Matérialité du texte et attentes de lecture. Concordances ou discordances ?[Notice]

  • Roger Chartier

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  • Roger Chartier
    Collège de France
    Université de Pennsylvanie

La réflexion que je voudrais proposer trouve son origine dans la confrontation de deux notions qui ont profondément transformé notre approche de la culture écrite et de la littérature. La première est celle de « matérialité du texte » telle qu’elle été définie dans un article devenu classique, « The Materiality of the Shakesperean Text », publié en 1993 par Margreta De Grazia et Peter Stallybrass dans Shakespeare Quarterly. Leur cible était double. La critique visait, d’abord, contre les approches strictement formalistes, celles du « New Criticism » ou de la « Nouvelle critique », qui considèrent les textes comme des structures linguistiques dont le fonctionnement est tenu comme tout à fait indépendant des modalités matérielles d’inscription de l’écrit. La seconde cible, plus récente alors, était le « New Historicism » qui historicise les relations ou « négociations » entre les discours et pratiques du monde social et les oeuvres littéraires mais sans pour autant prendre en compte d’une historicité première : celle des formes de publication des textes eux-mêmes. De là, leur constat sans appel : Le concept de « matérialité du texte » visait donc à surmonter l’opposition classique mais trompeuse entre, d’un côté, l’oeuvre et, de l’autre, le livre ou l’objet imprimé. Cette distinction bien nette semblait définir des tâches très différentes : celles des historiens de la littérature, voués à l’étude de la genèse et des significations des oeuvres, et celle des historiens du livre ou de l’édition, attachés à la compréhension des modalités de publication et circulation des textes. Classique, cette distinction a, paradoxalement peut-être, été renforcée, et non pas amoindrie, par l’érudition de la « New Bibliography » ou, comme l’on dit en français, la bibliographie matérielle qui analyse avec rigueur les différents états imprimés d’une même oeuvre (éditions, émissions, exemplaires) pour neutraliser les corruptions infligées au texte par les pratiques de l’atelier typographique. Dans cette discipline, qui le plus souvent ne peut ou ne veut étudier que les objets imprimés qui ont transmis les textes, l’obsession majeure est pourtant celle de l’oeuvre en son état originel, telle que son auteur l’a pensée, voulue, écrite ou dictée. De là, la distinction dans chaque texte imprimé entre « essentials » et « accidentals », entre les éléments consubstantiels à l’oeuvre et les altérations qui relèvent des préférences ou des bévues des éditeurs, des correcteurs ou des compositeurs. De là, aussi, la quête de l’« ideal copy text », du manuscrit écrit, dicté ou corrigé par l’auteur, un manuscrit à jamais absent pour les auteurs d’avant le xviiie siècle, mais possiblement imaginé à partir des états imprimés de l’oeuvre. La bibliographie matérielle n’est pas la seule discipline qui affirme une telle césure entre l’oeuvre en son identité propre et sa corruption par sa mise en imprimé. Il en va ainsi de la pratique philologique lorsque, comme dans le cas du Lazarillo de Tormes, magistralement étudié et édité par Francisco Rico, elle montre l’imposition des habitudes propres à l’imprimé (page de titre, bois gravés, division en chapitres, épigraphes) sur un texte conçu comme une lettre appartenant au genre à la mode en Italie et en Espagne dans les années 1530-1540 des « carte messagiere », des lettres en vulgaire – en ce cas une lettre adressée par Lázaro (et non Lazarillo comme l’indique le titre) à un correspondant anonyme alors qu’il est devenu crieur public à Tolède. Composé comme une épître sans divisions, ayant sans doute circulé sous cette forme grâce à des copies manuscrites, le texte passa ensuite entre les mains d’un imprimeur qui le soumit aux règles ordinaires des livrets imprimés. …

Parties annexes