirmée à travers l’expression « pour nous les hommes », doit rendre compte de la singularité la plus extrême : pour moi Paul, pour moi Basile, pour moi Alain. À la singularité et à la contingence du « seul et même Fils » répond la singularité et la contingence de chacun. Plus encore que pour la confession de l’universalité, qui peut éventuellement bénéficier d’une attestation indirecte — donc d’une possible connaissance — par le fait que le Christ a été vu vivant par Képhas, puis par les Douze, puis par plus de cinq cents frères (cf. 1 Co 15,5-6), la singularité de la dimension sotériologique est proprement objet de foi, et n’est connaissable qu’en elle, dans un rapport d’adoration. Si monsieur saint Paul peut arguer d’une expérience personnelle, telle n’est pas celle de son lecteur, du moins dans la majorité des cas. Cependant le lecteur fait sienne cette affirmation sans quoi sa lecture est vaine. L’ousia impliquée par l’affirmation sotériologique (« pour nous, les hommes »/« pour moi ») a donc une structure formelle en tous points identique à l’incompréhensible — mais en partie connue dans la foi par l’homoousie — ousia divine.

V. L’obscurité théologique

À lire de près la confession chalcédonienne, la notion d’ousia n’apparaît qu’à travers l’homoousie. Partout ailleurs dans le texte, il n’est question que de « nature » (phusis) pour qualifier les deux composantes unies dans cet être qui demeure un après l’union. La « nature » intervient en lieu et place de l’ousia dès lors qu’il s’agit de désigner la divinité et l’humanité unies dans le Verbe incarné. La pénombre sémantique où est reléguée la notion d’ousia peut-elle recueillir quelque lumière d’une possible explicitation par la notion de « nature » ? L’incompréhensibilité de l’ousia divine peut-elle, en partie, être comprise par le truchement de la nature, qu’une métaphysique d’école peut à loisir caractériser par ses attributs ? Par contrecoup, l’ousia (humaine) peut-elle gagner à être équiparée à la nature (humaine), explicitée en « âme raisonnable et corps » ? Pour pouvoir répondre positivement mais bien pauvrement, la solution est aussi simple que naïve : il suffit d’affirmer que « Dieu s’est fait homme » pour se retrouver en terrain connu, du moins convenablement balisé par une métaphysique scolaire de la nature. Sed contra : « le verbe devint chair » (Jn 1,14). Les Écritures contraignent la pensée à demeurer dans l’intelligibilité de l’hypostase filiale selon sa singularité absolue, donc de se maintenir sous l’horizon de l’homoousie. Une solution éventuellement éclairante doit substituer à une métaphysique des natures une théologie de l’ousia.

Chalcédoine donne la clé d’une telle substitution, car les natures ne sont pas déterminées par leurs diverses qualités qui cohabiteraient, vaille que vaille, dans la manifestation du Verbe, mais par une (et une seule) propriété qui est propre à la nature comme telle, qu’elle soit divine ou humaine : dans l’union, « la propriété de chacune des natures est bien plutôt sauvegardée[24] ». Chacune des deux natures a un caractère propre qui ne saurait être distinct en fonction des natures en question, à savoir le fait de n’exister, ou de ne se manifester, de fait, qu’enhypostasiée[25]. La « nature » est un être de raison, ce qui n’est pas le cas de l’ousia, du moins si l’on considère l’ousia divine à cause de son absolue simplicité et unité. Seul le Verbe existe (et le Père et l’Esprit) comme seuls existent Paul, Timothée ou Basile… et Jésus ; la chair manifeste Paul, Timothée, Basile… et Jésus (« parfait selon l’humanité », donc autre que Paul, Timothée ou Basile) et cette même et unique chair manifeste le Verbe (« parfait selon la divinité », donc autre que le Père et l’Esprit) et le Père[26] et l’Esprit[27]. Une large part des controverses néomonophysites qui suivirent Chalcédoine tient précisément dans l’ambiguïté découlant de la quasi-équivalence que nous établissons naïvement entre ousia et nature.

Pourquoi nous contraignez-vous à mentir nécessairement lorsque nous disons qu’Il est homoousion au Dieu et Père, et à David ? Car, premièrement, les hypostases ne sont pas connues à partir des homoousies ; et, d’autre part, le principe (logos) des hypostases n’est pas quelque chose qu’il (le principe) tient de la nature de leurs homoousies. Car ce que les hypostases ont de plus propre sont les unités minimales (ta atoma) propres qui distinguent les unes des autres les choses semblables selon la nature, et (ce principe) indique la singularité de chacune[28].

