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La notion même d’écriture clinique n’est pas sans ambiguïté. On peut la définir en premier lieu par son objet : elle consiste en la rédaction des faits observés au lit du patient. Mais quels faits ? Que faut-il isoler et retenir de cette observation ? Tout est-il également important, tout mérite-t-il d’être écrit ? On peut également la circonscrire par son style : on appellera clinique une narration précise et froide, incluant trois protagonistes selon le triangle défini par Danielle Gourevitch[1] : le patient, le médecin, la maladie ; quel est alors, au sein de ce triangle, le point de vue à privilégier pour établir cette narration, et s’accorde-t-il avec l’objectivité requise dans une démarche médicale ? On peut enfin l’appréhender par son intention : l’écriture clinique a pour objectif de proposer un texte susceptible d’informer et de former d’autres médecins, par le rappel des cas qu’il transcrit (il fonctionne alors comme un mémento) et par le canevas d’enquête médicale qu’il est supposé suivre. En ce sens, écrire cliniquement revient à écrire la clinique elle-même — et le geste d’écriture fait partie de l’art médical comme tel : mais avec quelle méthode, et quelle effectivité réelle ?

Peut-on retrouver un tel programme dans la Collection Hippocratique — et donc considérer qu’en ce sens Hippocrate est bien le père d’une écriture clinique ? Comment ce corpus résout-il la tension irréductible entre écriture et clinique, perçue et questionnée dès le début de l’histoire de la médecine ?

Pour explorer cette question, nous nous pencherons brièvement sur la notion générale d’écriture médicale telle qu’elle est abordée en plusieurs endroits de la littérature hippocratique et galénique. Nous analyserons ensuite plus spécifiquement et longuement, au sein du corpus hippocratique, le cas des livres I et III des Épidémies qui offrent un exemple à la fois remarquable et problématique de ce qu’on peut attendre, dans l’Antiquité, d’une écriture clinique. Nous tenterons ainsi de démontrer que, si le cadre théorique accompagne et même dirige toujours le regard et, partant, la description proposée par le médecin, le système théorique n’est pas le seul élément guidant l’observation ; interviennent également la singularité du cas, et l’engagement éthique du médecin, au service d’une écriture clinique narrative et thérapeutique.

I. Écrire la médecine : une gageure ?

La médecine n’est pas facile à apprendre rapidement à cause de ceci qu’il est impossible qu’aucune de ses propositions demeure fixe, comme c’est le cas de l’art d’écrire qu’on peut apprendre par une seule méthode, et qu’on saura dans tous les cas ; et ceux qui savent <quelque chose>, ils le savent tous de la même façon, parce que le même <savoir>, demeurant identique maintenant et à un autre moment, ne va pas se transformer en son contraire, mais va rester tel qu’en lui-même, et il n’y a pas lieu <de tenir compte> d’un kairos. Mais la médecine n’agit pas de la même façon maintenant et à un autre moment, et elle agit de façon opposée pour la même personne, et ces actions s’opposent mutuellement entre elles. (Ἡ δὲ ἰητρικὴ νῦν τε καὶ αὐτίκα οὐ τὸ αὐτὸ ποιέει, καὶ πρὸς τὸν αὐτὸν ὑπεναντία ποιέει, καὶ ταῦτα ὑπεναντία σφίσιν ἑωυτοῖσιν)[2].

Selon une analyse de Iain Lonie[3] l’écriture est l’élément qui a permis l’émergence à l’âge classique d’un nouveau genre de médecine. Le ve s. est en effet le moment historique où l’on passe d’une médecine égyptienne, issue d’un monde où l’écriture est un domaine complexe et réservé à un clergé savant, à une médecine sécularisée, dans une société où de bien plus nombreuses personnes maîtrisent l’écrit et y ont accès ; et où pour cette raison chaque médecin peut avoir son répertoire de cas sur lui. Lonie en tire des conclusions générales sur, d’une part, la condition de possibilité de l’invention d’une médecine interne, et d’autre part, les débuts d’une réflexion d’ensemble dans le champ de la technique médicale sur la notion de méthode : l’écriture de la médecine suscite le passage d’une médecine à transmission orale, dans laquelle l’accent est mis sur la répétition des procédures, à une médecine à transmission écrite où l’on peut commencer à dissocier les principes méthodologiques généraux et abstraits de la factualité concrète du cas.

Mais cette évolution n’est pas facile ; et l’écriture est source de difficultés, et partant, de méfiance épistémique de la part des médecins grecs. L’auteur hippocratique du traité Sur les articulations le souligne explicitement :

Mais il n’est pas facile d’exposer exactement par écrit aucun procédé opératoire : il faut que le lecteur se fasse, avec ce qui est écrit, une idée de la chose[4].

De ce fait on va distinguer, au sein de la Collection Hippocratique, différents types de textes, différents styles d’écriture, plus ou moins adaptés à l’art médical et à sa théorie. Si la construction traditionnelle des traités généralistes (Ancienne médecine, Nature de l’homme) ne suscite pas à première vue d’immenses difficultés stylistiques, il n’en va pas de même pour les textes qui abordent une matière qui résiste à la narration ou à l’exposé démonstratif. On va ainsi se trouver dans la Collection face à des textes composites, non narratifs, non linéaires, plus proches du manuel ou du memorandum sous forme de liste que du traité médical — sans que l’on puisse facilement démêler l’existence éventuelle d’une hiérarchie ou d’une différenciation axiologique quelconque entre ces différents modèles d’écriture médicale[5].

