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Les enjeux entourant les émotions ont été longuement abordés ces dernières années en philosophie politique. Pensons par exemple aux effets du capitalisme cognitif et aux différents usages marchands qui sont faits de certaines émotions. Ainsi, l’apprentissage de la maîtrise, de l’évaluation et de l’usage des émotions intègre graduellement la notion d’intelligence émotionnelle, laquelle contribue, dans la même optique que le quotient intellectuel, à compartimenter, rationaliser et classifier les individus en fonction de standards déterminés par les besoins des entreprises[1]. Dans une perspective semblable, les travaux d’Eva Illouz sur la culture populaire et sur le « moi » en tant que forme institutionnalisée analysent la portée sociale et les effets subjectifs des récits thérapeutiques, que l’on qualifie souvent de self-help. Les récits thérapeutiques exposent publiquement des émotions « privées » en les intégrant dans une trame narrative dont la souffrance est à la fois l’élément organisationnel et ce que le sujet cherche à dépasser par un certain usage de soi, par différentes habitudes et manières d’entrer en contact avec autrui. Qu’il s’agisse de talk-shows télévisés, de documentaires, d’autobiographies, de groupes d’entraide, de coachs en entreprise, de conférenciers ou de blogueurs sur les réseaux sociaux, Illouz observe maints espaces d’interaction visant la représentation d’un sujet construit par la blessure et appelé à devoir apprendre à se réaliser au-delà du pâtir. Celui ou celle qui ne travaille pas sa vie émotionnelle d’une manière semblable à celles proposées socialement, et qui ne s’oriente pas vers la recherche d’une santé émotionnelle est, a priori, considéré comme malade et a besoin d’être soutenu[2]. Le rôle de plus en plus important que jouent les émotions dans la standardisation des conduites et dans l’uniformisation des comportements a suscité chez nous le désir de réfléchir à la portée des émotions, aux types de relations qu’elles permettent et aux formes de dialogues qu’elles suscitent. À l’opposé d’une vision marchande des émotions, ce dossier thématique porte attention à ce qui demeure encore, par moments, un lieu d’« intimité ».

Contre une vision rationaliste et abstraite, l’aspect moral des émotions a également été fortement mobilisé dans la construction d’un savoir situé et contextualisé[3], tout comme il s’est avéré central à maintes approches, notamment celles des éthiques du « care[4] ». Les émotions ne sauraient être évoquées sans notre rapport au monde extérieur et à l’autre, dans une circulation et une reprise qui, parfois, en transforme la portée comme le contenu. C’est bien parce qu’il y a relation entre notre vie intime et celle des autres — autant en leur absence qu’en leur présence — qu’une vie affective existe et qu’elle peut affecter l’autre en retour. Si certaines relations sont mortifères, enferment le sujet en lui-même ou anesthésient sa sensibilité en entravant les ponts avec l’extériorité, d’autres sont le lieu d’échanges dont les échos contribuent à la qualité du tissu social. Ces échanges ou partages impliquent le dialogue, en soi, pour soi, pour l’autre, mais toujours « avec » un autre (réel ou imaginé). Ainsi, le dialogue est indissociable de certaines formes vivifiantes de relations, voire même d’un désir de vie. Comme le soulignait Raphaël Gély : « La parole est plus originairement et chaque fois un acte vivant, une épreuve de la vie, l’expression d’un désir de vie[5] ». Le dialogue est donc aussi porteur de maintes émotions, certaines plus faciles à communiquer que d’autres, notamment parce qu’elles sont plus valorisées et mieux reconnues socialement ou, encore, parce qu’elles sont plus couramment vécues.

Dans ce dossier thématique, nous proposons donc de réfléchir à l’écologie de la triade émotions, relations et dialogues en cherchant à cerner l’équilibre précaire, toujours contextuel et à renouveler, entre ces trois notions indissociables de l’éthique. Et pour aborder les dimensions affectives, subjectives et relationnelles de l’être humain, nous avons choisi d’élaborer nos recherches à partir d’un même point focal : le coeur.

