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L’écrivain : on le voit quelquefois dans la solitude de l’exil, parfois chez lui, en compagnie de ses chiens et chats, souvent sur les plateaux d’émissions culturelles ou, plus étrangement, sur son lit de mort. La photographie le représente fréquemment dans son espace de travail, devant ses bibliothèques chargées de livres, ainsi que l’a montré une étude récente de Marie-Ève Riel[1] et comme l’illustre un célèbre portrait de Gide, croqué dans sa bibliothèque de la rue Vaneau, auprès du masque de Goethe. Qu’en est-il de l’écrivain fictif, qui fait son entrée sur la scène romanesque dès le xviie siècle (Furetière, Le roman bourgeois), mais auquel les romanciers des xixe et xxe siècles vont consacrer un nombre croissant de fictions narratives? Peut-on l’imaginer sans ses livres, ceux qui l’ont marqué ou ceux qu’il a publiés? Cet être de papier dont la fonction est en principe d’en noircir avec sa plume peut-il être représenté dans les fictions romanesques modernes sans que traînent dans son entour ou dans son paletot quelques volumes imprimés? Un premier survol des dépouillements réalisés par le projet de recherche du GREMLIN[2] nous a montré que c’était non seulement possible, mais relativement fréquent; l’étonnement causé par ce constat est à la source du présent travail. C’est à partir des données actuellement rassemblées, donc fort partielles, que nous avons souhaité examiner les représentations du livre dans les romans de la vie littéraire. Quand et pourquoi le livre est-il montré? Quelles fonctions y joue-t-il? À quels types de personnages, de configurations, de topiques ou de lieux est-il associé? Quels types de livres s’y trouvent « matérialisés »? Quand et pourquoi le livre n’est-il pas montré, manipulé ou lu, dans un corpus où l’on s’attend pourtant à l’y trouver? Ces questions ont guidé les analyses qui suivent, lesquelles ne prétendent nullement faire la synthèse des nombreux cas de figure qu’on retrouve dans un corpus de plusieurs centaines de romans[3], ni même ébaucher une typologie, mais plus modestement explorer une série de cas de figure jugés particulièrement significatifs. Nous sommes d’ailleurs d’avis que, pour bien rendre raison de cet objet, il faudrait aussi tenir compte du livre sans écrivain, c’est-à-dire des romans peuplés de livres, mais dépourvus d’écrivains fictifs[4]. De même, une étude moins partielle devrait également se pencher sur le sort que réserve le roman à l’écrit[5] ou à l’imprimé sous ses multiples formes (manuscrit, journal intime, périodiques, etc.). Le cadre de cet article, non plus que l’état actuel de la recherche ne permet de nourrir de telles ambitions. L’étude de l’écrivain, du livre ou de l’imprimé, tels que « saisis » par la fiction, paraît bien maigre encore en comparaison de l’avancement des travaux sociologiques et historiques sur leurs homologues « concrets ». Ajoutons une dernière remarque préliminaire, pour préciser l’orientation de notre travail : nous nous intéressons ici aux relations (ou absence de relations), au sein de l’univers diégétique échafaudé par le roman, entre un personnage donné, à qui on attribue une activité littéraire, et un objet tout aussi spécifique, le livre (qu’il corresponde ou non, au sein de la fiction ou des classements contemporains, aux critères du « littéraire »). Ce n’est donc pas l’intertexte mobilisé par la narration qui retient notre regard (bien que son examen, dans la perspective de nos recherches, est d’un grand intérêt), ni même tout l’intertexte mobilisé par les personnages eux-mêmes, mais les cas où la référence nominale (à un auteur, à un titre, voire à un personnage) se double d’une présence concrète, matérielle, du livre[6]. Cette restriction permet de découvrir les nombreux cas où l’oeuvre ne se matérialise jamais et demeure une pure construction intellectuelle.

L’absence du livre

Les deux premiers romans de notre corpus sont des ouvrages à peu près sans imprimé. On y trouve bel et bien des écrivains fictifs, en l’occurrence des écrivaines qui écrivent abondamment, mais le livre imprimé n’accède pas au plan des représentations. On ne le voit pas, on ne le manipule pas, il n’est l’objet d’aucun investissement émotif.