On retrouve un questionnement proche beaucoup plus tard, chez Galien, qui, bien que lui-même grand polygraphe et amateur de livres, met à plusieurs reprises en garde ses lecteurs contre les dangers d’un savoir anatomique et médical purement livresque. L’écrit pour Galien ne peut pas remplacer l’observation directe, du fait de la difficulté pour celui qui écrit à décrire exactement ce qu’il a vu. La médecine demeure une science appuyée sur le regard, non sur le texte[6]. Galien compare la médecine à l’art du pilotage : l’un comme l’autre ne peuvent s’apprendre uniquement dans les livres[7].

Ce débat s’inscrit alors au sein de la querelle qui oppose Galien aux sectes médicales méthodiques et empiriques — les empiriques notamment faisant de l’historia un des éléments de leur trépied méthodique, au même titre que l’empeiria et l’autopsia[8]. Or si les empiristes considèrent qu’il est possible de faire usage du récit comme support de la technè iatrikè au même titre que l’expérience directe, cette pratique va de pair chez eux avec un scepticisme théorique radical, qui considère qu’il est impossible d’aller au-delà d’inférences du visible au visible et de statuer sur l’étiologie des maladies[9]. Galien, partisan d’une médecine dogmatique scientifiquement fondée, ne peut évidemment suivre une telle position, et son refus du scepticisme médical s’accompagne nécessairement d’une grande méfiance envers la méthodologie empiriste et l’usage qu’elle fait des témoignages et des supports écrits.

Il y a donc d’emblée et pendant toute la durée de l’histoire de la médecine grecque une tension permanente entre d’une part le constat de la difficulté, presque insurmontable, de l’écriture clinique, et la méfiance devant les savoirs strictement livresques de certains praticiens, et d’autre part l’intérêt porté à cette pratique, capable de fournir un support phénoménal indirect lorsque l’expérience directe est rendue impossible[10].

II. Les Épidémies, une clinique en temps réel ?

Le texte le plus emblématique de cette tension, celui des Épidémies, va à présent concentrer toute notre attention ; sa réception particulièrement remarquable, sa fortune immense dans les milieux médicaux et littéraires le signalent comme un objet d’étude de premier choix. Dès la période alexandrine, les Épidémies constituent une collection pédagogique de référence pour les médecins[11]. Il s’agit en effet du corpus le plus ancien contenant des fiches de malades.

La nature hétéroclite de ce texte a donné lieu à de multiples spéculations. V. Langholf a proposé une explication fondée sur l’hypothèse d’une structure ouverte, cumulative, avec des ajouts indéfinis de descriptions de malades de taille limitée[12]. Cette hypothèse cumulative explique assez bien l’apparence inachevée de chaque livre des Épidémies.

Les Épidémies forment un ensemble assez volumineux de sept livres au total, dont il est à peu près certain qu’il n’est pas d’un seul tenant ; le corpus des Épidémies est en réalité la réunion d’au moins trois ensembles de textes[13], et fait intervenir un nombre indéterminé d’auteurs. Parmi ces livres, le I et le III vont très probablement ensemble, et sont considérés aujourd’hui comme le texte d’un seul auteur, comme le prouvent certaines innovations lexicales typiques, ainsi que la cohérence de la composition de ces deux livres[14]. Les deux parties de ce texte ont été séparées très tôt, dès avant la période alexandrine[15]. Pour des raisons de commodité et de cohérence, notre analyse portera sur cet ensemble particulier de I et III.

Les Épidémies ont la particularité de relier de façon systématique l’état d’un lieu à celui de la population qui habite ce lieu, par le biais de la notion de constitution (katastasis). Les livres I et III proposent ainsi quatre panoramas épidémiques complets, dont au moins trois sont avec certitude situés à Thasos. L’auteur du texte respecte une méthodologie stricte : les constitutions qu’il établit associent pour chaque panorama l’examen du climat et de la géographie générale de la région pendant les quatre saisons de l’année à la liste des maladies et syndromes les plus fréquemment observés. Le respect de cette narratologie ne souffre pas d’exception. On a ainsi la succession suivante dans Épid. I et III :

Épid. I

  • I, 1-3 : constitution 1 (à Thasos pendant une année dite « australe et sèche »)

  • I, 4-10 : constitution 2 (à Thasos pendant une année dite « boréale et humide »)

  • I, 11-12 : recommandations, observations et consignes thérapeutiques générales

  • I, 13-22 : constitution 3 (à Thasos pendant une année dite « boréale et sèche »)

  • I, 23-26 : observations générales sur les fièvres, recommandations liées

  • I, 27 : 14 fiches de malades

Épid. III

  • III, 1 : 12 fiches de malades (suite des précédentes)

  • III, 2-14 : constitution 4 (pas de lieu, « année australe et humide »)

  • III, 17 : 16 fiches de malades

  • III, 15-16 [probable déplacement] : observations et recommandations générales

L’ensemble revendique une forte liaison entre les préambules, qui dressent un tableau général, et les études de cas ; néanmoins, cette revendication est en contradiction avec le décalage réel entre les cas décrits dans les fiches et ceux qui servent d’exemple dans les constitutions ; les préambules mentionnent en effet 26 malades supplémentaires par rapport aux 42 fiches effectivement proposées[16].

On a donc immédiatement une forme de distorsion entre les enjeux épistémologiques explicites des Épid., à savoir l’articulation de la théorie (les constitutions, les syndromes, les jours critiques) et de la clinique (incarnation des constitutions dans des cas), et la réalité de ce qui est effectivement écrit et décrit, les cas faisant l’objet de fiches ne recouvrant pas exactement les cas exemplaires sollicités dans les constitutions.

