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S’intéresser au devenir d’un salon parisien durant la décennie 1789-1799 peut sembler paradoxal, tant la période révolutionnaire a longtemps été associée à la disparition de cette forme de sociabilité. Nombreux sont en effet les historiens à avoir défendu la thèse d’une extinction de la culture salonnière au profit d’espaces sociables éminemment masculins dont les musées et les clubs étaient les archétypes[1]. Confortés par les témoignages de contemporains exprimant leur nostalgie d’un « esprit de société » prétendument révolu et influencés par le prisme idéalisant du xixe siècle auquel les frères Goncourt donneront sa forme la plus achevée[2], ces chercheurs ont contribué à façonner le mythe d’une fracture historique de la mondanité, qui relève davantage de l’orientation idéologique que de la recherche objective. Le récent intérêt porté aux sociabilités politiques et intellectuelles a, certes, permis d’esquisser un renouvellement des perspectives sur l’histoire des sociétés mondaines après 1789[3], mais force est de reconnaître que ce chantier historiographique demeure largement en friche. Le rôle des salons et des réseaux de mondanité dans l’espace littéraire pendant la Révolution n’a, par exemple, pas encore fait l’objet d’une analyse globale[4]. Une telle approche pourrait pourtant fournir des résultats pertinents afin de sonder l’influence sociale et culturelle de cette pratique de sociabilité au tournant des Lumières. Les recherches d’Antoine Lilti ont permis de mettre en lumière la prévalence des jeux de recommandation et des relations de patronage aristocratique dans la structuration du champ littéraire tout au long du xviiie siècle[5]. Il apparaît légitime de s’interroger sur l’éventuelle continuité de cette dynamique à la période révolutionnaire, durant laquelle s’opère un renversement brutal de l’édifice institutionnel, social et symbolique qui ordonnait au préalable la carrière des écrivains. La politique des premières années de la Révolution – prévoyant l’abolition des privilèges, la libéralisation de la presse et du théâtre, la destruction des Académies et du système des pensions royales – entraîne une réorganisation radicale du champ culturel. Face à cette perte subite de repères, les hommes de lettres ont-ils continué à considérer leur appartenance à la sociabilité mondaine comme une ressource de choix ?

Pour traiter cette problématique, le salon de la comtesse de Beauharnais se révèle un objet privilégié. Celui-ci connaît, tout d’abord, une longévité et une constance rares. Malgré quelques interruptions temporaires entre 1789 et 1792 et un arrêt complet sous la Terreur, le cercle parisien de Marie-Anne Françoise Mouchard (1737-1813), dite Fanny, se maintient du début des années 1760 jusqu’à la mort de l’hôtesse sous le Premier Empire. En outre, cette dernière, en tant qu’auteure et académicienne, est personnellement impliquée dans les réseaux lettrés[6]. La double qualité de femme de lettres et de femme du monde, tout à fait exceptionnelle à l’époque[7], concourt à faire de sa société le lieu de prédilection de nombreux littérateurs et, partant, un cas d’étude idéal pour appréhender l’évolution des rapports de la mondanité et de la vie littéraire pendant la Révolution, le Consulat et l’Empire. La décennie révolutionnaire, loin de précipiter sa fermeture, a en effet renforcé certains enjeux qui entouraient la fréquentation du salon sous l’Ancien Régime. Les premiers sont d’ordre idéologique : les littérateurs assimilent dans sa société les principes et les codes esthétiques mondains, qui leur permettent de se positionner au sein du débat polémique visant alors à redéfinir le rôle social et le statut des hommes de lettres. Les seconds enjeux sont d’ordre matériel : l’instabilité financière, induite par les événements et à laquelle de nombreux écrivains sont subitement confrontés, accentue les dispositions de la maîtresse de maison à mobiliser des réseaux de protection en leur faveur. Afin d’étayer ce postulat, il convient d’examiner tant les modalités discursives de représentation des hommes de lettres que leurs parcours révolutionnaires.