La première de ces fictions narratives est une nouvelle qui a pour titre « La femme auteur ». Elle est publiée par la comtesse de Genlis peu après son retour d’exil, en 1802, dans un recueil intitulé Nouveaux contes moraux, et nouvelles historiques[7]. La femme qui deviendra auteur au milieu du récit s’appelle Natalie. Il s’agit d’une jeune veuve, orpheline mais bien née, qui a écrit de nombreux ouvrages dans sa jeunesse et qui continue d’en écrire, mais qui s’est jusque-là gardé de les publier, par modestie et par respect des conventions sociales. La publication est envisagée au moment où, pour faire une bonne action et obtenir la libération de jeunes nobles emprisonnés, Natalie a un urgent besoin de 40 000 francs. Un ami, Bréval, convainc la jeune femme que la publication d’un manuscrit de Natalie qu’il a lu permettra d’accumuler cette somme. Natalie résiste un peu pour la forme, mais elle donne rapidement son accord et l’ouvrage est imprimé et vendu « avec une extrême célérité[8] ». Il ne faut que six semaines pour le faire imprimer, douze jours pour que l’édition complète en soit « enlevée[9] » et dix lignes dans la nouvelle pour que toute cette opération soit résumée. La rapidité avec laquelle le livre paraît[10] et est vendu n’a d’égale que la vitesse avec laquelle la narration liquide cet épisode. Ce qui est important ici est l’acte même de la publication qui fait de la femme du monde une femme auteur, et les conséquences de ce changement de statut sur la vie du personnage central. La publication entraîne en effet la discorde au sein du couple formé par Natalie et Germeuil et l’annulation de leur mariage, le futur époux ne pouvant tolérer que sa promise soit l’objet de l’attention publique et que son nom soit entaché par les journalistes. On pourrait résumer cette nouvelle en disant qu’elle raconte la venue à la publication et à l’amour d’une jeune veuve de vingt-deux ans, mais que la réalisation du premier désir (la publication) empêche la complétion de l’histoire d’amour. La parution du livre court-circuite la trajectoire amoureuse. La littérature y gagne ce que l’amour y perd.

Corinne, ou l’Italie, le deuxième roman de notre corpus, est également écrit par une femme, Madame de Staël, qui le publie pendant ses années d’exil à Coppet, en 1807. L’opposition entre l’amour et la pratique de la littérature est à nouveau au coeur de la fiction. Corinne est la femme la plus célèbre et la plus douée de l’Italie. Dès l’ouverture du roman, elle est couronnée au Capitole lors d’une cérémonie où ses confrères poètes chantent ses louanges et où elle-même se lance dans un chant improvisé, à la gloire de sa patrie d’adoption. La fusion entre la poétesse et son pays est totale et les dons poétiques de Corinne s’épanouissent au soleil de Pétrarque et du Tasse. Mais arrive un homme, un Anglais, Lord Nelville, qui vient l’arracher à ce milieu et l’isoler de ses admirateurs et du grand monde où elle déploie ses talents. Après avoir chanté pour l’Italie, Corinne en arrive à ne plus vivre et improviser que pour son amant, lequel finit tout de même par l’abandonner et par marier la soeur même de Corinne, Lucile, plus réservée, plus timide et plus conforme au type de l’épouse modèle. Corinne se retire dans un couvent et se meurt des souffrances que lui procure la trahison de son mélancolique amant. Tout juste avant de s’éteindre, la poétesse trouve la force de composer un ultime poème, son chant du cygne, qu’elle fera lire publiquement par une jeune fille devant une « foule immense » rassemblée dans « l’une des salles de l’Académie de Florence[11] ». Il est beaucoup question de chefs-d’oeuvre dans le roman, la littérature et les grands hommes constituant l’un des thèmes clés des improvisations de Corinne, mais les ouvrages imprimés y sont pratiquement absents. On apprend dans les premières pages que la poétesse a publié des livres d’un grand mérite et le prince de Castel-Forte en lit même quelques pages devant Rome réunie au Capitole, mais Corinne n’est jamais montrée les écrivant, encore moins suivant leur impression ou les manipulant. Le livre est ici la conséquence plus ou moins naturelle d’une activité poétique spontanée, improvisée. C’est l’histoire du génie sans les tracas de la publication, sans même les souffrances qui accompagnent la réception par les journalistes. Tout le processus de communication fondé sur l’imprimé est court-circuité en quelque sorte par l’oralité qui tient dans le roman une grande place, faisant coïncider, en des lieux et des temps précis, production, transmission et réception du poème. La médiation du poème par le livre cède la place à la médiation par la voix, en l’occurrence le chant. L’imprimé apparaît quelque part en arrière-plan de l’improvisation, mais il n’accède jamais au statut de la représentation et ne joue aucun rôle dans la diégèse. Le roman ne porte ni sur la genèse du livre, ni sur le processus de production de l’imprimé, mais plutôt sur le génie qui est à la source des livres et sur les mésaventures de la femme qui « porte » ce génie, dont l’expression est incompatible avec l’amour. « La femme auteur » montrait une trajectoire amoureuse brisée par la publication; Corinne montre la trajectoire poétique interrompue par l’amour. Deux malheurs complémentaires qui ne nécessitent pas la présence du livre.

