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La littérature française ne s’est jamais tout à fait départie, dans les deux derniers siècles, d’une préoccupation : celle de la socialisation du créateur d’art (écrivain, peintre, poète)[1]. Partons d’un exemple célèbre : dans la pièce d’Alfred de Vigny consacrée au destin malheureux du poète anglais Thomas Chatterton (1835), le poète se voue à sa création et vit séparé d’un étage de la famille bourgeoise chez qui il habite. Kitty Bell, la maîtresse de maison, aime en secret ce jeune homme de 18 ans et tente de l’aider à sortir de la misère, mais il ne résulte de la confrontation entre le poète et le monde extérieur que des déboires pour le premier. Le pire advient lorsqu’il se voit accusé de plagiat par un critique littéraire et que le seigneur local lui offre pour tout mécénat de devenir son serviteur. Pris de dégoût pour la comédie sociale, le jeune homme se suicide avec du poison, et Kitty Bell meurt à son tour. Jusqu’à l’extrême, cette oeuvre exprime la tension dominante dans l’imaginaire de l’écrivain français : c’est l’irréconciliable tension entre le singulier et le collectif. L’individu littéraire, dont le prestige repose en bonne partie sur sa signature, affirme sa singularité et veut se montrer irréductible au collectif. Voué à son oeuvre, il s’isole pour s’y consacrer. Il fuit les mondanités, méprise la foule, dédaigne les rassemblements. S’il parle au Peuple, s’il se rêve en guide, c’est de loin ou en surplomb. Là seulement, en marge de la grande foire du social, il peut servir l’Art et la Pensée, exercer sa vocation, se donner tout entier. Revendiquant son unicité, pénétré de sa double posture prométhéenne et victime du rejet philistin, il n’a rien à faire avec ses semblables. Face à lui, le collectif socialisateur, qui prend deux visages aussi menaçants l’un que l’autre : d’un côté, le groupe large, la foule toujours menaçante, le peuple de la métropole en marche, la multitude où, comme a voulu le montrer Gustave Le Bon dans Psychologie des foules (1895), se dissipent les facultés individuelles et dominent les réactions affectives exagérées, presque instinctives; de l’autre côté, le groupe restreint des pairs et des autres acteurs du monde du livre (directeurs de théâtres, journalistes, éditeurs), son « tout petit monde » (David Lodge). Rien de bon ou presque ne s’y trouve pour l’écrivain authentique. Hors quelques instants de communion artistique avec des êtres aussi exceptionnels que lui (on pense au Cénacle dans Illusions perdues de Balzac et aux fantaisies des bohèmes réunis par Murger dans Scènes de la vie de bohème), l’écrivain ne trouve dans la fréquentation de ses confrères, que de l’animosité, de l’incompréhension ou des tentations dangereuses pour la création en cours.

Cet imaginaire d’un écrivain sublime et solitaire est pourtant loin d’être le seul : pensons à l’écrivain engagé, directeur de revue au contenu politique (Sartre), à l’écrivain impliqué dans les grands événements de son temps (Orwell), à l’écrivain mondain adepte du mot d’esprit (Wilde). Ces modèles imaginaires sont pourtant tous associés à une sorte de déchéance par rapport à l’idéal d’une création pure, désintéressée, malheureuse. La logique principale dans les imaginaires français de l’écrivain, depuis la Révolution, est celle de l’écart par rapport au monde extérieur, sinon de l’absence. Pensons à Flaubert, à Hugo en exil et à Proust, écrivains nationaux par excellence. La solitude créatrice est signe de pureté, d’intégrité, quand la vie sociale représente la corruption. Cette perception orientée est rendue possible par la place privilégiée occupée par l’écrivain dans l’imaginaire social depuis le xixe siècle et jusqu’à une date récente. Longtemps déconsidéré, voire ridiculisé pendant l’âge classique, l’écrivain s’élève au cours du xixe siècle jusqu’à devenir l’archétype du « grand homme » dont la France est friande et qu’elle envoie au Panthéon. Or, le grand homme est solitaire, alors que les médiocres sont socialisés – telle est du moins la représentation forgée, par consensus, tant par ces grands écrivains eux-mêmes que par les journaux, les magazines spécialisés et la critique universitaire.

La valorisation d’un imaginaire de l’écrivain par rapport aux autres est, en apparence du moins, surprenante, parce que la réalité sociale de l’écrivain est tout autre. Si le temps de l’écriture est solitaire, il n’occupe qu’une portion de la journée type de l’homme de lettres. Loin de vivre isolé, ses lettres, ses journaux intimes et ses archives nous montrent que l’écrivain a (sauf exception) une vie sociale bien remplie, occupée par les visites aux autres écrivains, les soirées au restaurant, au salon ou au bistrot, les passages chez l’éditeur, etc. L’écrivain est un professionnel dans son domaine, un praticien du monde du livre, du journal et de l’édition. Il est pris, même à son corps défendant, dans une multitude de réseaux de relations sociales.