Entre « patriotisme » et valeurs mondaines : la posture originale des membres de la Société nationale des Neuf Soeurs

Dès 1789, les mutations bouleversant les fondements du cursus honorum littéraire[8] suscitent des débats épineux sur la question de l’identité sociale et des missions collectives des écrivains[9]. Qui, dans un tel contexte, peut encore prétendre au statut d’homme de lettres ? L’histoire révolutionnaire traditionnelle, surtout attentive à l’émergence de la figure de l’écrivain-journaliste, s’est relativement peu intéressée aux autres réponses apportées à cette question par les acteurs. Parmi celles-ci, il en est une néanmoins qui mérite une attention particulière : il s’agit de la tentative déployée par les membres de la Société nationale des Neuf Soeurs, à laquelle adhèrent de nombreux habitués de Fanny de Beauharnais, pour valoriser une nouvelle posture intellectuelle, située au croisement des topiques de l’écrivain patriote et de l’homme de lettres mondain[10].

Créée par Edmond Cordier de Saint-Firmin dans le but de contrer l’anarchie résultant de la libéralisation de la presse[11], la société se distingue par ses activités variées. Organisant des séances hebdomadaires et des assemblées publiques, elle est également à l’origine d’un périodique mensuel (Le tribut) et d’un projet d’imprimerie. Principalement active de janvier 1790 à août 1792, bien que son existence se poursuive jusqu’en décembre 1793, elle regroupe des hommes de lettres, savants et artistes qui participent ensemble à définir une nouvelle élite culturelle et scientifique[12]. L’ébauche d’analyse prosopographique des collaborateurs de la société, réalisée par Jean-Luc Chappey, a permis de dévoiler l’importance des affinités maçonniques et des liens de patronage dans sa composition[13]. Au sein de ces jeux de réseaux complexes, l’historien distingue de façon symptomatique celui des membres de l’ancienne Loge des Neuf Soeurs et celui des protégés de Mme de Beauharnais. Il arrive, par ailleurs, que les deux ensembles se recoupent, en raison de la proximité de la comtesse avec ce réseau de francs-maçons. Notons, par exemple, les cas de Joseph-Jérôme de Lalande (1732-1807), astronome réputé, Nicolas Bricaire de La Dixmerie (1730-1791) et Michel de Cubières (1752-1820), poètes prolifiques aujourd’hui oubliés, qui comptent à la fois parmi les habitués assidus de son salon et les membres les plus actifs de la Loge[14]. D’autres, comme Joseph-François Michaud (1767-1839), connu pour avoir dirigé avec son frère l’entreprise de la Biographie universelle, ancienne et moderne[15], et l’abbé Adrien Lamourette (1742-1794), premier évêque constitutionnel, semblent en revanche intégrer la société directement par l’intermédiaire de cette femme du monde, qui a pu elle-même s’y investir[16].

L’examen des contributions parues dans Le tribut témoigne du fait que la mondanité continue à fournir un modèle de comportement à ces auteurs qui, sans rejeter la nécessité de mettre leurs talents au service de l’entreprise de régénération sociale et politique, puisent dans la bonne société les valeurs comme la politesse, la galanterie et l’honnêteté. La première intégration significative des pratiques mondaines au sein des discours concerne la référence à un public idéal féminin. Pour le personnel de la Société nationale des Neuf Soeurs, l’art de plaire aux femmes demeure un gage de réussite, conformément à l’ethos galant, répandu dans les salons depuis le xviie siècle[17]. Lors d’une allocution prononcée en mai 1790, Lalande valorise l’audience féminine : « je ne craindrai pas d’ennuyer les citoyennes qui embellissent [l’assemblée], puisque leur présence dans cette société, est une preuve de leur goût, de leurs lumières et de leur patriotisme. Elles savent qu’en France les gens de lettres, ainsi que les guerriers, les ont toujours choisies de préférence pour juger leurs travaux, et pour en être le prix[18] ». Cette présence des personnes du « beau sexe » aux assemblées publiques doit être perçue comme un enjeu politique fort à une période où les clubs masculins prennent de plus en plus d’ampleur[19].