Chaque fiche suit elle aussi un plan assez régulier :

  • — tableau général personnalisé du malade

  • — description diachronique de la maladie

  • — résolution

  • — éventuellement un diagnostic, c’est-à-dire une intégration du cas dans une typologie liée à une catégorie nosologique.

Prenons l’exemple du cas dit du « jeune homme couché » (Épid. I, 1, 8) :

  • Le jeune homme, qui était couché Place des menteurs, fut pris de fièvre ardente à la suite de courbatures, de fatigues et de courses contraires à son habitude.

  • Au premier jour, ventre troublé, avec des matières bilieuses, ténues, abondantes ; urines ténues, un peu noires ; il ne dormit pas ; il était assoiffé.

  • Au deuxième jour, tout s’exacerba ; déjections plus abondantes, plus inopportunes ; il ne s’endormit pas ; intelligence troublée ; il eut de petites sueurs légères.

  • Au troisième jour, ce fut difficile à supporter (δυσφόρως) ; il était assoiffé, nauséeux ; forte jactation ; angoisse ; il fut frappé de délire ; extrémités livides et froides ; tension de l’hypocondre un peu flasque des deux côtés.

  • Au quatrième jour, il ne s’endormit pas ; son état empira.

  • Au septième jour, il mourut.

  • Pour l’âge, environ vingt ans. [Aigu][17].

Cette fiche présente deux difficultés que l’on retrouve dans une grande majorité des fiches des Épid. I et III. Premièrement, comme l’indiquent les crochets droits, la notation nosologique finale est postérieure à la première rédaction du texte ; elle a probablement été rajoutée par un éditeur ou un copiste alexandrin. C’est le cas de l’ensemble des notations nosologiques des Épid. qui sont de plus loin d’être systématiques ; de nombreuses fiches ne proposent aucun diagnostic[18].

Deuxièmement, la fiche, comme c’est le cas dans les 42 fiches de notre corpus, ne mentionne pas la saison — qui est pourtant dans les constitutions un élément explicatif essentiel ; les fiches s’abstiennent donc de relever ce que le tableau nosologique des préambules place au centre de son sujet. Il y a là une incohérence manifeste qui mérite que l’on s’y arrête[19].

Jouanna[20] émet l’hypothèse qu’il doit en réalité manquer des fiches, ce qui est probable[21] mais n’explique qu’en partie cette discordance. Cette absence de certaines fiches ne dit rien en effet sur l’absence de notation des saisons dans les fiches conservées. Quand bien même l’auteur des Épid. aurait eu d’autres données à sa disposition, elles n’auraient ainsi pas donné nécessairement davantage de cohérence au tableau complet[22].

Il n’est en réalité pas impossible que cette ambivalence soit intentionnelle, ou, plus exactement, qu’elle signale une ambiguïté consciente et volontaire dans les intentions de l’auteur des Épid. Le texte est en effet à la croisée d’au moins trois projets distincts, qu’il ne satisfait qu’en partie et entre lesquels il n’est pas certain qu’il hiérarchise réellement : 1) identifier (donc poser un diagnostic rétrospectif), 2) illustrer (qu’il s’agisse de la théorie des jours critiques ou de la validité des constitutions), 3) enquêter (les notations proposées ayant ainsi un usage en vue d’une pratique médicale personnelle, sur le terrain constitué par la population de Thasos).

III. Quelle écriture pour quelle clinique ?

La difficulté à discerner l’intention exacte de l’auteur des Épid. devient flagrante si l’on compare ce texte avec d’autres exemples d’écritures cliniques antiques. Prenons le cas des écrits de Galien ; ce dernier ne dissimule jamais les raisons ni la cible de ses très nombreux livres : partager et diffuser ses hypothèses médicales, former ses élèves y compris à distance, et entretenir sa réputation en forgeant et consolidant une image flatteuse d’érudit et d’habile technicien ; les descriptions et analyses de Galien sont publiques, destinées à un public et au service de sa propre publicité ; s’il s’attarde sur un cas, c’est dans une perspective à la fois savante (le cas est intéressant par ce qu’il enseigne du point de vue du savoir médical en lui-même) et rhétorique (le cas est remarquable et sa mise en scène est comme une démonstration de la virtuosité du médecin). L’écriture clinique de Galien est ainsi explicitement et volontairement exotérique dans toutes ses dimensions[23].

Dans le cas des Épid. la perspective est tout autre. Cette écriture clinique, malgré le soin apporté à la composition de l’ensemble et à la présentation des cas, semble bien davantage tournée vers une intériorité que vers un public. Elle ne démontre pas ni n’exhibe ; ce qu’elle donne à voir n’a en apparence ni l’évidence d’une preuve ni la pédagogie d’un enseignement.

Plusieurs hypothèses, toutes intéressantes et suggestives ont été proposées pour éclaircir cette intention de l’auteur des Épid.

Vust-Mussard[24] suppose qu’il s’agit de montrer « par l’exemple » en quelque sorte comment on fait un diagnostic ; ce qui rattacherait les Épid. à la catégorie informelle de ce qu’on appelle aujourd’hui la littérature « grise », qui n’est ni une publication scientifique officielle et publique, ni un écrit strictement personnel. Dietrich[25] quant à lui, en s’appuyant sur certaines régularités syntaxiques, fait l’hypothèse que ces fiches servaient d’aide-mémoire aussi bien que de support d’enseignement, leur style particulier permettant un classement rapide et facile en l’absence d’index ou de table des matières. Jouanna, éditeur récent du texte, affirme[26] qu’il s’agit bien là d’un texte technique, « écrit par un médecin pour les médecins », et qu’il faut donc rapprocher au sein de la Collection Hippocratique du Pronostic — texte explicitement destiné à servir de support théorique aux hypothèses des praticiens.

