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Si vous trouvez Mollia tempora fandi pour parler de moi & de mon poème, aux trois géomètres, astronomes Laplace, DeLambre & Biot & fesons les passer, s’il se peut des hauteurs de la géométrie à celles du Pinde[2].

Paul Philippe Gudin de La Brenellerie (1738-1812), homme de lettres et historien, a laissé à la postérité une douzaine d’ouvrages publiés entre 1767 et 1810. Considéré comme un auteur mineur, plus connu pour son amitié avec Beaumarchais que pour ses propres publications, Gudin n’a en effet pas connu de grands succès éditoriaux. Il a surtout produit des écrits de circonstance. Polygraphe, il s’intéresse au théâtre, à la poésie et à l’histoire. Au cours de sa carrière, Gudin participe à des concours académiques, il écrit aux journaux, il est reçu membre de deux académies[3]. Toutefois, son parcours de pratiques littéraires sera bouleversé par les événements politiques de la fin de siècle. Aussi, lorsque survient l’annonce de la convocation des États généraux, le regard de Gudin se tourne vers des préoccupations plus politiques. Il publie en 1789 un Essay sur les Comices de Rome, les États généraux de France et le Parlement d’Angleterre qui connaît un succès raisonnable, et s’engage dans la publication, deux ans plus tard, d’un Supplément au Contrat social (1791) qui sera lui aussi bien reçu. Avec la Révolution et, subséquemment, avec l’abolition des académies en 1793, Gudin perd le système de légitimation qu’il utilisait depuis les années 1770, de sorte que, progressivement, il cherchera plutôt ses appuis auprès d’un lectorat fervent de réformes. Ses écrits prenant la couleur du temps, Gudin ne rédige alors que des textes réformateurs ou à teneur politique, jusqu’en 1801. Toutefois, pendant la Terreur, il quitte Paris pour la région d’Avallon dans l’Yonne et, de 1794 à 1801, se tiendra loin de la vie publique. Même si, en 1796, il est reçu membre correspondant de l’Institut National[4], il reste à l’écart. C’est la fondation du Lycée de l’Yonne[5] en 1800 qui ramène Gudin dans la sphère publique. Ayant de nouveau recours à la reconnaissance institutionnelle, on le voit reprendre ses activités : discours, publications, etc. Gudin termine sa carrière en multipliant les rééditions de ses ouvrages d’avant la Révolution; il publie les Oeuvres complètes de son ami Beaumarchais et ne se lasse pas de prendre position sur le legs du xviiie siècle et sur l’importance de l’Histoire dans plusieurs discours présentés au Lycée de l’Yonne. Mais les 10 dernières années de sa vie sont aussi occupées par un projet très cher à ses yeux : son Poème en trois chants sur l’astronomie. Cet ouvrage donne lieu à deux éditions : une première en 1801 chez Laurent Fournier, éditeur du Lycée de l’Yonne à Auxerre, et une seconde en 1810 chez Firmin-Didot à Paris. Cet article propose de montrer, à partir de l’étude de lettres échangées entre Gudin et quelques membres de son réseau social, les efforts de l’auteur pour promouvoir son ouvrage auprès de diverses instances de légitimation des milieux littéraires et savants en vue d’une réédition plus prestigieuse de son poème. Nous présenterons les démarches privilégiées par l’auteur à la fois pour réviser son ouvrage et le faire valoir avant sa réédition, ainsi que pour en favoriser la diffusion. Il apparaîtra ainsi que les entreprises éditoriales de Gudin et, en particulier celles qui ont trait au Poème sur l’astronomie, constituent plus qu’une simple tentative de retour à la vie publique pour l’auteur et qu’elles doivent être lues comme autant de manoeuvres visant à regagner une certaine reconnaissance, voire une légitimité, dans la sphère intellectuelle postrévolutionnaire.

Le Poème sur l’Astronomie

D’abord publié à Auxerre, chez l’éditeur d’une petite société savante à laquelle Gudin appartient, le Lycée de l’Yonne, le Poème en trois chants ne fait pas beaucoup de vagues. On n’en trouve mention que dans les Mémoires du Lycée de l’Yonne où, en 1801, il est présenté en ces termes :

Le poëme dont le citoyen Paul Gudin a fait hommage au Lycée, est le premier ouvrage de ce genre, où l’on ait embrassé l’histoire entière de la science. Jaloux de remplir sans épisode, sans secours étranger, la tâche difficile qu’il s’est imposée, il s’est interdit toute incursion dans le domaine de la mythologie, & il a eu le courage d’aborder des détails réfractaires à la poësie[6].

Curieusement, ce n’est qu’en septembre 1808 qu’il fait l’objet, dans le Spectateur français du XIXe siècle, d’une virulente critique signée Feletz. Le compte rendu concerne les Mémoires du Lycée de l’Yonne, et tous les morceaux choisis dans ces Mémoires subissent le même sort de la part du critique, d’ailleurs reconnu pour ses commentaires acerbes. Le Poème sur l’astronomie n’y échappe donc pas. Il y est qualifié d’« histoire la plus sèche et la plus incomplète de l’astronomie, écrite en vers extrêmement prosaïques[7] ». Le critique ajoute que les notes ne pèsent guère plus et qu’« il est bien difficile de décider ce qui vaut mieux ou des notes ou du poème[8] ». Ce qui revient à dire que Gudin est aussi médiocre philosophe que poète. Gudin ne fit aucune réponse à cette critique. À l’époque, il travaille déjà à la réédition du poème. Mais, comme on le verra plus loin dans certaines de ses lettres, il restera sensible à cette attaque et craindra de nouveaux affronts de la critique.