D’autres éléments permettent aux protégés de la comtesse d’élaborer une représentation de l’écrivain patriote et civilisé. Dans son « Discours sur les devoirs des gens de lettres envers leurs concitoyens dans les tems de révolution », publié en août 1792 au sein de la livraison finale du Tribut, l’abbé Lamourette présente la sauvegarde du caractère sociable de la nation – nous pourrions presque dire du caractère mondain – comme une nécessité politique[20]. Témoin alarmé de la « dégénération » de la Révolution, qu’il attribue en partie à « la déformation de cette physionomie douce, enjouée et aimable qui rendit de tout tems notre commerce si agréable et si cher à tous les étrangers », l’auteur souhaite aboutir à un équilibre salvateur « entre la théorie de la liberté et celle du bonheur[21] ». Dans cet objectif, il invite les hommes de plume initiés à la vie de société à user de leur pouvoir sur l’opinion publique, pour répandre le goût de la modération et de la sagesse. Aux « placards de sang » couvrant les rues de Paris, à « l’esprit d’anarchie et de désordre », ceux-ci devront opposer « les beaux accents de l’éloquence vertueuse, ou les sons attendrissans d’une poésie qui renouvelle le goût des belles moeurs, et de cette urbanité aimable dont les François peuvent encore moins se passer, que de la liberté[22] ». Tout au long de son discours, l’abbé affiche ainsi sa vision de l’homme de lettres idéal, garant de l’honnêteté et de la politesse, prémuni contre les « chaleurs de la passion » révolutionnaire.

La production littéraire et poétique, enseigne Lamourette, doit servir à la régénération, non en devenant elle-même un discours moral, mais en se faisant le vecteur des valeurs mondaines de concorde et de bonheur auprès d’un public élargi. Dans un temps où « les Muses, effarouchées par la politique, sont négligées[23] », selon les mots de la Chronique de Paris, cette orientation ne remporte pas l’unanimité. La Société nationale des Neuf Soeurs est parmi les rares à encourager une littérature de divertissement. Le fait que Cubières, protégé et amant de la comtesse de Beauharnais, produise des vers conformes aux attentes de la haute société dans le cadre de cet espace de sociabilité n’a donc rien d’anodin : publier une telle poésie vaut comme une prise de position, d’autant plus forte qu’en ces premières années de Révolution, tout ce qui relève de la littérature éveille les suspicions[24]. Analysons, pour illustrer ce propos, un poème chanté de Cubières, lu en séance par l’auteur et publié dans le Tribut du 14 juillet 1790, sous le titre « L’avocat de l’Amour. À l’Assemblée nationale, au sujet du décret du 19 juin, sur la noblesse[25] ». Il s’agit, comme l’adresse l’indique, d’une poésie de circonstance, produite en réaction au décret du 19 juin 1790, prévoyant l’abolition de la noblesse héréditaire. En réalité, nous sommes bien éloignés de toute considération d’ordre politique, puisqu’il appert rapidement que cette allusion est un simple prétexte à la réalisation d’une pièce d’agrément. La trame développée par le poète est la suivante : un avocat se présente à la barre de l’Assemblée afin d’obtenir que le dieu Amour ne soit pas soumis à la nouvelle loi, qui lui enlèverait son nom, sa devise, ses attributs et ses armoiries. Le public référent idéal de ce texte est indubitablement le « beau monde » de Paris. Le choix de la forme en fournit une première preuve. Les poèmes légers en chanson sont en grande vogue dans les salons, qui sont des lieux majeurs de création et de circulation de ce type de production. Les références intégrées dans le poème en dévoilent également le caractère élitiste :

Laissez-lui donc le nom d’Amour

Si connu des jeunes bergères.

Aux champs, à la ville, à la cour,

Eros ne réussiroit guères.

Sa devise est charmante encor ;

Je demande grace pour elle :

C’est omnia vincit amor ;

En fut-il jamais de plus belle[26] ?

Ces vers contiennent deux intertextualités : la devise « omnia vincit amor », tirée des Bucoliques de Virgile[27], et l’évocation du personnage de la bergère, qui renvoient à la tradition littéraire de la pastorale, dont on sait qu’elle est, depuis l’Astrée, le genre de prédilection de l’aristocratie française[28]. De manière générale, l’ensemble du poème se fonde sur un jeu référentiel, puisant en grande partie ses sources dans l’iconologie traditionnelle. Le portrait allégorique d’Amour correspond ainsi trait pour trait à la description contenue dans le Dictionnaire iconologique de Lacombe de Prézel, paru en 1756[29]. Ce faisant, Cubières cherche à établir une connivence avec un public d’élites urbaines, pour qui ces références étaient intelligibles. Un dernier indice tend à confirmer que le modèle social et culturel de l’auteur est celui de la haute société parisienne. Citons, pour en rendre compte, la strophe clôturant le poème :

Celle que j’aimai si long-temps,

Et pour qui mon coeur brûle encore,

Zélis trahit tous ses sermens,

Et c’est mon rival qu’elle adore.