Lettres et courriels, journaux intimes, biographies et autobiographies, portraits d’écrivains, chroniques, enquêtes, pamphlets, écrits polémiques, autoportraits, interviews, la liste est longue des types de textes disponibles pour comprendre la socialisation de l’écrivain. S’y ajoutent, de façon particulièrement massive à certaines époques (1880-1930 et depuis 1990), des romans consacrés en tout ou en partie à la représentation polémique ou satirique de la vie des lettres et des livres. L’écrivain met en discours, souvent en récit, l’existence sociale qui est la sienne et celle de ses confrères. Cela fait de l’écrivain professionnel, après tout plutôt rare dans la société, l’une des figures les plus communes du discours social. Ces textes, dans leur diversité, montrent que l’écrivain n’est jamais seul au monde, pas plus dans le réel que dans la fiction, qu’il est en interaction avec ses pairs et avec les divers acteurs de la vie littéraire, artistique, culturelle, intellectuelle ou encore politique.

Le projet du Gremlin

Le Gremlin (Groupe de recherche sur les médiations littéraires et les institutions) a fait de la tension entre le singulier et le collectif, telle qu’elle s’exprime dans les imaginaires du livre et de la vie littéraire, l’un de ses objets de recherche principaux[2]. Nous nous sommes donné pour objectif d’examiner, en particulier pour le roman des deux derniers siècles, les récits mettant en scène une pluralité d’hommes de lettres et d’hommes du livre. Comment l’écrivain, auquel on se fie volontiers pour donner une description des mondes sociaux qu’il observe (sur un mode réaliste, poétique ou encore fantastique), rend-il compte de son propre univers? Comment, au moment même où elle s’impose comme espace social relativement autonome, la littérature se pense-t-elle comme lieu de socialisation, d’ancrage identitaire et de travail collectif? Comment la référence au monde réel, et surtout à cette portion du monde que l’écrivain connaît intimement parce qu’il y participe directement, est-elle intégrée au coeur de la littérature elle-même? Voilà quelques-unes des questions qui nous ont occupés dans un projet de recherche dont la vocation consiste, en un mot, à dégager la socialité de textes qui donnent à voir la socialisation de la littérature.

Au fondement de notre travail collectif, il y a l’intuition de la convergence intellectuelle entre des recherches doctorales devenues des livres (sur la malédiction littéraire, sur la mondanité, sur les cénacles ou encore sur les animateurs de la vie littéraire), il y a l’expérience commune du Collège de sociocritique de Montréal (2000-2007), il y a aussi des amitiés solides et durables. Il y a enfin une même pratique de la chose scientifique, historique et herméneutique qu’est la « littératurologie » (André Belleau) et qui consiste à revendiquer la position pourtant inconfortable de ceux qui veulent articuler, dans l’analyse, les phénomènes textuels et les phénomènes sociaux; pour cela, nul oecuménisme théorique, comme tendraient à le faire accroire des esprits dogmatiques, mais bien un pluralisme critique qui consiste, pour le chercheur, à aller chercher son bien théorique où il le trouve, sans s’illusionner sur la compatibilité des concepts entre eux ni pour autant s’obliger à pratiquer inlassablement la même méthodologie ou à puiser indéfiniment aux mêmes sources théoriques. Histoire du livre et de l’édition, poétique historique des textes, sociocritique, histoire sociale du littéraire, socio-anthropologie, les ressources sont nombreuses et riches d’enseignements pour qui veut s’en saisir avec autant de précautions que de conviction. Le Gremlin a déjà avancé des propositions dans le sens d’une interdisciplinarité fondée sur une pensée des médiations[3]. Le Lexique Socius témoigne également de cet esprit d’ouverture critique[4].

Pour le Gremlin, groupe composé principalement de spécialistes des littératures francophones modernes (française, belge et québécoise surtout), ce projet répond à une sorte d’urgence imposée par la littérature la plus contemporaine. Quand elle se montre elle-même, dans son roman Pétronille sorti à la rentrée littéraire de 2014, dédicaçant ses livres dans une librairie et entrant en commerce avec une jeune auteure, Amélie Nothomb sacrifie à l’un des mécanismes narratifs majeurs de la fiction contemporaine en langue française, à savoir la représentation de la vie littéraire de son temps, avec ses scènes typiques et sa galerie de portraits codés. Nothomb rejoint ainsi, pour ne parler que des années 2000, Éric Chevillard, Michel Houellebecq, Dany Laferrière ou encore Christine Angot dans les rangs des écrivains qui ont mis en scène la vie littéraire et proposé des figurations des personnages qui l’animent.

Grâce à deux subventions de recherche du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, nous avons pu nous lancer, avec l’aide d’assistants de recherche, à la découverte de ce vaste corpus. Sept ans plus tard, nous avons abouti à un certain nombre de résultats de recherche. Utiliser ici l’expression « résultats de recherche » n’est pas céder au langage administratif qu’affectionnent les organismes subventionnaires. En vérité, le travail du Gremlin s’inscrit dans une tendance de plus en plus importante dans les recherches en sciences humaines et sociales, qui consiste à ne plus hiérarchiser strictement les publications, les événements scientifiques (journées d’études, colloques) et les outils (base de données, bibliographies, etc.) qui servent aux membres de l’équipe, mais aussi à la communauté des étudiants et des chercheurs.