Dans sa première version, le Poème sur l’astronomie se divise en trois chants et compte au total 68 pages, dont la moitié en notes. L’ouvrage est précédé d’une courte préface. Dans sa seconde version, le poème, augmenté d’un quatrième chant, voit son contenu tripler, passant à 228 pages au total. Encore une fois, les notes occupent la moitié de l’ouvrage. Ces dernières sont, dans cette seconde édition, appuyées par deux tableaux de calculs du système solaire. De plus, le tout se clôt sur deux courts essais philosophiques : De la pluralité et de la diversité des mondes[9] et De l’antiquité de la Terre. Or, bien que le titre annonce l’ajout d’un quatrième chant, il s’agit plutôt d’un remaniement de texte, comme l’illustre le tableau mis en annexe. En effet, si plusieurs sections sont reportées, aucun des trois chants n’est repris intégralement. Enfin, un dernier point de comparaison entre ces deux éditions mérite d’être mentionné : celui du contenu de chacune des préfaces. En 1801, le poème n’était accompagné que d’une courte préface dans laquelle l’auteur justifiait son ouvrage par l’importance de rendre compte des découvertes en astronomie et de faire un état des connaissances du ciel sans mythologie, ce que, dit-il, les poètes n’ont jamais osé entreprendre :

Ils ont cru suppléer à son aridité (celle de l’astronomie), en y mêlant le spectacle que le ciel offre au peintre; & ils ont cru ranimer toutes les parties, en y mêlant les fables de la mythologie. C’était une erreur; ce sujet est assez vaste & assez riche pour se suffire à lui-même. […] Le public cherche la vérité; on ne doit pas lui offrir des fables; elles ne conviennent qu’au genre frivole[10].

Mais, il fallait aussi, précise-t-il, « pour exécuter un tel dessein, que cette science fût en quelque sorte devenue familière à tous les lecteurs[11] ».

En 1810, le Poème en quatre chants s’accompagne d’une préface plus longue et entièrement différente de celle de la première édition. L’auteur y réitère la fascination des hommes de tous les temps pour les merveilles célestes et sa propre passion pour la beauté des cieux et les découvertes astronomiques :

Pour moi, retiré dans une belle campagne[12], asile de l’amitié, je tournai mes regards vers le ciel, et la paix revint dans mon âme. La terre était troublée, mais le ciel était calme, mais ses mouvements […] m’avaient toujours enthousiasmé. Ils m’emportèrent insensiblement, et l’esquisse de ce tableau se trouva faite[13].

Abordant ensuite les raisons de cette seconde édition, Gudin y mentionne le soutien et la collaboration de l’astronome Lalande dans la première édition et l’encouragement de celui-ci dans la décision de l’auteur à en préparer une seconde. Si le décès de Lalande en 1807 interrompt cette collaboration[14], l’auteur assure toutefois avoir tout mis en oeuvre pour solliciter les avis et conseils d’autres savants[15]. Prenant en considération que les deux éditions contiennent un appareil de notes proportionnellement équivalent, il n’en demeure pas moins que la seconde entreprise d’édition se présente comme fortement étayée par un cadre scientifique (ajout de tableaux, d’essais et mention dans la préface des instances savantes de légitimation). Et alors que la première édition n’évoquait nullement l’appui d’hommes de science, affirmant uniquement le rôle du poème dans la diffusion des connaissances en astronomie, la seconde mise clairement sur un rehaussement de l’appareil théorique. Ces manoeuvres de Gudin pour trouver des appuis et des sources de reconnaissance issus du monde des sciences peuvent être suivies à travers une dizaine de lettres entre Gudin et trois membres de son réseau. Ce sont ces démarches qui retiendront maintenant notre attention.

Les lettres : appui, réception et diffusion

La correspondance de Gudin avec certains membres de son réseau social, entre la première et la seconde édition de son poème sur l’astronomie, nous offre un accès privilégié au processus qui mène à l’élaboration de la seconde édition. Comme l’a montré Patricia Ménissier[16] dans le cas des relations épistolaires qu’entretient Voltaire avec plusieurs de ses amies, la sociabilité épistolaire peut jouer un rôle important non seulement dans la diffusion des idées d’un auteur, mais dans la composition de son travail. Il existe, précise-telle, « une relation de dépendance évidente et rendue manifeste dans la correspondance entre l’apparition et la diffusion des oeuvres de Voltaire et la nécessaire existence d’un réseau de relation étendu et efficace[17] ». Dans le cas de Gudin, les lettres échangées permettent de suivre les démarches de l’auteur pour chercher des appuis, préparer la réception et orienter la diffusion de son ouvrage.

Les lettres qui feront l’objet de l’analyse suivante n’ont pour la plupart jamais été publiées[18]. Elles n’ont pas été trouvées dans les papiers de Gudin, mais chez ses correspondants. Dans l’état actuel de notre recherche, trois interlocuteurs à qui Gudin relate son processus éditorial et de qui il sollicite l’appui ont été identifiés. De ces trois relations épistolaires, 13 lettres ont été sélectionnées parce qu’elles font référence au Poème sur l’astronomie. Il se dégage, de façon très homogène dans les trois correspondances, les mêmes phases stratégiques, coordonnées à deux chronologies. D’abord, au cours de la période qui suit le décès de Jérôme Lalande et qui se termine par la réédition du poème, une manoeuvre de recherche d’appui est clairement identifiable. Durant cette période qui précède la réédition de son poème, Gudin est en quête de commentaires de la part de ses correspondants. Il tente, en particulier, de mettre à profit le réseau de son ami Pierre Samuel Dupont de Nemours. Après 1810, soit à la suite de la publication de la seconde édition, Gudin mise plutôt sur la diffusion de son poème. Et s’il a des préoccupations au sujet de la réception de son ouvrage, il multiplie surtout les efforts pour convaincre ses correspondants de parler de son ouvrage et de le faire passer en d’autres mains. Le souhait de Gudin semble être ici de relancer la recherche de soutien, cette fois à l’étranger.