Les homoousies désignent ici les autres hypostases liées par la propriété d’homoousie, soit, d’une part, le Père et l’Esprit, soit, d’autre part, David, Paul ou encore Basile. L’adversaire nestorien objectera que la double homoousie est mensongère parce qu’il n’est pas possible qu’existe une nature sans hypostase (que l’on peut dans ce cas traduire par sujet ou suppôt) ; l’adversaire eutychien, plus précisément sévérien, pour qui la nature est comprise comme étant d’abord et avant tout le dynamisme vivant (phusis) du Verbe, ne peut accepter la dualité, car le Verbe, devenu chair, n’est pas pour autant chair, son dynamisme interne demeure un : il est celui du Verbe. Ces adversaires sont les premiers témoins de l’inquiétude que Chalcédoine transmet à la philosophie. Au premier, Léonce objecte que la connaissance de l’hypostase ne peut se réduire à celle de la nature, le principe de l’hypostase n’étant pas à chercher dans sa nature. En clair, une nature humaine ne nécessite pas une hypostase humaine pour être vraiment humaine, quoiqu’elle ne puisse exister qu’enhypostasiée. Au second, Léonce objecte que l’hypostase n’est pas connue à partir des autres hypostases (les homoousies), l’hypostase unique dans l’union, le Verbe, n’est donc pas connue à partir du Père et de l’Esprit (mais de la chair ajouterions-nous), ce qui supprime toute absorption de l’humanité, comme nature, dans l’hypostase du Verbe lorsque Celui-ci devint chair.

La position de Léonce est donc relativement simple : ce qui propre au Verbe fait chair, c’est ce qu’Il est, Lui, et qu’Il est Lui seul, hypostatiquement. La chair, sa chair qu’Il devint, existe bel et bien, et ne peut être confondue avec aucune autre, elle a une réelle consistance ontique mais n’existe que comme chair du Christ, tout comme la chair de David existe comme sa chair propre. Le propre à toute hypostase est son absolue singularité. La question de la « nature » est évacuée, parce qu’elle ne peut donner aucune intelligibilité à ce qui est, à savoir l’existence hypostatique de cet homme. Il y a donc un seul Christ, à partir de deux natures, et en deux natures[29], ce qui implique que les propriétés à travers lesquelles le Christ est connu selon l’unique hypostase procèdent des deux natures et non de l’hypostase[30]. Une des conséquences sera l’affirmation dogmatique, cruciale pour nous, de deux volontés et de deux énergies[31]. La solution de Léonce est à proprement parler théo-logique. Elle ne prend appui que sur la foi dont elle explicite conceptuellement le donné, au prix d’un abandon de la « nature » comme conceptualité métaphysique possible et disponible. Mais avons-nous gagné quelques clartés, si obscures demeurassent-elles ?

Si la nature n’offre pas d’intelligibilité possible parce qu’elle ne se manifeste jamais hors d’une hypostase, qu’en est-il de l’ousia ? Contrairement à la nature, l’ousia (divine) existe, parce qu’elle est absolument une et simple, quoiqu’elle ne se manifeste à nous qu’à travers la différence hypostatique — et dans la chair. À défaut d’une impossible compréhension, pouvons-nous du moins en avoir une expérience, une « perception », aussi lacunaire et imparfaite soit-elle qui nous en dévoilerait l’incompréhensibilité ? Le problème est qu’elle ne nous est accessible, si tel peut être le cas, que dans la chair de cet homme, donc dans ce qui n’est pas, précisément, cette ousia.

Si le vêtement du Verbe est la chair, si aussi le Verbe est Dieu, et si également la chair est l’homme, par conséquent on peut tout à fait dire à propos du Christ qu’il est un Dieu porteur-de-l’homme. Semblablement, ses apôtres, revêtus de l’énergie d’en haut quand vint sur eux le Saint-Esprit de Dieu, sont dits porteurs-de-Dieu, afin que soit connue la nature divine qui est étrangère à l’hypostase d’une humanité. Dans le Seigneur, mieux encore, est connue la nature de l’humanité qui est revêtue de l’hypostase divine. Car lui-même revêtit (pour lui-même) ce qui est de notre nature qui nous revêt tous, prenant la chair de notre nature et [lui] donnant l’Esprit[32].

Ce texte résume toute l’obscurité de la question. D’une part, nous ne pouvons connaître « la nature de l’humanité » que « revêtue » dans le Christ de l’hypostase divine. Et là seulement, s’il est permis de gloser le texte. Nous ne pouvons donc pas avoir de cette nature qui est nôtre une connaissance qui prendrait appui sur l’expérience que nous avons de nous-même, comme homme. Pour le dire autrement, notre seule connaissance possible de la « nature de l’humanité », l’ousia, est cette nature divinisée, celle enhypostasiée dans le Verbe. D’autre part, la nature divine n’est connaissable qu’à travers l’expérience apostolique, dans son étrangeté par rapport à l’hypostase (humaine). Autrement formulé, notre connaissance possible de la nature divine est ecclésiale dès lors que nous devenons « porteurs-de-Dieu », ce qui se produit dans la consécration baptismale. Il est donc évident que nous sommes prisonniers d’un cercle heuristique : nous nous connaissons par et dans ce qui n’est pas nous (la chair dans son assomption par Verbe), et nous connaissons ce qui n’est pas nous par et dans ce qui est nous (le Verbe à partir de son assomption de la chair). Si, de plus, nous considérons avec sérieux l’effort de Léonce pour ne pas penser la nature comme objet métaphysique disponible, nous sommes contraints de reconnaître que la confession de la double homoousie n’est pas seulement opaque dans sa lettre, elle dénote une réelle obscurité théo-logique dans laquelle il faut oser s’aventurer.