Premier résultat : une vaste bibliographie, couvrant les années 1800-2010, de près de 500 romans de la vie littéraire; on entend par là des récits romanesques où apparaissent plus d’un personnage lié à la vie littéraire, sans pour cela que l’histoire ne gravite exclusivement autour du monde littéraire. Cette bibliographie procède quand cela a été possible d’après des relevés systématiques (par exemple à la fin du xixe siècle grâce à la rubrique des romans dans le Mercure de France) sinon par recoupements. On y trouve quelques grandes plumes (Balzac, Musset, Sand, Daudet, Zola, Gide, Queneau, Yourcenar) et beaucoup de romanciers obscurs, cette recherche collective ayant été conçue hors de tout jugement sur la « valeur » des oeuvres. Cette bibliographie s’est récemment doublée d’une seconde, également mise en ligne sur le site internet du Gremlin, et consacrée aux romans québécois de la vie littéraire.

Comment aborder un si vaste corpus, composé d’oeuvres aux visées multiples et issues de genres et d’époques différents? Pour ce faire, nous avons développé un protocole de lecture précis et une base de données informatisée où sont intégrés les fruits de l’annotation des oeuvres (une centaine à ce jour dont seulement une partie a déjà été versée sur le site internet public). Outre des renseignements sur l’auteur, l’éditeur, la publication, etc., la base de données réunit sous forme d’onglets des données sur le caractère métalittéraire de l’intrigue (quelles informations révèle-t-elle sur la vie littéraire fictionnelle et réelle?); sur la situation d’énonciation (quelles sont les interventions du narrateur, y a-t-il un destinataire identifié?); sur les « configurations », pour reprendre le concept de Norbert Elias (quelles sont les scènes de sociabilité au cours du roman, combien de personnages y participent, où se produisent-elles (salon, cénacle, café, jardin, journal, académie), qui y prend la parole, quelle est la répartition entre hommes et femmes, quels types de groupes trouve-t-on dans le roman, s’y produit-il des scènes où on consomme de la drogue ou de l’alcool?, etc.); sur les textes (y a-t-il des traces d’intertextualité dans le roman, explicites ou implicites, des oeuvres sont-elles écrites, publiées, médiatisées en cours de récit?); sur les lieux (où se passe l’histoire, quelle image est donnée du logement de l’écrivain, quels sont les lieux qu’il fréquente?); et sur les autres sphères culturelles (avec quels acteurs et situations culturelles l’écrivain ou les écrivains interagissent-ils, quel rôle pour la musique, pour le théâtre, pour le journalisme, pour l’enseignement?).

La narratologie, la sociocritique et la poétique ont longuement réfléchi à la fonction du personnage dans le roman moderne. Fort de ces acquis, nous avons consacré une part importante de la base de données à l’étude des « figurations du personnel littéraire[5] », à savoir des personnages issus dans la « société du roman » (Claude Duchet) du monde de la littérature, de l’édition et des arts : quelles sont leurs origines sociales et géographiques, quelle est leur orientation sexuelle, quelle est leur source de revenus, comment évoluent-ils au fil du récit (reconnaissance du milieu, dégradation de la santé physique et mentale), comment s’expriment-ils, quelles positions littéraires, politiques, idéologiques, prennent-ils?, etc. Les données recueillies sont de plusieurs types : cases à cocher, listes ouvertes, extraits dans lesquels on peut faire une recherche en plein texte, commentaires par la personne qui réalise la fiche.

Les questionnements auxquels la base de données apporte des éléments de réponse sont nombreux. Au fur et à mesure que nous y rassemblons les résultats de nos lectures annotées, nous pouvons mieux analyser les constantes, les variantes, les inflexions de notre corpus. Par exemple : quelles formes prend la relation maître-disciple? L’alcool est-il souvent associé à la pauvreté? Combien d’occurrences du terme « bohème »? Les écrivains sont-ils fréquemment associés aux actrices? Comment se joue sur plus d'un siècle la difficile relation de l'écrivain et du journaliste? Trouve-t-on des communautés de lecteurs? Quelle importance et quelle connotation sont accordées à la reconnaissance d'une oeuvre fictive par un jury de prix? La base de données permet aussi, et permettra davantage à mesure qu’elle sera complétée, de faire des recherches quantitatives dans le corpus : combien de romans, par exemple, mettent en scène, dans leurs premières pages, un jeune homme originaire de la province, monté à Paris et aspirant à la carrière d'écrivain? Combien de ces romans se terminent sur la folie définitive ou le suicide du héros? Combien, au contraire, montrent un écrivain âgé, arrivé, à la bibliographie abondante? Combien présentent des scènes de débauche alcoolisée? Combien de romans mettent à la fois en scène une écrivaine et un éditeur? Les résultats de ces requêtes informatiques n’ont certes qu'une valeur indicative, liée au choix des romans dépouillés (20 % environ du corpus qui compose la bibliographie des romans français de la vie littéraire). Il peut quand même s’en dégager des indices pour une meilleure compréhension des pratiques et des enjeux à l’oeuvre dans le champ littéraire représenté.