Langholf quant à lui propose une hypothèse herméneutique plus englobante, et tente une synthèse tenant compte des différentes intentions énoncées plus haut. Les Épid. seraient bien un texte didactique, mais non nécessairement pédagogique au sens premier du terme. La lecture de Langholf, appuyée sur une étude très minutieuse des VII livres des Épid. propose d’y lire, d’une part, une oeuvre collective, produite par réagencement et mises à jour à partir d’un substrat théorique commun, et transmise aux médecins chargés de l’enrichir à leur tour de leurs propres observations ; d’autre part, le produit d’une tentative non pas d’enseignement mais bien plutôt de recherche, dans laquelle les observations minutieusement consignées ont pour but de mettre à l’épreuve et de valider ce substrat théorique commun, celui des traités systématiques de la Collection, qui n’est jamais réfuté — y compris lorsque les cas présentés semblent proposer des annotations contraires à la théorie[27].

Cette difficulté — l’apparente incohérence entre les constitutions et les descriptions cliniques — relève très probablement en réalité du statut complexe de la nosologie hippocratique. Les Épid. nous mettent en présence des deux moments essentiels du travail médical : la théorisation d’une part, l’observation clinique et le soin en temps réel de l’autre ; la mise en regard de ces deux moments s’accompagnant du possible aveu d’une impossibilité à les faire totalement coïncider. Deux logiques s’y affrontent en effet : celle d’une part de l’évolution interne singulière propre à chaque patient, celle d’autre part de cette même évolution du fait de la constitution et du complexe nosologique dans lesquels s’inscrit le cas[28] ; or, cet affrontement a pour conséquence de mettre en lumière le fait qu’au moment de la cure, les catégories nosologiques et théoriques ne servent à rien. La typologie des maladies ne peut avoir qu’un rôle postérieur, à titre de nomenclature ; ce que l’on observe au lit du malade, et qui sera transcrit par l’écriture clinique, ce n’est pas une maladie, ce n’est pas même une constitution ; c’est une singularité, c’est-à-dire l’interprétation par l’idiosyncrasie du malade de la rencontre de la maladie, de la constitution et du corps observé. L’écriture clinique montre en réalité, non pas la nosologie, mais le corps du patient. Il est en ce sens révélateur que, dans le corpus lui-même, les notations nosologiques entre crochets droits soient postérieures à l’écriture des fiches ; c’est la réception des Épid. qui les « nosologise », qui éprouve le besoin d’inscrire les singularités décrites dans des régularités théoriques. L’écriture clinique des Épid. demeure quant à elle toujours celle d’une ponctualité, d’une occasion.

Langholf établit, avant Jouanna lui-même, un parallèle très fort entre Épid. 1 et 3 et Pronostic, avec un schéma clinique commun qui s’éloigne de la nosologie fermée et stricte de Des maladies, et qui procède d’une autre façon, comme un outil de tri des données cliniques devant des tableaux flous, ambigus ou multiples[29]. La théorie des jours critiques, toujours en arrière-plan des descriptions proposées, organise les données selon des indices qui ne sont pas uniquement de nature taxonomique, comme dans le cadre d’une nosologie fermée. Ce que Langholf explique par une intention résolument tournée vers le pronostic — il s’agirait bien de montrer que le pronostic est possible, en suivant la théorie commune et sans la prendre en défaut, y compris dans les cas limites, dans lesquels on ne reconnaît pas au premier abord la grille nosologique habituelle. Cette lecture, si elle a l’immense mérite de redonner une cohérence technique à ces apparentes divergences entre les différents éléments de la description, insiste il nous semble un peu trop univoquement sur la volonté normalisatrice des auteurs — et ne souligne pas suffisamment les véritables espaces de critique que l’on peut déceler à l’intérieur du texte et sur lesquels nous allons à présent insister ; il nous semble en effet important de mettre en relief au sein des Épid. la présence d’une démarche empirique tournée vers le singulier, dont la perspective n’est pas uniquement épistémique mais également éthique, à travers une narration orientée vers la thérapeutique.

IV. La construction stylistique de la maladie

Les Épid. construisent en réalité sous nos yeux un véritable modèle ou schéma narratif de la maladie, structuré selon sa temporalité, sa régularité, son orientation vers une résolution (mort ou guérison). Ce schéma narratif est particulièrement sensible lorsqu’il s’agit de raconter des entités nosologiques qui sont identifiées et interprétées à partir de la théorie des jours critiques. Le schéma narratif joue ici en réalité un véritable rôle médical, puisque les jours critiques permettent d’identifier une régularité qui permet le pronostic, et donc, le soin. La fiche de patient, qui se présente à nous une fois le cas résolu, donc l’histoire terminée, est ainsi une façon pour le médecin observateur d’organiser de façon rétrospective ce qui se présente dans la situation clinique comme un chaos indiscernable pour qui n’a pas l’oeil exercé. Elle établit le compte rendu non seulement de ce qui a été perçu au lit du patient, mais de l’interprétation qui en a été faite sur le moment et qui a conduit le praticien à privilégier tel ou tel phénomène pour le rattacher à un système de régularités, à une structure nosologique spécifique.

