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« Je persiste quand même à croire que ce problème de l’artisanat est actuel et d’une importance peut-être aussi grande que celle de la grande industrie mécanisée. Parce qu’il intéresse d’innombrables talents demeurés inertes et obscurs et d’innombrables forces que notre économie condamne à l’oisiveté et aux secours improductifs de l’État ». —Félix-Antoine Savard (1975)

La Société du réseau économusée, portant alors le nom de Fondation des économusées du Québec, est fondée en 1992, à Québec, par Cyril Simard. En 1996, une évaluation des neuf économusées alors mis en place—ceux du papier, de la goélette, de l’accordéon, des contes et légendes, du bronze, du verre, de la farine, du miel et de la prune—permet de confirmer le succès du concept et d’en identifier les points forts, menant ainsi à la consolidation de la Fondation et de son réseau. En 2002, afin de souligner le dixième anniversaire de la Fondation des économusées du Québec, Cyril Simard lance une réflexion  :

...ouverte sur nos métiers et savoir-faire dans une perspective où leur préservation mène à la création : création de produits inspirés de la tradition mais débarrassés de tout mimétisme, création également d’un système structurant pouvant nous conduire à l’amélioration de la qualité de vie de nos artisans. (Simard 2003 : 17)

Cette réflexion proposée par le créateur du concept prend la forme d’une Anthologie en faveur d’un patrimoine qui gagne sa vie (2003), présentant textes, études et témoignages inter-disciplinaires, écrits par différents professionnels gravitant autour du réseau. Cette publication ne trouve cependant pas d’écho ou de suite en 2012, au moment du vingtième anniversaire de la Société du réseau économusée.

Dès sa fondation, le modèle économuséal bouleverse et remet en question les valeurs communes du milieu muséal québécois en créant une nouvelle catégorie de musée, un réseau marginal. L’économusée, au contraire du musée tradition-nel—dont les origines remontent aux cabinets de curiosité et dont la mission est étroitement liée au monde matériel, à la constitution de collections et à la conservation d’objets—perpétue des gestes et savoir-faire liés au patrimoine culturel immatériel. En ce sens, Cyril Simard agit comme un précurseur en devançant le Ministère de la Culture et des Communication du Québec, au risque de marginaliser le nouveau type d’institution créée. Tout en affirmant l’importance de la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, il démontre que ce dernier peut même servir de moteur économique. Ainsi, pour Yves Bergeron, l’originalité du concept réside « dans la juxta-position de deux activités complémentaires qui n’avaient jamais été regroupées autour d’un concept intégrateur » (2003 : 41). Le réseau des économusées entre ainsi en rupture avec la définition du musée, reconnue internationalement, et ce en engendrant des institutions muséales à but lucratif. Cyril Simard s’applique à créer, pour la première fois, un modèle de musée viable économiquement. Le maillage étroit du musée et de l’entreprise privée, forme de partenariat aujourd’hui en vogue dans le milieu muséal québécois, est à la base du modèle novateur alors proposé. Plus de vingt ans après sa création, la Société du réseau économusée et les innovations propres à son concept, telles que la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel ainsi que l’intérêt pour un mode de financement autonome ont fait du chemin. Pourtant, les économusées n’ont toujours pas acquis de reconnaissance officielle de leur statut muséal.

À la lumière de ces questionnements et à l’occasion du vingtième anniversaire de création de ce concept intégrateur, une recension des événements et données ayant mené à la structuration de l’actuelle Société du réseau économusée semble de mise. La genèse des économusées, intimement imbriquée dans le parcours professionnel de Mgr Félix-Antoine Savard d’abord, puis de Cyril Simard, se doit alors d’être étudiée, tout comme le contexte de création de l’économuséologie, le concept lui-même ainsi que les objectifs poursuivis.

1. Les prémices

Mgr Félix-Antoine Savard, né à Québec en 1895, fût notamment prêtre, professeur, folkloriste, écrivain, imprimeur et ardent défenseur du développement de la culture matérielle du Québec. Bien que davantage reconnu pour l’œuvre culte Menaud, maître-draveur, parue en 1937, [1] Savard cosignera également, dès l’année suivante, Tour du Lac St-Jean et Visite de Charlevoix. Ce mémoire, réalisé auprès de Jean-Marie Gauvreau, d’Albert Olivier, de l’abbé Albert Tessier et de l’abbé Victor Tremblay, constatant la situation tragique de l’artisanat dans la région et prescrivant « un art typiquement canadien » (Simard 1988a : 52), aura des résonances jusqu’en 1961 dans Mémoire sur l’artisanat dans Charlevoix. Ce second mémoire, destiné au gouvernement du Québec et réalisé auprès de Louis-Philippe Dufour, d’Huguette Dufour, nouvelle diplômée de l’école du meuble, et de Mark Donohue, qui en assume les frais, renouvelle le constat d’une détérioration de la pratique artisanale et prône la création d’un musée d’art populaire visant à renouer « le présent à la grande tradition artisanale du passé » (Simard 1988a : 52). Mgr Savard écrit alors :