VI. Nexus theologiae

Qu’il nous soit ici permis d’insister sur des formules qui traduiront, quelques siècles plus tard, la pensée de Léonce : « […] ce n’est qu’en découvrant Dieu venant à lui que l’homme découvre la clef de sa propre énigme. Ce n’est que dans le mystère de Dieu que le mystère de l’homme s’illumine[33] ». Dit autrement : « […] le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné[34] ». Nous découvrons ce Dieu qui vient à nous dans et par la chair que devint le Verbe ; aussi conceptuellement riche soit notre découverte, ce Dieu défini par l’homoousie est incompréhensible, d’autant plus incompréhensible, sans doute, que nous comprenons naïvement l’ousia à la manière d’Aristote comme protè ousia — ce que ne dit pas la confession chalcédonienne. Et nous ne pouvons nous découvrir nous-mêmes que dans et par le Fils que le Père nous a donné en raison de son grand amour. Nous ne pouvons donc nous découvrir qu’à travers une unité d’existence posée selon une ousia (humaine) qui implique une existence unifiée et unifiante entre l’hypostase divine du Verbe et les hypostases humaines que nous sommes, un enjambement, par le Verbe, de l’écart ontologique infini dans la seconde homoousie. Toute option métaphysique se trouve donc caduque de fait parce que seule l’hypostase, dans son absolue singularité, peut être objet d’intelligence. Les homoousies ne peuvent en donner l’intelligence, parce que l’hypostase, dans sa particularité et en raison de cette particularité extrême, en est la racine existentielle.

Nous avions remarqué que cette question devrait inquiéter au plus haut point la philosophie, car s’il faut tenir que cet homme est « homme parfait », il nous est alors interdit de poser que, dans le Verbe incarné, l’hypostase divine viendrait prendre la place d’une hypostase humaine absente. Ceci reviendrait à une forme d’apollinarisme, quelle que soit la définition que nous donnerions à cette notion d’hypostase[35]. Il est donc impossible d’équiparer l’hypostase à l’instance d’un discours en première personne pour le Christ — a fortiori pour nous, comme le voudrait toute philosophie ou toute christologie spéculativement paresseuse. Le « Je » souverain qui s’exprime dans un « moi je vous dis » (Mt 5,22 pour une première mention), ou, plus problématiquement encore, dans un « moi je suis » (Jn 8,24)[36], n’est pas le « je » hypostatique[37], mais un « je » proprement humain, celui qui dit aussi « non comme moi je veux… » (Mt 26,39 // Mc 14,36). La définition dogmatique des deux volontés, reçue à Constantinople III, impose que l’hypostase ne soit pas dénotée par un discours en première personne, car celui-ci est l’instance de la nature : un « je » qui pense, qui doute, qui veut, qui imagine, qui sent, qui aime ou qui hait[38], est l’expression de la nature et non de l’hypostase. Tel est ce qui constitue le paradoxe extrême : l’hypostase, telle que la définit l’homoousie est, précisément, ce qui est le plus singulier, donc le plus autre. Le Fils est celui que ne sont ni le Père ni l’Esprit, demeurant cependant une seule et unique existence (ousia) du Père et de l’Esprit ; Jésus est celui que ne sont ni David, ni Paul, ni Basile, ni Alain, demeurant une seule et unique ousia avec David, Paul, Basile et Alain ; le Christ est, selon la chair, ce (lui) qu’Il n’est pas selon l’hypostase, et Il est, selon l’hypostase, ce (lui) qu’Il n’est pas selon la chair, tout en existant comme un et le même, hypostatiquement (entre autres, parce qu’Il veut comme homme ce qu’Il veut comme Fils). Cette dernière formule christologique rejoindrait-elle Nestorius ? Oui… si et seulement si nous connaissions l’hypostase par la connaissance de la « nature », comme individuation de celle-ci, celle de Dieu et celle de l’homme, ce qui, outre une confession trinitaire profondément fautive, établirait une scission entre la chair que le Verbe devint et ce Verbe lui-même. Inversement, rejoindrait-elle Sévère d’Antioche ? Oui… si et seulement si nous connaissions l’hypostase à partir de notre connaissance du Père (ce qui est impossible, car nul ne Le connaît sinon le Fils) et non à partir de la chair du Verbe en qui est vu le Père (parce que cette connaissance nous est donnée par le Christ, donc dans la chair)[39].

VII. He 5,8-9 : la clé herméneutique

Ce paradoxe majeur de la double homoousie chalcédonienne tient tout entier dans deux versets de l’épître aux Hébreux :

Quoiqu’étant fils, il apprit de ce qu’il souffrit l’obéissance[40] ; et rendu parfait, il devint pour tous ceux qui lui obéissent cause du salut éternel.

He 5,8-9

Apprentissage, souffrance, obéissance sont le fait du Fils, donc de l’hypostase, « aux jours de sa chair » (He 5,7) ; être « rendu parfait » (passif divin) concerne bel et bien ce même et unique Fils qui, dans cette perfection donnée par le Père, est « devenu un grand-prêtre miséricordieux et fidèle » (He 2,17). Si nous raisonnons selon les attributs conventionnels de la nature divine, comment comprendre ce paradoxe d’une existence parfaitement divine qui, dans les jours de la chair, souffre et apprend, qui, de surcroît, est rendue parfaite, alors que la perfection devrait être la marque éternelle, inamissible, propre à l’hypostase du Fils ? La chair que devint le Verbe introduirait-elle le devenir dans l’hypostase divine, en raison de l’unité d’une seule et la même existence (hypostatique), celle du Christ ?