Le repérage de ce schéma rend impossible l’hypothèse de simples notes prises au moment de la consultation[30] ; il y a bien une réécriture à l’oeuvre dans les Épid. Cette réécriture est bien le fait d’un technicien de la médecine, comme en témoignent non seulement l’irruption de la première personne à quelques endroits du texte, mais aussi des interventions de l’auteur en tant qu’auteur, indiquant visiblement des étapes antérieures et postérieures de son travail d’écriture[31] ; et ces ruptures temporelles dans l’écriture elle-même s’accompagnent de ruptures dans la collection des observations, puisqu’à plusieurs reprises l’auteur fait aussi état d’éléments qu’il n’a pas observés directement mais qui lui ont été rapportés par l’entourage, ou par le malade lui-même[32]. Ce technicien s’adresse de plus probablement à d’autres techniciens experts, qui seront à même d’interpréter un sous-texte (symptômes absents ou inhabituels par rapport au cadre nosologique connu) et d’en tirer des conclusions théoriques (validité du système) ou pratiques (bienfaisance ou malfaisance du traitement)[33].

Nous avons donc affaire avec ces fiches à un ensemble de données faussement transparent, extrêmement écrit et très fortement réorganisé par l’auteur à partir de données collectées directement mais aussi indirectement. Comme le fait à juste titre remarquer Longhi[34], il ne faut pas confondre la réception des Épid. qui a très vite attaché à ces textes une réputation d’objectivité pour en faire le premier modèle de l’écriture clinique, et leur réalité stylistique et rhétorique. Car bien loin de proposer un simple compte rendu neutre, les Épid. sont avant tout présentées, et ceci très explicitement, comme un véritable manuel d’observation active et orientée :

Pour ce qui relève des maladies, quelles étaient les sources de notre connaissance (il convient de le dire). C’est en nous informant à partir de la nature générale de tous et de la nature particulière de chacun ; de la maladie, du malade ; des traitements ; de celui qui traite, car on va vers le plus facile ou le plus difficile à cause de lui ; à partir de la constitution — prise dans son ensemble et dans ses parties — des choses célestes et de chaque région ; à partir de l’habitude ; du régime ; du genre de vie ; de l’âge de chacun ; par les paroles ; par les comportements ; par le silence ; par les pensées ; par le sommeil ; par l’absence de sommeil ; par les rêves, lesquels et quand ; par les gestes pour arracher ; par les gestes pour gratter ; par les larmes ; à partir des paroxysmes ; par les déjections ; par les urines ; par les crachats ; par les vomissements ; et combien, d’où et vers où (ont lieu) les successions de maladies et les dépôts, en direction de la mort ou de la crise ; sueur ; frisson ; refroidissement ; toux ; éternuements ; hoquets ; respiration ; éructations ; vents silencieux, bruyants ; hémorragies, hémorroïdes ; c’est à partir de cela et de tout ce qui en résulte qu’il faut examiner (σκεπτέον)[35].

La méthode d’observation ici décrite inclut parmi les choses à observer le médecin lui-même, décrit comme responsable de la bonne ou mauvaise évolution du processus : le regard à l’oeuvre est surplombant, et donc nécessairement rétrospectif, de sorte que le médecin qui écrit n’est pas exactement le même, n’est pas dans la même temporalité et actualité, que celui qui, au chevet du malade, observe et interprète à partir de ce qu’il observe pour décider d’un geste thérapeutique. La narration de la maladie fait ainsi du médecin un protagoniste de la maladie, acteur décisif dont la décision entraîne des conséquences[36].

J. Pigeaud, développant une intuition forte de Deichgräber, explique en termes lumineux comment les descriptions soigneusement élaborées des Épid. reposent sur une sémiologie implicite opérée par le médecin auteur s’adressant à des médecins lecteurs, transformant l’ensemble composé par le malade, le médecin et la maladie en ensemble de signes orientés de façon combinatoire et non mécanique. « Un cas est une suite d’éléments à combiner. Leur combinaison est nécessaire, puisque ces événements ont effectivement eu lieu dans une série, avec une issue que l’auteur nous donne, favorable ou néfaste. Et leur combinaison est aléatoire, puisqu’il se peut que ces éléments n’aient pas une signification dans leur succession, mais que ce soit le rapprochement de tel et tel qui soit signifiant[37]. » Ce qui finalement va opérer l’ordonnancement final, et restituer un sens complet à l’ensemble observé, c’est le regard personnel et retardé du médecin qui transforme le mal en récit. Ce regard n’est pas neutre ; il n’est pas non plus dirigé par la simple application de recettes théoriques ; il est poétique au sens premier, capable de produire par imitation créatrice une unité de sens autonome qui survive au moment de sa production et qui puisse ensuite faire sens pour un nouveau spectateur.

L’écriture clinique s’impose comme une seconde clinique, une clinique de la clinique ; elle est le procédé de récapitulation qui clôt en quelque sorte l’épisode médical et qui lui donne son sens définitif. L’écriture clinique, en tant qu’elle est une écriture du clinicien, ne peut donc pas être un récit neutre, car il n’y a aucune neutralité dans la médecine, pas plus que dans la maladie. Médecine et maladie décident de la vie et de la mort, du bien et du mal, de l’agréable et de l’insupportable ; médecine et maladie sont ainsi les réalités les plus axiologiques qu’on puisse penser, et leur écriture l’est également. En ce sens, l’écriture clinique suppose un véritable engagement du médecin, tout entier focalisé sur un objet qui lui-même est traversé de souffrances et de tragédie — et sa description ne peut que donner également à voir cet engagement et cette tragédie. L’empirisme médical, loin de se traduire dans une énumération sans distance de symptômes, suppose en réalité une double critique du phénomène : critique épistémologique qui passe le phénomène au crible de la théorie, critique éthique qui saisit les trajectoires heureuses ou malheureuses et les associe à un sujet unique.

