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Nombreux sont les articles consacrés à l’étude des processus psychiques d’un individu après le décès d’un être cher[1]. Plus rares sont ceux qui analysent le « pré-deuil » distinctement du « deuil anticipé[2] ». Le premier consiste dans « un travail de réaménagement psychique qui permet de supporter deux réalités apparemment opposées ― le vécu d’une séparation d’une part et son investissement affectif d’autre part » ― quand le second « traduit cet impossible à faire tenir ensemble ces mouvements inverses[3] ». Fort de cette distinction fondamentale, notre article a pour objectif général d’analyser la manière dont la « sollicitude » offerte par un accompagnant ― et comprise à partir de la vision que Ricoeur en offre ― peut répondre à la souffrance qu’un proche-aidant vit quand il fait l’expérience du pré-deuil alors même qu’il accompagne le « visage » ― compris à partir de la vision que Lévinas en offre ― d’un être cher à l’article de la mort[4]. Dès lors, cet article se construit autour de quatre objectifs spécifiques : 1) analyser ce qu’est la sollicitude chez Ricoeur ; 2) retenir les points saillants de ce qu’est le visage chez Lévinas ; 3) considérer le potentiel performatif d’un tel cadre conceptuel quand il est appliqué à la souffrance vécue par le proche-aidant ; et 4) induire un type spécifique d’accompagnement spirituel qui puisse répondre aux deux réalités qui caractérisent le pré-deuil vécu par le proche-aidant : le vécu de séparation d’une part et l’investissement affectif d’autre part. Sur le plan méthodologique, nous parlons d’induction quand notre posture épistémologique n’est pas hypothético-déductive, mais bien plutôt immersive[5].

I. La sollicitude

Pour répondre à notre premier objectif spécifique, nous faisons le choix de définir ce qu’est la sollicitude à partir de l’analyse que Ricoeur en fait. Ce choix se justifie par le fait que le philosophe y propose une analyse précise du concept, tout en soulignant les limites de la conception que Lévinas fait du « visage », second concept central à notre réflexion[6]. Si de manière générale l’oeuvre de Ricoeur consiste à refonder l’ego, le soi-même, en référence permanente à l’Autre, les trois Études qui composent la « petite éthique » et qui sont présentées au coeur de Soi-même comme un autre[7] se concentrent sur les relations qui sont en jeu. L’Étude sept sur laquelle nous allons travailler étudie les relations en rapport avec l’éthique (« Le soi et la visée éthique ») ; l’Étude huit se concentre sur les relations en référence à la mise en norme de l’éthique, la morale (« Le soi et la norme morale ») ; l’Étude neuf développe les relations avec ce que Ricoeur nomme la sagesse pratique (« Le soi et la sagesse pratique : La conviction »). En introduction à ces trois Études, Ricoeur distingue donc éthique et morale tout en offrant les soubassements philosophiques aristotélicien et kantien qu’il fait sien[8]. Voilà pourquoi l’Étude sept place « la vie bonne » comme objet propre de la visée éthique, avec pour principe interne à la praxis la téléologie[9]. L’analyse que Ricoeur y fait de l’Éthique à Nicomaque nous plonge donc dans une visée contemporaine de la relation[10]. Parce que l’homme vise la « vie bonne », Ricoeur établit un « cercle herméneutique » entre la « vie bonne » de l’homme d’un côté et les décisions les plus marquantes de sa vie de l’autre côté[11]. Une posture qui conduit à intégrer une tension au coeur même de l’éthique : « Viser à la vraie vie avec et pour l’autre dans des institutions justes[12] » (c’est l’auteur qui met en italique). C’est ici que l’auteur pose la question qui retient notre attention : « Comment la seconde composante de la visée éthique ― avec et pour l’autre ―, que nous désignons du beau nom de la sollicitude (c’est l’auteur qui met en italique), s’articule-t-elle avec la première ― viser à la vraie vie[13] ? »

Dans ce cercle herméneutique, insiste l’auteur, la réflexivité nourrit l’estime de soi tout en risquant de produire un repli sur soi. La position de l’auteur consiste donc à considérer le fait que « la sollicitude ne s’ajoute pas du dehors à l’estime de soi, mais qu’elle en déplie la dimension dialogale jusqu’ici passée sous silence[14] ». Et par « dépli », Ricoeur parle d’« une rupture qui crée les conditions de second degré », pour que l’estime de soi et la sollicitude ne puissent se vivre ni se penser l’une sans l’autre. C’est précisément là que Ricoeur situe la nécessaire « médiation de l’autre », sur « le trajet de la capacité à l’effectuation[15] ». Dès lors, afin de bien situer ce qu’est la sollicitude, l’auteur retient d’Aristote son traité de l’amitié[16]. Distinguant trois types d’amitiés ― selon le bon, selon l’utile, selon l’agréable ― Ricoeur retient de cette philosophie helléniste deux aspects concomitants à son éthique : les sentiments de mutualité et le vivre ensemble[17].

Au terme de ce parcours en compagnie d’Aristote, la question se pose de savoir quels traits nous accorderons à la sollicitude qui ne se trouvent pas déjà décrits à l’enseigne de l’amitié[18].