Pour sortir de l’impasse, l’intelligence philosophique aura tôt fait de bien marquer la distinction entre l’impassibilité divine et la faiblesse de la chair, entre la science du Fils et la connaissance par expérience de l’homme, entre l’éternité divine et la temporalité humaine, entre les attributs métaphysiques de la « nature » divine et celles de la « nature » humaine[41]… distinctions que ne renieraient ni Nestorius ni Sévère, à charge pour chacun d’eux de les unifier. Reste que, dans la simplicité de sa formulation, l’auteur de l’Épître dit qu’apprentissage, souffrance, et perfection reçus concernent bel et bien « un seul et même Fils […], le même parfait en divinité et le même parfait en humanité[42] ».

VIII. Perfection et homoousie

Si la confession de la foi passe par l’intelligence des Écritures, la question de la « perfection » devient la pierre d’angle joignant les Écritures et la confession dogmatique ; elle est le « point capital » de l’épître aux Hébreux[43]. Comment comprendre que le Christ, « resplendissement de la gloire du Père et empreinte de sa substance » (He 1,3, trad. Osty), soit « parfait en divinité » (Chalcédoine) et qu’il fut rendu parfait par des souffrances (cf. He 2,10 ; 5,9) ? La question n’est étrange que si nous oublions que « pour ce qui est de la génération divine, la pensée n’admet pas […] le concours du temps pour le perfectionnement (teleiôsis) de ce qui est né[44] ». Que toute temporalité soit exclue de l’ousia divine n’implique pas que la « perfection » doive être conçue comme un état, permanent donc éternel. Ce serait faire fi à bon compte de la vie divine. L’usage du passif divin (He 5,9) et le sujet du verbe en He 2,10 focalisent toute intelligibilité possible sur le Père comme source ou cause de toute perfection qu’Il est actuellement, dans un présent absolu, pour autant que le langage puisse décrire adéquatement cette existence. Se trouve donc réalisé humainement ce qui est éternellement le propre de l’hypostase filiale : le Fils est rendu parfait, éternellement/actuellement, Il existe comme rendu parfait du fait même qu’Il est engendré et non qu’Il le fut, en conformité avec la foi de Nicée. Le logos filial est réalisé comme perfection reçue, sous un mode divin et sous un mode humain « aux jours de sa chair » (He 5,7). C’est donc bien un et le même (une et la même hypostase) qui est, éternellement et dans le temps, rendu parfait.

L’auteur de l’épître aux Hébreux étend cette caractéristique propre de l’hypostase filiale d’abord aux prêtres de l’alliance ancienne pour montrer que les sacrifices anciens sont incapables d’assurer cette perfection pour eux-mêmes (He 9,9 ; 10,1), a fortiori pour nous, et l’étend ensuite à tous ceux qui sont sanctifiés (He 10,14). La source de la perfection pour nous est la volonté humaine (cf. la citation de Ps 40,7 LXX) de « Jésus » qui se manifeste dans l’offrande de son corps une fois pour toutes (He 10,10).

Le Père est la source de toute perfection dans la communication de cette perfection que reçoit l’hypostase filiale. Dans un second temps, cette caractéristique est étendue à « nos pères » eux-mêmes. Aussi magnifique fut leur foi, aussi révélatrice fut-elle des réalités que l’on ne voit pas, objet même de la promesse, ils ne purent parvenir « sans nous à la perfection » (He 11,40), ce qui n’est possible que par Jésus « origine et perfection de la foi » (He 12,2). C’est bien aux jours de sa chair que le Fils est origine et donateur de la perfection à tous, parce que c’est aux jours de sa chair qu’il est rendu parfait, humainement, comme Il est rendu parfait divinement. Ce qu’il est en propre, comme Fils, est devenu nôtre.

En unissant ce que l’intelligence ne sait que séparer, l’auteur de l’épître aux Hébreux donne à la question de la double homoousie sa solution christologique : la perfection est située à même la différence hypostatique, du Père et du Fils, du Fils et de nous. Le Fils éternellement rendu parfait par le Père l’est dans le temps de la chair. Cette oeuvre, qui est le propre du Père parce qu’Il est Père, se trouve réalisée en toute humanité en l’étant à travers la souffrance d’une humanité singulière « en tout semblable à ses frères » (He 2,17). Il devient dès lors possible de comprendre que le propre de l’hypostase (filiale), qu’elle soit humaine ou divine, est d’être rendue parfaite parce qu’elle est engendrée (passif) : engendrant, le Père rend parfait tout comme rendant parfait, le Père engendre. Engendrement et perfectionnement sont un seul et même acte divin : le don du Père, donation qui existe, substantiellement, comme l’Esprit. Nous ne pouvons dissocier les deux modalités, divine et humaine, parce qu’elles sont le propre de l’hypostase filiale, même s’il nous faut introduire la donnée temporelle qui en distend l’unité en ce qui concerne les êtres de chair et de sang que nous sommes.

