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On a lu : 15 pièces, 76 nouvelles, 261 poèmes, 20 conférences, en 96 soirées, auxquelles ont participé 450 auteurs. […] Songez que les deux tiers de ces ouvriers-là marchent l’hiver dans la neige russe avec des bottes trouées. Ils ne vont pas au café ! Ils travaillent, ils écrivent, avec une belle candeur d’enfants acharnés à mûrir. […] Bien sûr, les oeuvres de ce petit cénacle littéraire où l’on vient parfumé de goudron, d’huile à machines et de poussières métalliques, sont encore très imparfaites; mais ne pensez-vous pas avec moi que la seule apparition de ce cénacle est un fait capital? Et qu’il promet tout de même un peu plus à la culture humaine que tel salon exquisément littéraire à Paris[1]?

Ces lignes, dues à Victor Serge, datent de 1923. Alors même que les avant-gardes esthétiques revendiquent une tabula rasa artistique, la Révolution russe crée dans ces années d’après-guerre (mondiale et civile) un appel d’air extraordinaire en direction des classes populaires, d’ordinaire réduites au silence culturel. D’un bout à l’autre de la planète, l’art, la littérature, l’imprimé sous toutes ses formes donnent voix aux prolétaires, en sorte qu’entre 1920 et 1940 on peut parler, à un niveau transnational, voire mondial, d’un « moment prolétarien » [2]. Bien sûr, ce phénomène prend ses racines loin dans la littérature[3] de différents pays : la représentation du prolétariat est fréquente depuis la fin du xixe siècle ― que l’on pense au Germinal de Zola en 1885, aux Tisserands d’Hauptmann en 1906 ou à La Jungle d’Upton Sinclair en 1906[4] ― et il en va ainsi de la prise de parole littéraire par des ouvriers ou anciens ouvriers, déjà à l’honneur à l’époque romantique[5], ainsi que des débats sur les rapports du prolétariat avec l’art ― avec les parutions du livre de Clara Zetkin, L’Art et le prolétariat en 1910 et de celui de Plekhanov, Art et vie sociale, deux ans plus tard. C’est toutefois au cours des années 1920 et 1930, à la suite de la Révolution russe, que des écrivains prolétariens deviennent des acteurs importants de la vie littéraire et intellectuelle internationale, commentés par la critique et publiés par des éditeurs importants (Eugène Dabit, Henry Poulaille en France, Franz Jung, Willi Bredel en Allemagne, Harry Martinson en Suède, Fiodor Gladkov en Russie, Kobayashi Takiji au Japon, etc.). Dans ces mêmes années, ceux que Trotsky nomment les « compagnons de route », acquis à la révolution prolétarienne sans émerger du prolétariat (John Dos Passos, Alfred Döblin, Maxime Gorki, Victor Serge), vont être associés aux « écrivants » (Barthes[6]) prolétaires, jusqu’à composer le corpus massif de ce que je nommerai ici de façon générique la littérature prolétarienne et révolutionnaire (dorénavant LPR), un corpus composé tout à la fois d’oeuvres narratives (poésie, théâtre, roman) et d’oeuvres de critique. Un peu partout sur le globe se répand l’idée et la volonté ― malgré les profondes réserves de certains communistes, dont le moindre n’est pas Trotsky ― que les prolétaires (ouvriers, paysans, fonctionnaires exploités, etc.) peuvent prendre leur destin culturel en main en même temps que de sortir définitivement victorieux de la lutte des classes. C’est à cet épisode unique en son genre dans la littérature mondiale que sera consacré un projet de recherche soutenu par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, projet dont je présente les recherches préliminaires dans cet article à caractère programmatique.