C’est en prenant position face à Totalité et Infini, oeuvre majeure d’Emmanuel Lévinas, que Ricoeur distinguera sollicitude et amitié à partir de la notion même de mutualité : le « donner et le recevoir ». « Toute la philosophie de Lévinas, [dira-t-il], repose sur l’initiative de l’autre dans la relation intersubjective[19]. » Dès lors, insiste-t-il, cette initiative n’instaure aucune relation dans la mesure où « l’autre représente l’extériorité absolue au regard d’un moi défini par la condition de séparation […] Cette irrelation définit l’extériorité même », insistera-t-il. Et parce que le visage de l’autre n’apparaît pas, « il n’est pas phénomène, mais épiphanie », l’« injonction » provoque la responsabilité de l’Autre. C’est ce contraste « entre la réciprocité de l’amitié et la dissymétrie de l’injonction » que Ricoeur remet en cause. Car le soi est convoqué à la responsabilité dans une asymétrie qui a pour seul acolyte « la passivité d’un moi convoqué[20] ». Le travail de Ricoeur est donc de « creuser sous la couche de l’obligation et de rejoindre un sens éthique qui n’est pas à ce point enfoui sous les normes qu’il ne puisse être convoqué comme recours[21] ». C’est là où Ricoeur situe la sollicitude : « C’est pourquoi, [dira-t-il], il nous importe tant de donner à la sollicitude un statut plus fondamental que l’obéissance au devoir ». Pour Ricoeur, ce statut est celui d’une « spontanéité bienveillante intiment liée à l’estime de soi au sein de la visée de la vie bonne ». Ainsi, c’est au creux de cette spontanéité bienveillante que le « recevoir s’égale au donner de l’assignation à responsabilité ». Il ne s’agit pas ici d’égalité comme pour l’amitié, il est plutôt question de compenser la dissymétrie initiale qui provient du primat de l’Autre tel que systématisé avec Lévinas par « le mouvement en retour de reconnaissance[22] ». La sollicitude appelle la reconnaissance.

À l’autre extrémité du spectre de la sollicitude, la « souffrance » apparaît pour Ricoeur comme ce qui vient ici encore corriger l’injonction. L’Autre est cet « être souffrant ». La souffrance n’étant pas uniquement « la douleur » mais bien le fait de faire l’expérience de se sentir diminué, de constater une « atteinte à l’intégrité du soi[23] ». Confronté à cette « bienveillance », l’autre est réduit à la condition de seulement « recevoir ». Puisque pour Ricoeur, la sollicitude consiste au fait de « souffrir-avec », un équilibre s’opère entre « recevoir » et « souffrir avec », deux pâtir en vis-à-vis. La sollicitude venant déposer dans la faiblesse même de celui qui souffre un certain soulagement et dans celui qui offre cette sollicitude une certaine passivité[24].

1. De la philia à la sollicitude

Si nous reprenons les points forts de cette Étude sept, nous voyons que Ricoeur construit le concept de sollicitude en amont, à partir de la philosophie d’Aristote et de celle de Kant, en aval, en correctif à la vision de Lévinas. Quand la visée éthique chez Ricoeur associe « vie bonne » et « téléologie » comme principe interne à la praxis, l’éthique est spécifiquement une tension de « la vraie vie » « avec et pour l’Autre ». Appliquée à l’éthique lévinassienne, la notion excessive de l’autre provoque une asymétrie[25]. Ricoeur y répond par la notion de sollicitude. Parce qu’elle est cette spontanéité bienveillante appelant l’Autre, elle rectifie le déséquilibre relationnel : la bienveillance suscite la reconnaissance. Et puisque la sollicitude a pour objet la souffrance de l’autre, le pâtir avec contribue lui aussi à équilibrer le vis-à-vis. Nous pouvons donc définir la « sollicitude » comme étant cette visée éthique, cette praxie téléologique, qui consiste en une spontanéité bienveillante suscitant la reconnaissance et un pâtir avec qui est engagement à l’égard de l’autre.

Dans cet effort définitionnel, trois auteurs contemporains retiennent notre attention puisque non seulement ils viennent confirmer l’analyse de Ricoeur sur le concept de sollicitude, mais aussi parce qu’ils en déploient tout le potentiel éthique et clinique.

De l’analyse de l’éthicien Ricot, trois points retiennent notre attention. Dans son effort à préciser ce qu’est la « sollicitude[26] » en lien à la « souffrance d’autrui », Ricot l’associe au care. Sachant que Ricoeur parle plus de praxis, nous considérons que ce premier point apporte à la visée éthique de Ricoeur ― du avec et pour l’autre ― une dimension palliative au sens étymologique du terme, un enveloppement, pourrions-nous dire. Autre point : dans Soi-même comme un autre, Ricoeur associe « sollicitude » et « compassion[27] » quand Ricot fait de « l’aptitude à souffrir de la souffrance d’autrui » une « vertu morale[28] ». Puisque pour Ricoeur, la sollicitude englobe la compassion, notre second point consiste à faire de la sollicitude une vertu — ou capacité acquise — qualifiant le pâtir avec. De ce fait, la sollicitude peut être considérée telle une compétence professionnelle permettant de protéger la personne vulnérable contre toute « fusion ou confusion affective » possible. En ce sens, troisième point, parce que Ricot alerte sur la confusion possible entre « l’horreur de la souffrance et celle du souffrant[29] », nous faisons de la sollicitude une posture de vigilance à l’égard des possibles « détresses d’autrui[30] », une sorte de vertu de prudence au sens aristotélicien du terme. Grâce à l’apport de Ricot, la sollicitude dévoile donc son potentiel enveloppant (le care), s’associe la compassion telle une vertu ou compétence professionnelle, et se fait anticipatrice devant les détresses possibles que le proche aidant peut subir.

Pour sa part, dans son « Éthique de l’impuissance » le professeur Olivier Maret précise que l’impuissance « n’est pas celle de la médecine mais bien celle de la condition humaine[31] ». En ce sens, le philosophe s’interroge sur la valeur éthique de l’impuissance[32]. Pour lui, l’éthique de l’impuissance ne peut émerger que si la volonté laissée à elle-même est anéantie. C’est ainsi que « le noeud éthique se déplace de l’action volontaire vers la rencontre de l’autre, vers le face-à-face, le visage à visage, dans une vulnérabilité réciproque[33] ». Il nous semble que Maret apporte ici une réflexion qui qualifie l’apport de Ricoeur au sujet de la sollicitude. Si celle-ci consiste à recréer de la mutualité relationnelle autour d’une spontanéité bienveillante appelant la reconnaissance, l’impuissance — sur le plan philosophique du terme — vient confirmer cette nouvelle symétrie : non seulement, d’un côté, la spontanéité bienveillante remplace l’injonction par le sentiment de reconnaissance, mais de l’autre côté, l’indigence liée au souffrir suscite le souffrir avec. Deux visages « impuissants » s’avisent dans un appel à une double responsabilité.