Si le propre de l’hypostase filiale consiste à tenir du Père seul sa perfection comme Fils engendré, perfection dont on dira éternellement actuelle la réception, serait-il possible dès lors d’expliciter notre propre perfection comme le mode humain de cette perfection éternellement donnée et reçue, et donc, par conséquent, de transformer un monstre métaphysique, la seconde homoousie, en condition de possibilité de la divinisation ? L’épître aux Hébreux pose le fait : nous sommes rendus parfaits, comme le Christ aux jours de sa chair le fut lui-même (He 2,10 ; 5,9 aoriste), nous le sommes par lui (He 10,14), et cette perfection atteint l’histoire depuis la création (He 11,40). Elle pose en même temps la raison de ce fait : la perfection « d’un fils rendu parfait pour l’éternité » (He 7,28) comme propriété hypostatique communiquée, parce qu’elle est la propriété hypostatique selon ses homoousies. Un seul et le même est homoousios au Père parce qu’Il est rendu éternellement parfait, et Il est homoousios à nous parce que nous existons comme fils, engendrés que nous sommes — dans le temps doit-on préciser — donc selon la perfection continûment conférée par le Père : « Le sanctificateur et les sanctifiés sont tous d’un seul » (He 2,11). La double homoousie n’est intelligible que par double référence conjointe à sa source ou cause, le Père « pour qui tout est et par qui tout est » (He 2,10) sur la terre comme aux cieux.

IX. Le fils de l’homme

« Nul n’est monté dans le ciel sinon celui qui descendit du ciel, le fils de l’homme », lisons-nous (Jn 3,13). Comment affirmer que le fils de l’homme, homme vrai, pût descendre du ciel, sans qu’un tel énoncé fût contradictoire, ou pour le moins théologiquement inconséquent, puisque le Verbe devint chair ?

Faudrait-il dire que le fils de l’homme est né au ciel, comme le fils de Dieu sur la terre ? Que le fils de l’homme est partout corporellement, comme le fils de Dieu quelque part sans lieu ? De même, (faut-il dire) éternel (celui qui est) temporellement, comme dans la temporalité (celui qui est) éternel ? J’accorde, bien-aimés, que ce sont des merveilles, qu’elles sont vraies parce qu’un seul et le même (est) avant et après soi, antérieur et postérieur à soi-même, plus petit et plus grand que soi[45].

En usant des propres termes d’Isaac, « l’admirable logique de l’union personnelle » (42,5, « hypostatique ») mise en oeuvre dans la double homoousie est fortement inquiétante, pour la philosophie, certes, mais tout autant pour la théologie, car elle jette le trouble dans la définition et la compréhension du système standard de coordonnées dans lequel tout étant mondain devrait trouver sa place : l’espace et le temps, compris en relation de stricte opposition avec l’ousia divine. « Crucifié sous Ponce Pilate » et à Jérusalem au jour de sa chair, le Fils est rendu parfait par le Père, ce jour-là et là-bas, mais cette perfection est éternellement reçue, ni là ni ailleurs, ni avant ni maintenant, puisqu’elle l’est pour l’éternité (He 7,28). Mieux encore, cette perfection, comme acte (éternel) du Père, est nôtre, singulièrement, pour moi ici et maintenant, comme dans le sein du Père hors de toute temporalité. Si donc nous ne voulons pas céder à la tentation de la fainéantise conceptuelle, il semble nécessaire d’abandonner, ou, plus précisément d’entrer dans un dénuement de l’intelligence qui fasse droit à « la liberté de l’Esprit dans les expressions divines » (42,7) : comme le verset johannique cause de la question inquiète d’Isaac, la double homoousie oblige à l’abandon du système commode dans lequel tout étant peut être positionné, ici et maintenant, à l’exclusion de tout autre de même genre, intuition qui forme la matrice et l’armature d’une conceptualité communément reçue dont nous savons désormais qu’elle est indisponible pour l’explicitation de la confession de la foi. La double référence au Père qui rend intelligible la confession chalcédonienne exige d’être pensée hors de tout espace comme hors de toute temporalité standard, hors de toute opposition comme de toute tentative de composition entre temps et éternité, car il faut encore rendre raison de la singularité sotériologique que nous tenons de l’épître aux Galates.

Mais à quoi bon la descente du Fils de Dieu, si l’ascension du même, fils de l’homme, ne concerne que lui seul ?.

42,6

Quel avantage, pour les malheureux hommes, si la divinité de cet homme est ainsi descendue du ciel (et) qu’avec elle ne monte que la seule humanité de ce Dieu ?

42,10

La question est cruciale. Il s’agit de savoir si le salut n’est que nominal ou s’il correspond à une réalité personnelle bien vivante ; plus profondément encore : en mourant « pour moi » (Ga 2,20), le Christ me donne-t-il l’exemple à suivre ou sa vie ? La logique du pélagianisme refait surface, reconduite dans l’intelligence (ou la non-intelligence) de la seconde homoousie. Si la chair que devint le Verbe n’est pas avec chacun et tous dans une unité de vie telle que ce qui est fait dans et par le Christ se produit aussi en chacun comme en tous, nous sommes condamnés à être pélagien. La réponse d’Isaac vient par deux citations, Ac 9,4 // 22,7 // 26,14 : « pourquoi me persécutes-tu ? » et Mt 25,36 : « j’étais malade et vous m’avez visité ». Ainsi établit-il cette unité d’existence entre Jésus et tout homme, aussi bien les « frères » que ceux qui ne font pas partie de notre périmètre spatio-temporel. L’intelligence de cette unité ne peut trouver de réponse que dans le cadre fourni par l’admirable logique de l’union hypostatique, dès lors qu’une telle logique se déploie non seulement, et de manière à présent conceptuellement recevable, dans l’homoousie divine, mais aussi dans le cadre de la seconde.