Cette nature particulière de la description médicale, qui est sélective et savante, car elle propose non pas un compte rendu mais une véritable interprétation des faits, avait été tout à fait clairement comprise par Galien qui faisait lui-même du regard médecin un thème d’exhibition au cours de célèbres démonstrations publiques d’anatomie[38].

Les anciens croient qu’<Hippocrate> a décrit tous les symptômes arrivés aux malades, tout comme Thucydide. Or, il n’en est pas ainsi, mais c’est justement tout le contraire que sont les écrits d’Hippocrate, comparés à ceux de Thucydide. Car lui décrit tout ce qui est connu même des non-spécialistes, en ne passant absolument rien de cela sous silence, tandis qu’Hippocrate écrit peu de cela — à savoir juste ce qui a de l’importance pour l’état général selon lequel le malade est en danger —, mais, en revanche, beaucoup d’autres choses, qui, tout en échappant aux non-spécialistes, fournissent un diagnostic tout à fait conforme à l’art et peuvent souvent ne pas être remarquées des meilleurs médecins eux-mêmes[39].

On peut replacer cette remarque de Galien dans le cadre déjà évoqué de la critique de la médecine empirique et de sa pratique qui inclut l’historia dans le trépied méthodologique ; si la description hippocratique est médicale, c’est en ce qu’elle n’est justement pas une historia, un récit exhaustif d’une série d’événements passés qu’il conviendrait uniquement de se remémorer avec exactitude — quand bien même cette conception de l’historia n’est en réalité pas forcément très fidèle à l’intention de Thucydide lui-même, qui espérait bien que son récit puisse permettre de dégager des interprétations et des étiologies[40]. La vraie distinction n’est en réalité pas tant à placer du côté de l’exactitude, que de celui de l’exhaustivité. Le médecin va sélectionner au sein de sa description des éléments qui ne sont importants que dans le contexte médical, en vue du pronostic et du geste thérapeutique — ou de son abstention si rien n’est possible. Certains de ces éléments seraient probablement passés sous silence par un profane, et d’autres abondamment soulignés alors qu’ils ne sont d’aucune pertinence pour le praticien. Prenons pour illustrer cette affirmation un cas très célèbre d’Épid. III, celui de la femme de Déalcès :

À Thasos, la femme de Déalcès, qui était couchée auprès du sanctuaire d’Hélios, fut prise d’une fièvre avec frissons, aiguë, à la suite d’un chagrin. Depuis le début, elle s’enveloppait (dans les couvertures) et elle le fit jusqu’à la fin ; toujours silencieuse ; elle palpait, arrachait, grattait, ramassait des cheveux ; larmes, et inversement rire ; elle ne dormait pas ; du ventre, malgré un excitant, rien ne sortait ; elle buvait un peu, quand on le lui rappelait ; urines ténues, en petite quantité, n’ayant pas de sédiments ; fièvres, au toucher avec la main, ténues ; refroidissement des extrémités[41].

La première notation symptomatique pointe avec une précision remarquable deux signes cliniques très caractéristiques des encéphalites, l’enveloppement, et le crocydisme, autrement appelé carphologie, consistant en mouvements automatiques d’effilochage et de ramassage ; ces signes, évidents pour un oeil exercé, n’ont aucun sens pour un oeil profane ; ils ne peuvent pas être identifiés comme symptôme sans une longue habitude clinique. Le regard du clinicien ne va donc pas, de façon déductive, du signe vers son interprétation ; il fonctionne plutôt, de façon régressive, de l’interprétation vers le signe qui ne peut être identifié comme signe qu’a posteriori, après l’exercice du jugement médical — Longhi parle également d’intransitivité pour décrire cette particularité du regard médical[42].

Mais on ajoutera également à cette intransitivité épistémique, l’irruption d’une posture éthique, qui se manifeste par exemple ici en cette brève notation du chagrin à l’origine du mal de cette patiente. Que cette mention ait ou non une valeur clinique (et elle en a nécessairement une, dans l’hypothèse hippocratique holiste d’un complexe psychosomatique à l’origine des maladies), elle produit également et sans contradiction une humanisation de la patiente, qui n’est pas réduite dans la description à son mal, mais rattachée à une existence d’être sensible et socialisé, un corps animé d’affects et de sentiments méritant eux aussi une mention clinique. C’est là un point très remarquable des « fiches de patients » lisibles dans les Épid. : ces corps malades sont également des individus, souvent nommés, souvent socialement situés. La sélectivité du regard médical conserve ces éléments dont le rôle stylistique est également de construire une empathie entre le lecteur et le malade. Ces marqueurs individuels sont d’autant plus précieux et efficaces qu’ils interviennent dans ce qui est le seul discours autour de ces malades, qui n’existent pas en dehors de la description qui en est faite par le médecin ; protagonistes muets, nous n’avons pas accès à leur propre récit. Pour utiliser une expression contemporaine, s’il y a ici médecine narrative ou médecine par la narration, cette narration est uniquement celle du médecin, jamais du malade.

On relève ainsi, en Épid. III, IV, un passage assez remarquable de la quatrième constitution dans lequel le récit du patient semble s’enchâsser au sein même de la description médicale ; la narration empathique fait intervenir, dans une forme de discours indirect, les émotions mêmes des patients, puisque l’auteur de cette quatrième constitution signale la nature « plus effrayant[e] que dangereu[se] » de certains épisodes d’une épidémie d’érysipèles (IV, III, 4) ; la notation de la frayeur devant les développements spectaculaires de certaines lésions concerne bien évidemment le malade qui voit son propre corps rongé, non le médecin qui a justement identifié que le danger ne vient pas de l’étendue du mal mais de sa localisation à certains endroits du corps.