Je voudrais, en particulier, bien préciser ce que nous entendons par musée. C’est un grand mot qui a besoin d’être épousseté. Je voudrais bien définir ce que j’entends par un musée d’art populaire et ce que nous devons en faire : un centre vivant et un foyer d’éducation. (Cité dans Simard 1988b : 47)

C’est dans cet esprit qu’il fonde, en 1966, la Papeterie Saint-Gilles, à Saint-Joseph-de-la-Rive, dans la région de Charlevoix. Accompagné de l’artisan Georges Audet, de l’ingénieur Paul-X Laberge et du mécène Mark Donohue, il souhaite alors mettre en valeur des techniques et modes de production artisanaux. Comme il le souligne dans la charte ayant donné naissance à la Papeterie, Mgr Savard vise également à diffuser, entre autres par le biais de livres, l’art du papier fait main ainsi qu’à octroyer des bourses à des artisans. En 1975, alors qu’il signe la préface du premier tome d’Artisanat québécois écrit par son ami Cyril Simard, Mgr Félix-Antoine Savard réaffirme l’importance du développement des petites entreprises artisanales trop souvent dépendantes du maigre secours de l’État et prescrit la création d’un ministère de l’artisanat « afin de promouvoir presque dans nos plus humbles campagnes cet art traditionnel où notre race a trouvé l’expression de son génie et de sa liberté » (Simard 1988a : 53). Cyril Simard ne restera pas sourd à cet appel.

Né en 1938 à Baie-Saint-Paul, dans la région de Charlevoix, Cyril Simard obtient en 1965 un baccalauréat en architecture à l’Université de Montréal puis une maîtrise en aménagement (artisanat et design) en 1970. Très tôt interpellé par le patrimoine et les traditions locales, il crée et préside, en 1965, la Commission d’urbanisme de sa ville natale, pour laquelle il élabore les plans de deux écoles, puis fonde la Société des Festivals folkloriques de Baie-Saint-Paul, participant grandement au façonnement de l’identité culturelle et artistique qui fait encore aujourd’hui la renommée de la région. Reconnu pour sa capacité à allier tradition et création, grâce à son projet fictif de fin d’étude en architecture ayant fait le tour du Canada en exposition, et proposant la création du Centre d’art Clarence Gagnon dans les montagnes de Baie-Saint-Paul, Cyril Simard obtient le mandat de conception du Village canadien de Terre des Hommes à l’Exposition universelle de 1967.

C’est lors de cet événement qu’il découvre l’artisanat norvégien, fascinant de par son incorporation du design aux objets utilitaires. Fort de ces expériences, il occupe successivement de 1970 à 1977 les postes de directeur artistique, d’administrateur puis de directeur général de la Centrale d’artisanat du Québec et prône alors l’adaptation des produits artisanaux à la réalité et aux besoins contemporains. Dans son désir de créer des liens entre design et architecture ainsi que de « mettre le design au service de l’artisan » (Richer et Lapierre 2003 : 12), il se fait le porte-parole de ce qu’il nommera « l’artisanat-design » (12). En 1975, Cyril Simard publie, aux Éditions de l’homme, le premier Tome d’Artisanat québécois, préfacé par son ami Mgr Félix-Antoine Savard, aventure qui se poursuivra jusqu’en 1985 avec la parution du dernier volume de cette quadrilogie, aujourd’hui considérée comme une bible dans le domaine. Durant cette même période, de 1977 à 1983, il remplit également ses fonctions de directeur des Arts visuels et de l’aménagement au Service de l’artisanat, de l’architecture, du design et des arts plastiques au ministère des Affaires culturelles du Québec, notamment en présidant le Comité ministériel pour l’intégration des arts à l’architecture et en faisant succéder la nouvelle École nationale des métiers d’art à la Centrale d’artisanat.