Pour Zielinski, troisième auteur retenu, la « relation de soin » est un enjeu d’humanité[34]. En ce sens, cette affirmation nous exhorte à retenir de l’analyse de la philosophe deux points à adjoindre à notre effort définitionnel. Ce « fonds commun d’humanité[35] » fait de la sollicitude le curseur déontologique privilégié de l’éthique clinique dont il est possible de mesurer qualitativement les effets sur le patient. Viser pour autrui un « plan de vie » qui dépasse ses « besoins » et se concentre sur les « désirs », « désirs de vie[36] », voici ce que la sollicitude permet. Le désir aide à comprendre que la sollicitude « consiste d’abord à […] s’adresser aux capacités[37] ». Elle ne fait donc pas que « restaurer une norme en guérissant ou en soulageant la douleur ». Elle permet de « réinvestir le désir ». Elle permet de « rendre le sujet à sa capacité de désirer[38] ». Ici, il ne s’agit pas de réduire le patient à la matérialité d’un projet — ce qui est ou n’est pas accompli — mais bien « à travers les gestes du soin et les paroles qui les accompagnent, de considérer l’homme souffrant comme un homme capable[39] ». De ce fait, « la sollicitude du soignant est attention aux capacités, elle les cherche, les révèle, en accompagne l’effectuation ». L’auteure parlera de sollicitude « compétente[40] ». Il faudrait ici reprendre la taxonomie des capacités chez Ricoeur — dire, agir, raconter et être responsable — pour comprendre l’étendue d’action que revêt la sollicitude. Elle est ce qui accompagne et réveille le « dire », « l’agir », le « raconter », le devenir « responsable ». Elle est ce qui conduit à leur « effectuation[41] ». Comme premier point, cette sollicitude compétente en appelle un second. En effet, l’éveil des compétences exige un continuum de soins et de relations réciproques que nous appelons accompagnement. La sollicitude situe donc le soin à la fois dans une mise à jour des capacités du souffrant et dans une pérégrination conduisant in fine à ce que la philosophe nommera la « gratitude mutuelle[42] ».

2. Notre définition au sujet de la sollicitude

Pour offrir une définition de la sollicitude qui réponde à notre objectif de recherche, nous nous autorisons à faire dialoguer l’héritage de Ricoeur en la matière avec les trois auteurs que nous avons présentés à l’instant.

« Quels traits dans la sollicitude qu’il n’y ait pas dans l’amitié ? » Pour répondre à cette interrogation, Ricoeur offre deux éléments qu’il considère concomitants. Afin de répondre à la dissymétrie provoquée par l’injonction, premier point, le philosophe définit la sollicitude telle une « spontanéité bienveillante ». Comme effet à cette bienveillance, la reconnaissance corrige la rétraction injonctive sans pour autant effacer la souffrance. Mais c’est justement cette souffrance qui, à son tour — deuxième point —, remplacera la sommation. Car face à la fragilité de celui qui souffre, la sollicitude se fait souffrance avec.

Au regard de ce dipôle ricoeurien, Ricot inscrit la sollicitude dans une dimension de caring. Cet ajout qualifie la praxis téléologique voulue par Ricoeur grâce à une certaine posture palliative — ce que nous avons nommé un enveloppement respectueux. Et puisque sollicitude et compassion ont en commun la capacité de « souffrir de la souffrance de l’autre », puisque Ricot fait de cette réalité une vertu, il convient de considérer la sollicitude comme une vertu. Affirmation qui nous autorise à inscrire la sollicitude en tant que compétence professionnelle souhaitable. Dès lors, l’apport de Maret au sujet de notre concept est précieux. L’éthique de l’impuissance consacre le retour à la symétrie telle que voulue par Ricoeur, non pas au nom de la philia, mais bien au nom de l’éthique clinique : « Deux visages impuissants s’avisent, avons-nous déjà dit, en vue d’une double responsabilité ». Ce « fonds commun d’humanité », legs précieux de Zielinski, permet d’apporter à notre définition de la sollicitude deux derniers éléments : dans sa capacité à libérer du poids de la souffrance, la sollicitude génère et réveille le « désir », celui de dire, celui d’agir, celui de raconter, celui de devenir responsable, premier élément. Dans son rapport à la temporalité, la sollicitude introduit la notion de pérégrination jusqu’à une gratitude mutuelle, deuxième élément. Pour nous, il est question de l’accompagnement spirituel, celui de l’accompagnateur à l’égard du proche-aidant marqué par la souffrance d’un pré-deuil non encore apaisé. Souffrance que la sollicitude fait sienne.

II. Le visage lévinassien

Pour répondre à notre second objectif spécifique, nous faisons le choix de définir la notion de « visage » à partir de la définition que Lévinas en fait dans Totalité et infini[43]. Et puisque Ricoeur lui-même reprend certains des éléments développés par Lévinas[44], nous proposons deux parties à notre réflexion. Présenter la vision de Lévinas sur la question du visage ; résumer l’analyse que Ricoeur fait à ce sujet[45].