En effet, la notion philosophique du coeur apparaît être un élément conciliateur central et nécessaire puisque les symboliques pour lesquelles on l’emploie renvoient directement au sujet, au sujet dans sa relation aux autres, à l’éthique. S’il désigne avant tout un organe chez le vivant, le coeur renvoie à des métaphores dont on ne saurait se passer, sans doute parce que : « […] la métaphore accède implicitement au rang de fondement anthropologique[6] ». En effet, qu’est-ce que le coeur si son acception n’entend pas une relation de l’intériorité à l’extériorité, une communication de l’intime à l’autre et de l’altérité à soi ? Le coeur n’est-il pas le centre de l’être humain, de sa subjectivité ? Pourtant n’en demeure-t-il pas une part irrémédiablement obscure et immaîtrisable même pour le sujet qui en est le porteur ? Le coeur symboliserait-il ici la relation à soi, tout en révélant paradoxalement dans cette même relation l’impossibilité d’une parfaite concordance et transparence à soi ? Ne désigne-t-il pas ce qui est au plus intime de soi et à la fois ce qui est bien souvent rivé, affecté, embarqué par autrui pour qui « il bat », le coeur étant aussi ce lieu vulnérable devant l’extériorité, porteur des passions et de l’amour ? Mais ce lieu précaire de l’amour n’est-il pas aussi, comme chez Pascal, ce qui ouvre à une autre forme de connaissance ? La notion de coeur, comprise aussi bien au sens figuré que littéral, ne peut elle-même recouvrer son sens complet sans le dialogue et la relation à l’autre puisque c’est là que le « coeur » compris comme siège des affects se dévoile et se laisse toucher. Il paraît donc nécessaire de réfléchir conceptuellement à la portée anthropologique du coeur, aux effets des émotions et aux normes qui les (in)valident, ainsi qu’aux conditions permettant d’entrer en dialogue avec autrui comme avec soi-même.

Si les notions de corps et de kinesthèse sont largement abordées en phénoménologie, de Husserl à Michel Henry, celle du coeur est plutôt occultée. Étudier cet organe et la signification qu’on lui accorde dans sa relation à l’altérité et dans le contexte d’une réflexion philosophique contemporaine permet d’avancer sur de nouvelles pistes pour une analyse du dialogue humain. Dans le cadre d’une auto-affection, est-il possible de faire abstraction du coeur ? Faut-il être nécessairement en phase avec son « coeur » ? Est-il nécessaire d’ouvrir son coeur pour rejoindre l’autre ? Parfois, le coeur est trop lourd à porter, trop sensible à l’affection extérieure. Par exemple, dans son poème intitulé Fantôme, Baudelaire fait bouillir et mange son coeur. La tragédie de la métaphore du coeur dévoré réside dans la mise à mort de ce qui symbolise les affects, littéralement le coeur de la personne, son être, son ressenti, son vécu, sa vie, tout ce qui normalement se partage avec l’autre ou se raconte à soi-même. Il s’agit d’une violence extrême de l’ultime dialogue de soi contre soi par la destruction irréversible de ce qui fait de la vie « sa » vie : son coeur. La mort du coeur dévoile l’anesthésie de la sensibilité. En effet, peut-il y avoir dialogue sans affect, sans coeur ?

Même s’il est un organe dans la philosophie d’Arthur Schopenhauer, le coeur (das Herz) renvoie tout autant au « moi véritable », à la bonté et aux affects, qu’à la nature. Cet organe, en tant qu’il incarne le principe métaphysique du monde, la volonté de vivre, constitue le véritable centre de l’être humain. Plus spécifiquement, il désigne l’essence de l’être humain en plus d’être le lieu et le point de départ de tout vouloir ou non-vouloir face à l’autre et à tout objet du monde. Opposé à la tête, c’est-à-dire l’intellect, le coeur désigne la manifestation d’une volonté aveugle, des pulsions premières et des affects les plus originaires de l’être, et à commencer par le sentiment même de soi et de sa vie. Si la connaissance de la volonté de vivre est ce qui permet la délivrance du vouloir qui s’impose d’emblée dans la chair, cette libération ne peut s’opérer que par une lutte entre le coeur et la tête et où la vie est mise en péril. C’est précisément la portée d’une métaphysique de la volonté incarnée dans le corps, et plus précisément dans le coeur, que propose d’explorer Marie-Michèle Blondin dans son article « Le coeur dans la philosophie d’Arthur Schopenhauer ».

Par ailleurs, si le coeur (das Gemüt) joue à la fois un rôle essentiel dans l’unification de la personne, entre affect et connaissance, de manière interne, il s’avère tout aussi central à l’ouverture ou à la fermeture au dialogue avec autrui. Chez Stephen Strasser, pour qui la nécessité de rouvrir l’espace philosophique du coeur (Gemüth, thumos) s’impose, le coeur se présente comme une « véritable zone intermédiaire et lieu de métabolisation et de métaphorisation du réel », pour reprendre les mots d’Élodie Boublil dans son article « Se disposer au dialogue. La phénoménologie du coeur de Stephen Strasser ». En tant qu’elle restaure une phénoménologie de l’intériorité qui permet l’agir éthique et le dialogue véritable, la phénoménologie de Strasser comprend la relation à l’autre dans le dialogue comme une condition de possibilité de l’émergence du monde. Puisque le coeur renvoie à une intentionnalité propre au dialogue et à une disposition éthico-affective, toutes deux nécessaires à la véritable rencontre de l’autre, on pourrait dire que c’est le coeur du sujet qui introduit une dimension éthique dans la relation intersubjective. Boublil creuse ainsi une tradition philosophique où le coeur se définit d’abord par son lien à l’extériorité, selon la présence ou l’absence d’une morale dans le rapport à autrui.

