Corps de l’article

Si leurs collections sont intrinsèquement internationales, et si leur présence à l’étranger est ancienne, les grandes institutions muséales s’inscrivent dans une dynamique mondiale toujours plus forte depuis la globalisation de la fin du 20e siècle. Aussi les grands musées organisent-ils de façon croissante l’exportation de leurs expositions temporaires dans des institutions à l’étranger (Anderson et Crawford 2002), projets désignés sous le terme d’« expositions itinérantes internationales  ». Loin de questionner le bien-fondé de ces expositions, mais prenant acte de leur existence et de leur diffusion croissante, l’intention est ici de se pencher sur la préservation et l’accompagnement des œuvres, et d’interroger les pratiques professionnelles de la régie d’expositions itinérantes internationales. Le présent propos se nourrit d’une série de dix entretiens approfondis, menés avant tout au Royaume-Uni (Tate, Victoria and Albert Museum, Museum of London, British Museum), mais également en France (Réunion des Musées Nationaux), auprès de spécialistes de la régie d’expositions ayant pratiqué l’itinérance internationale. Le Victoria and Albert Museum, qui axe sa politique d’exposition sur l’itinérance et l’internationalité, constitue un véritable terrain d’expérimentation professionnelle et offre à ce titre un sujet d’étude privilégié. Il convient avant tout de décrire son programme d’exposition afin d’en appréhender les spécificités puis, en réaffirmant la nécessité d’un accompagnement attentif des œuvres sur ces grands projets itinérants, d’analyser le modèle professionnel mis en place pour en assurer la régie.

Un programme d’exposition hautement itinérant et largement international Musée national britannique d’arts décoratifs basé à Londres depuis 1851, le Victoria and Albert Museum (V&A) est spécialisé dans la mode, la photographie, le design et les arts asiatiques. Il développe autour de ses collections une politique d’exposition ambitieuse, hautement itinérante, et résolument avant-gardiste dans son internationalité.

Plus de la moitié de ses expositions voyagent à l’étranger dans des structures culturelles publiques ou plus rarement privées (la Caixa Forum en Espagne), l’autre partie étant destinée au Royaume-Uni où elles nourrissent des partenariats régionaux très développés. Les expositions internationales du V&A sont envoyées en Europe, aussi bien orientale qu’occidentale, en Amérique du Nord et en Australie, au Japon et en Corée, et plus largement en Asie du Sud et au Moyen-Orient. Deux continents restent encore hors de ses cartes : l’Afrique et l’Amérique du Sud. L’exposition « Vivienne Westwood », dédiée aux créations de la styliste anglaise, reste une référence. Entre 2004 et 2011, elle a été accueillie successivement dans neuf musées en dehors du Royaume-Uni. En voyageant de Canberra à Hong Kong en passant par Shanghai, Taipei, Tokyo, Düsseldorf, Bangkok, San Francisco et Milan, l’exposition a eu un écho dans de nombreux pays et sur plusieurs continents. Sans atteindre systématiquement une telle activité, les expositions du V&A connaissent habituellement une longue itinérance (s’étalant souvent sur plus de deux ou trois ans) et couvrent un nombre important de lieux d’accueil à l’étranger. Le musée élargit ainsi sensiblement son public. Aussi, l’audience internationale de l’exposition « Vivienne Westwood » s’est chiffrée à 700 000 visiteurs, contre 170  000 si l’exposition était restée au seul Victoria and Albert Museum. Le V&A touche donc le paysage culturel d’un grand nombre de régions du globe, ancrant son programme d’expositions itinérantes dans une dynamique réellement internationale.

La programmation itinérante globale (nationale et internationale) du musée a connu une forte croissance depuis les années 2000 et l’accent a progressivement été mis sur les expositions destinées à l’étranger. La programmation internationale a ainsi connu une activité sans précédent sur les cinq dernières années, bien qu’ayant subi un léger déclin après la crise de 2009. En termes quantitatifs, son importance est considérable puisque douze à dix-sept expositions peuvent être présentées à l’étranger annuellement (rappelons qu’un nombre tout aussi important d’expositions itinérantes est organisé en parallèle sur le territoire national). S’affirmant à long terme, l’activité internationale est appelée à conserver un niveau stable et riche de plus d’une dizaine d’expositions par an (V&A 2011-2012).