1. Visage et altérité

« Le visage et l’extériorité » est le titre de la section III de Totalité et infini, plaçant en son centre « visage et éthique ». Dès lors, la préface qui le précède n’a d’autre objectif que de répondre à la question qui l’initie : « Le visage n’est-il pas donné à la vision[46] ? » Il nous semble bien que la réponse à cette question offre le prisme à partir duquel nous pouvons présenter les idées fortes qui intéressent notre recherche. Car le visage lévinassien est « présent dans son refus d’être contenu[47] ». « Ni vu, ni touché […] au risque sinon que l’identité du moi enveloppe l’altérité de l’objet », précisera Lévinas. Résulte de cette considération le fait qu’« Autrui demeure infiniment transcendant, infiniment étranger ». Si « l’épiphanie » du visage en « appelle à moi », le visage « rompt avec le monde[48] », soulignera-t-il. C’est d’ailleurs cet être, l’Autre, qui fonde la notion d’Infini et qui justifie que le mouvement parte de lui. Idée d’infini qui seule maintient « l’extériorité de l’Autre par rapport au Même » tout en définissant le visage telle une épiphanie nourricière du désir[49]. Le fini est ici le lieu où l’infini ― qui le suppose ― l’amplifie jusqu’à assumer chaque relation[50]. Dans chaque relation, il y a ce vis-à-vis entre l’Autre, « absolument autre ― Autrui ― » et le « Même ». C’est donc en appelant à la « responsabilité » la « liberté du Même » que l’Autre « instaure » et « justifie » cette liberté tout en suscitant le désir[51].

La relation est désir, enseignement reçu et opposition pacifique du discours. En revenant à la notion cartésienne de l’infini ― à l’idée de l’infini mise dans l’être séparé par l’infini ―, on en retient la positivité, son antériorité à toute pensée finie et à toute pensée du fini, son extériorité à l’égard du fini[52].

« L’accueil du visage », c’est donc le débordement de la pensée finie. La relation de pensée doit être « résistance », « sans être heurtée », car il s’agit de « mon Idée » de l’Autre. « Dans son épiphanie, dans l’expression, le sensible, encore saisissable, se mue en résistance totale à la prise[53] ». Ainsi, « le visage me parle et par là m’invite à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s’exerce[54] ». Par l’infini qu’il porte, le visage paralyse le « pouvoir par sa résistance infinie au meurtre, qui, dure et insurmontable, luit dans le visage d’autrui, dans la nudité totale de ses yeux, sans défense, dans la nudité de l’ouverture absolue du Transcendant ». Il s’agit d’une résistance dite « éthique[55] ». L’épiphanie du visage est donc bien éthique[56].

Dès lors, le langage a le pouvoir de rompre la « continuité de l’être » ou de « l’histoire ». In fine, il a vocation à « présenter le transcendant[57] ». S’établit donc ce jeu entre la parole et autrui jusqu’à ce que la parole se dise, « ne fût-ce que par le silence gardé et dont la pesanteur reconnaît cette évasion d’autrui[58] ». Si par le discours, le visage reconnu comme épiphanie entretient une relation avec le moi, il ne le range pas dans le Même. Car la relation éthique qui sous-tend le discours met en question le moi « à partir de l’Autre ». La parole est donc analogue au visage, elle est infinie, elle est visage. Si elle a vocation à relation, « ce ruissellement de l’Infini ou visage, ne peut plus se dire en termes de conscience, en métaphores se référant à la lumière et au sensible[59] ».

Ni vu ni touché, ni appréhendé mais entendu, le visage et la parole inscrivent la philosophie lévinassienne dans une considération du désir qui a pour ancrage deux tensions. Celle entre le fini et l’infini et celle entre la trace et la transcendance. Par trace, il faut entendre un au-delà de l’être. Le visage. Le silence. La présence du visage et de la parole « venant d’au-delà du monde » ne peut donc pas écraser, sauf quand l’injonction invite à la « responsabilité », mais dans tous les cas, toujours, pour servir un projet de « fraternité humaine[60] ».

2. Apport ricoeurien

« C’est peut-être là l’épreuve suprême de la sollicitude, que l’inégalité de puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité dans l’échange, laquelle, à l’heure de l’agonie, se réfugie dans le murmure partagé des voix ou l’étreinte débile de mains qui se serrent[61]. »

Pour qu’il y ait sollicitude, il faut la rencontre de deux visages. En ce sens, il faut adjoindre altérité et mutualité. Tout en confirmant l’inégalité possible de puissance, nous avons là, à notre point de vue, les deux aspects fondamentaux pour distinguer Ricoeur de Lévinas.

Pour Ricoeur, l’enjeu est celui de considérer l’altérité de manière analogue à la distinction fondamentale qui est faite entre les deux idées du Même[62]. « Le Même comme idem », renvoyant à la notion de mêmeté, ce qui signifie le fait de ne pas changer dans le temps (identité substantielle). « Le Même comme ipse », illustrant ce maintien volontaire dans un rapport à autrui. Tout en n’épuisant pas le riche contenu de l’ipséité, l’être-enjoint[63], l’identité narrative offre ainsi au sujet une malléabilité et une propension dialogale qui tranche avec l’« altérité radicale » promue par Lévinas[64]. Pour ce dernier, la prégnance du concept d’Infini justifie à la fois la rupture entre l’Infini et la Totalité, mais aussi, par effet, au coeur même de la relation même. La pauvreté radicale qui marque le creux du visage provoque la responsabilité tout en refusant la relation. Pour Lévinas, l’altérité est responsabilité. « N’est-ce pas de nos jours où un penseur comme Lévinas ose renverser la formule [dira Ricoeur] : pas d’autre que soi sans un soi, pour lui substituer la formule inverse, pas de soi sans un autre qui le convoque à la responsabilité[65] ». Dès lors, la notion d’altérité fait du visage lévinassien une tension vers l’Infini quand la même notion convoque un vis-à-vis ricoeurien riche de son cercle herméneutique : viser la vraie vie avec et pour l’autre dans des institutions justes.