Utiles en eux-mêmes, ces outils ont aussi pour vocation de servir les recherches menées plus en profondeur sur tel thème, telle oeuvre ou tel écrivain. Il y a donc une vraie complémentarité entre ces outils de recherche et les colloques et journées d’études qui jalonnent l’activité du Gremlin. Ont été conviés à la réflexion, depuis 2008, pas moins de 50 chercheurs dans le cadre de journées d’études, de colloques internationaux et de recueils collectifs, sans exclusive au niveau géographique (articles sur les littératures québécoise, états-unienne, anglaise, etc.) ni au niveau des types de textes étudiés, même si le roman « traditionnel » domine les contributions : littérature pour la jeunesse, bande dessinée et chick lit ont ainsi fait l’objet d’articles et de communications. Le site du Gremlin donne accès à plusieurs de ces résultats : par exemple, les communications de la 5e journée d’études, consacrée aux représentations du livre, du personnel littéraire et de la lecture dans les littératures de grande diffusion, ont été entièrement versées en ligne, ce qui permet d’entendre des communications sur le roman policier, sur Stephen King ou encore sur les revues populaires. Au niveau des publications collectives, je mentionnerai : un numéro de revue sur les sociabilités imaginées, un numéro de la revue Mémoires du livre / Studies in Book Culture sur les représentations du livre et des gens du livre dans la fiction, un cahier de recherches sur les Fictions du champ littéraire, un livre sur les romans à clés et le collectif Imaginaires de la vie littéraire, produit d’un colloque international tenu en 2010.

Dans le cadre de cet article, faute de temps, je ne m’attarderai que sur quatre exemples d’articles que nous avons accueillis dans l’une ou l’autre de ces publications collectives.

Dans Les Soeurs Hortensias de Henri Duvernois (1931) qu’a étudié Olivier Lapointe[6], le narrateur Roland Cavellier est auteur de romans pornographiques. Cette pratique place l’écrivain fictif en marge du champ littéraire, qu’il ne fréquente pas : il traite l’écriture en professionnel, voire en mercenaire. Mais elle place aussi le personnage en marge de sa propre vie, incapable d’aimer et de se faire aimer, de trouver sa place dans la société du roman. La vie privée et la vie littéraire se confondent donc pour signifier l’égarement du protagoniste.

Aline Francoeur de l’Université d’Ottawa s’est intéressée quant à elle[7] à la présence des dictionnaires dans les romans français des xixe et xxe siècles (partant des corpus numérisés dans les bases FRANTEXT et Gallica). Elle montre que le dictionnaire peut jouer toutes sortes de fonctions : le dictionnaire peut être évidemment une source de connaissance et de référence qui vient en aide au personnage; le dictionnaire peut, comme le Littré chez Flaubert, exprimer une autorité, une norme unificatrice; le dictionnaire apparaît aussi, troisième fonction, comme un livre dont on se sert, que l’on feuillette, que l’on parcourt dans le corps du roman; le dictionnaire peut être la source de revenu et l’activité principale d’un écrivain fictif, comme d’Arthez dans Illusions perdues de Balzac; le dictionnaire peut être enfin un objet, dont un personnage se sert comme pied de lit et un autre comme pupitre pour écrire.

Pour sa part, Sylvie Ducas[8] s’est penchée sur la figure du bibliothécaire dans la fiction française contemporaine. Elle s’interroge sur la représentation presque toujours négative des passeurs de livres que sont les bibliothécaires, dont le traitement est loin d’être équitable par rapport à celui du libraire et, on va le voir, de l’éditeur. La bibliothèque, que les Français fréquentent pourtant volontiers, apparaît plus comme un lieu d’inhumation des oeuvres littéraires que de conservation des livres. Un lieu de mort que l’écrivain peint sans ménagement. L’écrivain, homme de l’écriture solitaire, sorte de gardien de l’élitisme lettré, s’oppose alors dans ces représentations au bibliothécaire, homme de la transmission, du service public, de la démocratisation de l’accès à la littérature.

Enfin, dans un collectif consacré aux romans à clés et plus généralement à la question de la référence au réel dans la fiction, Mathilde Barraband[9] pose les jalons d’une poétique du roman à clés contemporain. Partant du cas de romans mettant en scène les milieux d’extrême-gauche dans la génération de Mai 68, elle explore la fonction d’embrayeur occupée par le nom propre et le portrait des personnages, puis s’interroge utilement sur les raisons qui peuvent pousser les auteurs à la pratique du cryptage romanesque.