2. L’économuséologie : naissance et expérimentation

Cyril Simard, demeuré très proche de Mgr Savard, partageait avec lui l’opinion selon laquelle « l’art populaire était riche et pouvait contribuer, non seulement à faire connaître des métiers en voie de disparition mais, en les adaptant aux besoins modernes, à faire vivre les artisans et à inspirer une production authentique » (Richer et Lapierre 2003 : 12). À la mort de Mgr Félix-Antoine Savard, en 1982, Cyril Simard hérite donc moralement de la Papeterie Saint-Gilles et s’efforce de la rentabiliser. Afin de perpétuer la mémoire et de préserver la volonté de son fondateur, également considéré comme l’un des fondateurs de l’ethnologie québécoise,[2] Simard choisit de privilégier une approche ethnologique et éducative dans les transformations qu’il opère à la Papeterie afin de mener cette entreprise déficitaire vers l’autofinancement.

Devenu président de la Papeterie en 1984 et toujours appuyé par Mark Donohue, il développe alors un nouveau programme architectural qui, tout en respectant les capacités financières de l’entreprise et en conservant son cachet d’origine, permet la transformation de l’atelier et l’agrandissement du bâtiment de manière à recevoir des visiteurs et à créer une entreprisemusée. Une rencontre avec Jean-Claude Dupont, professeur d’ethnologie à l’Université Laval, pousse Cyril Simard à entreprendre un doctorat sous sa direction et à transposer les recherches menées à la Papeterie en une thèse intitulée L’économuséologie : essai d’ethnologie appliquée, déposée en 1986. Dans la première partie de cette thèse doctorale, publiée en 1988 aux Presses de l’Université Laval sous le titre Les Papiers Saint-Gilles, Héritage de Félix-Antoine Savard, Simard établit sa problématique et dresse, de manière documentée et rigoureuse, l’histoire de la Papeterie Saint-Gilles.

Dans la deuxième partie, dont le condensé sera publié en 1989 sous le titre L’économuséologie : Comment rentabiliser une entreprise culturelle, Simard combine les résultats obtenus à la Papeterie, par le mariage d’une entreprise artisanale et de techniques de gestion modernes, aux résultats de son observation de diverses entreprises-musées à travers le monde. Il procède alors à l’étude de dix institutions à caractère culturel et économique, dispersées à travers sept pays, dont la Kilkenny Design Workshop, en Irlande et la Billing Farm and Museum aux États-Unis, qui autofinance ses activités par la vente de chevaux de race. Avant même de déposer sa thèse, le Département d’histoire donne à Cyril Simard la possibilité de donner un cours d’ethnologie auquel se sont aussi inscrits des étudiants en architecture de l’Université Laval et auquel ont participé des étudiants en technique de design du Cégep de Sainte-Foy. Il avait confié aux équipes ainsi formées la tâche de l’élaboration du concept de dix possibles entreprises-musées. Ce fut l’occasion de vérifier l’application de son concept et d’en rendre compte dans sa thèse de doctorat, démontrant par le fait même « la pertinence d’équipes multidisciplinaires ainsi que l’adaptabilité du modèle » (Richer et Lapierre 2003 : 21). Il donne à ce nouveau modèle d’entreprise-musée le nom d’économuséologie, «D’abord, “écono” pour souligner l’importance de la rentabilité et du rendement de l’entreprise, et ensuite “muséologie” pour conférer à l’ensemble la dimension culturelle et pédagogique recherchée qui lui apposeront son originalité et sa spécificité » (Simard 1989 : 17). Il précise et définit son concept en écrivant :

Le mot économusée est récent et le concept qu’il désigne traduit une nouvelle option culturelle en vertu de laquelle le monde de la petite entreprise artisanale s’associe à celui de la muséologie, comprise dans son sens le plus large, pour assurer les assises financières d’un organisme original de développement et de diffusion de la culture matérielle d’un lieu. Doté d’un centre d’animation et d’interprétation et valorisant les qualités patrimoniales de l’environnement, ce nouveau centre de production a pour mission de renouveler les produits traditionnels dans le sens de la créativité et des besoins contempo-rains. Il s’agit donc d’un système mixte d’entreprise-musée où les deux entités sont réunies pour atteindre leur autofinancement. (17)