Des appuis

La première lettre retracée, datée du 14 juillet 1808, s’adresse à Constance de Salm. Après quelques formules d’usage, Gudin aborde subtilement le sujet en mentionnant l’éloge de Lalande[19] auquel sa correspondante travaille :

Mais à propos de vous, et de l’éloge de notre ami le grand astronome dont vous vous occupez, je ne doute point que vous vous en tiriez très bien. Si par hasard, en parlant d’astronomie vous faisiez quelques erreurs, vos amis vous en avertiront, et rectifieront ce que vous auriez hasardé. Ainsi, Madame, marchez hardiment, et ne vous arrêtez point pour de vaines difficultés. Je ne sais si vous savez que pour épargner la peine d’étudier cette science aux belles dames et aux gens du monde, j’avais fait autrefois sous les yeux de Lalande, un poème d’astronomie. Je n’en ai fait tirer que très peu d’exemplaires pour consulter les beaux esprits : j’ai refait depuis entièrement cet ouvrage, toujours sous les yeux de Lalande; il désirait que je donnasse cette nouvelle édition de son vivant; mais je n’en étais pas aussi satisfait que lui. Il lui suffisait qu’il n’y eut point de faute d’astronomie, et je voulais qu’il n’y en eût point en poésie; ce qui est difficile. […] Ainsi, vous pourrez quand vous le voudrez, vous instruire, en corrigeant mes vers et en m’avertissant de leurs défauts[20].

Gudin n’obtiendra pas de réponse à cette offre, pas plus qu’il n’en aura pour les autres demandes formulées à Constance de Salm. Cependant, il ne se lassera pas d’évoquer son poème jusqu’à leur dernier échange, en 1811. Les efforts de Gudin pour rester en contact avec le cercle de Constance de Salm ne sont pas anodins. Comme l’a démontré Robert Bied[21], le salon de Constance de Salm est, au début du xixe siècle, une ruche d’hommes de sciences et de lettres. Gudin, ami du défunt père de Constance, fait partie des membres plus âgés d’un groupe de près d’une quarantaine de réguliers, qui ont d’ailleurs servi de modèles pour une gravure intitulée : Une soirée chez la princesse Constance de Salm 1806[22]. Bien que rien ne nous permette de croire que tous ces réguliers se côtoyaient, il n’en demeure pas moins vrai, comme l’a démontré Marie-Thérèse Pallot-Raguet[23], que des échanges épistolaires suivis liaient les savants Delambre et Lalande à Constance, et que Gudin participait à leur conversation.

Constance ne répondant pas à son offre, Gudin revient à la charge un mois plus tard en pressant sa correspondante de lire son Poème sur l’Astronomie. Rappelant certains propos de sa dernière lettre, il écrit :

Je vous y parlais aussi de notre ami feu M. de Lalande, des ressources que vous pourriez peut-être trouver pour connaître l’Astronomie, dans le poème que j’ai fait et refait sous ses yeux, mais je pense que je n’ai pas besoin de vous répéter ce que je vous ai mandé, votre lettre aura croisé la mienne; et sans doute à présent vous avez et ma prose et mes vers […][24].

La formule de Gudin marque bien qu’il s’agit d’un rappel. Que leurs lettres se soient croisées ou non, Constance de Salm restera muette sur ce point. Elle ne dira rien à Gudin quant à l’usage qu’elle a peut-être fait de son poème. Leurs échanges de lettres continuent de façon assez régulière, mais le sujet ne sera abordé de nouveau qu’à la fin de l’année 1810, au moment où Gudin s’apprête à publier sa seconde édition. Nous y reviendrons un peu plus loin.

Le 20 février 1809, dans une lettre qu’il adresse à son ami Pierre Samuel Dupont de Nemours, Gudin confirme qu’il est partagé entre l’édition des Oeuvres complètes de Beaumarchais et ses propres rééditions. Ce travail enfin terminé, il retourne à son Poème sur l’astronomie. Ainsi s’exprime-t-il alors :

Mon travail d’éditeur achevé, mon cher Dupont, j’ai quitté la Terre & pris mon vol vers les Cieux, pour en faire le voyage avec plus de sécurité, j’ai lu[25] vos bonnes et saines critiques & j’en ai profité soudain. Je corrigerai plus ou moins facilement les vers que vous reprenez. Mais vous ne m’avez parlé que des vers. Vous ne m’avez rien dit de l’ensemble, de l’ordonnance du Poème, de la logique. Si vous en êtes content c’est le point principal, car les détails se changent presqu’à volonté, & il y a tel morceau que j’ai refait dix fois & que je ferai bien une onzième & douzième fois. Il y a tel vers technique que la science exigeait; & que les fleurs de la poésie auraient rendu obscur. Ils sont heureusement fort rares[26].