Le coeur peut aussi être entendu comme ce qui permet de s’unir à l’autre sans forcément s’oublier ou se confondre. En posant l’idée que le dialogue, dans sa manifestation la plus pure, n’est d’abord pas une volonté de poser le meilleur argument afin de contrôler la discussion et de convaincre l’autre, le dialogue devient une disposition d’écoute et de réceptivité de l’autre, avec les risques que cela implique. Le dialogue est donc l’acceptation d’une certaine mise en vulnérabilité de soi. C’est ce qu’explore Gaëlle Fiasse dans son article intitulé « Analyse philosophique du dialogue existentiel et du respect de la différence à partir des réflexions de Pierre Claverie et Christian de Chergé ». Cette étude met en discussion deux personnes encore trop rarement évoquées pour saisir les enjeux éthiques liés au dialogue. De Chergé et Claverie, tous les deux prêtres, ont été assassinés en Algérie en 1996 durant les années noires qui ont secoué le pays. Partant d’une compréhension fine des effets de la violence et de la « bulle coloniale », ces deux auteurs ont cultivé la nécessité d’un dialogue par-delà les incitations à la haine que tous subissaient en Algérie. Pour Claverie comme pour de Chergé, le « jugement d’humanité » constitue un enjeu premier du dialogue avec l’autre. Dans le cadre d’une éthique fondamentale contemporaine, le dialogue apparaît comme une rencontre existentielle confrontant les différences liées à l’altérité. Le succès du partage de présences dépend de cette capacité à s’identifier à son semblable sans s’y perdre. Il s’agit d’ouvrir notre coeur à l’autre en adoptant une attitude de réceptivité sans renoncer à ce qui nous tient à coeur : ni pure fusion en autrui, ni pure distanciation. Un équilibre précaire et difficile qui est exploré dans cet article.

Puisque nous aimons ce que nous chérissons, surgit la question des types d’amour possible. Est-ce que l’amour relève surtout d’une appropriation de la chose aimée ? Est-ce que la relationnalité du coeur est, en dernière instance, nécessaire pour soi, et donc égocentrée ? C’est l’idée d’un « amour froid » que Pascale Devette propose de développer dans son article intitulé « Détachement et décentrement : l’amour “impersonnel” d’Antigone au coeur de la cité », à partir d’une relecture de Simone Weil et de Martha Nussbaum. Selon cette dernière, les émotions — et l’amour d’autant plus — sont centrales pour le développement individuel dans la mesure où ils sont communicables. C’est en ce sens que, pour Nussbaum, le coeur d’Antigone est démesuré et fermé au dialogue. Au contraire, Weil voit dans la tragédie d’Antigone une forme d’amour qui se révèle dans la distance avec autrui. C’est ce que Weil nomme « l’amour impersonnel », notion qui reconfigure radicalement la triade émotions, relations et dialogues. Ainsi, la signification politique du coeur d’Antigone relève précisément du fait qu’elle n’aime pas dans l’espoir d’un retour pour soi : la désobéissance civile d’Antigone est un don d’amour envers ceux et celles qui sont invisibilisé.e.s par le pouvoir et maintenu.e.s à distance de tout dialogue. L’amour impersonnel est, en partie, incommunicable puisqu’il se maintient à distance de toute forme d’appropriation. Ainsi, Antigone n’est pas « sans coeur », elle fait un usage extraordinaire de son coeur.

Enfin, c’est dans le but de réévaluer et de réaffirmer l’importance de la notion philosophique de coeur et de ce qu’il évoque qu’en mai 2019 — et grâce à l’initiative conjointe de Marjolaine Deschênes et Marie-Michèle Blondin — une journée d’étude autour du dialogue a eu lieu. Les quatre articles résultant de cette journée, et qui sont rassemblés dans ce dossier, proposent un regard nouveau et actuel sur des thématiques souvent associées au coeur, c’est-à-dire le sujet et son rapport affectif à l’autre.