Fragments d’une histoire

L’histoire de la LPR — qui n’aura, disons-le d’emblée, jamais constitué ni un mouvement unitaire ni une doctrine unique — va être marquée par de nombreuses initiatives rassembleuses : fondation en 1919 du mouvement Clarté en France, premier mouvement intellectuel à vocation internationale[7]; émergence en Russie du Proletkult qui cherche à stimuler l’édification d’une culture prolétarienne et devient rapidement un mouvement de masse (450 000 membres en 1920); création, en marge du deuxième Congrès de l’Internationale communiste ou Komintern (1920), d’un Bureau provisoire du Proletkult international, dont font partie Wilhelm Herzog et Max Barthel pour l’Allemagne, John Reed pour les États-Unis ou encore Raymond Lefebvre pour la France[8]; lors du quatrième congrès de l’Internationale communiste en 1924, lancement d’un appel aux « écrivains prolétariens et révolutionnaires de tous les pays » et création d’un « bureau de liaison de la littérature prolétarienne auprès du Komintern[9] » ; fondation de l’Union internationale des écrivains révolutionnaires en 1927; tenue en novembre de la même année de la Conférence internationale des Écrivains prolétariens et révolutionnaires, présidée par Lounatcharski et composée de 35 représentants issus de 13 pays, régions ou continents; lecture lors du premier Congrès panrusse des écrivains prolétariens en 1928 de télégrammes d’écrivains d’Allemagne, de Suède, de Hongrie, du Mexique ou encore de France; fondation en 1930 de la revue Littérature de la révolution mondiale, publiée à la fois en allemand, en anglais et en français[10]; tenue la même année du grand congrès de Kharkov où se rencontrent 134 délégués de 35 pays. Le grand rendez-vous de Kharkov aurait dû être un aboutissement, mais il sonne aussi le glas, en Union soviétique du moins, du mouvement de la LPR[11]. Avec le durcissement du régime totalitaire de Staline, de nombreuses revues sont supprimées, les maisons d’édition privées sont fermées, les écrivains et artistes non soumis à la doctrine du Parti communiste sont écartés; un climat de méfiance, de diffamation, bientôt de menace s’installe et annonce les grandes purges staliniennes de 1937-1938. En 1932 les associations d’écrivains prolétariens sont dissoutes en URSS[12]; l’année suivante l’Union internationale des écrivains révolutionnaires est réorganisée et une nouvelle revue, au titre significativement différent, La littérature internationale, remplace la revue Littérature de la révolution mondiale. Encore un an et la doctrine du réalisme socialiste va définitivement s’imposer comme seule esthétique reconnue par les instances russes. Le contrôle du Parti, donc de Staline, est désormais total sur la littérature soviétique; le mouvement littéraire prolétarien, tel qu’animé par l’Union soviétique, est mort.

Les pays qui ont été à la pointe du mouvement de la LPR vont subir le contrecoup de ce revirement progressif dans un contexte politique mondial de plus en plus tendu : après 1933-1935, la fraction progressiste du champ littéraire français, où les débats sur la LPR avaient été particulièrement vifs autour de Poulaille et de Barbusse, va refermer ce débat et se tourner vers la lutte contre le fascisme[13], en Allemagne l’arrivée au pouvoir de Hitler contraint les écrivains communistes à la clandestinité ou à l’exil[14], au Japon, sous la pression de la répression gouvernementale, les ligues d’écrivains de gauche disparaissent[15], aux États-Unis les John Reed Clubs, très actifs depuis 1929, s’épuisent[16]. Dans certains pays, moins touchés par la montée des fascismes et où les diktats du Komintern ont eu moins d’impact, la fin des années 1930 a en revanche été le moment de développement d’une littérature prolétarienne peu structurée autour de revues ou d’associations mais très active et qui a occupé une fonction majeure dans les champs littéraires locaux : ainsi en Suède[17], au Chili[18] et en Corée[19]. Sur le plan international, toutefois, le « moment prolétarien » est clos vers 1940.

Une impossible définition?