Un peu plus tard la même année, Gudin, toujours en quête de critiques, de commentaires et d’informations utiles pour bonifier sa seconde édition, remercie Dupont d’avoir intercédé pour lui auprès de Jean-Baptiste Joseph Delambre[27], et espère que son introduction auprès de Pierre-Simon de Laplace[28] sera aussi fructueuse : « Mille remerciements, mon ami, les réponses de Mr de Lambre sont très claires & très précises : c’est ainsi qu’il faut l’expliquer. […] & si Mr De la Place s’exprime aussi bien nous saurons à quoi nous en tenir[29]. »

Son enthousiasme est pourtant de courte durée. Il semble en effet que la collaboration de Laplace ne fut pas à la hauteur des espérances de Gudin, puisque, le 30 mars 1810, il écrit à Dupont :

Vous m’aviez dit, mon cher Dupont, que le comte de La Place me recevrait avec plaisir, vous vous êtes vraisemblablement trompé. Car m’étant présenté chez lui, il m’a fait répondre sèchement qu’il était occupé avec une autre personne sans ajouter un mot d’excuse ou de politesse; sans m’indiquer un jour où il pourrait m’entretenir. J’ai demandé à quelle heure je pouvais avoir l’honneur de le voir, on m’a dit entre deux heures & deux heures & demi. Je suis revenu à deux heures, il était parti pour la campagne.

Ce procédé si opposé à celui que j’ai toujours éprouvé de la part des savants & des gens de lettres, m’aura fait prendre par ces gens pour un pauvre diable d’importun qu’il ne voulait pas recevoir.

Or comme je ne sollicite ni place, ni protection que je voulais simplement savoir s’il était satisfait des éloges que je lui ai donnés; de la manière dont j’ai parlé des progrès de l’Astronomie, & s’il ne trouvait aucun inconvénient que je dédiasse un ouvrage qui traite de cette science, au Bureau des longitudes, c’est-à-dire aux savants qui la font fleurir, & dont il fait lui-même une si belle partie, je me flattais d’en être accueilli comme je l’ai été autrefois de Mr d’Alembert, Diderot, Condorcet, qui tous m’ont fourni des notes et des éclaircissements sur mes ouvrages. Il m’eut été bien doux d’acquérir son estime après lui avoir témoigné la mienne, & de le compter parmi les hommes célèbres dont je m’honore d’avoir été aimé. Voyez donc mon cher Dupont, si vous pourrez obtenir au moins de lui un billet où il mandera s’il est satisfait du peu que j’ai dit de lui; & si je puis offrir mon ouvrage aux savants dont je célèbre le mérite & dont je ne brigue que l’estime.

Mon âge, ma santé, mes occupations ne me laissent plus de temps à perdre. Je ne puis & ne dois pas l’employer à frapper à des portes qui ne s’ouvrent pas[30].

On ne sait si Dupont a obtenu de Laplace le billet demandé, mais la préface de la seconde édition du poème ne fait aucune mention explicite de l’aide qu’aurait apportée le savant sollicité et nous laisse croire que l’entreprise de Dupont ne fut pas fructueuse. Il est important de noter ici, non seulement la déception et l’amertume de Gudin, mais aussi son incompréhension face à la situation. Ce que Gudin semble le plus déplorer, c’est d’avoir été traité comme le membre inférieur d’un groupe, comme un « diable d’importun ». Et pour mesurer l’écart entre cet accueil et la réception à laquelle il croit avoir droit, il évoque le souvenir de Diderot, de d’Alembert et de Condorcet, ces hommes du xviiie : Gudin rappelle, par l’évocation de cette complicité, la confrérie qu’incarnait, au siècle dernier, la République des lettres.

Réception et diffusion

La réception de son ouvrage préoccupe aussi Gudin et, à partir de l’automne 1810, cette préoccupation transparaît dans toutes ses lettres. Devant le récent échec de sa recherche d’appui auprès de Laplace, Gudin se tourne de nouveau vers Constance de Salm, cette fois pour exprimer son appréhension de l’accueil que réserveront les critiques à cette seconde édition :

[…] et voilà pourquoi quittant la terre, j’ai cherché à me sauver dans le ciel, en mettant en vers les merveilles du firmament, et les prodiges de l’Astronomie. Nous verrons si les Félès[31] et les Geoffroy[32] auront des ailes assez fortes pour me poursuivre à cette hauteur. Ils prétendront que je n’y suis point arrivé et que je me suis seulement perdu dans les nues. Peut-être auront-ils raison, s’ils ne disent que cela : mais enfin vole qui peut. Voilà jusqu’où j’ai pu m’élever, qu’un autre aille plus haut j’en serai charmé; j’ai toujours aimé l’astronomie, et toujours désiré mettre en vers le beau tableau que le ciel m’offrait[33].

Le travail se poursuit malgré les craintes, mais deux mois plus tard, le 16 janvier 1811, toujours dans le même esprit, il écrit à Constance :

Quand on a la folie de publier comme moi un poème à mon âge, et qu’on se trouve en même temps attaqué d’un gros rhume, on court le risque de mourir au bruit des injures que me prodigueront les bâtards de Fréron[34], et tous les vermisseaux engendrés du cadavre de Desfontaines[35].