La mutualité, deuxième aspect fondamental à considérer, se définit chez Ricoeur là encore selon un tout autre paradigme que chez Lévinas. Pour Ricoeur, si l’analogie de l’amitié ne retranche rien à l’estime de soi, elle offre cependant l’idée de « mutualité dans l’échange des humains qui s’estiment chacun eux-mêmes[66] ». Alors que « Toute la philosophie de Lévinas repose sur l’initiative de l’Autre dans la relation intersubjective [avons-nous déjà dit]. L’Autre lévinassien [analysera Ricoeur], s’ab-sout de toute relation. Cette irrelation définissant l’extériorité même[67] ». Pour Lévinas, le visage se fait trace de l’Infini. « Quand le visage d’autrui s’élève face à moi, au-dessus de moi, ce n’est pas un apparaître que je puisse inclure dans l’enceinte de mes représentations miennes ; certes l’autre apparaît, son visage le fait apparaître, mais le visage n’est pas un spectacle, c’est une voix[68] ». Pour Ricoeur, la mutualité est l’héritage ultime qu’il reçoit d’Aristote quand la sollicitude s’affranchit du vivre ensemble[69]. La mutualité : la rencontre des visages.

3. Notre définition du visage

Pour offrir une définition du visage qui réponde à notre objectif de recherche, nous nous autorisons à faire dialoguer Lévinas et Ricoeur en retenant de chacun d’eux ce qui sert l’altérité et la mutualité, deux éléments qui s’imposent quand la sollicitude cherche le visage.

La philosophie de Lévinas […] procède plutôt d’un effet de rupture qui survient au point où ce que nous venons d’appeler une phénoménologie alternative s’articule sur un remaniement des grands genres du Même et de l’Autre. Parce que le Même signifie totalisation et séparation, l’extériorité de l’Autre ne peut plus désormais être exprimée dans le langage de la relation. L’Autre s’absout de la relation, du même mouvement que l’Infini se soustrait à la Totalité[70].

Cette affirmation de Ricoeur au sujet de la pensée de Lévinas nous conduit à une certaine impasse. L’altérité lévinassienne est telle qu’elle condamne la mutualité. Ce n’est donc pas sous cet angle-là que Lévinas sert notre recherche autour de l’apport de la sollicitude. De surcroît, nous ne pouvons non plus le faire à partir du couple injonction/responsabilité qui prend sa source dans le commandement : « […] c’est chaque fois pour la première fois que l’Autre, tel Autre, me dit : Tu ne tueras pas[71] ».

L’apport de Lévinas regarde donc la notion de « désir ». Il y a cette « peau à rides », dira-t-il dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Il y a ensuite de quoi ce visage est trace. Il y a enfin la trace de l’Infini, lieu de l’éthique[72]. Pour Lévinas, le visage est donc bien ce qui provoque le désir — pas celui de Narcisse —, mais celui que lui-même appellera le « désir d’Autrui[73] ». Cette « déprise du Moi de soi ne pouvant se faire que par l’Autre[74] ». Cet autre dont il nous dit qu’il est mon prochain. « La trace de son altérité nous précède dans un passé dont nous perdons la trace justement alors même que nous croyions en connaître l’histoire. L’histoire, ce sont des faits que l’on peut dater, la trace c’est celle d’un passé immémorial ». D’un passé « sans dates[75] ». Le visage est donc la trace du mouvement éthique, qui « sort le Même pour l’amener vers l’Autre[76] » jusqu’à provoquer le désir[77]. L’apport que nous retenons de la philosophie de Lévinas au sujet de la sollicitude sera donc le désir, « le désir de l’Autre ».

« La sollicitude donne pour vis-à-vis au soi un autre qui est un visage au sens fort qu’Emmanuel Lévinas nous a appris à reconnaître », dira Ricoeur[78]. Ici, le visage ricoeurien induit la véritable altérité et l’authentique mutualité. Celle qui permet de présenter à la sollicitude le visage en souffrance. Cette spontanéité bienveillante adressée au visage du prochain appellera la reconnaissance. Le pâtir avec étant déposé au coeur de l’indigent souffrant jusqu’à libérer voire sculpter le désir. Oeuvre où Lévinas et Ricoeur se rejoignent enfin tout en justifiant notre troisième objectif spécifique : « Considérer le potentiel performatif d’un tel cadre conceptuel quand il est appliqué à la souffrance vécue par le proche-aidant ».

III. Accompagnement spirituel

Si le deuil a pour origine la psychanalyse[79], aujourd’hui il s’applique largement à toutes sortes de pertes[80]. S’il s’associe une dimension sociale, situationnelle et psychologique[81], fondamentalement il se comprend prioritairement comme la perte d’un être cher. De ce fait, autant en sciences fondamentales qu’en sciences humaines et sociales, le deuil est associé à une souffrance et à des émotions fortes[82], sans qu’il soit nécessairement à classer du côté d’un deuil compliqué[83] voire d’un deuil pathologique[84].