L’itinérance développée au Moyen-Orient et en Asie constitue une spécificité des expositions du V&A au regard d’autres institutions, telles que la Tate ou la Réunion des Musées Nationaux (RMN), qui restreignent l’itinérance de leurs expositions à de grands établissements de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis. D’autre part, le programme itinérant international des grands musées atteint rarement une telle envergure. Deux expositions du British Museum voyagent en moyenne à l’étranger chaque année. En revanche, le programme d’expositions itinérantes du V&A est comparable à celui de la Smithsonian Institution aux États-Unis, qui regroupe dix-neuf musées et galeries, ou à celui de la RMN qui organise la programmation des musées nationaux sur tout le territoire français. L’ampleur de son programme est également à rapprocher de celle d’importantes entreprises privées spécialisées dans la production d’expositions itinérantes telles que Premier Exhibitions ou Arts and Exhibitions International aux États-Unis, ou encore Grande Exhibitions en Australie.

Ainsi, à travers l’importance de son programme, l’étendue géographique qu’il couvre et les larges publics qu’il touche, le Victoria and Albert Museum fait figure de précurseur et de leader mondial de la conduite d’expositions itinérantes internationales.

Des projets risqués

Les raisons et les bienfaits de la mise en itinérance d’une exposition du V&A hors du territoire national sont multiples : scientifiques et culturels en favorisant la diffusion du design à Londres et dans le monde, stratégiques et financiers en générant des revenus et en diffusant la marque du musée, mais aussi diplomatiques en jouant un rôle de liant culturel. Autant d’arguments qui justifient l’intérêt que porte le musée à sa politique d’expositions à l’étranger. L’itinérance internationale n’en reste pas moins hautement risquée pour les biens culturels qu’elle met en mouvement et nécessite un accompagnement adapté.

Table 1

Table 1. Nombre d’expositions itinérantes du V&A de 2000 à 2011.

Table 1. Nombre d’expositions itinérantes du V&A de 2000 à 2011.

-> Voir la liste des tableaux

Si chaque manipulation, aussi mineure soit-elle, est périlleuse pour une œuvre, les expositions temporaires itinérantes augmentent fortement la probabilité de dommages sur les collections en les soumettant à d’éventuelles dégradations mécaniques et accidentelles lors des multiples opérations de mise en caisse, de transport, d’exposition, d’accrochage ou de décrochage répétés. D’autre part, les expositions qui transitent par des régions aux conditions climatiques très différentes sont soumises à des variations de température et d’humidité brusques. Le changement de climat nécessite de certaines œuvres qu’elles s’adaptent à leur nouveau milieu. Ce processus progressif est souvent peu compatible avec les rythmes rapides des projets itinérants et si, pour pallier cette contrainte, un environnement artificiel stable peut être créé dans des galeries équipées, la parfaite efficacité des caisses climatisées lors du transport reste encore à démontrer (Sonrier et Humbert 1994). L’itinérance, en multipliant les destinations sur plusieurs années, est susceptible de soumettre les œuvres à une instabilité climatique prolongée. Fortement dommageables, ces agressions environnementales propres à l’internationalité peuvent induire des déformations sur les œuvres fragiles : gondolements, craquelures, fentes, etc. Par ailleurs, bien que favorisant les partenariats avec de grands musées nationaux pour lesquels expertise professionnelle et sécurité des œuvres sont assurées, le V&A choisit parfois pour accueillir ses expositions des lieux moins conventionnels, ne répondant pas nécessairement aux normes européennes de conservation. Ainsi, le « Jameel Prize », qui expose des artistes s’inspirant des traditions islamiques, lors de son voyage au Liban de 2010 à 2011, fut présenté dans des espaces non muséaux : les écuries d’un palais du 19e siècle. De même, dans les nouveaux territoires tels que l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Inde et la Chine, avec lesquels travaillent quelques rares grands musées (dont ceux à l’initiative du World Collections Programme), le personnel en charge de l’exposition ne bénéficie pas toujours d’une formation professionnelle satisfaisante, ni de l’expérience de régisseurs canadiens ou australiens. Aussi, en voyage à l’étranger, les collections sont-elles plus facilement confrontées à des environnements non optimaux pour leur conservation.

Étant donné la valeur culturelle, historique et artistique inestimable des collections publiques, le caractère fragile et irremplaçable du patrimoine,et la nécessité déontologique de les préserver pour les générations futures, une des obligations essentielles du musée est de créer et d’entretenir un environnement protecteur pour les objets dont il est responsable. Lors d’une exposition itinérant à l’étranger, l’attention portée à la préservation et à l’accompagnement des œuvres se doit d’être d’autant plus soutenue que les risques encourus sont accrus. La régie des œuvres, soucieuse de gérer le mouvement des biens culturels avec un risque zéro (Vassal 2000), occupe donc une place primordiale dans la conduite d’expositions itinérantes internationales. Ange gardien du patrimoine, le régisseur veille à ce que la valorisation des collections à l’étranger ne prenne pas le pas sur leur conservation. Il coordonne le « mouvement des œuvres » aux plans physique, documentaire, administratif, juridique et financier, applique les procédures de conservation préventive et contrôle la « chaîne procédurale » en évitant tout maillon faible qui constituerait un risque pour la sécurité et la conservation des œuvres (Bonino et Spurrel  2004).