Bien que ces inquiétudes concernant la réception de la seconde édition du poème ne semblent pas fondées à cette date[36], elles poussent Gudin à faire jouer une vieille amitié, celle de Nicolas Ruault[37]. Dans un effort pour favoriser la réception de son poème, Gudin lui écrit, le 20 septembre 1811 :

Je sais, Monsieur, que les auteurs qui rédigent les articles littéraires du Moniteur ne se permettent ni les sarcasmes, ni les railleries indécentes qui souillent la plus part des autres journaux, & c’est précisément la raison qui me fait désirer qu’on y parle de mon poème. Car j’ai toujours ambition de savoir qu’un homme décent qui ne tiendrait à aucun parti, pourrait en dire en parlant au public. Beaucoup de gens m’en ont parlé comme vous avec estime, ainsi que vous me l’apprenez; mais comme on ne dit pas toujours aux auteurs ce qu’on pense, j’ai craint l’amitié des uns, & la politesse des autres, & je me suis tenu en garde contre tous les discours qu’on a tenus, ne recueillant avec soin que les mots dont je pouvais tirer quelque parti pour mieux. Vous verrez, Monsieur, qu’en composant mon poème pour inspirer le goût de l’Astronomie aux jeunes gens, j’ai eu soin d’en écarter toutes les idées hardies qui ne sont pas faites pour une jeunesse sans expérience : l’ouvrage est pieux & respire l’idée de la grandeur de Dieu que fait naître la contemplation des merveilles de la nature. Cette idée domine partout. Même dans les notes, & j’espère que les justes éloges que j’ai donnés à Mr de Voltaire, & à Mr De la Lande duquel j’ai combattu partout les opinions métaphysiques, n’empêcheront pas Mr Amar[38], de juger mon poème sans prévention. Quelque opinion qu’on ait embrassée, on n’empêchera pas Mr de Voltaire d’avoir été un grand poète, & Mr De la Lande d’avoir le mieux connu toutes les parties de l’Astronomie. J’ai étudié sous lui, je l’ai admiré, loué & combattu. Mais tout ceci Monsieur est entre nous, j’ai rendu justice à tout le monde & je désire qu’on me la rende[39].

Nous n’avons malheureusement pas la réponse que fit Ruault. Mais la lettre suivante de Gudin, adressée à Ruault quelque trois semaines plus tard, nous aiguille quant à la position du journaliste-éditeur. Ainsi, le 8 octobre 1811, Gudin écrit de nouveau à Ruault :

Je suis infiniment flatté, Monsieur, des éloges que vous donnez à mon ouvrage[40]; la manière dont vous les écrivez me donnerait de l’amour propre, si dans ma qualité d’auteur je pouvais en manquer. J’ai tenté de faire un ouvrage qui manquait à notre littérature. Je ne sais s’il déterminera comme vous le présumez, Monsieur, quelques jeunes hommes à se livrer à l’astronomie, mais je l’ai composé dans l’espoir qu’il ferait aimer cette belle science, & qu’il en répandrait la connaissance dans la jeunesse, je me suis même flatté que quelques professeurs donneraient ce poème pour prix aux écoliers dans les lycées. Si j’en crois votre lettre mes voeux ne seront point déçus. Mais les journalistes qui se regardent comme les trompettes de la Renommée ne s’empressent pas à me faire jour. […] Je vous avoue que le silence qu’il garde sur ces ouvrages depuis le mois de février, me fait bien craindre qu’il ne l’ait pas goûté. J’ai vu des gens persuadés qu’on ne pouvait traiter en vers d’aucune science, & soutenir que la poésie ne peut plus traiter d’Astronomie que d’Anatomie. Rien ne fera convenir à ces gens là que j’ai résolu le problème, & qu’ils ont tort. J’espère que Mr Amar n’a pas de telles opinions informez-vous en je vous en prie, & puisque vous pensez que l’ouvrage est utile, tendez lui la main, Monsieur, pour affermir ses premiers pas dans le monde ce sera une obligation que je vous aurai[41].

Entre ces deux lettres, la seconde édition du poème reçoit une première (et unique) critique signée Guinguené, qui paraît en deux parties, soit les 28 septembre et 2 novembre 1811 dans Le Mercure. Pourtant, Gudin insiste sur le peu d’attention que reçoit son poème. Il semble donc que le poème ait tardé à faire parler de lui, ce que confirme aussi la Notice publiée par la veuve Gudin, qui précise que « ce poème fut terminé à la fin de 1810, imprimé à Paris, chez Firmin Didot, mais ne fut véritablement connu qu’en 1811[42] ». En ce qui concerne l’article demandé par Ruault, le Moniteur ne le publiera que le 23 février 1812, trois jours avant le décès de l’auteur.

Les manoeuvres visant à faciliter la diffusion du Poème sur l’astronomie s’amorcent le 9 février 1811 par une première lettre à Dupont. Gudin y va de front et entre d’emblée dans le vif du sujet. On note ici l’absence de toute formule habituelle de la correspondance :

Je ne sais si vous irez lundi, à l’Académie des sciences; mais Moret jeune géomètre, qui a fait les calculs du second tableau que j’ai mis à mon poème, s’est chargé de remettre de ma part un exemplaire à Mr Biot[43], qu’il connaît particulièrement; je n’ai pas pu lui refuser ce plaisir. J’aurais bien autant aimé que Mr Biot le tînt de votre main. Si vous trouvez Mollia tempora fandi[44] pour parler de moi & de mon poème, aux trois géomètres, astronomes La place, DeLambre[45] & Biot & fesons les passer, s’il se peut des hauteurs de la géométrie à celles du Pinde[46].

De plus, ou pour parler d’autres choses, je vous dirai que Mr. Lescalier[47] qui va passer consul en Amérique; & qui m’a mené hier chez Mde de Salm pourrait bien se charger de quelques exemplaires pour quelqu’un des États-Unis. Connaissez-vous quelqu’un dans ce pays qui pourrait aimer les vers & l’astronomie[48]?

