Le livre et l’imprimé engagés[Notice]

  • René Audet et
  • Marie-Hélène Jeannotte

L’engagement en littérature, en instillant des considérations idéologiques, éthiques et morales dans une oeuvre littéraire, désacralise celle-ci en la détournant de ses seules balises esthétiques. La confrontation entre les dimensions esthétique et éthique, aussi mise à mal soit-elle par un Jacques Rancière, n’en demeure pas moins fondamentale dans les discours théoriques essentiels sur les rapports entre politique et littérature. De Hermann Broch, pour qui la littérature « totale » est celle qui joint la « vertu » à la « beauté », à Roland Barthes, qui oppose les conceptions de la littérature comme fin (écrivains) et comme moyen (écrivants), en passant par Jean-Paul Sartre, qui, dans sa « Présentation des Temps modernes », met en garde les écrivains contre « la tentation de l’irresponsabilité » que font miroiter les tenants de l’Art pour l’Art, les valeurs associées au littéraire et au politique se conçoivent généralement en opposition. Ces positions sont habituellement défendues dans une approche convenue du propos des oeuvres ou encore du discours des acteurs littéraires. Déplacé dans la perspective de l’histoire du livre et de l’édition, l’axe oppositionnel entre éthique et esthétique se reconfigure. Plus précisément, il se dédouble : s’il est vrai que l’éditeur doit savoir « concilier l’art et l’argent » et que l’écrivain engagé doit réussir à accorder l’art et le politique, comment l’éditeur engagé parvient-il à conjuguer l’art, l’argent et le politique? Les exigences de la rentabilité et celles de la liberté critique et créatrice semblent par essence inconciliables, si on en croit Victor Serge : « Certaine lumière sur l’histoire même ne peut être jetée […] que par la création littéraire libre et désintéressée, c’est-à-dire exempte du souci de bien vendre. » Pourtant l'examen des parcours d'éditeurs ou de l'historique de diverses publications laisse voir que l'opposition, construite sur un idéal, se trouve affaiblie devant l'épreuve du positionnement idéologique, des logiques commerciales et des sociabilités complexes des acteurs. Alors que l’engagement littéraire est le plus souvent envisagé du point de vue du texte et de l’auteur, l’objectif du dossier « Le livre et l’imprimé engagés », qui constitue le cinquième numéro de Mémoires du livre / Studies in Book Culture, est d’observer comment se traduisent les rapports du livre et de l’imprimé au politique; le dossier s'inscrit ainsi dans la continuité d'initiatives récentes mais n'abordant jamais aussi frontalement cette problématique. Les articles proposent l'exploration de cas de figure permettant de poursuivre la réflexion à partir de questions fondamentales. « Entre l’auteur et le lecteur », quelles voies emprunte l’engagement? Quelles sont les répercussions de l’engagement dans le milieu du livre sur les formes de médiatisation du littéraire, et sur les pratiques littéraires elles-mêmes? Comment des conjonctures particulières, comme la guerre ou la répression, favorisent-elles l’apparition d’instances de production ou de diffusion engagées? Des journaux, des revues et des maisons d’édition ont en effet joué un rôle majeur dans le déroulement des débats intellectuels importants, de leur instigation à leur dénouement. Assia Kettani propose une relecture de l’Affaire Dreyfus à la lumière des forces éditoriales en présence, montrant la responsabilité de l'engagement de Pierre-Victor Stock et Charles Péguy à travers leurs structures éditoriales. Pour sa part, Justin Moisan met au jour les réseaux anarchistes dans la France de la deuxième moitié du xixe siècle, tissés au gré des publications de livres et d’articles de journaux; le maillage étroit entre solidarité et militantisme, à la lumière de la relation entre Jean Grave et Octave Mirbeau, s'avère un rouage central de la dynamique anarchiste. Marie Puren, quant à elle, s’intéresse à la trajectoire de Jean de La Hire, écrivain et éditeur de la …

Parties annexes