Le modèle d’entreprise-musée créé par Cyril Simard désigne donc « une petite entreprise de type artisanal en exploitation » (Simard 1989 : 19), à but lucratif ou non et comprenant de trois à dix employés pour un chiffre d’affaires annuel maximal de 500 000 $. Cette entreprise est également désignée comme « produisant des objets traditionnels et/ou contemporains, et à connotation culturelle (à l’égard d’un objet, un matériau, un lieu ou une personne) » (19), sa production étant donc issue d’une spécificité régionale. Elle se doit d’être « dotée d’un centre d’animation et d’interprétation de la production » (19) qui introduit l’activité d’exploitation commerciale et lui est complémentaire. L’entreprise-musée ainsi définie valorise également « les qualités environnementales et patrimoniales d’un bâtiment et/ou d’un site » (19) et ce en s’appliquant à préserver les modes traditionnels d’architecture et d’occupation du territoire propres à la région. Finalement, l’objectif fondamental de l’économusée est « d’atteindre un autofinancement complet du système  » (19) c’est-à-dire la capacité de l’entreprise à financer les activités culturelles qui lui sont rattachées. Une nuance est ici apportée par l’auteur qui vise plutôt la stabilité financière, l’entreprise ayant toujours droit à des subventions, mais qui souhaite tout de même voir l’économusée devenir autonome environ trois ans après sa création. Pour Simard, cet aspect économique vise à insuffler dans le domaine muséologique des réflexes d’autonomie, de compétition et de production. Ainsi, « Cet autofinancement assuré, l’économusée sera en mesure de mieux planifier son devenir, de développer des produits de meilleure qualité, d’assurer une relève compétente, et de contribuer à l’enrichissement du tourisme culturel et scientifique de tout le territoire  » (17). Par cette affirmation, Cyril Simard esquisse les trois objectifs de son offre culturelle alliant valeurs entrepreneuriales, valorisation des savoirfaire et développement touristique régional dont il traite plus loin de manière approfondie.

Ainsi, « l’obligation d’autofinancer le fonctionnement de l’entreprise-musée » (26) constitue le premier objectif de l’économuséologie tel que défini par Cyril Simard dans sa thèse doctorale. Le deuxième objectif concerne « la spécificité de la production » (27) et l’économusée est alors tenu de rechercher de nouveaux moyens d’expression et de développer l’originalité de la production tout en transmettant des techniques traditionnelles et en préservant les traits culturels locaux. Le troisième objectif vise « la promotion du tourisme culturel et scientifique » (28) et encourage le développement d’un réseau d’économusées bien organisé de manière à amener le tourisme en région, à favoriser la vente de produits sur place et à augmenter le nombre de nuitées passées par les visiteurs dans les environs. Le tourisme culturel et scientifique ainsi développé par l’économuséologie participera donc à l’effervescence économique de la région d’implantation, mais favorisera également son développement social, notamment par la création d’emplois, ainsi que le développement national, en amenant un complément au réseau des grandes institutions déjà en place.

Suite au dépôt de cette thèse doctorale, la Papeterie sert de laboratoire pour l’expérimentation du nouveau concept développé par son président et deviendra officiellement le premier modèle de la formule en 1988. Cinq ans après la mort de son fondateur, la Papeterie Saint-Gilles acquiert ainsi son autonomie financière et double son chiffre d’affaires. Alors qu’elle recevait deux milles visiteurs annuellement en 1970, elle en accueille deux milles en 1987. L’économuséologie fait ses preuves et commence à susciter l’intérêt, si bien qu’en 1989, la Papeterie Saint-Gilles obtient le Prix national de l’innovation touristique du Québec. Dès 1988, alors qu’il est président de la Commission des biens culturels, Simard développe quelques projets pilotes en restructurant de petites entreprises culturelles québécoises selon le modèle économusée. Élu président de la Société des musées québécois cette même année, Simard prépare un dossier de candidature adressé à l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) afin d’obtenir pour la Ville de Québec le mandat de l’organisation du congrès du Conseil international des Musées (ICOM), prévu pour 1992. Le congrès a bien lieu dans la capitale nationale le 5 mai 1992 et Cyril Simard profite de l’événement rassemblant près de deux milles muséologues pour présenter officiellement le concept de l’économuséologie en distribuant une brochure intitulée Économusée, Economuseum, Economuseo. Il annonce alors la création de la Fondation des économusées du Québec,[3] organisme privé à but non lucratif dont la mission est de :

favoriser l’implantation d’un réseau d’économusées à travers le Québec, détenus et gérés par des sociétés privées et/ou organismes sans but lucratif qui assument le mandat de mettre en valeur un patrimoine dans leur milieu, sur une base de viabilité économique et avec le souci de développer le tourisme culturel et scientifique. (Fondation des économusées du Québec 1992 : 19)