Le Christ entier, d’après l’Écriture, c’est la tête et le corps. Tous les membres ensemble (sont) un seul corps, lequel avec sa tête (est) un seul Fils de l’homme ; lequel avec le Fils de Dieu (est) un seul Fils de Dieu ; lequel (est) lui-même avec Dieu un seul Dieu. Donc le corps tout entier avec la tête est Fils de l’homme et Fils de Dieu et Dieu (42,11). […] Ainsi tout est avec Dieu un seul Dieu, mais le Fils de Dieu avec Dieu naturellement, et avec lui fils de l’homme personnellement, et avec lui son corps sacramentellement.

42,12

L’admirable et double logique de l’union hypostatique établit la médiation du Fils de l’homme sur le plan ontologique. Pour cela, il faut penser l’homoousie comme unité vivante ou vie unifiée du Fils avec le Père, et du Fils avec l’humanité, hors de toute dimension temporelle, parce que la double homoousie trouve dans le Père, ultimement, sa source et sa cause. Les modalités de l’homoousie diffèrent, mais ces modalités ne sont pas ontologiquement pertinentes, car « différentes sont les opérations, mais le même Dieu opère tout en tous » (1 Co 12,6). Ainsi la médiation exercée par le Fils de l’homme abolit dans l’unité hypostatique qu’Il est l’écart infini par lequel Il est autre que chacune de ses homoousies, dévoilant par là ses homoousies elles-mêmes : le Père et l’Esprit d’une part, chaque homme venant en ce monde d’autre part. De même se trouve abolit la question de la nature, car ce n’est pas notre nature qui est Dieu en Dieu, élevée à la vie divine, mais cette nature enhypostasiée — parce qu’elle n’existe qu’ainsi, à savoir tous et chacun, comme hommes singuliers et bien réels. Le Fils de l’homme sauvegarde en lui « la propriété des natures », comme s’exprime Chalcédoine. Pour l’énoncer en termes maintenant plus précis, la distinction des ousiai (divine et humaine) se voit préservée par les homoousies du Fils de l’homme, et seulement par le jeu des homoousies, donc au seul niveau hypostatique. Poser les hypostases comme ce qui est originairement, signifie que la distance infinie entre le Créateur et les créatures n’est pas abolie par la double homoousie, mais que celles-ci sont inintelligibles en elles-mêmes, sinon via l’unité hypostatique qui est l’existence du Christ, mort et ressuscité. Et, secondairement, que la chair qui constitue l’hypostase est bien une chair humaine, une seule et même chair dans des milliards d’hypostases, savoir le Corps du Fils de l’homme, « plénitude de qui emplit tout en tout » (Ep 1,23)[46].

Les membres fidèles et raisonnables du Christ peuvent dire véritablement d’eux-mêmes ce qu’il est lui-même, à savoir Fils de Dieu et Dieu. Mais ce qu’il est par nature, ils le sont par consortio[47].

42,14

Pour le dire brutalement : l’existence, qu’elle soit divine ou humaine, est hypostatique. Elle est affaire de participation mutuelle au même bien, qui est l’unique et simple existence divine, que l’homoousie selon l’humanité vient tout à la fois instituer et parfaire dans le monde des hommes, lesquels deviennent authentiquement hommes par et dans cette perfection. Ceci est doublement vrai, que l’on considère l’exister divin filial ou l’exister humain, car tous deux tiennent du Père leur vie, selon des modalités distinctes, par « nature » et/ou par communauté d’existence comprise comme partage d’un même bien ; selon toutefois une condition existentiale identique : l’homoousie, qu’il est possible désormais d’interpréter comme dépendance du Père, vitale, radicale et absolue — du Fils vers le Père, de chacun et de tous vers le Père par communion hypostatique avec le Verbe. « L’anthropologie de Chalcédoine serait totalement incomprise si l’humanité devait être définie a priori, hors de l’union hypostatique, comme si le phénomène de l’homme pouvait être conçu en lui-même[48] ». Il ne l’est pas, et ne peut l’être si nous accordons un sens à la double homoousie donc à la singularité sotériologique.

Mais il y a plus. Comme nous l’avons vu, le discours en première personne ne relève pas de l’hypostase, mais de la « nature ». L’homoousie interdit de concevoir l’existence humaine authentique comme égoïté, quelle qu’en soit l’interprétation (Cogito, Je transcendantal = X, intentionnalité, Dasein, auto-affectation, etc.). La consortio implique que nous participions les uns et les autres, les uns avec les autres, les uns pour les autres, au même bien octroyé à l’intérieur de cette vie définie par l’homoousie, que l’on dira désormais humaine, par un Fils qui, au jour de sa chair, fut « rendu parfait pour l’éternité » (He 7,28). Complémentairement, il n’est pas non plus possible de la réduire à un rapport simple de dépendance du Père pour tous et chacun, car la perfection reçue qui constitue proprement l’hypostase filiale établit la dépendance à l’intérieur de l’homoousie, savoir : dans le monde humain.

