Note critique

Peut-on vivre l’Absolu ?Étude critique sur le phénoménisme ontologique de P.S. Blouin[Notice]

  • Guillaume St-Laurent

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  • Guillaume St-Laurent
    Faculté de philosophie, Université Laval, Québec

À propos de l’ouvrage de Philippe Setlakwe Blouin, La phénoménologie comme manière de vivre (désormais abrégé « PMV »), Bucarest, Zeta Books, 2021.

Dans son récent ouvrage, La phénoménologie comme manière de vivre, Philippe Setlakwe Blouin entreprend de montrer qu’une phénoménologie conséquente devrait abandonner entièrement sa vocation théorique traditionnelle et assumer son potentiel transformateur sous la forme d’une éthique pratique du « laisser-être ». En ce sens, Blouin soutient que la phénoménologie devrait être réformée sous la forme d’une pure phénoméno-praxie, délestée de son « exigence descriptive-eidétique » comme de tout langage prédicatif, car celui-ci imposerait inévitablement un « carcan conceptuel » à l’expérience sensible ou au « monde de la vie <Lebenswelt> ». Loin de la « science » qu’appelait de ses voeux Husserl, le principe recteur de la phénoménologie serait plutôt à trouver dans un « état mystique de conscience » que l’épochè transcendantale, élevée ici au rang d’« exercice spirituel », aurait l’insigne pouvoir de libérer. Tout au plus la phénoméno-logie devrait-elle se contenter de lever l’illusion de l’« attitude naturelle » — dans laquelle l’être humain se représente en immersion dans un monde qui existerait « en soi », indépendamment de toute expérience —, de manière à guider la pensée vers l’unité antérieure de l’être, un absolu auquel le langage propositionnel interdirait tout accès, ne pouvant au contraire que « s’auto-expérimenter » dans le silence. Il ne suffirait donc pas d’insister à la suite de Pierre Hadot sur la dimension pratique de la phénoménologie et de la philosophie en général, comme si, à l’instar de ce que proposaient les travaux pionniers de Natalie Depraz (qui signe par ailleurs la préface de l’ouvrage et fut codirectrice de la thèse de doctorat dont procède ce dernier), la technique de « conversion existentielle » qui pouvait en être tirée ne constituait qu’une voie parmi d’autres pour la phénoménologie. La thèse de Blouin est beaucoup, voire infiniment, plus radicale : le discours déclaratif aurait pour conséquence inévitable de forclore notre accès à l’unité inconditionnée de l’expérience, à cette intuition directe de l’Être qui pourrait se traduire en « manière de vivre » et qui seule permettrait de trouver la liberté intérieure, l’ataraxie. Dès lors, l’épochè transcendantale (ou la « réduction phénoménologique »), considérée dans son double geste de suspension du jugement, qui revient à « cesser de se parler à soi-même », et de reconduction du regard vers l’expérience sensible immédiate, où l’attention se porte exclusivement « vers le monde sensible ou antéprédicatif, avec toute la richesse de sens inarticulé qu’il comprend », constituerait l’essence propre non seulement de la phénoménologie transcendantale de Husserl, mais aussi de la phénoménologie en général « si tant est que l’on assume jusqu’au bout sa logique conversionnelle », c’est-à-dire que l’on reste fidèle à la « chose même ». Bien comprise, la phénoménologie pourrait ainsi être identifiée, suivant ce double geste attentionnel, à une contemplation désintéressée du flux de l’expérience vécue, proche de la méditation zen et de la pleine conscience. Blouin défend ainsi une thèse voisine de l’« archi-corrélationnisme » déployé par Michel Bitbol dans Maintenant la finitude. Peut-on penser l’absolu ?, en droite ligne de ses précédents travaux, où il s’agissait aussi de déconstruire le réalisme spontané de l’attitude naturelle à la faveur d’une « épistémologie transcendantale » elle-même fondée sur une pratique de l’épochè qui conduirait à un « absolu sans objet », selon l’expression du penseur bouddhiste indien Nagarjuna. Tous deux se démarquent avec une puissante originalité du « tournant réaliste » actuel de la philosophie, qui concerne aussi bien la philosophie dite anglo-saxonne que continentale (quoique Habermas ait sans doute raison de soutenir dans le cadre de sa nouvelle …

Parties annexes