Dès lors, de nombreux gens d’affaires, universitaires et bénévoles s’associent à la Fondation. La structure formelle de la Fondation ainsi que son conseil d’administration sont établis sous la présidence de Cyril Simard avec l’aide d’une équipe d’administrateurs d’expérience. En janvier 1994, le concept d’économuséologie, qui avait volé de ses propres ailes depuis le dépôt de la thèse doctorale ayant mené à sa création, renoue avec le milieu universitaire. C’est au sein de la toute nouvelle Faculté d’architecture et d’aménagement de l’Université Laval que Claude Dubé et son équipe, constituée de spécialistes en aménagement du territoire, développement régional, gestion des affaires, communication et marketing, obtiennent le mandat de doter la Fondation d’une structure et d’outils nécessaires au développement d’un réseau constitué de 30 économusées. L’équipe entreprend alors de tisser des liens entre les différents économusées en concevant un dépliant promotionnel commun, un programme de communication ainsi qu’un programme de maillage.

3. Structuration et consolidation

En 1995, la Fondation des économusées du Québec entreprend une phase d’expérimentation. La Papeterie Saint-Gilles devient le premier économusée officiel du pays en signant, cette même année, son protocole d’entente avec la Fondation. Huit autres économusées, constituant autant de projets pilotes, sont alors également fondés de manière officielle dans la grande région de Québec avec l’aide de divers partenaires dont Hydro Québec, Power Corporation, Pratt & Whitney ainsi que différents ministères provinciaux et fédéraux. C’est ainsi que les économusées de la goélette, de l’accordéon, des contes et légendes, du bronze, du verre, de la farine, du miel et de la prune voient le jour. Ces réalisations permettent le déploiement d’un système structurant pouvant mener, selon Cyril Simard, « à l’amélioration de la qualité de vie de nos artisans » (2003 : 17).

Ainsi, la muséographie de chaque économusée créé doit répondre à six composantes essentielles, esquissées par Simard dans sa thèse doctorale puis définies dans la brochure Économusée, Economuseum, Economuseo. Ces six composantes, permettant la transmission des savoir-faire traditionnels sous diverses formes, se doivent d’être facilement identifiables par le visiteur dès son entrée dans l’économusée mais peuvent être développées de manière asymétrique dans les différentes entreprises, ce qui permet à l’artisan de miser sur ses forces, sa personnalité et la spécificité de son travail. Ainsi, le visiteur doit d’abord se retrouver dans un espace d’accueil où, en plus d’être abordé par l’artisan lui-même ou encore par ses collaborateurs, il est sensibilisé au concept d’économuséologie ainsi qu’à l’histoire de l’artisan et de son métier grâce à des panneaux d’interprétation, la brochure du réseau et le dépliant de l’artisan. Puis, le cœur même de l’économusée est constitué de l’atelier de production où le visiteur peut observer l’artisan à l’œuvre, dans sa création d’objets actuels inspirés de techniques ancestrales. Pour sa part, l’espace dédié à l’interprétation des objets du passé vise à démontrer l’évolution des techniques tradition-nelles et l’ingéniosité des artisans d’hier.

Afin de bien répondre à cette composante, l’artisan-propriétaire de l’économusée peut utiliser des objets personnels, souvent collectionnés ou transmis de génération en génération, ou demander des prêts à des organismes patrimoniaux et culturels. Par la suite, l’espace d’inter-prétation des productions actuelles se déploie en une véritable exposition des créations d’artisans contemporains œuvrant dans le domaine et laisse entrevoir l’adaptabilité des produits traditionnels, la continuité historique dans la production mais également l’innovation dans le secteur. Le centre de documentation permet quant à lui la consultation de documents écrits ou audiovisuels par le visiteur désireux d’en apprendre davantage sur l’artisan et son métier. Finalement, la boutique ou galerie de vente présente les créations de l’artisan-propriétaire et lui permet « de diffuser son savoir-faire de façon tangible et d’assurer par le fait même la survie de son entreprise, ce qui lui permettra à long terme d’assurer la transmission de son savoir-faire » (Tellier 2003 : 331).