Ces quelques exemples remarquables ne rendent pas justice à la richesse des sujets abordés dans les volumes et au cours des événements scientifiques organisés par le Gremlin. Ils expriment bien, cependant, les diverses potentialités offertes par l’étude approfondie d’oeuvres qui ont à leur principe la réflexivité de la littérature (des oeuvres littéraires qui mettent en récit la création littéraire et le monde social qui l’entoure).

Les figurations de l’éditeur

Dans tout ce qui a précédé, je me suis donné un cadre historique assez large (xixe-xxie siècles), mais, à cause de la diversité des résultats à présenter, je n’ai guère pris en compte les transformations historiques qui se sont produites au cours de la période considérée. Les imaginaires de la vie littéraire, du livre et de l’écrivain ont leur historicité, qui croise sans se confondre avec elle l’histoire du champ littéraire et éditorial. C’est ce que je vais tâcher d’exemplifier avec les figurations du personnage de l’éditeur (le publisher) dans les romans de la vie littéraire[10].

L’ouverture de l’ère médiatique, au xixe siècle, a été vécue de façon douloureuse par les écrivains dont la voix est restée la plus présente dans nos esprits (Flaubert, Goncourt, Mallarmé, etc.) et qui étaient persuadés, sans pour autant se départir d’une extraordinaire lucidité dans leur compréhension des mécanismes sociaux du monde littéraire, du caractère sacré et absolu de la littérature. Aux yeux de ceux-ci, la marchandisation de la littérature prenait des proportions d’autant plus impressionnantes que le système du mécénat privé s’était quant à lui effondré avec la Révolution française. Ces écrivains, sur le modèle du Chatterton de Vigny, ne concevaient le système de commercialisation des livres et des oeuvres qu’avec épouvante ou avec dépit. Chez ceux-là qui défendaient l’autonomie du sacerdoce littéraire ont régné pendant une longue période la méfiance à l’égard d’un système littéraire considéré comme corrupteur et le dédain pour ceux qui étaient les principaux responsables du maintien de ce système, à savoir les éditeurs, les directeurs de journaux et les critiques littéraires.

C’est alors que l’éditeur de livres (que l’on ne confondra ni avec l’imprimeur, ni avec le libraire dont la fonction tend à se spécialiser) prend figure. La première apparition a aussi été la plus déterminante : il s’agit de la galerie de portraits d’éditeurs, de « variétés de libraires » dit Balzac, dans Un grand homme de province à Paris, la deuxième partie d’Illusions perdues que Balzac publie en 1839. Le parcours du jeune poète et journaliste Lucien de Rubempré est pavé d’éditeurs. L’un est un miséreux vendeur de livres d’occasion, l’autre utilise tous les stratagèmes pour faire baisser le prix payé aux auteurs pour leurs oeuvres, un troisième trône dans sa boutique où il reçoit comme des courtisans les jeunes auteurs ambitieux, etc. À travers ces portraits se donne à voir une vue d’ensemble du commerce de l’édition de livres à l’époque romantique. Ce n’est toutefois qu’une galerie de portraits dont aucun ne s’anime. Malgré toute la clairvoyance de Balzac à propos du marché de l’édition autour de 1830, cette nomenclature ne fait pas de l’éditeur un personnage de roman à part entière. Balzac décrit ici des types sociaux, sans donner d’épaisseur romanesque à ses personnages d’éditeurs-libraires. Actants, ils ne sont pas acteurs du roman.

Que s’est-il passé ensuite? L’éditeur est étrangement le grand oublié des romans de la vie littéraire. Sauf exception peu notable, la grande vague des années 1880-1930, qui a multiplié les personnages de journalistes, d’artistes, de mondains, a complètement occulté ce personnage, alors même que l’éditeur croît en puissance symbolique et commerciale dans le champ littéraire (pensons à Lemerre, Flammarion, Grasset, Gallimard). Ce n’est qu’avec la montée en puissance du système des prix littéraires, dans lequel l’éditeur a un rôle moteur, que l’éditeur va rentrer, timidement, dans l’univers de la fiction. Que ce soit dans Le prix Lacombyne de Renée Dunan (1924) ou dans Ariste ou L’apprenti intellectuel. Conte immoral de Joseph Jacquin (1931), le rôle de l’éditeur reste secondaire, mais il oriente le parcours du héros, généralement, selon le modèle d’Illusions perdues, un jeune écrivain bien décidé à percer mais inconscient des dangers moraux qui le guettent. L’éditeur est toujours connoté négativement : dans Ariste ou L’apprenti intellectuel, l’éditeur Maigrelon (Thintall en anglais) estime que l’éditeur n’a pas qualité pour juger de ce qu’il publie et qu’il est inutile qu’il lise : « Il met sur ses pots de confiture, même lorsqu’elles sont à base de citrouille, de gélatine et de saccharine : garanti pur sucre et pur fruit. C’est à l’acheteur de goûter et de s’y reconnaître[11]. » Dans Le prix Lacombyne, l’éditeur Taxi-Sabas est présenté comme « un marchand sans littérature, un négociant hors pair[12] », et l’éditeur Gargol comme un « illustrissime marchand de papier imprimé[13] ». La disqualification sémiotique de l’éditeur est donc sans appel et son intérêt fictionnel reste très limité.

