Morgan, le « négrillon » de Chateaubriand[Notice]

  • Michèle Bocquillon

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  • Michèle Bocquillon
    City University of New York

En 1823 paraît Ourika, un roman de Mme de Duras dont on a beaucoup reparlé ces dernières décennies. Je ne vais pas en proposer une nouvelle lecture, mais rappeler certains éléments de sa composante historique, car l’héroïne du roman, Ourika, a bel et bien existé. Elle fut rapportée d’Afrique à l’âge de 2 ou 3 ans par le chevalier de Boufflers, gouverneur du Sénégal de 1785 à 1787, qui l’a offerte à son oncle le maréchal de Beauvau. La famille de Beauvau n’est pas la seule à avoir profité de la prodigalité du chevalier de Boufflers. Il a offert d’autres « négrillons » à ses proches, à la reine et à la famille d’Orléans. Il était de bon ton au xviiie siècle dans les milieux aristocratiques de s’entourer de petits « négrillons » qui, le temps de leur enfance, distrayaient le beau monde. Mme de Genlis, « gouverneur » des enfants du duc d’Orléans, a bien rendu compte de la condition de ces enfants noirs vivant au Palais Royal dans ses écrits. Ils sont choyés comme le sont les animaux de compagnie et « règnent » dans le salon, aussi longtemps qu’ils demeurent petits et amusants ; ils sont ensuite « relégués dans l’antichambre » pour être aussi vite remplacés par un autre petit négrillon. Ce ne fut pas le cas d’Ourika, qui fut tendrement aimée par la famille de Beauvau, si l’on en croit les souvenirs de la maréchale. Elle mourut malheureusement à la fleur de l’âge en 1799. Une vingtaine d’années plus tard, Mme de Duras se met à écrire un roman mettant en scène Ourika. La conception de ce roman commence dans son salon : « En 1820 seulement, ayant un soir raconté avec détail l’anecdote réelle d’une jeune négresse élevée chez la maréchale de Beauvau, ses amis, charmés de ce récit (car elle excellait à raconter), lui dirent : “Mais pourquoi n’écririez-vous pas cette histoire ?” ». L’impulsion est donnée. Selon Pailhès, « [e]lle avait dû composer Ourika, du moins en partie, […] de janvier à avril 1821 » et Chateaubriand en avait suivi de près la composition ; il en avait lu les épreuves. Dans son Journal des années 1821-1827, Mme de Duras annonce le 8 janvier 1822 : « J’ai fait Ourika je ne sais si j’ai réussi. Cette occupation a interrompu le journal, je vais le reprendre ». Or, à l’entrée du 20 novembre 1821, elle avait écrit : On s’était jusqu’ici posé des questions sur la mort, non de l’Ourika de papier, mais de la petite Ourika arrivée à Paris en 1786. Mme de Beauvau n’en mentionne pas la cause dans ses Souvenirs. Dans l’entrée de son journal, Mme de Duras, qui se pose en témoin, donne ici clairement les raisons de la mort d’Ourika. À propos du roman, Chateaubriand écrit mi-décembre à Mme de Duras : « […] en lisant les premières pages, j’ai pleuré » et « Je suis tout ému d’Ourika », fin décembre. Goethe, lui-même, reconnaît après avoir lu Ourika : « À mon âge, il ne faut pas se laisser émouvoir à ce point ». Les lecteurs d’Ourika ont donc été attendris par la destinée tragique de cette enfant noire déracinée qui n’a pu, en fin de compte, trouver place dans la société française. On pourrait dès lors penser que cette apparente sollicitude, jointe à l’abolition de la traite des Noirs, ferait passer la mode du négrillon si répandue sous l’Ancien Régime. Or Chateaubriand a lui-même reçu un petit négrillon, nommé Morgan, de son ami Drovetti, consul général de France …

Parties annexes