En introduction à cet article, nous avons distingué « pré-deuil » et « deuil anticipé ». Selon la définition qu’en donnent Philippe et Touren-Hamonet, la première modalité de deuil renvoie à un « travail de réaménagement psychique qui permet de supporter deux réalités apparemment opposées : le vécu d’une séparation d’une part et son investissement affectif d’autre part ». La seconde modalité de deuil traduisant, quant à elle, cet « impossible à faire tenir ensemble ces mouvements inverses[85] ». Il est à noter que Fasse, Lecours et Flahault confirment cette distinction puisque dans la littérature francophone « le pré-deuil est un processus adaptatif de préparation à la mort d’un être aimé, grâce auquel la personne s’accoutume progressivement à ces perspectives de séparation et de perte irrémédiables » quand le deuil anticipé reste « un processus de désinvestissement libidinal massif et pathologique[86] ». Il serait par ailleurs associé à « une moins bonne adaptation émotionnelle après le décès[87] ». Par ailleurs, prenant appui sur l’expertise de Bacqué, Fasse et al. insistent sur le fait que ce deuil anticipé est un deuil qui se vit comme si la personne était déjà décédée. Les auteurs affirment que :

Le deuil anticipé est le plus souvent à l’oeuvre chez des personnes fragiles narcissiquement pour lesquelles la menace de la mort à venir résonne comme une blessure immense et inabordable. Incapables psychiquement d’initier un travail de deuil dans lequel la perte serait peu à peu reconnue, et d’adopter la position dépressive qui en serait le corollaire, ces personnes désinvestissent brutalement le mourant qui était autrefois un prolongement narcissique d’elles-mêmes. Les soignants peuvent alors devenir les témoins de ce désinvestissement : espacement des visites du malade, froideur affective ou même maltraitance[88].

Dès lors, par sa propension à la défensive provoquée par l’incapacité de l’endeuillé à laisser l’autre « partir » — puisque l’autre est réduit à un prolongement narcissique de soi-même — le deuil anticipé ne manifeste aucune ouverture possible à la réalité de la sollicitude. À l’inverse, parce que le pré-deuil consiste en un profond travail de réaménagement psychique permettant d’articuler le vécu d’une séparation à venir et un investissement affectif hic et nunc, cette modalité de deuil donne raison au titre même de notre travail : « Accompagnement spirituel du proche-aidant en situation de pré-deuil. Sollicitude et visage ». Sans oublier le fait que c’est bien le surplus de souffrance vécu par le proche-aidant bientôt endeuillé qui est l’objet propre de la sollicitude.

Puisque notre quatrième et dernier objectif spécifique consiste à « induire un type spécifique d’accompagnement spirituel qui puisse répondre aux deux réalités qui caractérisent le pré-deuil vécu par le proche-aidant », disons quelques mots sur notre démarche inductive avant de donner une définition précise du proche-aidant et in fine de préciser la conception que nous avons de l’accompagnement spirituel quand appliqué à une telle réalité clinique.

Si par induction nous inscrivons notre méthodologie à la fois comme qualitative et immersive[89], nous tenons à distinguer cette posture inductive de celles possibles qui regardent « les méthodes spécifiques d’induction analytique telles qu’on peut les trouver dans certaines approches d’analyse qualitative[90] ». Passant du singulier à l’universel, notre démarche inductive ne vise donc pas à imposer un paradigme univoque d’accompagnement spirituel visant à répondre à la typicité du pré-deuil. Au contraire, reconnaissant trois ancrages possibles en vue d’arrimer ce type d’accompagnement, notre posture se veut polymorphe. Ainsi, la démarche inductive définit le premier ancrage comme « ce surplus de souffrance » que porte le proche-aidant au regard de la détérioration de l’être aimé. Elle suggère le second ancrage autour de la notion même de désir, celui expérimenté par le proche-aidant alors que l’accompagnateur l’entoure de cette sollicitude si proche de l’ethos palliatif. Enfin, elle pointe le curseur de l’induction vers la période charnière ou l’être aimé disparaît. Cet ultime ancrage clinique marquant le passage du pré-deuil au deuil s’inscrit comme vérification ultime de notre cadre conceptuel : le rapport de la sollicitude au visage, de la dépouille au « visage-dépouille ».

Offrons ici une définition précise du proche-aidant. Bien que les « partenaires de soins » soient précieux pour le proche en besoin, l’expérience du proche-aidant dépasse ce type de partenariat[91]. « En plus d’offrir des soins à la personne malade et en fin de vie, ils se préparent à vivre la perte d’une relation importante et constitutive de leur vie[92]. » Porté par l’amour de la personne à soigner, le proche-aidant fait l’expérience de sa vulnérabilité et de la souffrance liée à ce type de relation. Et parce que c’est là le socle même de l’humanité, « nous sommes tous tenus d’accompagner les proches-aidants avec bienveillance[93] ». Cette réalité confirme la problématique même que notre réflexion veut traiter, mais avec la particularité de l’inscrire dans la dynamique même de l’accompagnement spirituel.

Dans un article ayant pour titre « Quelle anthropologie pour inclure la dimension spirituelle aux soins[94] ? », Jobin souligne combien la sécularisation entraîne inévitablement au sujet du « spirituel » un changement de paradigme. Offrant une synthèse à l’endroit de ce déplacement, Simard[95] souligne, quant à lui, les enjeux interdisciplinaires d’un tel basculement et Vecoli[96] alerte sur les possibles conséquences sémantiques pouvant en résulter. Quand Barreau et Cara[97] présentent ce qu’ils nomment la « science palliative[98] », c’est moins pour ériger un paradigme immuable en la matière que pour analyser et alerter sur les effets dévastateurs de « l’isolement humain[99] » sur la culture de l’accompagnement. Néanmoins, l’analyse de ce délitement systémique met en avant deux qualités inhérentes à l’accompagnement spirituel : « L’anticipation et la protection[100] ». Ainsi, résolument interdisciplinaire[101], reprenant en de nombreuses publications un ancrage dit séculier[102], voire confessionnel[103], sinon l’un et l’autre[104], l’accompagnement spirituel en milieu clinique se fait serviteur de toutes situations humaines[105], s’étend jusqu’aux proches[106] et apprivoise la fragilité humaine[107]. L’emphase mise sur l’écoute active[108], tout en exigeant de l’accompagnement des qualités humaines uniques et une déontologie des meilleures. Pensons au concept de « trans-passibilité » développé par l’éthicien Ricot[109], inscrivant l’accompagnement spirituel dans le registre des soins relationnels : « Ouvrant au sujet souffrant[110] », il se propose prioritairement à toute situation de souffrance[111] et de détresse[112], bien sûr aux situations de deuil.