Après la Seconde Guerre mondiale, sans figurer dans davantage d’oeuvres narratives, des personnages d’éditeurs vont y apparaître avec plus d’ampleur et d’épaisseur, non plus seulement à titre d’actant occasionnel, mais de véritable acteur narratif. C’est le cas, exemplairement, dans un roman peu connu de Paul Vialar intitulé Belada éditeur (1957). Situé dans les années 1930, le roman s’ouvre dans un salon parisien : James Belada (qui pourrait être un portrait avec clé de Robert Denoël), fraîchement débarqué d’Alsace, y rencontre une femme qui va devenir sa maîtresse et son soutien dans le monde des lettres. Il va pouvoir se consacrer à sa passion du livre : il ouvre une librairie puis une maison d’édition. Avec l’édition littéraire, Belada trouve manifestement sa voie, il rencontre sa vocation. La profession de foi qu’il se donne est celle par excellence de l’éditeur cultivé :

Cette nuit-là, oui, il se définit déjà et définit du même coup l’éditeur qu’il crut toujours que l’éditeur devait être, sa fonction du même coup : l’oeuvre pour l’oeuvre, quelle qu’elle fût et sans autres considérations que sa qualité, sa valeur, et sans s’arrêter à tous ces incidences qui ne doivent pas compter, qu’elles soient morales ou politiques, d’opportunisme ou dangereuses. Éditer, c’est se battre contre les lâches, les imbéciles, les sectaires, contre soi-même au besoin, et faire cela comme on accomplit une mission, comme un sacerdoce, sans réfléchir au risque et dans certains cas à la possibilité même du martyre. Peu d’années plus tard, Belada disait : « J’édite », comme il eût dit : « Je me bats »[14].

Toutefois, dans le roman, ce discours de justification sans concession s’accompagne dans la pratique d’éditeur de Belada d’une soumission aux lois du marché éditorial, et notamment au système des prix. Son « combat » pour une littérature pure passe ainsi par toutes sortes de compromissions : Belada profite de ses relations mondaines, il soigne les critiques, attaque ses concurrents. Il lance même une supercherie : il invente un auteur collectif en faisant la somme des auteurs les plus talentueux de son « écurie » afin de s’assurer de gagner le « Grand Prix des Écrivains » (transposition évidente du prix Goncourt). Par la suite, l’éditeur va être rattrapé par l’Histoire quand sa maîtresse devient l’éditrice du « parti bleu » (transposition de l’Action française). Sous l’Occupation, Belada doit composer avec les nazis et contribuer à la propagande officielle. Il finit même par collaborer mollement au journal collaborationniste qu’il édite. C’est ce qui l’amènera finalement à se suicider à la Libération.

Avec l’explosion du nombre de romans de la vie littéraire dans les 25 dernières années, l’éditeur est enfin devenu un personnage obligé, presque toujours présent et souvent avec un rôle prépondérant. Comment expliquer cette multiplication et cette complexification relativement soudaines? Je proposerai trois hypothèses qui n’ont rien d’exclusif. En premier lieu, à l’époque contemporaine, l’éditeur apparaît certes encore comme un dangereux représentant de la « stratégie littéraire », mais aussi comme un partenaire de l’écrivain, dont le rôle d’intermédiaire de la création est reconnu. Qu’il soit gérant ou propriétaire de la maison d’édition, l’éditeur a été dépossédé de son pouvoir financier, détenu désormais par une méga-administration malfaisante. Soumis à des contraintes analogues, il s’est mis à occuper une position potentiellement alliée à celle de l’auteur contre les décideurs économiques (dans Quitter la ville de Christine Angot[15] ou encore dans Journal intime de Nathalie Rheims). En deuxième lieu, il y a eu diversification des fonctions médiatrices qui peuvent partager jusque dans la fiction le double fardeau de la création et de la commercialisation : directeur littéraire (dans La petite marchande de prose de Daniel Pennac, Benjamin Malaussène jouant le rôle de « bouc-émissaire » payé pour annoncer aux auteurs que leur livre ne sera pas publié,), agent d’écrivain (Les Soeurs de Prague de Jérôme Garcin), ou encore « nègre » [ghost writer] (Roman nègre de Dan Franck). En troisième lieu, se produit l’avènement de ce que j’appellerai ici (même si le terme fait problème) l’autofiction dans laquelle l’éditeur occupe une place considérable. Si les romans à clés ne disparaissent pas (Christine Arnothy semble s’en prendre à Bernard Fixot dans Une rentrée littéraire), les autofictions mettant en scène des éditeurs se multiplient depuis que Louis-Ferdinand Céline a commencé à s’amuser aux dépens de la « nénéref », que ce soit dans L’Auteur de Vincent Ravalec, dans lequel le personnage d’auteur rêve que Françoise Verny lui enfonce des aiguilles dans le corps sous les yeux du comité de lecture, ou dans Jérôme Lindon de Jean Échenoz qui retrace sa propre histoire aux Éditions de Minuit. L’auteur ne se concevant plus (ou se concevant moins) comme un être à part, séparé du monde social (il est désormais chargé d’une grande partie de la promotion de ses livres), il ne peut plus faire abstraction du premier responsable de sa relation au lecteur, à savoir l’éditeur.