Étrangement, ce court-circuit opéré par la parole, au détriment de l’imprimé, se retrouve dans un des « classiques » de la mise en abyme, publié à la toute fin du siècle : Paludes[12]. Bien que structuré par le processus d’écriture, qui mène le narrateur à exprimer le désir de « terminer Paludes », ce récit repose sur une ellipse fondamentale, celle de la publication. Au moment où s’esquisse la fin de l’écriture, à la dernière page, le narrateur saute sans transition d’un projet à un autre, en quelques lignes à peine. À deux heures de l’après-midi, il en est encore à « Paludes », à six heures, il écrit désormais « Polders » (Pa, 313). Le silence, ici, est révélateur. Il signale que le passage du manuscrit au livre n’est pas un enjeu, que le travail d’écriture importe bien davantage. La boucle diégétique, qui mène du dialogue de l’incipit : « Tiens! Tu travailles? […]  J’écris Paludes » (Pa, 261) à son écho dans la clôture du récit[13] donne au surplus un cadre narratif précis à ce topos : celui de l’écrivain « surpris » dans son travail, dont le travail surprend constamment ses interlocuteurs. Répétée à plusieurs reprises, au cours du récit, l’exclamation trône d’ailleurs dans la « Table des phrases les plus remarquables de Paludes » (Pa, 317).

Cette scène est aussi celle de la confrontation au public, qui contraint l’écrivain fictif à parler de son oeuvre, la fait circuler socialement sans l’intervention d’un éditeur ou d’une revue. Tout ceci par la parole, les dialogues plus précisément, dans lesquels le narrateur tente inlassablement de définir « Paludes ». Le premier enchaînement de répliques, significativement, anticipe sur l’aboutissement du projet, qu’on ne verra jamais : « Qu’est-ce que c’est? – Un livre » (Pa, 261). Puis, le narrateur est emporté dans une ronde d’affirmations incohérentes : « Paludes, c’est spécialement, l’histoire de qui ne peut voyager » (Pa, 261), « c’est l’histoire d’un homme qui, possédant le champ de Tityre, ne s’efforce pas d’en sortir » (Pa, 261), « c’est l’histoire d’un célibataire dans une tour entourée de marais » (Pa, 263), « c’est l’histoire du terrain neutre » (Pa, 285), etc. Pour certains, il s’agit là d’un signe de rupture avec la « tour d’ivoire » du symbolisme, annoncée dès l’avant-propos, où Gide écrit : « Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent. […] Attendons […] du public, la révélation de nos oeuvres » (Pa, 259). Or, il y a plus, ici, qu’une ouverture sur la négociation du sens des textes lors des processus de réception, dans la mesure où le processus même est problématisé, dans la fiction, par des « lectures sans texte ». Objet de débat tout au long du récit, en tant que projet, le livre se passe de publication et donc de lecture concrète. Pas besoin d’être l’auteur d’un livre, dans Paludes, pour exister littérairement, pas besoin d’être lu; il suffit d’être connu et discuté. Le primat de la parole et l’évacuation de l’imprimé, bien qu’ironiques, peuvent être jugés symptomatiques d’un phénomène plus général, que l’on retrouve dans La soirée avec Monsieur Teste de Paul Valéry, à savoir la hantise du public, de l’échange, de la « démonétisation » de la pensée, qui mène chez Valéry au personnage du génie « sans oeuvre ». Il y a sans doute là des aspects propres au symbolisme, mais il y a aussi un élément fondamental des conceptions littéraires modernes, qui explique peut-être l’absence fréquente des livres, dans notre corpus : l’idée selon laquelle l’écrivain plane dans un au-delà du langage, est l’être de la présence immédiate, porte en soi l’oeuvre à venir, à écrire. Dans cette perspective, il ne saurait y avoir de médiations (ou de médiateurs), surtout pas celles du livre, de l’édition, de la critique. Ceci rappelle tout à la fois les thèses de Derrida sur le logocentrisme inhérent à la « métaphysique » de l’écriture dominant la pensée occidentale[14] et les remarques de Belleau sur le « roman de la parole », romans qui posent le personnage de l’écrivain fictif en éludant l’institution[15]. Le rapprochement de ces deux études laisse d’ailleurs entrevoir que la tension entre présence et absence, parole et matérialité, recouvre bien des enjeux, susceptibles d’interprétations contradictoires.