Ah ! puisque réformer nos moeurs

Est le but de vos lois nouvelles,

Du dieu qui fait tous mes malheurs,

Que ne supprimez-vous les aîles[30] ?

Avec cette chute, le poète s’adonne à un « art du détournement », conforme au goût mondain pour les rapprochements inattendus[31]. Partant de l’actualité révolutionnaire, il parvient à dévier son sujet initial afin de réaliser une pièce galante, s’adaptant à l’esthétique valorisée par la société close du grand monde. Loin d’offrir une poésie d’utilité morale ou politique que ses contemporains réclamaient de concert, Cubières cherche encore à se construire une réputation d’auteur élégant.

Les protégés de Fanny de Beauharnais continuent donc à véhiculer les codes de comportement et les principes littéraires mondains, qu’ils érigent en critères de distinction dans l’espace culturel renouvelé. La fréquentation de son salon peut alors apparaître comme l’un des éléments constitutifs d’une stratégie de légitimation qui devait leur permettre de s’élever dans le champ littéraire. Cependant, l’appartenance aux réseaux des élites sociales ne servait pas uniquement à se forger une respectabilité : elle pouvait également fournir un secours financier aux hommes de lettres.

Révolution et moyens de subsistance : les réseaux de protection des écrivains

La correspondance manuscrite de Fanny de Beauharnais, encore trop peu exploitée, aide à appréhender le soutien matériel qu’elle apportait aux habitués de son cercle[32]. Afin de démontrer que cet enjeu économique a également été renforcé durant la période révolutionnaire, le propos sera centré sur deux littérateurs de la société de la comtesse, à savoir Nicolas Edme Rétif de la Bretonne (1734-1806), célèbre auteur des Nuits de Paris, et Michel de Cubières. Ces objets d’étude, de caractère exemplaire, révèleront que des écrivains affichant des postures opposées sous l’Ancien Régime tendent à user de tactiques semblables pendant la Révolution et à se replier vers des réseaux de protection mondains. En effet, le démantèlement du système des gratifications royales, les difficultés heurtant l’imprimerie et la librairie parisiennes affectent, dès 1789, les deux hommes de lettres qui tiraient de ces sources tout ou partie de leurs revenus. Devant bénéficier de nouveaux moyens de subsistance, ils se tournent notamment vers Fanny de Beauharnais. Cette dernière est en mesure de leur prodiguer ponctuellement des aides pécuniaires, comme c’est le cas en 1797, lorsqu’elle envisage de couvrir les frais d’impression des Posthumes de Rétif[33]. Cependant, la comtesse est elle-même ruinée, à l’instar de nombreuses autres hôtesses de salon, par la chute des assignats et les confiscations immobilières, ce qui limite sa capacité à cultiver le mécénat[34]. Pour venir en aide aux habitués de son cercle, elle doit, par conséquent, saisir une autre corde de son arc et endosser un rôle de médiatrice auprès de réseaux pluriels.

Françoise Le Borgne a analysé la carrière révolutionnaire de Rétif de la Bretonne et en a démontré le caractère ambivalent[35]. « En remettant en cause la rentabilité commerciale de ses oeuvres », écrit-elle, « la Révolution a développé chez l’auteur de Monsieur Nicolas des comportements caractéristiques des hommes de lettres d’Ancien Régime[36] ». Tandis que Rétif apparaît, dans la décennie prérévolutionnaire, comme l’un des rares auteurs à vivre entièrement de sa plume, mettant un point d’honneur à ne pas s’inscrire dans des relations de dépendance, les années qui suivent transforment radicalement cette dynamique. En 1790, la faillite de nombreuses librairies entraîne une perte d’argent considérable pour l’écrivain[37]. Cette rupture inopinée de son équilibre financier l’amène à rêver pour la première fois d’un mécénat public et de réseaux de patronage. Or, il est notable que Fanny de Beauharnais, dont il fréquente le salon depuis 1787, devienne sa première protectrice[38]. Outre les dons sporadiques, la comtesse fournit une aide substantielle en lui obtenant un poste au ministère de la Police générale du 28 avril 1798 au 13 juin 1802, grâce à sa recommandation auprès d’un certain M. Lecomte, qui cède sa place à l’auteur[39]. L’intervention est révélatrice d’une forme d’influence que cette femme du monde acquiert, dès 1795, dans l’espace administratif et politique, tirant profit pour cela des liens familiaux l’unissant à Joséphine de Beauharnais[40]. La comtesse se constitue dès lors ce qu’on pourrait appeler un « réseau Bonaparte », qu’elle n’hésite pas à mettre au service de ses protégés. C’est, ainsi, très probablement grâce à son entremise que Rétif bénéficiera du soutien de Louis Bonaparte sous le Consulat[41].