Si la portion entrepreneuriale de l’économusée se doit de financer les activités culturelles qui lui sont rattachées, cette relation est bidirectionnelle et réciproque puisque le volet muséologique permet également de mettre en valeur l’entreprise. Les cinq premières composantes constituant l’économusée permettent de créer une plus-value, de donner une « valeur ajoutée » (Bergeron 2003 : 40) à la production de l’artisan et d’inciter le visiteur à vouloir encourager celui-ci par l’achat de ses produits à la boutique. Le sentiment d’appartenance ainsi créé en cours de visite face à un savoir-faire traditionnel engendre donc une valeur économique qui permettra sa valorisation et sa transmission à long terme. Pour Cyril Simard, c’est « le professionnalisme dans la transmission de savoir-faire ou la rencontre du matériel et de l’immatériel par la triade objet-geste-parole » (Marcias-Valadez 2010 : 100) qui fait le succès du système. Cette relation triangulaire, récurrente dans le discours de Monsieur Simard, permettrait l’atteinte de l’objectif culturel de transmission des savoir-faire propre à l’économuséologie en rendant possible l’une des premières tentatives muséales de mise en valeur d’un patrimoine immatériel. Suivant cette logique, l’objet réalisé par l’artisan agit comme témoin du geste qui l’a créé, d’autant plus lorsqu’il est associé à la parole et aux explications de l’artisan qui agissent comme une courroie de transmission.

Les neuf économusées pilotes, évalués en 1996 grâce à des sondages remis aux visiteurs, la réponse des média et l’appréciation des artisans et producteurs, ont confirmé le succès de l’approche et ont permis de définir les points forts du concept, tels la transmission de savoirfaire spécifique et représentatif de l’histoire d’une région de même que le contact direct avec l’artisan et son lieu de travail. Ainsi, aux dires de certains artisans-propriétaires alors sondés, il existerait même « un lien direct entre la durée de la visite, la qualité du contact avec l’artisan et le montant dépensé en achat de produits  » (Deslauriers 1996 : 53). Cette évaluation démontre également l’importance de la consolidation de circuits régionaux existants dans la création de nouveaux économusées ainsi que du développement d’un mécanisme de sélection rigoureux.

L’année 1996 marque donc le commencement d’une période de développement et de consolidation de la Fondation. À compter d’octobre 1997, Cyril Simard occupe à temps plein le poste de président-directeur général de la Fondation des économusées du Québec et quitte donc son poste à la Commission des biens culturels, d’un ministère qui continuera pourtant à lui verser un salaire durant quelques années de manière à appuyer la Fondation. Cette même année, « pour garantir la viabilité des économusées et l’homogénéité du réseau tant du point de vue de la qualité de l’accueil et des produits réalisés ou de celui de la richesse de l’expérience vécue » (Marcias-Valadez 2010 : 102), la Fondation se dote d’un comité des admissions et de la qualité, composé de trois membres du conseil d’administration ainsi que d’un artisan et un historien ou ethnologue. Ce comité, toujours en vigueur aujourd’hui, a pour mandat d’établir de manière stratégique l’implantation du réseau des économusées dans diverses régions et selon divers métiers, d’étudier les dossiers de candidature d’entreprises souhaitant intégrer ce réseau ainsi que de proposer certaines adhésions, en plus de voir au contrôle de la qualité des membres en faisant partie.

Afin de bien remplir sa mission, le comité s’est doté de divers outils tels un plan de développement, un inventaire des artisans québécois et un guide des métiers traditionnels, une liste des critères de qualité en ce qui a trait au concept et aux produits, un processus strict de contrôle et de vérification de même qu’une liste de critères d’admissibilité. L’énumération de ces critères d’admissibilité «  permet de saisir l’équilibre recherché entre les notions entrepreneuriales et muséales sous-jacentes à la concrétisation d’un économusée » (Marcias-Valadez 2010 :102). Les artisans et producteurs sollicités par le comité grâce à l’inventaire ou ceux intéressés à déposer un dossier de candidature se doivent d’abord d’être propriétaires d’une entreprise privée à but lucratif en opération depuis au moins trois ans. Ces artisans doivent également maîtriser une technique ou un savoir-faire traditionnel tout en ayant le désir d’innover dans leur création de produits dont la qualité est reconnue. L’entreprise doit être en production sur une base annuelle tout en acceptant d’ouvrir ses portes au public au moins quatre mois par année. Cette entreprise, générant un chiffre d’affaire annuel d’un minimum de 75 000$,[4] doit donc démontrer un intérêt à accueillir un public. Pour ce faire, elle n’a d’autre choix que d’être localisée près d’une route touristique, qu’elle soit identifiée ou en développement, ainsi que d’opérer sur un site et dans des bâtiments de qualité dotés de l’espace nécessaire à l’implantation de l’économusée et de ses composantes ainsi qu’à l’accueil des visiteurs, ou encore d’avoir l’intention de se doter de tels espaces (Tellier 2003 : 329-30).