V. Voir et ne pas voir : le costume de la maladie

L’écriture est évidemment un support indispensable pour l’exercice de ce regard rétrospectif ; elle crée la possibilité analogique par la confrontation désynchronisée des symptômes visibles avec les grilles d’interprétation. Ce qui n’est pas sans créer quelques surprises pour notre propre regard contemporain, informé par d’autres grilles, d’autres structures interprétatives. Devant un tableau clinique semblable, nous ne verrons pas nécessairement la même chose qu’un médecin hippocratique[43]. La maladie qui frappe les patients décrits dans les Épid. a des contours mouvants, et une fort inquiétante étrangeté face à l’horizon d’attente d’un lecteur qui croit connaître le costume de telle ou telle affection. Les Épid. perturbent nos grilles nosologiques qui rattachent, pour des raisons d’ailleurs souvent littéraires autant qu’épistémiques, univoquement, des signes spécifiques à des maladies.

C’est tout à fait évident dans un cas de maladie bien connue comme la phtisie, omniprésente dans les constitutions des Épid., mais que nous aurions du mal à identifier et à distinguer des autres types de fièvres si la traduction ne nous livrait pas son nom[44]. Dans les Épid., la caractéristique de la phtisie est une fièvre extrême et surtout un affaiblissement généralisé et spectaculaire décrit comme une consomption, qui donne d’ailleurs son nom à la maladie. La toux sanglante, que nous considérons aujourd’hui comme typique des maladies tuberculeuses, et qui hante aussi bien notre mémoire collective que notre littérature, n’est qu’un symptôme secondaire, aucun lien n’est établi par l’auteur entre la phtisie et les poumons ou la capacité respiratoire[45]. La phtisie, crainte et abondamment accusée, n’a ainsi ni localisation ni étiologie ni même la symptomatologie très spécifique que nous lui connaissons ; elle n’obéit finalement à aucun des critères que notre regard contemporain utilise pour identifier ce que nous appelons une « maladie ».

Un autre cas spectaculaire, inverse, de cette déception de nos regards modernes est celui des oreillons, très reconnaissables pourtant pour nous, mais qui ne semblent ni identifiés ni interprétés comme nous pourrions nous y attendre par l’auteur des Épid., comme s’il peinait à rassembler cette multitude de signes qui pour nous sautent aux yeux et à les rattacher à une même entité nosologique :

Des gonflements aux oreilles chez beaucoup, d’un seul côté ou des deux à la fois. […] Ces gonflements se produisaient chez des adolescents, des jeunes gens, des hommes dans la force de l’âge, et parmi eux chez la plupart de ceux qui fréquentaient la palestre et les gymnases ; quant aux femmes, ils n’en atteignaient qu’un petit nombre. […] Chez quelques-uns en plus, après un certain temps, des inflammations avec souffrance à un testicule, d’un côté ou de l’autre, et chez les autres, aux deux à la fois[46].

Enfin, le cas le plus singulier, et finalement le plus instructif pour nous, est peut-être celui de deux maladies qui sont tout à fait familières pour le lecteur de la littérature médicale de cette époque, qui apparaissent constamment, qui constituent par leur fréquence et leur létalité un souci constant pour le médecin antique — mais que nous ne pouvons rattacher à aucune maladie connue de nous : le causus et le phrénitis, sortes de crises accompagnées de fièvres dont l’évolution est si variable qu’on peut les rattacher à de très nombreuses catégories nosologiques actuelles sans aucune certitude finale. Voilà deux « maladies » qu’un médecin hippocratique identifiera régulièrement, mais que nous serions quant à nous bien en peine de reconnaître, malgré l’abondance de descriptions à notre disposition dans l’ensemble de la littérature médicale ancienne. Dans Épid. I, 14, 1, l’auteur place au tout premier plan parmi les symptômes du causus l’hémorragie nasale ; mais ce qui rend ce symptôme décisif à ses yeux vient de ce que sa présence permet de produire un pronostic, favorable ou défavorable selon la nature exacte de l’écoulement, sa force, sa durée ; ce n’est pour autant pas un signe systématique de causus. Le causus est un syndrome qui, quand il implique une hémorragie nasale, peut faire l’objet d’un pronostic ; cela n’exclut, ni causus sans épistaxis, ni épistaxis isolées[47].

Contrairement à la phtisie ou aux oreillons, causus et phrénitis sont pour nous à proprement parler des maladies qui n’existent pas[48].

Pour donner une idée de l’apparence protéiforme de ces deux « maladies », voici le tableau des signes relevés dans Épid. I et III dans les constitutions et les fiches, lorsqu’un diagnostic y est proposé.

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La 3e constitution décrit même un cas particulièrement dramatique, endémique selon l’auteur, dans lequel causus et phrénitis s’associent pour constituer une nouvelle affection, pas davantage identifiable pour nous, mais qui donne lieu à un délire généralisé accompagné de fortes fièvres, très souvent mortel[49]. L’intrication extrême des signes somatiques et psychiques, qui marque visiblement pour l’auteur la gravité du mal, en est le principal critère diagnostique.