Symptomatique de « la grande complexité des mutations qui affectent, à l’époque révolutionnaire, le statut de l’homme de lettres[42] », le cas de Rétif de la Bretonne révèle que les événements induits par la Révolution ont pu ramener vers les réseaux de mondanité des écrivains qui s’en tenaient volontairement éloignés. La carrière de Cubières entre 1789 et 1799, quant à elle, s’inscrit davantage dans une logique de continuité par rapport à sa position antérieure, que l’on pourrait qualifier de position d’« établi marginal », pour reprendre les termes de Grégory Brown[43]. Bien qu’il n’ait jamais accédé aux principales institutions de consécration littéraire, le poète bénéficiait sous l’Ancien Régime d’une certaine reconnaissance et pouvait se reposer confortablement sur ses accointances dans le monde et à la cour. L’avènement de la Révolution ne le dévie pas de son cap : il continue à s’appuyer sur le soutien de la bonne société, et de Fanny de Beauharnais en particulier. À nouveau, la comtesse met à profit ses relations avec les puissants du jour pour valoriser cet homme de lettres. Ses échanges épistolaires avec le membre du Directoire Paul Barras (1755-1829), proche de Napoléon, témoignent de son entêtement à obtenir du gouvernement un achat massif des ouvrages de Cubières. Dans une lettre du 29 pluviôse an IV (18 février 1796), elle écrit :

Vous connaissez sûrement l’agréable poème de Dorat-Cubières[44] sur le calendrier républicain, ses odes sur les victoires de la République : tous ces ouvrages respirent l’amour de la liberté et la haine du fanatisme. Ne croyez-vous pas qu’il serait nécessaire de les répandre dans le public, et surtout parmi les membres des autorités constituées, dans un moment où le fanatisme conspire si ouvertement contre la liberté ? Si vous pouviez en prendre, ou en faire prendre par le gouvernement, deux ou trois ou quatre cent exemplaires, si vous pouviez leur donner la publicité qu’ils méritent, oh ! que je vous aurais d’obligation, comme amie de Dorat-Cubières et comme républicaine[45].

Ayant rapidement obtenu gain de cause[46], la comtesse réitère la démarche en avril 1797, à l’occasion de la parution du nouveau poème de son amant, Le progrès des arts dans la République[47]. Deux ans plus tard, elle se sent également autorisée à réclamer pour l’écrivain un emploi de chef de division auprès de Lucien Bonaparte, alors ministre de l’Intérieur[48].

Non contente de se cantonner aux représentants du pouvoir, Mme de Beauharnais active tout aussi régulièrement son réseau littéraire et intellectuel. Au mois de juillet 1799, c’est vers ce réseau qu’elle se tourne pour essayer de garantir à son protégé une place lucrative à l’Institut National, académie réformée fondée en 1795. L’atteste une lettre à Charles Pougens, proche ami de la comtesse et membre de l’institution :

Je me flatte qu’il réunira les suffrages de plusieurs personnes que vous estimez. Avec quelle satisfaction je partagerais la sienne et sa reconnaissance, si l’Institut National – que je regarde comme le sanctuaire des talents, des sciences, du génie et des vertus – le dédommageait en l’admettant des pertes qu’il a éprouvées et que, républicain aussi constant que courageux, il a soutenues, sans en chérir moins la patrie et les lettres […] [Il est] le moins habitué de tous les hommes à solliciter ce qu’il mérite ; aussi ne se serait-il pas présenté si je ne lui avais pas conseillé cette noble audace, heureuse si c’est avec succès et s’il doit le sien à des suffrages tels que le vôtre[49].

Malheureusement pour Cubières, ses candidatures au ministère de l’Intérieur et à l’Institut National ne seront pas retenues. Que ces diverses tentatives soient toutes soldées par une réussite importe peu. Notons surtout que des écrivains aux parcours aussi dissemblables que Cubières et Rétif de la Bretonne ont été amenés par les événements à s’en remettre au patronage d’une femme du monde.