Ce qui naît de l’Esprit est Esprit, comme ce qui naît de Dieu est Dieu, comme ce qui naît de la chair est chair. Cette nativité du Christ, et aussi bien sa vie, sa mort, sa résurrection ou son ascension, est commencée mais pas encore complète. Elle est commencée avec le premier juste et consommée avec le dernier ; elle est engagée vraiment par tous dans l’entre-deux.

42,20

La temporalité, ou encore l’historialité, est strictement inchoative, elle ne cesse de commencer. D’Adam jusqu’au dernier des saints, il s’agit bien d’une seule et unique vie du Fils de l’homme qui existe en toute hypostase humaine venant à l’être dans l’entre-deux par grâce créatrice du Père, perfectionnant tous et chacun, tous en chacun, chacun en tous, diachroniquement et synchroniquement, car tous et chacun sont définis par leur homoousie, dont le caractère propre est la dépendance, que l’on peut aussi bien traduire par charité.

X. Singularité et altérité

Que l’hypostase puisse être définie par la dépendance laisse encore la question de l’ousia humaine en souffrance. Il est concevable que tous et chacun dépendent du Père, radicalement, et que cette dépendance définisse chaque hypostase singulière, établissant par là une dépendance mutuelle. Mais l’homoousie dit plus. Elle prétend qualifier une unité, celle du Père et du Fils et de l’Esprit d’une part, et celle du Fils et des milliards d’hypostases humaines, depuis Adam jusqu’au dernier des justes, d’autre part. Sans doute est-ce là le point délicat, car « il a plu à Dieu que les hommes ne reçoivent pas la sanctification et le salut séparément, hors de tout lien mutuel[49] ».

Ô la merveille, mes frères, ô l’indicible condescendance de l’amour pour nous de Dieu, ami des hommes ! L’union qu’il a naturellement envers le Père, il a envers nous la même dans la grâce […]. L’amour même, dont le Dieu et Père aima son Fils unique-engendré et notre Dieu, il le dit être en nous, et lui-même, le Fils de Dieu, en nous. Ceci convient : car une fois pour toutes devenu apparenté à nous par la chair, il nous a façonnés de sa divinité ; en ceci il apparente à lui en tout. D’ailleurs la Divinité à laquelle nous participons par cette communion n’est pas divisible en parties séparées ; il s’ensuit nécessairement que nous, participant dans la vérité à cette indivisibilité, sommes un seul Esprit dans un seul corps avec le Christ[50].

Il serait incohérent — déraisonnable ? — de professer une seule ousia dans la Trinité des hypostases divines si cette unité vivante ne devait se communiquer, comme telle, à tous et chacun. Car, devenant Dieu en Dieu, tous et chacun ont en partage cette unité, ce qu’Isaac signifie par le partage communautaire du même bien, la consortio. Or l’unité trinitaire est l’Esprit comme donation, en qui s’offrit le Fils (He 9,14), donc en qui s’opère la perfection donnée par le Père et reçue par le Fils, aux jours de la chair et éternellement. Engendrant, le Père rend parfait. Être engendré et être rendu parfait coïncident. Par cette « coïncidence » nous tentons d’amener la simplicité divine à l’intelligence, mais nous ne disons rien de compréhensible, positivement, sinon l’absolue simplicité divine, le fait que le Père est Père, singulière tautologie en laquelle tient entièrement l’intelligibilité de l’homoousie. Nous devons dire la même chose de nous-mêmes, sous la même raison, mais non dans le même ordre ontologique selon l’admirable logique de l’union hypostatique. Ici peut être posée une différence : uni au Père selon l’ousia, le Fils l’est tout autant à nous « dans la grâce ».

Or cette union est explicitée par Syméon comme l’unité d’un seul amour (agapè) selon les différences hypostatiques, ce qui opère une clarification : l’homoousie ne relève pas d’une existence « avec », mais d’une existence « en/dans[51] », si l’on reste fidèle au texte scripturaire[52]. L’homoousie n’est rien de numérique, pas plus selon l’humanité que selon la divinité. Dire que « l’amour dont le Père aima le Fils » est « en nous » signifie droitement que le Père nous aime de l’amour dont Il aime le Fils (ce qui est somme toute classique, quelles que soient les variantes rhétoriques) ; mais y associer l’existence du Fils en nous, qui y introduit, pour ainsi parler, le Père, permet à Syméon de poser la dimension pneumatologique : la « grâce » dans laquelle se réalise l’homoousie selon l’humanité. S’il y a unité non numériquement intelligible, car indivisible, sinon telle qu’est le Père et le Fils et l’Esprit, l’Esprit intervient dans la constitution de l’homoousie selon l’humanité, dont Il est lui-même l’unité en étant Celui, éternel, en qui le Fils s’est offert et (donc ?) en qui nous Lui sommes unis hypostatiquement, en qui, aussi, les hypostases sont engendrées par le Père en raison de leur existence dans le Fils, divinement et humainement, en qui elles sont rendues parfaites.