Table 2

Table 2. Nombre de visiteurs aux expositions itinérantes du V&A de 2000 à 2011.

Table 2. Nombre de visiteurs aux expositions itinérantes du V&A de 2000 à 2011.

-> Voir la liste des tableaux

La conférence « Go international ! The challenge of Creating International Exhibitions », organisée en octobre 2011 à Berlin par le Comité international des expositions et des échanges de l’ICOM reflète l’intérêt croissant que génèrent ces projets itinérants. Si l’essor du phénomène itinérant international se profile, le monde de la régie devrait prendre en compte les spécificités de ces projets. Dans la mesure où seuls des personnels hautement spécialisés peuvent être garants de la pérennité des collections en mouvement (Sonrier et Humbert 1994), une connaissance précise du processus itinérant et un suivi attentif du voyage des œuvres permettent de réduire de façon significative les risques de dommages lors de ces expositions.

Quel régisseur pour ces projets itinérants internationaux ?

Au Victoria and Albert Museum, la figure du Coordinateur d’Expositions (Exhibitions Coordinator), progressivement adaptée à la multiplication des projets voyageant à l’étranger et à leurs spécificités, constitue une réponse originale et efficace aux besoins professionnels naissants dans le domaine de la régie d’expositions itinérantes internationales.

Le coordinateur d’expositions fait figure de régisseur mais également de chef de projet. D’une part, il est responsable du transfert des œuvres et, à ce titre, il se rapproche des régisseurs d’expositions de la Tate Modern ou de la RMN en charge des arrangements pratiques traditionnels liés aux prêts, au transport, aux assurances et au contrôle technique des objets. Mais, d’autre part, ses fonctions couvrent également la gestion globale du projet : il gère la production de l’exposition dans les délais et le budget impartis, assurant la circulation de l’information et la coordination des acteurs. Cette double compétence reste assez atypique dans le milieu de la régie. En revanche, nombreuses sont les institutions, telles que la RMN ou le British Museum, pour qui la gestion des prêts et la production des expositions relèvent de deux services distincts. Aux côtés du régisseur d’exposition traditionnel (Exhibitions Registrar) qui traite les prêts entrants et organise la logistique du transport et des assurances, travaille alors souvent un chef de projet (Project Manager ou Exhibitions Manager), parfois également commissaire d’exposition, en charge de la scénographie, du graphisme, des textes de salles, du budget et du planning général.

Le Victoria and Albert Museum a pris le parti de coupler ces deux fonctions autour d’une seule figure professionnelle en vertu de la connaissance systémique du projet et de la position centrale qu’elle offre au régisseur dans le processus d’exposition. Entièrement mené par un professionnel de la régie, le projet est alors susceptible d’intégrer les préoccupations de préservation des œuvres à chacune de ses étapes, scénographie, budgétisation et planification inclues. La conservation préventive fait alors corps avec le projet et assure aux collections une prise en main optimale. A contrario, lorsque régie et gestion sont scindées, le régisseur d’exposition centré sur l’objet et sa préservation peut éprouver des difficultés à faire appliquer les normes de conservation face à des chefs de projet dont les logiques divergent. Si sa double casquette est atypique et bénéfique sur des expositions complexes, le coordinateur se distingue également par sa capacité à gérer l’itinérance des expositions.

Figure 1

Fig. 1. Exposition du Jameel Prize du 26 juin au 13 août 2010 dans les anciennes écuries du Palais de Beiteddine au Liban. © The Victoria and Albert Museum, London.