Présence et fonctions du livre

Ces médiateurs et médiations, on les trouve en quantité dans certains romans de la vie littéraire dont l’objectif est précisément de mettre en lumière et de « démonter », dans une visée le plus souvent satirique, les mécanismes de production, de diffusion et de légitimation des oeuvres littéraires. Le premier de ces romans, le plus célèbre sans doute, celui auquel tous les autres se réfèrent tacitement ou explicitement après sa parution, est Illusions perdues de Balzac[16]. Voilà enfin un livre où l’on trouve des livres. Les personnages les parcourent et les manipulent, ils laissent tomber des larmes entre les pages lorsqu’ils les lisent, ils les voient avec émotion dans les vitrines des librairies ou avec mortification sur les quais où ils sont liquidés. On y négocie les manuscrits (généralement à la baisse), on y discute des moyens de faire mousser la vente d’un livre ou de démolir une nouveauté, et on disserte même sur les techniques de fabrication du papier et d’impression. La présence, en creux du récit des Illusions perdues, de la figure de Madame de Staël, appelée « l’auteur de Corinne », montre assez que Balzac a voulu opposer à la perspective éminemment idéaliste de la production littéraire véhiculée dans le roman de Madame de Staël une perspective matérialiste et réaliste de la création. Le protagoniste, Lucien Chardon de Rubempré, croit encore au début du roman en la souveraineté de l’écrivain sur le monde littéraire ainsi qu’en sa magnifique et géniale solitude, mais c’est justement là l’illusion centrale de son système que le contact avec le monde parisien lui fera perdre. Le producteur et son oeuvre sont en réalité – c’est ce que montre le roman – soumis à la loi de l’offre et de la demande, un volume de vers n’a plus aucune valeur d’échange sur le marché des biens symboliques et l’écrivain qui a un peu de génie et beaucoup d’ambition est nettement mieux de se lancer dans les journaux que de peiner sur une oeuvre dont le jugement échera au premier journaliste venu. Certes, le roman ne montre pas que cela, puisque l’idéal est encore défendu, à l’intérieur du monde romanesque, par un petit groupe de travailleurs de l’esprit, le cénacle, dont Daniel D’Arthez est le chef charismatique, mais il signale que le type de travail auquel se livre le petit cénacle s’inscrit au rebours d’un nouveau mode de production où le livre n’est plus qu’une marchandise et le poète, un type de producteur démodé dans un monde en prose.

À ce type de roman de la vie littéraire, qu’on pourrait nommer « fiction du livre-marchandise[17] », on pourrait opposer un autre type de roman nettement plus intéressé par la vie des producteurs que par le processus de création, de production et d’évaluation des oeuvres. Cet autre type de roman est celui de la bohème, qu’on trouve en grand nombre entre le début du Second Empire et la fin de la Troisième République, et dont l’exemple le plus connu est sans aucun doute Les scènes de la vie de bohème de Henry Murger. Publié en 1851 chez Lévy après avoir paru en feuilleton dans Le Corsaire et avoir été adapté pour la scène en 1848, ce roman est comme on sait un collage de scènes assez mal liées les unes aux autres et proposant, sur le mode burlesque, le récit des déboires et des beuveries d’un groupe d’artistes et de poètes réunis sous la bannière collective de la bohème. Le roman de la bohème peut à la limite se passer du livre-objet (on n’en trouve à peu près aucune trace, par exemple, dans La vache enragée d’Émile Goudeau), mais sa présence permet, notamment chez Murger, la qualification de certains personnages, en l’occurrence celui du philosophe Colline qui traîne dans les poches de son paletot une bibliothèque complète et qui, au sein de la pauvreté, ne peut s’empêcher d’acheter des livres, au point de tenir pour perdue une journée où il n’a pas fait l’acquisition d’un nouveau volume. Le livre est au personnage de Colline ce que le piano qui fausse est au personnage de Schaunard ou ce que l’habit crotté est au personnage de Rodolphe : il est un indice caractériel et vocationnel[18]. Au sein du groupe bohème où chaque individu est haut en couleur, le livre est la couleur particulière d’un personnage donné, celui du philosophe, obsédé par un savoir qu’à défaut d’acquérir intellectuellement et d’assimiler, il transporte avec lui. Il est le signe extérieur d’un processus qui échoue et, du coup, d’une vocation dont il n’est par certain qu’elle s’accomplisse.