Le premier ancrage clinique regarde donc l’excès de souffrance que le proche-aidant subit. Cet ancrage convoque le vis-à-vis et l’infini, le meilleur des apports de Ricoeur et de Lévinas. D’une certaine manière, cette souffrance « en trop » pourrait être considérée comme une injonction pour l’accompagnateur subitement acculé par sa responsabilité. Pourtant, nous le savons, la sollicitude ne relève ni de la sommation ni de l’obligation. Ici plus que jamais, elle vient offrir une spontanéité bienveillante qui établira le proche-aidant dans une reconnaissance assumée. Et puisque cette vertu consiste à prendre sur lui l’excès de souffrance, l’accompagnateur se trouve engagé, il marche, il pérégrine, il porte avec. En ce sens, nous reconnaissons avec Maret le fait que la sollicitude offerte au coeur de ce mouvement de l’accompagnement spirituel n’est plus de l’ordre de la seule volonté. Elle est marquée par cette éthique de l’impuissance, là où le noeud éthique se déplace de l’action volontaire vers la rencontre de l’autre, de l’Autre. Ainsi donc, avec Zielinski, nous considérons que ce fond d’humanité fait muter la sollicitude en une sollicitude compétente. Elle vise alors au réinvestissement du désir.

Mais avant d’aborder le second ancrage clinique en lien avec la thématique du désir, nous tenons à souligner le fait que l’accompagnement spirituel, ici séculier, se distingue justement par sa capacité à inscrire le vis-à-vis de la sollicitude dans une horizontalité et dans une verticalité qui lui sont propres. Nous venons de le dire : en spiritualité, accompagner une personne en souffrance, c’est faire le choix de pérégriner avec elle, auprès d’elle, de porter avec elle. Loin de justifier le moindre dolorisme, cette posture qualifie la dimension horizontale de la praxie d’une manière unique. Car inhérente à la praxie, la téléologie traverse cette horizontalité de manière unique. Le Telos grec (Τέλος) consiste à ouvrir un horizon vers la spiritualité, là où la souffrance n’a plus de sens. Il n’y a pas de parenté entre spiritualité et souffrance. L’accompagnement spirituel séculier est donc porteur d’une espérance qui est unique : dans l’inhumanité de la souffrance, l’espérance prend la forme de ce visage. Celui à la fois ricoeurien et lévinassien. La présence et l’infini. Ainsi, in fine, le Telos ouvre à la verticalité. Par verticalité, nous pensons à ce questionnement délicat mais nécessaire au sujet de l’au-delà et de son lien — ou pas — à la souffrance. Le caring enseigné par Ricot trouve ici tout son sens : envelopper pour laisser la transcendance opérer son attraction. N’abordons-nous pas là la spécificité de l’accompagnement spirituel ? Quelle autre profession permettrait une telle audace ? Dans cette pérégrination, il y a donc bien ce passage de « témoin » entre l’accompagnateur et le proche-aidant, entre le proche-aidant et l’agonisant. Ricoeur est ici convoqué pour placer la sollicitude au coeur de cette pérégrination horizontale. Mais Lévinas l’est aussi, cette fois-ci pour marquer de son sceau l’endeuillé de l’ethos de la verticalité, la notion d’infini.

Le second ancrage clinique se concentre donc sur la notion de désir. « Partager la peine du souffrir n’est pas le symétrique exact que partager le plaisir[113] », soulignera Ricoeur. De ce fait, quand la sollicitude a le pouvoir de libérer le désir, disait Zielinski, elle le fait à deux niveaux. Dans un premier temps, le porter avec caractéristique du lien entre l’accompagnateur et le proche-aidant, ce porter avec libère le désir parce qu’il permet à la relation interpersonnelle d’être et de se révéler plus que la souffrance ne peut s’imposer. Dès lors, cette relation assumée réinvestit le désir grâce à un potentiel performatif qui est unique : Le dire, l’agir, le raconter et la responsabilité selon Ricoeur peuvent opérer. Combien de mots le proche-aidant aura-t-il enfin la force d’offrir à l’agonisant ? De gestes à poser, de présences à offrir, de silences à vivre… Quand la souffrance écrase, le désir s’éteint. Quand la sollicitude compétente redonne à la relation sa vitalité, le désir jaillit à nouveau. Dans un deuxième temps, le porter avec caractéristique du lien entre l’accompagnateur et le proche-aidant, suggère un désir devenu spirituel. Pauvre et fébrile, dénudé et donc familier de l’indigence du visage lévinassien, trop fragile pour cheminer seul, ce désir sollicite l’espérance. À l’opposé de la tyrannie des passions, le désir est ici transcendant. Il veut l’infini pour l’ami. Il veut l’infini avec l’ami. Ainsi donc, la relation — dorénavant celle entre le proche-aidant et le frère agonisant en humanité — est infinie, car il y a fusion des désirs spirituels, les seuls qui puissent associer mutualité et altérité. Mais la sollicitude balbutiée par l’ami à l’ami agonisant est marquée du sceau de l’espérance. Le bien-aimé peut s’effacer.

Le troisième et ultime ancrage clinique se concentre quant à lui sur la période charnière où l’être aimé disparaît. Le soupir laisse place à l’infini, mais le visage-infini sollicite le visage-dépouille comme l’épiphanie du visage la trace. Ricoeur le sait,

Lévinas ne manque pas de dire que le visage est la trace de l’Autre. La catégorie de la trace paraît ainsi corriger autant que compléter celle de l’épiphanie. Peut-être le philosophe, en tant que philosophe, doit-il avouer qu’il ne sait pas et ne peut pas dire si cet Autre, source de l’injonction, est un autrui que je puisse envisager ou qui puisse me dévisager, ou mes ancêtres dont il n’y a point de représentation, tant ma dette à leur égard est constitutive de moi-même, ou Dieu, — Dieu vivant. Dieu absent, — ou une place vide. Sur cette aporie de l’Autre, le discours philosophique s’arrête[114].