De plus, nous participons « dans la vérité à cette indivisibilité », laquelle interdit tout jeu logique là même où l’intelligence divise, alors qu’elle devrait y percevoir l’incompréhensible unité de vie. L’hypostase n’est pas l’âme, la personne, ou tout autre principe spirituel, aussi lâche soit la définition que nous donnerions de ce principe, ce que nous savons depuis Apollinaire. L’indivisibilité est celle d’un « Corps unique » (Rm 12,4 // 1 Co 12,12), qui, comme tout corps, existe dans l’espace et le temps, pourvu qu’espace et temps soient adaptés à mesurer la vie de ce Corps unique, nommément le Verbe fait chair. Il y va de la consistante de l’humanité, de sa réalité propre au coeur de la divinisation, car « ce n’est pas à des anges, en effet, qu’il a soumis le monde à venir » (He 2,5), « ce n’est pas à des anges qu’il vient en aide, mais à la descendance d’Abraham » (He 2,16). Le « Corps unique » est un vrai corps, de chair et de sang, un corps « temple du Saint-Esprit » (1 Co 6,19 ; cf. 1 Co 12,13 et Ep 4,4). L’Esprit, en conférant l’indivisibilité par réalisation de l’homoousie, ne dissout ni ne volatilise la chair, tout au contraire. À bien entendre Syméon, la singularité relève de l’hypostase seule.

Les saints seront semblables à Dieu et connaîtront le Dieu autant que le Dieu les a connus, et comme le Père connaît le Fils et le Fils le Père, les saints doivent se voir et se connaître les uns les autres et même doivent se connaître les uns les autres ceux qui ne se sont jamais vus corporellement en ce monde. […] Les saints, devenus dieux par adoption, ayant le Dieu demeurant en eux, ne s’ignoreront jamais les uns les autres mais verront la gloire l’un de l’autre et la leur (propre). Quelle sera-t-elle ? Elle est celle du Fils de Dieu[53].

Pas plus que l’Esprit ne dissout la chair, l’indivisibilité créée par l’homoousie ne se produit par (con) fusion des corps en un tout anonyme, habituellement quoiqu’improprement dit « mystique ». Si l’hypostase est ce qui est et demeure éternellement, la chair enhypostasiée est propre quelle que soit la modalité de son existence. Dans la singularité hypostatique, les hommes vraiment hommes (et non anges) sont con-corporés les uns aux autres et les uns et les autres à la chair du Fils. Mais cela signifie également qu’est maintenue et plus que maintenue l’altérité : l’hypostase du Fils est absolument autre que toute hypostase humaine. Cette altérité se répercute en tous et chacun, car Il est en chacun, posant à l’intime de chaque homoousie particulière le principe d’individuation absolue qu’est l’Esprit dans le Corps unique et un, ainsi que l’altérité toujours plus autre qu’Il est lui-même[54]. L’Esprit, comme agent de cette inhérence qui assure l’indivisibilité du Corps, donne à voir l’identité de chaque hypostase singulière, sa « gloire », donnant aux yeux du corps, car corps il y a, de saisir tous et chacun, cependant hors des bornes de l’espace et du temps. Le périmètre de visibilité de l’homoousie est infini, intelligible certes, mais incompréhensible, car il ne peut s’éprouver que dans une seule expérience possible. Elle est eucharistique :

Cette chair immaculée qu’il a empruntée aux flancs chastes de Marie mère de Dieu toute immaculée avec laquelle il est né corporellement, il nous la donne comme nourriture […]. Ce sont ses propres paroles : « celui qui mâche ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui », sans jamais sortir ou être engendré de nous ni se séparer de nous. Car il n’est pas connu être en nous selon la chair comme un nouveau-né, mais non corporellement il est dans le corps, amalgamé à notre ousia et nature inexprimablement, et nous divinise en lui étant con-corporés, ayant chair de sa chair et os de ses os[55].

XI. Découvrir l’hypostase

À dessein, nous n’avons pas caractérisé l’hypostase, sinon par touches éparses souvent négativement. L’expérience que nous pouvons avoir d’elle, qui est proprement nous-même, ne saurait être réduite à la spéculation. Nous existons, hypostatiquement, et cette existence doit désormais faire l’objet d’une description dont nous venons d’apprendre, grâce à Syméon, que le milieu vivant est eucharistique. Une analytique de l’hypostase, grâce à laquelle nous pourrons décrire aussi adéquatement que possible ce qui est notre vie la plus vivante et la plus unique, devra prendre en compte le fait que nous vivons dans un monde d’hommes avant d’être un monde de choses que nous n’avons plus sous la main, donc dans un monde marqué de toutes parts par la contingence et la singularité qu’il n’est jamais possible d’outrepasser ; un monde qu’aucune intentionnalité ne peut découvrir et encore moins constituer, car il s’agit du monde constitué par sa dépendance au Père ; un monde où notre expérience doit tendre à la perception de l’incompréhensibilité dans et par-delà une intelligibilité théologique qui fasse droit à l’altérité la plus autre, celle du Fils et celle du prochain visible et invisible, dans l’unité d’une seule vie ; un monde, enfin, tel que nous n’en avons l’expérience que proleptique, et qui s’exprime en première personne du pluriel. L’exister hypostatique est liturgique.