Tourné vers la production du livre mais délesté du processus de création et de réception des textes, Le Désert de Bièvres de Georges Duhamel[19] aborde également le livre comme une marchandise, mais il fait de l’édition elle-même un projet idéaliste, dévoilant ainsi, a contrario, les tensions entre création et publication, pureté et contraintes économiques. Ce cinquième volume de la Chronique des Pasquier raconte l’aventure d’un groupe d’écrivains et d’artistes qui tentent de constituer un phalanstère à l’écart de Paris et de gagner leur vie en fondant une maison d’édition artisanale, L’Imprimerie du Désert. Bien que tous aient des projets de création, le roman ne prend pas l’aspect d’un roman d’artiste, ne développe pas de mise en abyme, mais se concentre plutôt sur les tensions au sein de la petite collectivité, qui la mènent en quelques mois à la dissension puis à l’éclatement dans l’aigreur et la misère. Cette fin sanctionne l’inévitable échec qu’entraîne la confusion des rôles, quand l’écrivain se prend pour un éditeur, le travailleur intellectuel pour un travailleur manuel doublé d’un comptable. Pour les personnages, cette confusion est d’autant plus pénible qu’elle compromet la création. Le principal responsable de l’entreprise s’exclame ainsi : « moi, crois-tu que je trouve le temps d’écrire, je veux dire d’écrire pour moi? Depuis près de quatre mois, je n’ai pas écrit une ligne[20] ». Le roman ne prend le contre-pied de la confrontation entre l’écrivain et l’éditeur, qui structure l’imaginaire de la littérature, que pour mieux reconduire, ultimement, la « division du travail » sur laquelle elle repose. Un des personnages du roman déclare au moment de quitter le groupe : « Au fond, l’imprimerie, c’est bien, mais ce n’est pas mon affaire. […] Mon travail, c’est […] la création[21] ». Nous serions tentés de reprendre ce propos pour dire que, dans notre corpus, l’écrivain fictif dévoile avec force que la genèse du livre, comme objet, ce n’est pas son affaire, mais celle d’autres acteurs, à la fois intermédiaires et adversaires.

Le livre joue bien sûr de multiples autres fonctions dans les romans de la vie littéraire, et il ne saurait être question d’en faire le tour. Aussi allons-nous clore cette liste bien incomplète avec une dernière catégorie, où le livre n’est ni marchandise ni emblème d’un personnage, mais sert plutôt de motif à une scène omniprésente dans les scénarios auctoriaux, celle de « la » lecture originelle, épiphanie marquant un point tournant dans le parcours du héros. Significativement, ce « contact » fondateur avec la littérature s’incarne souvent dans la manipulation concrète d’un livre et mobilise sensoriellement le corps du futur écrivain. Deux exemples, parmi mille : le cadeau de François le Champi, dans la scène du coucher à Combray, dont l’emplacement stratégique, immédiatement avant l’épisode de la madeleine, est redoublée, à la fin de La Recherche, par la découverte d’un exemplaire de ce livre dans la bibliothèque du prince de Guermantes. De même, dans André Laurence, canadien-français, le héros éponyme voit sa vie de collégien bousculée de fond en comble par le contact avec la poésie moderne, lorsqu’un condisciple lui glisse, pendant la messe, une anthologie dissimulée dans un missel, ceci dans un hyperbolique transfert de sacralité. Dans les deux cas, les scènes de lecture, bien que localisées, dépassent la mention anecdotique pour se constituer en motif au sens fort, rouage de la dynamique et de l’axiologie générales du roman. Notons en passant que chez Proust et Dupuy la lecture découle d’un don, qui situe le livre en dehors de la sphère marchande. Il nous reste encore à explorer plus avant notre corpus, mais il semblerait à première vue que ces scènes où un destin se dévoile, grâce au livre, soient nettement plus fréquentes dans les textes autobiographiques[22] que dans les romans de la vie littéraire.