L’époque contemporaine exprime donc un changement en profondeur dans la représentation de l’éditeur : depuis le xixe siècle, il était toujours versé du mauvais côté (aux yeux du narrateur) d’une ligne axiologique : le côté de l’argent (capital économique) contre celui de l’art (capital symbolique), le côté de la littérature industrielle, des ennemis de la littérature pure.

Cette représentation a changé en même temps que la structure du champ littéraire. La théorie du champ littéraire et éditorial, conçue par Pierre Bourdieu[16] à propos d’une période (les années 1848-1945) où l’idéologie de la dénégation de l’économie marchande était d’autant plus portée à son comble que le capitalisme d’édition entrait dans sa phase de plein développement, a postulé une tension irréconciliable entre deux systèmes de production : l’un dominant sur le plan symbolique et dominé sur le plan économique, l’autre dominé sur le plan symbolique et dominant sur le plan économique. Cette vision agonistique de l’édition, qui est celle de l’élite du champ littéraire, doit être revue à notre époque marquée par une profonde restructuration de ce secteur. On peut mentionner quelques-uns des phénomènes les plus marquants pour s’en convaincre : la mainmise sur l’édition de grands groupes multimédiatiques, la démocratisation des lieux de critique et d’évaluation, en particulier sur internet (les listes personnalisées par des algorithmes de « préférences », les étoiles décernées par des lecteurs, les likes), et le recentrement du champ autour d’une culture mainstream par le rapprochement des extrêmes (voyons l’auteur de polars Pierre Lemaitre obtenir le prix Goncourt en 2013, l’animateur de télévision Bernard Pivot prendre les rênes de l’Académie Goncourt et le récipiendaire du prix Renaudot Frédéric Beigbeder tenir une chronique dans le magasine à potins Voici). Le contexte de l’édition littéraire contemporaine est celui de la désacralisation de la grande littérature et de l’interpénétration entre les sphères commerciale, artistique et médiatique, qui amène les écrivains, les éditeurs, les bibliothécaires et autres médiateurs à faire cause commune face à la logique de rentabilité rapide privilégiée par les grandes entreprises.

Alors qu’auparavant il représentait seulement un danger éthique, voire moral, pour l’art et l’écrivain, l’éditeur est donc devenu un personnage central de la fiction de la vie littéraire, il a enfin pris corps et visage dans le roman contemporain. Il prend même la parole, en son nom propre.

Il faut noter ici que, dans le même temps, certains éditeurs ont pris publiquement position sur des questions générales liées à la culture et à l’édition. Depuis le xixe siècle, certains éditeurs (Girardin, Charpentier, Michel Lévy, entre autres) avaient déjà fait de même. Seulement, il s’agissait de prises de position sur des sujets liés à la profession, tels la contrefaçon belge, la crise de l’édition à la fin xixe siècle, ou, plus récemment, le prix unique du livre. Il a fallu attendre L’Évangile de l’édition selon Charles Péguy de Bernard Grasset (1955), pour que s’institutionnalise un discours éditorial dégagé des seules discussions bibliophiliques, juridiques ou techniques. Dans les dernières années, des éditeurs comme Hubert Nyssen (Actes Sud), Thierry Discepolo (Agone) et surtout André Schiffrin, ont oeuvré à développer un discours à portée générale et reçu par le grand public, un discours dirigé contre les assauts du marché mondialisé sur la culture lettrée.

Un autre type de texte a eu tendance à prendre davantage d’espace au cours du dernier demi-siècle, à savoir les autobiographies d’éditeurs. Il semble maintenant être devenu de coutume pour un éditeur important (Françoise Verny, Maurice Nadeau, Jean-Jacques Pauvert en France, Jacques Fortin au Québec) de se prêter au jeu des mémoires riches en anecdotes sur les auteurs, les confrères et les dessous du monde littéraire. Bref, si l’écrivain a acquis le statut de personnage public, pour qui l’absence médiatique est presque impossible (voir les cas Salinger aux États-Unis et Réjean Ducharme au Québec), il en va de même, a fortiori, pour l’éditeur.