Le deuil anticipé ne peut entrevoir une telle ouverture philosophico-théologique. Le pré-deuil en offre l’espace. Il le fait au moyen de trois strates essentielles. Premièrement, parce qu’il laisse à la sollicitude son pouvoir d’opérer. Dans sa dimension à la fois horizontale et verticale, la sollicitude invite la maïeutique à faire son oeuvre : Dieu vivant ? Dieu absent ? Ou place vide ? Deuxièmement, parce qu’il (le pré-deuil) est l’expression parfaite d’une relation appelée à demeurer. Si le proche-aidant fait ici l’expérience d’un deuil avant l’heure, c’est parce que la relation est effective. Le pré-deuil exprime la relation et investit la relation. Enfin, troisièmement, le pré-deuil répond à Ricoeur et à Lévinas en suggérant une définition du deuil qui lui est spécifique : le deuil est expérience que le visage-dépouille est trace de l’Infini.

Conclusion

Dans l’un des projets de recherche qui nous anime actuellement, nous concentrons nos efforts à mesurer qualitativement l’importance ou non pour la personne nouvellement en deuil de voir la dépouille de l’être cher disparu une ultime fois. Ce « dernier regard » rappelle avec force l’importance du « visage » dans le vis-à-vis relationnel. Peut-on aimer sans visage ? Peut-on vivre son deuil sans confronter la dépouille ? La spécificité d’un pré-deuil est celle de se concentrer sur la période où le visage du bien-aimé est encore disponible. Cette modalité de deuil se distingue du deuil anticipé par sa capacité, au coeur du réaménagement psychique qui la définit, d’associer le vécu d’une séparation à venir avec un investissement affectif singulier. Le pré-deuil concentre donc en lui-même la plupart des ingrédients humains exigés pour soulager la souffrance de l’endeuillé : la sollicitude ; l’accompagnement ; le désir ; la spiritualité.

Parce qu’il y a souffrance envisagée, il y a sollicitude. Quand dans Soi-même comme un autre le philosophe Ricoeur s’engage à définir ce noble sentiment, c’est avec en filigrane la conception aristotélicienne de la philia. Pour qu’il y ait amitié, rappellera-t-il, il faut un donner et un recevoir. Il faut donc une certaine mutualité. Le premier don qui marque la sollicitude est celui de la spontanéité bienveillante quand le second est celui du porter avec. La reconnaissance incarnera le premier retour quand le partage de la souffrance soulignera le second retour. Si ce type de mutualité n’est pas de même nature que celle de la philia, il permet pourtant à Ricoeur de porter un regard critique sur la notion de visage telle que présentée par Lévinas dans Totalité et infini. Pour Lévinas, il n’y a pas de relation, il n’y a donc pas de mutualité. L’autre échappe. Le visage est infini. D’ailleurs, ce visage attire « en creux ». Comme épiphanie, sa transcendance attire, mais elle ne se voit pas, elle ne se dit pas.

Parce qu’il y a souffrance endiguée, il y a accompagnement. Si pour Ricoeur, la sollicitude renvoie à une éthique dont la praxie a pour principe la téléologie, la dynamique d’accompagnement en dévoile tout le potentiel de libération. Pour Ricot, le care est plus que la praxie. Il renvoie à la culture palliative dans sa capacité à la fois à envelopper la souffrance de l’autre et à faire de cette aptitude à souffrir de la souffrance de l’autre une vertu morale analogue à celle de la prudence, la vertu qui anticipe la souffrance à venir, celle qui qualifie l’accompagnement du Telos grec, telle une sagesse pratique. Dès lors, l’éthique de l’impuissance développée par Maret vient dialoguer avec celle de Ricoeur. Dans la souffrance, l’accompagnateur et le proche-aidant vivent une même impuissance. Ce désarmement provoqué par la souffrance mais apaisé par la sollicitude libère les forces vives de l’être humain. Zielinski insistera pour dire que la sollicitude a pour mission de réinvestir le désir.

Parce qu’il y a souffrance apaisée, il y a donc désir. Celui de tout engager pour s’extirper à jamais de cette geôle qui n’a pour lumière que l’espérance susurrée par la sollicitude. Celui de tout faire pour que l’être aimé ne quitte pas. Celui surtout de discerner dans ce deuil potentiel un tissu relationnel en devenir. Relation de l’accompagnateur avec le proche-aidant ; relation du proche-aidant avec l’être aimé ; relation du proche aidant avec l’Autre. Ici, l’apport de Lévinas est unique. Ni vu, ni touché, ni appréhendé mais entendu, le visage et la parole qualifient le désir lévinassien autour de deux tensions. Celle entre le fini et l’infini. Celle entre la trace et la transcendance. Pour le proche-aidant appesanti par le pré-deuil, il y a là le socle d’un désir guérissant. Dans ce vis-à-vis avec le visage-dépouille, le proche-aidant découvre « en creux » que l’autre est Autre. Mais ce travail libérateur et intérieur peut-il se vivre sans spiritualité ?

Parce qu’il y a souffrance humanisée, il y a donc spiritualité. Dans celle-ci, il y a ce mouvement intérieur qui consiste à consacrer l’altérité. Ricoeur la situe en dialogue avec la mutualité. Lévinas la situe en dialogue avec l’Autre, en extériorité donc. Le proche-aidant l’espère là où la transcendance se fait toute intérieure.