Ce survol de notre corpus permet de formuler un premier constat : dans les romans de notre corpus, la présence et la mise en relation d’acteurs de la vie littéraire n’implique pas forcément la présence corrélative d’objets-livres. En somme, le roman de la vie littéraire type peut très bien se passer de ces derniers. Ceci tient sans doute à deux phénomènes : la multiplicité des supports disponibles et la valorisation différentielle des acteurs du monde littéraire. D’une part, le livre n’est pas la médiation unique de la parole littéraire. Un poème, un article, un roman produit par un personnage écrivain peut très bien, dans le cadre de la fiction romanesque, recourir à un support autre que le livre, telle la voix du personnage écrivain, comme dans Corinne de Madame de Staël ou Le Beau risque de François Hertel[23], ou encore le journal et la revue, comme dans Bel-ami de Maupassant ou La Vache enragée d’Émile Goudeau. Il faut ajouter que le poème ou la pièce de théâtre peut ne circuler que sous la forme d’un manuscrit qui ne connaîtra jamais la publication, dans bien des cas. Le livre trouve donc dans notre corpus des supports de diffusion concurrents et on pourrait même dire que certains ouvrages, tels Illusions perdues, se donnent notamment pour tâche de montrer la tension qui existe entre ces différents types de support. La publication d’un livre peut être perçue par le personnage comme l’objectif ultime à atteindre, mais il peut, lorsqu’il est atteint, conduire à une désillusion. C’est par exemple ce qui se passe dans Le Petit Chose, où le personnage écrivain, Daniel Eyssète, ne parvient à vendre qu’un seul exemplaire de son livre.

D’autre part, les fictions de la vie littéraire donnent préséance à la figure de l’écrivain, au détriment de la figure des fabricants du livre. Il faut en effet prendre acte de ce que les figures de l’écrivain et de l’artiste, c’est-à-dire des créateurs, sont nettement plus nombreuses, dans les romans de notre corpus, que celles des éditeurs et des autres acteurs du monde de l’imprimé. Partant, les problèmes qui y sont exposés sont davantage ceux des concepteurs du texte que ceux des fabricants du livre. Quel type de problème? Ceux des gens d’imagination plongés dans un monde positif et matériel où la pièce de cent sous est reine; ceux d’artistes solitaires qui errent à la recherche d’âmes soeurs et de frères d’armes liant leur voix à la leur et leur permettant d’imposer au monde une esthétique; ceux directement liés à la conception du poème ou du roman, les problèmes d’ordre esthétique, et qu’agitent ce que Belleau appelait le roman du code. Il y a donc un déséquilibre entre la surabondance des écrivains et les figures, moins fréquentes, généralement secondaires, des travailleurs du livre. Ici encore, Illusions perdues constitue une exception notable, puisque le roman oscille entre la vie brillante du poète Lucien à Paris et la vie obscure, mais suivie à la loupe par la narration, de l’imprimeur David Séchard en province. Ces deux pôles de la conception du texte et de la fabrication de l’imprimé peuvent certes se trouver momentanément réunis dans des fictions comme celle du Désert de Bièvres, où des créateurs s’improvisent imprimeurs, mais cette réunion, comme le suppose le roman, est contre-nature et vouée à l’échec.

Inversement, il appert que l’objet-livre n’est mis au premier plan que si le monde romanesque ne tourne pas rond : dans de telles occasions, il y a quelque chose de pourri au royaume de la littérature et le roman s’apprête à le mettre sous le nez du lecteur. Dans Illusions perdues, c’est la Littérature elle-même qui s’est avilie au contact du journalisme et qui est désormais conduite non par les idées, mais par les entrepreneurs et les spéculateurs. On pourrait croire que Le Désert de Bièvres conduit au renversement de cette règle, puisque les protagonistes sont mus par l’utopie d’un monde où le travail intellectuel et le travail manuel de fabrication du livre seraient réconciliés, mais la conclusion du roman est sans équivoque et réaffirme le divorce de la création et de la production matérielle de l’imprimé. Le seul roman qui paraît, à cette étape préliminaire du dépouillement du corpus, faire exception à cette règle, est la Recherche du temps perdu de Proust où le livre objet, parce qu’il engage la mémoire sensible de l’écrivain, ne conduit pas à un état dysphorique. Le livre, François le Champi, sans doute parce qu’il a été reçu en cadeau et qu’il échappe, du coup, à la logique marchande, conserve intacte son aura et sa capacité à enchanter le monde de Marcel.