L’impossibilité à établir des rétrodiagnostics conformes à nos propres grilles nosologiques[50] à partir des Épid. ne disqualifie pas pour autant d’emblée l’écriture clinique de son auteur. Elle souligne plutôt encore plus vivement que le diagnostic n’est à proprement parler pas l’objet du médecin hippocratique. Les descriptions cliniques proposées dans les Épid. n’ont aucun soubassement ontologique stable, car, pour reprendre une dichotomie proposée par Owsei Temkin[51], elles n’ont pas pour fonction de décrire des maladies en termes ontologiques mais physiologiques, c’est-à-dire fonctionnels et orientés vers une procédure thérapeutique qui peut finalement faire l’économie d’une étiologie théorique stable, mais qui a surtout besoin de repérer et séquencer des régularités phénoménales, elles-mêmes organisées et interprétées ensuite par le regard médical en termes de pronostic, favorable et défavorable — et par le regard éthique, en termes de résolution heureuse ou tragique. Cette orientation vers le pronostic suppose que la régularité est non seulement reconstruite mais bien même fabriquée. C’est le sens d’une observation structurée par le repérage de ce qui est en amont conçu comme événement décisif ou non dans le déroulement du cas — notamment, mais pas uniquement, le repérage des jours critiques[52], mais aussi de tout autre fait pourvu théoriquement ou empiriquement d’un pouvoir prédictif fort. Si le médecin hippocratique ne voit pas la même chose que nous, c’est qu’il ne cherche pas la même chose dans le cas ; ses biais sont différents des nôtres, et sa pratique induit sa recherche autant que notre expérience oriente notre lecture. Nous nous étonnons de ne pas retrouver dans les descriptions de maladies que nous pensons reconnaître les éléments qui pour nous sont déterminants pour cette identification ; cela vient d’une réception différente de celle du lecteur à qui la description était originellement adressée. On peut probablement à ce titre parler d’une véritable scénarisation clinique, ponctuée d’épisodes attendus ou inattendus, correspondant aux biais spécifiques du médecin hippocratique. Ignorant que nous sommes des attendus du scénario, nous en avons perdu les éléments de compréhension, comme devant une saga dont nous ne connaîtrions pas les personnages.

VI. Une écriture thérapeutique ?

Et pourtant, même cette analyse fonctionnaliste du texte nous maintient dans une sorte d’insatisfaction herméneutique. En effet, s’il n’y a pas d’ontologie médicale à proprement parler, il n’y a pas non plus réellement de thérapeutique directement visible dans ces textes[53]. La méthode même d’enquête clinique semble vouer le clinicien au pessimisme et à l’expectative.

Les observations du médecin des Épid. sont de fait la plupart du temps détachées de toute trace de geste de soin. Pourtant l’action, et les règles qui l’accompagnent, demeurent bien dans sa perspective directe — c’est en effet dans les Épid. I que l’on peut lire peut-être la plus connue des règles déontologiques hippocratiques : d’abord, ne pas nuire[54]. On peut peut-être en déduire deux hypothèses : la première, que l’observation et l’écriture qui en découle sont bien un moment à part entière du soin ; la seconde, que l’éthique médicale à l’oeuvre dans ces textes est une éthique de la suspension, de la retenue ; le geste médical est rare et mûrement pesé, l’art du médecin reposant non pas tant dans ce qu’il fait que dans ce qu’il voit et dit de ce qu’il voit. Les Épid. décrivent une clinique ramenée à son expression la plus pure, une clinique qui n’attente pas à l’intégrité d’un corps qu’elle respecte et qu’elle envisage comme le lieu d’un processus nosologique si complexe que sa seule identification est en soi déjà le sommet de la technè iatrikè.

Cette identification est le produit d’une activité non pas directement curative, mais toute logique et intellectuelle, un ordonnancement du chaos des observations par le regard embrassant et surplombant de l’expert qui, maîtrisant l’espace et le temps des symptômes, construit de toutes pièces au lit du patient une nature régulière, dans laquelle l’art médical devient possible[55]. La recherche de schémas récurrents, via les constitutions, de communautés et de ressemblances entre les syndromes, manifeste cet effort de normalisation qui constitue l’essence de la théorie hippocratique. Le style des Épid., par lequel la durée concrète des symptômes se transforme sous nos yeux en une suite organisée d’événements signifiants dessinant la structure abstraite, conceptuelle, de la maladie, est bien pour reprendre une formule de J. Pigeaud, celui de « l’écriture fondatrice de la médecine », car il est, déjà, de la médecine[56].

C’est en cela que le point remarquable, et sur lequel nous avons tenté d’insister, est que ce travail de normalisation ne s’effectue pas au détriment de la singularité — dans sa forme médicale, qui est celle de l’idiosyncrasie. La dramatisation de l’écriture clinique, qui oriente toute l’observation vers un pronostic et donc une résolution, bonne ou mauvaise, est d’autant plus intense qu’elle ordonne le devenir d’un être à qui est donné un nom, un âge, parfois une histoire personnelle, et toujours des particularités qui identifient en lui un cas singulier, et non simplement un exemple indifférencié. Que cette sensibilité au singulier soit, comme le pensent Langholf ou Manetti, ordonnée à une tentative de valider une théorie médicale y compris dans ses apparentes exceptions, ou qu’elle soit, comme nous le pensons de notre côté, la manifestation d’une véritable démarche poétique et éthique qui repose sur un engagement réel avec le phénomène, dans un contexte qui n’admet aucune neutralité, elle n’en demeure pas moins ce qui donne à ce texte son caractère si étonnamment actuel.

Les Épidémies hippocratiques ne proposent pas une écriture clinique comme une méthode à appliquer dogmatiquement mais comme une voie de recherche. Ces textes sont en réalité le reflet d’un véritable travail d’enquête et d’intellection autour du corps malade, travail qui n’est jamais véritablement achevé — et c’est aussi sans doute cet inachèvement qui, au-delà de la proximité émouvante avec ces patients éloignés de nous de plusieurs siècles, touche encore sincèrement le lecteur d’aujourd’hui.