Un genre nouveau a enfin fait son apparition. Alors même que la médiatisation de la cuisine interne du monde intellectuel fait recette comme jamais depuis le xixe siècle, on a vu paraître quelques romans qui ont résolument donné la parole à l’éditeur et ont même fait de sa voix la voix principale[17]. J’en prendrai deux exemples pour la France : BW de Lydie Salvayre où s’entremêlent les voix de l’auteure et de Bernard Wallet, son compagnon, fondateur des éditions Verticales; et La liseuse de Paul Fournel, qui a été lui-même éditeur chez Ramsay et chez Laffont. Dans le premier roman, Salvayre met en scène et en mots le personnage de Bernard Wallet, devenu BW : un être exceptionnel, voyageur, devenu éditeur de textes d’avant-garde avant de renoncer à ce métier, puis, à cause d’une maladie aux yeux, de se retrouver incapable de lire. Salvayre devient donc ses yeux et ses mains pour raconter sa vie, ses colères, ses prises de position. Écrit par un romancier qui est aussi éditeur, La liseuse de Paul Fournel met en scène le personnage de Robert Dubois, qui est aussi le narrateur, et qui travaille comme directeur littéraire dans la maison d’édition qu’il a fondée mais qu’il a dû vendre à cause de problèmes financiers. Éditeur désillusionné par le jeu de la production et de la promotion littéraires, il retrouve l’enthousiasme quand une stagiaire lui remet entre les mains une liseuse électronique. Il décide alors, avec quelques autres stagiaires de la maison d’édition, de fonder une « société secrète » qui aura pour mission de publier par voie électronique des textes qui renouvelleraient la littérature contemporaine. Leur mission : développer une édition électronique favorable au renouvellement des genres littéraires.

Il est à noter que l’éditeur Bernard Wallet s’exprime dans BW par la voix de sa compagne écrivaine (avec, à l’appui, une série de procédés stylistiques comme le discours indirect libre, les mises en abyme ‒ « Je suis en train d’écrire ce qui précède lorsque BW m’appelle[18]… »), tandis que Paul Fournel, membre de l’Oulipo, ce groupe d’écrivains adeptes de l’usage des contraintes d’écriture, choisit la forme fixe ancienne de la « sixtine » pour structurer son roman. Le choix de ces modes d’énonciation détournés s’explique par la situation des auteurs (Lydie Salvayre parle pour son compagnon éditeur, Paul Fournel est à la fois écrivain et éditeur), mais aussi par la position d’énonciation particulière de l’éditeur : responsable d’un jugement expert, il évite de se situer dans un mode d’expression narratif classique qui le mettrait sur le même plan que celui de l’écrivain, comme si cet être toujours ambivalent (intermédiaire de la création, acteur financier, figure mondaine) devait trouver un mode d’expression particulier dans le cadre fictionnel.

Dans les deux cas, c’est bien l’éditeur qui prend position. On y trouve des déclarations sentencieuses (« Nous avons vidé les livres de ce qu’il y avait dedans pour en vendre davantage et nous n’en vendons plus. Tout est de notre faute[19] ») et le regret d’un temps où l’édition « était une culture, une résistance, un monde dont nous n’avons plus idée[20] ». Le thème dominant des prises de position de l’éditeur est la décadence du système littéraire : nostalgie d’une sorte d’âge d’or où l’éditeur exerçait son magistère, où son jugement expert le faisait exister symboliquement et socialement; dépossédé par l’édition-business, l’éditeur se figure en résistant. BW et Robert Dubois produisent un discours de vérité, un discours de révélation des arrière-boutiques d’un milieu intellectuellement corruptible.

Beaucoup a donc changé depuis la galerie de portraits d’éditeurs par Balzac. Période de grand développement des fictions de la vie littéraire, l’époque contemporaine est le théâtre d’un rapprochement inédit dans le cadre de la fiction entre auteurs et éditeurs. Il n’est pas nouveau bien sûr que ceux-ci dans la vie réelle fréquentent les mêmes lieux de sociabilité ou même participent d’une même mouvance (Charpentier et le roman naturaliste, Gallimard et la Nouvelle revue française de Gide puis Paulhan, les Éditions de Minuit et le Nouveau roman), mais ce rapprochement se produit désormais aussi sur la scène fictionnelle. Les éditeurs, témoins et acteurs privilégiés, ont finalement rejoint les auteurs dans la révélation d’une vie littéraire et éditoriale dévoyée qu’ils dénoncent vigoureusement parce qu’ils adhèrent résolument à son enjeu primordial, la Littérature.

Les romans de la vie littéraire, et plus largement les lieux d’expression des imaginaires de la vie littéraire (articles de journaux, pièces de théâtre, poèmes, romans inspirés par l’actualité de la vie littéraire), sont en étroite relation avec les transformations du monde du livre, de l’édition et des écrivains. Ils n’en épousent pas nécessairement les mouvements et restent conditionnés par le fait qu’ils expriment le point de vue des écrivains. Mais ce genre apparemment sans histoire (ce qui explique sans doute que chaque parution d’un roman de la vie littéraire, surtout s’il s’agit d’un roman à clés, dégage un parfum de scandale alors qu’il raconte en substance la même histoire que cent autres avant lui) déploie sans doute une histoire parallèle, à la fois sociale et imaginaire, de la littérature, du livre et de l’édition.