-> Voir la liste des figures

L’itinérance, une spécialité

Au Victoria and Albert Museum, les projets d’exposition sont suivis de façon continue par les coordinateurs pendant leur conceptualisation et leur présentation au musée, mais également hors les murs, pendant toute la durée de leur itinérance et ce, jusqu’au retour des œuvres aux prêteurs. Toutefois, les fonctions du coordinateur sont sensiblement différentes avant et après le départ en itinérance. En effet, lors de l’élaboration initiale de l’exposition, projet occupant le coordinateur à plein temps sur plusieurs années, ses fonctions se rapprochent davantage de celles, canoniques, du régisseur. Le caractère itinérant et international des expositions imprègne toutefois chacune de ses activités : liste d’œuvres, contrats de prêts, transport, assurances et indemnités gouvernementales doivent être en adéquation avec un long voyage à l’étranger. En revanche, la mise en itinérance de l’exposition constitue un projet différent et spécifique (Touring exhibition), aux temporalités plus rapides, où le rôle du coordinateur offre un aspect plus gestionnaire. Dans la mesure où la scénographie et les arrangements techniques de l’exposition à l’étranger sont pris en charge par le musée emprunteur, les fonctions du coordinateur consistent davantage à transmettre un package d’informations, à superviser et contrôler attentivement le déroulement du projet sans en initier les détails. Lors de la mise en itinérance des œuvres, le coordinateur n’est pas un simple convoyeur s’assurant de la sécurité des œuvres dont il a la responsabilité, il est également garant du bon déroulement de l’installation à laquelle il prend part en tant que chef de projet.

Figure 2

Fig. 2. Déchargement des caisses par des transporteurs locaux au musée national de Damas en Syrie. © The Victoria and Albert Museum, London.

-> Voir la liste des figures

L’omniprésence du coordinateur lors de l’itinérance et du montage des expositions à l’étranger est caractéristique de la régie d’exposition du V&A. À titre comparatif, la Tate Modern ne pratique pas la gestion rapprochée de l’itinérance mais transmet directement l’exposition au musée emprunteur pour qui les responsabilités et les marges de manœuvre sont donc plus grandes. Considérant que le V&A travaille avec de nouvelles institutions ou des lieux d’exposition moins conventionnels (à l’instar des écuries libanaises), le suivi et le contrôle des expositions en transit répondent à un devoir de précaution et permettent de garantir le respect des normes de présentation et de conservation préventive. Ce mode de gestion permet également au V&A de former le personnel sur place et d’établir ainsi, avec de nouveaux lieux d’exposition, des partenariats à long terme.

Le suivi continu des expositions sur leurs deux phases (pré-itinérance puis itinérance) est rarement pratiqué par les régisseurs. Les coordinateurs eux-mêmes ont pendant longtemps été spécialisés soit dans le montage de projets sur site, soit dans la gestion d’expositions en itinérance. C’est l’organisation que l’on retrouve actuellement au British Museum, où le coordinateur d’expositions internationales est affecté uniquement à l’itinérance des expositions. L’évolution de la programmation du V&A vers des expositions plus nombreuses et davantage tournées vers l’étranger s’est accompagnée de la disparition de la différenciation des rôles chez les coordinateurs qui s’occupent désormais indistinctement de projets en cours au V&A ou de leurs itinérances. La nouvelle possibilité pour les coordinateurs de passer du montage d’une exposition à la gestion d’une itinérance a élargi leur expertise. Elle permet une attribution plus simple, plus flexible et plus rapide des projets face à l’augmentation du nombre d’expositions d’ampleur internationale. Par ailleurs, cette double aptitude des coordinateurs assure aux projets un meilleur suivi. En effet, l’exposition peut être chapeautée depuis sa conception au Victoria and Albert Museum jusqu’à la fin de son déplacement par le même régisseur (sa disponibilité le permettant), et bénéficier de sa fine connaissance du projet à chaque installation et désinstallation. Le profil actuel du coordinateur développé par le Victoria and Albert Museum est donc intimement lié à l’itinérance des projets qu’il accompagne.

Conclusion : Une précieuse expérience professionnelle

Le département des expositions du Victoria and Albert Museum jouit de plus de dix années d’expérience, d’observation et d’évolution, qui font de ses régisseurs des acteurs hautement adaptés aux complexités des projets qu’il génère. Sans cesse amélioré (et encore sujet à de futures adaptations), le modèle du Coordinator développé par le V&A n’a jamais été abandonné, ce qui tend à prouver sa viabilité et sa pertinence pour l’accompagnement d’une programmation itinérante et internationale, ambitieuse et évolutive.

Rares encore sont les musées qui organisent des expositions voyageant sur plusieurs destinations à l’étranger. Faisant figure de pionnier et de chef de file dans ce secteur, le V&A offre donc une expertise professionnelle précieuse et rare. Si la tendance à une multiplication de ces grands projets itinérants se confirme, la régie d’exposition gagnerait à s’inspirer de la figure de l’Exhibitions Coordinator telle que la pratique le V&A et à l’adapter aux besoins spécifiques de chaque exposition, de chaque musée, et de chaque programmation.