Au début de cette même année, Gudin fait part à Constance de Salm de sa nouvelle édition. Sa correspondante n’étant pas au meilleur de sa forme, Gudin, peut-être las des silences de celle-ci au sujet de son poème, propose de faire passer l’ouvrage dans les mains de son époux, une manoeuvre qui, bien sûr, permet à Gudin d’espérer un commentaire, mais qui lui ouvre aussi un tout autre réseau, encore au-delà des frontières françaises. Cette fois, c’est en Allemagne, espère-t-il, qu’il trouvera l’appui de deux prestigieux astronomes, tous deux membres de la Royal Society de Londres.

Je sens que dans la position où vous êtes, Madame la Comtesse, il vous est impossible de me lire, ainsi je vous prie de renvoyer mon ouvrage à des temps plus tranquilles d’autant plus que j’attends de votre amitié un jugement qui m’éclaire, et qui puisse m’aider à perfectionner une nouvelle édition. Mais communiquez, je vous prie, mon ouvrage à M. le Comte, je fais un cas particulier de son bon esprit, qu’il me lise pendant que vous travaillez à vos propres ouvrages; qu’il juge si le mien pourra plaire aux savants de son pays. Je célèbre dans mon poème plusieurs astronomes de l’Allemagne qui sont vivants, et auxquels nous devons la découverte de plusieurs planètes. Je ne doute pas qu’ils ne sachent la langue française, et je désirerais de leur faire passer l’ouvrage où je parle d’eux. C’est un hommage qu’on doit à leurs travaux, et si Monsieur le Comte jugeait que mon travail n’est pas indigne de leur plaire, je le prierais de m’indiquer les moyens de faire parvenir un exemplaire à M. Olbers[49] et un autre à M. Harding[50]. Il est juste de leur apprendre qu’ils ne sont pas connus des seuls savants, et que les littérateurs français connaissent leurs découvertes et se plaisent à célébrer leur gloire[51].

En attendant la réponse du comte, Gudin poursuit sa campagne de diffusion auprès de Dupont et de son réseau américain. Le 31 mars 1811, il écrit :

Voilà, mon cher ami, ma lettre[52] pour le président de la société ou de l’académie des États-Unis. Hier à dîner en regrettant fort de ne pas vous avoir, il s’est ému de la question de savoir s’il n’était pas décent d’envoyer au Président un exemplaire pour lui; outre celui que je lui priais de remettre à ses collègues. Il semble qu’on adresse souvent des livres à notre classe, sans en donner au Président ou au secrétaire perpétuel. Cependant si vous trouvez convenable, je joindrai un second exemplaire à celui que je vous ai déjà remis. Car je ne veux pas qu’il y ait quelqu’un au-delà des mers qui soit mécontent de mes procédés. Je voudrais bien qu’il n’y en eut point aussi en deça des mers; mais qui jamais a pu contenter tout le monde dans les deux continents. Je commence même à devenir avare de mes exemplaires car je n’en ai presque plus. Je voudrais bien que mon libraire pût en dire autant des siens[53].

Constance, bien qu’entretenant un échange régulier de lettres avec Gudin, n’abordera pas le sujet attendu par l’auteur du poème; une fois de plus, la proposition de Gudin restera sans réponse. Aussi relance-t-il à nouveau son interlocutrice. Dans la dernière lettre qu’il échangera avec Constance, en avril 1811, Gudin réitère sans détour et avec une déception à peine voilée sa demande concernant les savants allemands :

Et sempre bene, Madame la Comtesse, vous avez très bien répondu à mes vers, qui ne méritaient guère de réponse : et vous ne m’avez rien dit sur le désir que j’avais de savoir si Monsieur le Comte jugeait que mon poème pu faire connaître à M. Harding et Olbers que les littérateurs français se plaisaient à leur rendre justice, et que l’un d’eux avait chanté leurs découvertes. C’était là pourtant ce que je désirais savoir. J’espère que dans ce moment de loisir vous m’en instruirez[54].

Gudin n’aura pas plus de réponse à cette demande qu’il n’en avait eu pour les précédentes.

Jetant un regard global sur les manoeuvres déployées par Gudin de 1808 à 1811, on a l’impression que ses démarches furent peu fructueuses. On a noté, en effet, la persévérance de Gudin à présenter deux fois chacune de ses demandes, alors qu’elles ne suscitèrent pas souvent de réponses. Les demandes auprès de Constance de Salm tombent systématiquement à plat; celles auprès de Ruault n’aboutissent pas dans les délais souhaités, bien que cette vieille connaissance lui fasse part de son admiration pour son travail. Seules les démarches de Dupont ont été couronnées d’un certain succès, en particulier en ce qui concerne les conseils obtenus de l’astronome Delambre. Il ne faut pas, par ailleurs, sous-estimer l’échec de la recommandation de Laplace et son impact sur Gudin. En ce qui concerne la réception de son oeuvre phare, nous n’avons trouvé que deux véritables comptes rendus de la seconde édition. Gudin lui-même, dans sa seconde lettre à Ruault, déplore le peu d’attention qu’obtient son poème. La première critique, qui pourrait être qualifiée de « constructive », paraît dans le Mercure du 28 septembre et du 2 novembre 1811, alors que la seconde, très favorable, paraît dans le Moniteur du 23 février 1812. Bien qu’assez positive, la critique que signe Guinguené[55] dans le Mercure rejoint tout de même, en partie, celle que faisait Feletz au sujet de la première édition : Gudin ne semble pas à leurs yeux versifier de façon heureuse. Le plus grand défaut de l’ouvrage serait, selon Guinguené, « la faiblesse du style et le peu de couleur poétique[56] ». Mais le critique concède à Gudin les efforts accomplis entre la première et la seconde édition pour améliorer l’ouvrage et se montre confiant :

[…] mais si l’on considère la difficulté du sujet, proportionnée à son importance, la nouveauté dont il était dans notre langue, et les améliorations considérables que le poème a reçues dans cette seconde édition, ne doit-on pas espérer qu’avec de nouveaux soins M. Gudin parvienne à nous donner sur ce beau sujet un poème didactique qui joigne à l’exactitude, à l’ordre et à la clarté, l’agrément dont ce genre austère est susceptible[57]?