Si l’entreprise visée répond à ces critères d’admissibilité, le comité des admissions autorise la Fondation à procéder à une étude de faisabilité. La Fondation s’entoure alors d’une équipe multidisciplinaire de professionnels afin de développer un programme architectural ainsi qu’un programme d’interprétation, en plus d’analyser financièrement l’entreprise et d’établir un budget de réalisation. L’artisan-propriétaire est invité à participer à toutes les étapes de cette étude et à s’exprimer sur les recommandations de l’équipe professionnelle. Cette équipe peut recommander l’arrêt du processus ou mener à terme l’étude de faisabilité qui sera ensuite retournée au comité des admissions pour accréditation. Suite à l’analyse de l’étude de faisabilité par le comité, l’artisan peut se voir accepté, accepté sous condition ou refusé au sein du réseau. Si le projet est accepté, une convention de cinq ans renouvelable, stipulant les droits et devoirs des deux parties, est signée par l’entreprise et la Fondation. Une entente de financement pour la transformation de l’entreprise est également signée en tenant compte des sommes reçues par les partenaires de la Fondation. La Fondation gère donc le budget alloué par les instances gouvernementales et les partenaires et peut également octroyer un prêt à l’artisan si le coût des travaux de transformation dépasse le montant de la subvention.

La Fondation supervise également les travaux de transformation de l’entreprise afin de s’assurer qu’ils respectent le programme prévu par l’étude de faisabilité et qu’ils intègrent les six composantes propres au concept. Les travaux d’aménagement et de mises aux normes sont alors gardés au minimum afin de respecter le cachet original et l’authenticité de l’entreprise. Le programme d’interprétation, comprenant la recherche, le design, la réalisation et l’installation des éléments interprétatifs, est réalisé en partenariat par la Fondation et l’artisan-propriétaire. À la suite de ce processus, une ouverture officielle est organisée afin de marquer l’intégration du nouvel économusée au réseau. Suite à cette adhésion, l’artisan doit verser à la Fondation une cotisation annuelle évaluée au prorata de son chiffre d’affaire. La Fondation s’assure que les économusées bénéficient au maximum de cette adhésion, notamment grâce à un comité consul-tatif, composé d’artisans élus par ses membres, et chargé de conseiller la Fondation sur les différentes actions à prendre au niveau des services aux membres et de la promotion du réseau. Ainsi, la Fondation réinvestit deux fois et demie la valeur des cotisations annuelles de manière à promouvoir le réseau et ses membres, notamment grâce à une brochure annuelle, un site Internet et diverses publicités. Le contact avec les médias et la représentation auprès des différentes instances gouvernementales sont également assurés. L’artisan profite également de la notoriété que lui apporte son adhésion à un réseau professionnel reconnu, en plus de s’assurer maintes occasions de contacts professionnels et de liens d’affaires ou d’amitiés (Tellier 2003 : 332-33).

4. Développement, expansion et rayonnement d’un réseau

En 1997, trois économusées sont fondés dans les provinces maritimes, témoins de la récente adhésion de la région de l’Atlantique au concept. En 1999, afin de marquer cette expansion et dans le but de protéger les droits de propriété de son concept, Cyril Simard transforme la Fondation des économusées du Québec en société privée, toujours sans but lucratif, nommée la Société internationale des entreprises Économusées (SIEÉ). L’appellation devient alors une marque de commerce et les droits d’utilisation du logo ainsi que du mot « économusée » sont donc protégés en vertu des lois internationales. Des projets spéciaux sont lancés cette même année, consolidant par le fait même la réputation du concept, tels la création par Poste Canada d’une série de huit timbres intitulée Des mains de maître ainsi que la diffusion de ces pièces, en lien avec les créations des membres du réseau leur ayant servi de modèles, grâce à la conception d’une exposition itinérante présentée dans plus de 20 musées au pays, en partenariat avec le Musée canadiende la Poste et le Musée canadien des civilisations.

En 2000, de manière à mieux répondre aux nouvelles exigences engendrées par l’expansion du réseau hors Québec, la Société internationale des entreprises Économusées entreprend une restructuration en procédant progressivement à l’association de sociétés régionales, dont la première, la Société des Économusées de l’Atlantique, voit le jour en 2001. La Société internationale des entreprises Économusée deviendra La Société internationale du réseau Économusée (SIRÉ) et mandatera, en 2003, la Société Économusées du Québec (SÉQ) pour développer le réseau sur son territoire. En 2006 est adoptée une Charte des valeurs que tous les économusées s’engagent à signer de manière à mieux assurer l’uniformité et la qualité du réseau en pleine expansion. Le réseau se mérite, en 2008, le Prix Rayonnement HorsQuébec décerné par la Chambre de commerce du Québec, venant entre autres récompenser les dé-marches d’implantation et les rencontres auprès de représentants norvégiens, amorcées en 2006. Cette percée du réseau sur la scène canadienne et internationale est confirmée l’année suivante par la création, en Norvège, du premier économusée européen de même que par le déploiement du réseau en Colombie-Britannique. En 2010, l’appellation Société du réseau Économusée (SRÉ) ainsi que sa version anglaise Économusée network society (ÉNS) sont adoptés.