Les salons, lieux stratégiques d’émergence pendant la Révolution ? L’exemple de Joseph-François Michaud

Dans ce qui a précédé, il a été exclusivement question d’auteurs qui fréquentaient la société de la comtesse sous l’Ancien Régime, et qui s’étaient déjà illustrés dans l’espace littéraire et scientifique parisien par de nombreuses productions. Plus caractéristique encore est la trajectoire de Joseph-François Michaud. Né en 1767, à Albens en Savoie, ce fils de notaire entreprend sa scolarité dans un collège ecclésiastique de Bourg[50]. Parallèlement, il assimile les valeurs de la bonne société provinciale dans le château de Richemont, où il est hébergé avec toute sa famille, aux frais du propriétaire des lieux[51]. Doté d’un capital culturel élevé mais de capitaux économique et social faibles, Michaud semble entrevoir l’activité littéraire comme le meilleur moyen de s’élever dans la société. Cependant, la mort prématurée de son père le laisse sans fortune et sans perspectives. Forcé de trouver rapidement un travail rémunérateur, il entre en 1786 dans une maison de librairie à Lyon. Quatre ans plus tard, l’arrivée en ville de Fanny de Beauharnais éveille son espoir. Ayant appris la venue de cette femme du monde à l’Académie lyonnaise, il envoie des vers d’éloge en son honneur, destinés à être lus en séance[52]. L’attention porte ses fruits, puisque la comtesse prend rapidement l’apprenti auteur sous son aile, l’emmenant avec elle à Paris. Grâce à l’entremise de la comtesse et aux liens forgés dans son cercle, Michaud intègre la Société nationale des Neuf Soeurs, qui figure à l’époque l’un des passages obligés pour la construction des carrières littéraires et la validation des productions[53].

Tandis qu’il est fréquent de voir associer la période révolutionnaire à la disparition des salons ou, du moins, à l’amoindrissement de leur influence sociale et culturelle, comment expliquer le fait que Michaud considère, encore en 1790, le cercle de Fanny de Beauharnais comme un lieu stratégique d’émergence ? Il semble légitime, afin de répondre à cette question, de recourir à la notion de capital relationnel, pensée par Benoît Denis et Paul Aron pour intégrer le paradigme des réseaux à la théorie des champs, et définie comme « la capacité plus ou moins grande que possède un agent d’utiliser ses liens (d’amitié, de connivence, de proximité idéologique, etc.) en vue de produire certains effets[54] ». Appartenant à des réseaux vastes et éclectiques, qu’ils soient mondains, maçonniques, littéraires ou intellectuels, Fanny de Beauharnais est dotée, au moment de son arrivée à Lyon, d’un capital relationnel non négligeable, susceptible d’avoir exercé sur Michaud un pouvoir d’attractivité d’autant plus important qu’une femme du monde doit alors se distinguer par ses capacités de médiation. Quelques années plus tard, l’établissement et l’activation fréquente du « réseau Bonaparte » augmenteront encore considérablement le capital de la comtesse, qui bénéficiera de facto d’une position prééminente dans la géographie mondaine sous le Consulat et le Premier Empire.

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Sans pour autant nier l’existence d’une rupture révolutionnaire dans l’histoire de la sociabilité salonnière, cette recherche entend s’inscrire dans le sillage de travaux universitaires récents, mettant l’accent sur les logiques de continuité qui ont ordonné l’espace sociable parisien après 1789[55]. Afin de démontrer que la fréquentation du cercle de Fanny de Beauharnais a continué à fournir des ressources conséquentes aux hommes de lettres, il apparaissait judicieux d’interroger à la fois les discours et les pratiques de quelques-uns des littérateurs de cette société. La mise en parallèle de carrières aussi discordantes que celles de Cubières, Rétif de la Bretonne et Michaud – respectivement « établi marginal », écrivain commercial et auteur provincial émergeant au moment de l’avènement de la Révolution – a permis de constater que la tactique consistant à se reposer sur les valeurs et les réseaux de mondanité n’a pas été favorisée uniquement par des auteurs ayant incorporé l’idéal de comportement mondain sous l’Ancien Régime. À ce titre, le parcours de Michaud est d’autant plus significatif que nous avons affaire à un auteur qui, en 1790 encore, a considéré le salon de la comtesse comme un tremplin pour intégrer le champ littéraire. Contre l’idée répandue d’une désertion de cette forme de sociabilité après 1789, de telles découvertes invitent à porter un regard renouvelé sur les sociétés mondaines à l’époque révolutionnaire.