L’article du Moniteur, signé Th**, et non Amar comme le souhaitait Gudin, consacre quant à lui quatre colonnes entières au poème. Ici aussi, cependant, le critique relève la difficulté de traiter élégamment d’un sujet aussi complexe que l’astronomie.

Mais autant ces objets sont intéressants et sublimes pour les yeux de la raison, autant ils sont peu susceptibles de se prêter aux pinceaux de la poésie; Gudin a su néanmoins mêler quelques fois l’intérêt du sentiment à cette suite de descriptions plus ou moins austères, plus ou moins rebelles, au talent du poète[58].

Si l’on voulait tenter un bilan, il faudrait avouer que la seconde édition du poème fait tout de même un peu plus parler d’elle que la première. Notons au passage que le choix de l’éditeur favorise la visibilité du poème auprès des instances du monde savant, puisque Firmin-Didot se spécialise dans l’édition d’ouvrages de mathématiques et d’astronomie. Mais ces résultats paraissent plutôt maigres compte tenu de l’arsenal de manoeuvres déployées par Gudin. Quel jugement porter alors sur ces stratégies? Les manoeuvres de Gudin étaient-elles proprement inefficaces, ou ont-elles été victimes d’une conjecture défavorable? Changeant l’échelle de nos observations, tâchons plutôt de replacer l’ensemble de l’entreprise du Poème sur l’astronomie dans le contexte du parcours professionnel de Gudin, de ses pratiques d’écritures et de certaines des tensions qui agitent le mondes des lettres au tournant du xixe siècle.

La pratique de la réédition chez Gudin

En 1800, alors qu’il effectue son retour à la vie littéraire publique, Gudin a 62 ans. Il vient de perdre, l’année précédente, en la personne de Pierre-Auguste Caron de Beaumarchais, un ami et complice de longue date. S’amorce alors une période de bilan et de réflexion sur sa carrière. Ainsi, au cours des 10 dernières années de sa vie, Gudin va déployer une énergie considérable pour faire paraître certains de ses manuscrits et rééditer quelques-uns de ses ouvrages. Il assemble et publie les Oeuvres complètes de Beaumarchais[59] qu’il accompagne d’une biographie de son ami, mais qui, à la demande de la veuve, restera dans ses cartons[60]; il publie son Poème en trois chants sur l’Astronomie (1801) ainsi qu’un poème épique, La Conquête de Naples par Charles VIII (1801)[61]; il réédite ses Graves observations sur les moeurs faites par frère Paul, Hermite de Paris dans le cours de ses pélerinages (1779), qui deviennent les Contes précédés de recherche sur l’histoire des contes (1806). De la même façon, il reprend en 1801 sa tragédie Lothaire et Valrade, augmentant son contenu d’épitextes absents de la première édition (1768). Finalement, neuf ans après sa première publication, il réédite son Poème en trois chants sur l’Astronomie, qui, de 1801 à 1810, est aussi augmenté. Mais ces entreprises de réédition ne relèvent pas toutes de la même motivation. Dans le cas de Lothaire et Valrade, c’est le grand succès de la pièce et ses nombreuses éditions qui expliquent cette dernière réédition. L’auteur souhaite faire le point sur cet ouvrage et surtout en dénoncer les contrefaçons. Dans le cas des Graves observations, la première édition avait été donnée sous le couvert de l’anonymat, sans lieu, ni date. L’ouvrage était signé du pseudonyme « frère Paul ». On peut penser que, ne craignant plus la répression politique, Gudin aura profité de la période consulaire pour reconnaître la paternité de l’ouvrage. Dans le cas du Poème en trois chants sur l’Astronomie, qui devient Poème en quatre chantssur l’Astronomie, il ne s’agit pas d’un ouvrage de l’Ancien Régime publié sous couvert, et force est de constater que la popularité relative de l’ouvrage n’en justifie pas la réédition. Toutefois, le dénominateur commun de toutes ces rééditions semble tenir en la volonté de sortir du silence et de l’oubli, dans lesquels l’auteur s’est trouvé depuis la Terreur, et de reconquérir une part de visibilité. Comme l’a montré Jean-Luc Chappey dans un article sur le cas de Michel de Cubières[62], la première décennie du xixe siècle est porteuse d’une réorganisation du monde des lettres. Après le « Rapport du Ministère de l’Intérieur sur les moyens d’encourager la culture des lettres », l’espace littéraire se meuble de critiques envers des auteurs qui auraient profité du désordre de la Révolution pour investir cette sphère. Dans ce contexte, les nombreuses rééditions de Gudin peuvent être interprétées comme les efforts de l’auteur pour faire valoir son talent et son travail d’écrivain d’avant la Révolution en vue, donc, d’assurer sa légitimité auprès de ses contemporains. Par ailleurs, le choix esthétique que fait Gudin en optant pour la poésie didactique nous amène à regarder de plus près ses pratiques d’écriture. Nous avons dit au début de cet article que Gudin avait surtout laissé des écrits de circonstance : que ce soit par la publication de suppléments, comme le Supplément à la manière d’écrire l’Histoire, visant à défendre le défunt Voltaire contre les attaques de l’abbé Mably[63], ou encore par des réponses directes à ses pairs par le biais de lettres aux journaux, comme celle Au rédacteur du Mercure au sujet de Mr Dupuis & Court de Gebelin en janvier 1780, la production écrite de Gudin ne trouve pleinement son sens que dans le dialogue qu’elle entretient avec ses contemporains. Le Poème en trois chants, en effet, constitue non seulement sa première tentative dans le genre didactique, mais aussi sa première publication depuis 10 ans. Qu’est-ce qui pousse Gudin à s’initier si tardivement au genre didactique et à en faire le véhicule d’un retour à la sphère publique? Concédons d’abord que le goût de Gudin pour les sciences, lui, n’est pas nouveau. Déjà en 1776, dans son Essay sur les progrès et les pertes de l’esprit humain sous le règne de Louis XV[64], il consacrait aux progrès dans les sciences un chapitre qui occupait à lui seul un tiers de l’ouvrage. Par ailleurs, bien que la poésie fasse partie des sensibilités culturelles de cet homme de lettres, Gudin, dans les années qui précédèrent la Révolution, semblait se destiner à la rédaction de textes historiques, politiques et législatifs. N’oublions pas qu’il est reçu membre associé non résident de l’Institut en 1796, dans la classe des sciences morales et politiques (section d’histoire). Toutefois, considérant que la poésie didactique connaît une certaine vogue au tournant du xixe siècle[65], le choix de Gudin peut être lu comme une tentative d’obtenir plus de visibilité. Ainsi que le mentionne Nicolas Wanlin : « la pratique de la poésie en général et de la poésie scientifique en particulier pouvait souvent être une recherche de distinction[66] ».