Aujourd’hui, la Société du réseau Économusée, dont le siège social est à Québec, regroupe trois sociétés et organismes partenaires qui s’assurent du développement des économusées sur leur territoire, soit la Société Économusée de l’Atlantique (SÉA), l’Économusée Northern Europe (ENE) et la Société de développement économique de la Colombie-Britannique (SDECB). La SRÉ demeure quant à elle responsable du territoire québécois ainsi que de la vision globale du concept de l’économuséologie et du respect de la qualité de la marque qui en découle. En 2013, la SRÉ constitue un réseau international de 64 économusées dont 33 au Québec, 4 en Colombie-Britannique, 11 dans les provinces de l’Atlantique et 18 en Europe du Nord, soit en Norvège, en Suède, en Irlande, au Groenland, en Islande et dans les îles Féroé. Les 33 entreprisesmusées en métiers d’art et en agroalimentaire réparties sur le territoire québécois génèrent plus de 500 emplois ainsi qu’un chiffre d’affaire de plus de 30 millions de dollars et reçoivent quelques 650 000 visiteurs annuellement, dont 18 pour cent sont des touristes non québécois (Tremblay 2003 :18).

La SRÉ se considère comme

Un modèle de développement durable exportable par la mise en valeur et la sauvegarde de l’offre culturelle et cela en parfaite harmonie avec les conventions de l’UNESCO et la nouvelle Loi sur le patrimoine culturel du Gouvernement du Québec, entrée en vigueur en octobre 2012. (Tremblay 2013 : 22)

En plus de viser, pour 2014, le déploiement d’un réseau international comprenant 93 économusées, la SRÉ projette comme vision d’avenir « d’être reconnue comme chef de file mondial dans l’organisation de réseaux d’artisans en mé-tiers d’art et en agroalimentaire qui offrent une expérience interactive et authentique de tourisme culturel “in situ” alliant patrimoine matériel et immatériel » (Tremblay 2003 : 13).

La Société du réseau économusée espère également de nombreuses retombées du concept et du réseau et ce, au niveau des trois objectifs visés par le déploiement de celui-ci. Ainsi, au plan socioéconomique, sont visés la « création de nouveaux emplois  » (Société du réseau économusée 2013) ainsi que le « passage d’emplois temporaires à durables », la « stabilisation de la situation financière de l’entreprise », la « mise en place de conditions favorables au travail équitable », « l’engouement des consommateurs pour des produits plus authentiques » ainsi que la « sauvegarde de la main-d’œuvre traditionnelle ». Les retombées socioculturelles escomptées sont quant à elles liées à « l’établissement de pôles d’excellence dans un métier », à « l’affirmation de l’identité et de la fierté d’appartenance aux collectivités locales », à la « pratique de nouveaux maillages entre artisans » ainsi qu’à « l’apport de notoriété et de reconnaissance nationale et internationale » de même qu’à la « contribution universitaire à la recherche et au développement ». Finalement, dans le domaine touristique, la SRÉ vise « l’augmentation de l’offre touristique sur le territoire » et ce par « complémentarité plutôt que compétition » ainsi que la « découverte des processus de création et de production in vivo », la création d’une « plus-value en termes d’expérience pour une clientèle avide de savoir », la « réduction de la distance entre le créateur et le consommateur » et « l’augmentation de la vente de produits personnalisés ou identitaires à une région ».

Malgré les qualités culturelles et muséologiques des nombreuses retombées escomptées par la Société du réseau économusée, celle-ci n’a toujours pas acquis sa pleine reconnaissance dans le réseau des musées québécois. Pourtant, les économusées semblent être les premières institutions à caractère muséal à avoir placé la mise en valeur du patrimoine culturel immatériel de la province au cœur de leur pratique, bien avant la reconnaissance d’un tel patrimoine par l’UNESCO ou l’ICOM. L’alliance entre culture et économie, à la base du concept économuséal, s’inscrirait-elle à ce point en contradiction avec les valeurs du monde muséal québécois ?