Pourquoi alors n’obtient-il pas plus de succès, ou à tout le moins plus d’appuis? Pourquoi si peu d’échos, malgré ses sollicitations? Bien que pour trancher nettement cette question il nous faudra pousser plus avant nos recherches, nous sommes tentée d’avancer que, lors de ses démarches, Gudin essaie de s’attirer le soutien d’hommes de sciences, de savants français et étrangers et de différents membres de l’Institut national et de l’Institut des sciences, alors qu’à cette époque, c’est-à-dire dès 1800, la relation entre poètes et hommes de sciences n’est plus celle qu’avait connue la République des lettres. Selon Joël Castonguay-Bélanger, c’est à cette période que « s’achève de se rompre le lien entre l’idéal encyclopédique et les institutions en train d’imposer la professionnalisation et la spécialisation des disciplines scientifiques[67] ». L’alliance qui unit désormais la poésie et la science ne relève plus du modèle encyclopédique, ni du savoir humaniste, mais s’apparente plutôt à de simples interactions entre deux sphères de plus en plus distinctes. Hugues Marchal parle même pour cette époque d’une poésie scientifique qui devient en quelque sorte le porte-étendard du savoir scientifique.

[…] mais tout se passe comme si, au sein de l’alliance qui les confère, littérature et science avaient trouvé dans la poésie scientifique un ambassadeur commun leur permettant de s’offrir, pour l’une, l’hommage d’un mode d’expression encore tenu pour le plus noble, pour l’autre, la fine fleur de savoirs neufs[68].

S’ensuivent l’attribution d’une valeur plutôt accessoire au genre didactique et l’instauration d’une relation de subordination entre le savant et l’homme de lettres. Dans ses manoeuvres éditoriales, Gudin est-il conscient de ces nouvelles règles de jeu? Nous pouvons en douter, principalement parce que, jusqu’en 1807, Gudin collabore sur ce projet de poème avec l’astronome Lalande, lui-même proche des valeurs de la République des lettres et de la vision encyclopédique des savoirs. Lorsque Lalande décède en 1807, la seconde édition du poème est inachevée : débutent alors les échanges de lettres entourant la réédition du Poème sur l’astronomie. C’est à ce moment seulement que s’amorce chez Gudin une entreprise de mobilisation de certains membres de son réseau, choisis stratégiquement dans le but de solliciter l’appui d’instances de légitimation, compensant la perte de l’appui de Lalande, et de diffuser son ouvrage. Dans le cas du Poème sur l’astronomie, Gudin fait appel à un réseau qui lui est familier et qui reflète son inclination pour les valeurs encyclopédiques. Dans la préface de sa seconde édition, toujours attaché à l’idée de la collaboration dans la grande République des lettres, il dira :

Les vrais savants sont les guides de l’esprit humain; les grands littérateurs, c’est-à-dire, ceux qui joignent une érudition vaste et une philosophie profonde, au courage de dire la vérité avec une éloquence sage, sont les missionnaires de la raison. Ils doivent donc s’aimer, voyager ensemble, et se prêter des forces mutuelles[69].

Mais ce que ces quelques lettres nous ont révélé, c’est que, dès le moment où Gudin fait face à la nécessité de trouver soutien et reconnaissance, il essuie plus d’échecs qu’il ne remporte de victoires. Malheureusement pour lui, pris entre l’arbre et l’écorce, il est perçu comme un subalterne dans la sphère savante et est considéré comme un piètre versificateur par les gens de lettres. Sa persévérance est autant la marque de sa personnalité que la preuve de sa mauvaise lecture du temps, à moins qu’elle ne soit le symptôme d’une opposition consciente au processus de spécialisation qui s’instaure au début du xixe siècle. Autant de questions qui orienteront la suite de nos recherches.