En Russie d’abord, puis dans certains pays européens (Allemagne, Hongrie, France, Belgique) et un peu partout sur la planète, la LPR aura donc cessé de n’être qu’une thèse philosophico-politique pour devenir un vaste mouvement intellectuel transnational. Tout au long de la période concernée, la LPR va être ardemment débattue tant dans les instances internationales qu’au niveau national. Ces débats ont été singulièrement violents parce que la LPR repose sur une ambiguïté définitionnelle fondamentale[20] : la LPR doit-elle être seulement le fait des prolétaires, doit-elle s’attacher à décrire la vie ouvrière, doit-elle s’adresser prioritairement aux masses, ou encore doit-elle avoir une fonction militante? En d’autres termes, la LPR se définit-elle en regard de la situation auctoriale, du lectorat, du sujet traité, de la perspective politique? Aucune réponse à ces questions n’a fait consensus. Sur le sujet de la parole littéraire des prolétaires les antagonismes vont s’exprimer durement, en URSS comme ailleurs : d’un côté Trotsky, puis Victor Serge, soutiennent que le prolétariat sera incapable d’avoir une production culturelle propre tant que durera la lutte des classes et se tournent plutôt vers les « compagnons de route », hommes de lettres confirmés acquis à la cause communiste sans nécessairement être membre d’un PC. De l’autre côté, on trouve Bogdanov, le fondateur du Proletkult, qui cherche à faire de la culture l’un des éléments centraux de la lutte des classes ou encore Michael Gold, rédacteur en chef de la revue américaine New Masses qui affirme : « Everyone knows how to write[21]. » Les critères génériques ne font pas non plus l’unanimité : certains plaident pour le remplacement du roman, genre issu de la tradition bourgeoise, par des « petits genres » comme le reportage, le compte rendu; d’autres soutiennent au contraire la conservation d’un genre romanesque renouvelé[22]. Les sujets traités ne font pas davantage consensus. Par exemple, Foley[23] repère dans l’immense corpus des proletarian novels aux États-Unis les « strike novels », les romans centrés sur la race et l’antiracisme, les romans portant sur la prise de conscience de classe par les ouvriers et, enfin, les romans consacrés à la vie quotidienne de la classe ouvrière[24]. Ces questions définitionnelles, jamais résolues, vont grever le mouvement pour la LPR tout au long de son expansion et jusqu’à son extinction après l’entérinement du réalisme socialiste comme seule doctrine esthétique communiste[25].

Sans diminuer l’ampleur de ces difficultés ni réduire la LPR à ses dimensions les plus matérielles, je vais m’y intéresser ici comme à une expérience, fragile mais agissante, d’internationale littéraire institutionnalisée. L’histoire de la LPR est tout entière marquée en effet par la formation de lieux de rassemblement, de formes de sociabilité et de modes d’institutionnalisation originaux, que ce soit par le statut littérairement et socialement dominé de leurs animateurs ― l’institution de la littérature[26] échappant comme jamais auparavant aux milieux bourgeois intellectuels ― que par leur caractère international. À cet égard on peut voir dans la LPR la fédération d’institutions nationales, régionales ou locales, instituées de façon décentralisée avec les encouragements puis, progressivement sur les injonctions des directions des Partis communistes. Au coeur de cette République des lettres du monde communiste sont fondés revues internationales, congrès et conférences avec délégations étrangères parfois fournies. En dehors de l’Union soviétique se forment des ligues nationales, des lieux de discussion et d’action comme les John Reed Clubs aux États-Unis[27], les lectures publiques, les clubs d’ouvriers, les studios d’artistes, les théâtres prolétariens. La sociabilité va également s’organiser à l’écrit, par l’intermédiaire de la publication de manifestes collectifs, de journaux, de revues et de collections chez des éditeurs spécialisés. Ces institutions ― matérielles et immatérielles selon la taxinomie d’Alain Viala[28] ― vont être maintenant détaillées, sous la forme d’un bref état des lieux.

Sur quelles sources fonder une telle étude? Tant dans le domaine anglo-saxon que dans celui des études françaises, la LPR a fait l’objet de peu d’études approfondies[29]. Certaines incarnations nationales de la LPR sont bien connues des chercheurs et ont fait l’objet de nombreuses études : ainsi en est-il de la France[30] et des États-Unis[31]. D’autres, autant que mes recherches préliminaires me permettent de l’affirmer, ont été beaucoup moins étudiées (Amérique du Sud, Scandinavie, Europe du Sud). Surtout, hors quelques pages ici et là[32], aucune recherche de quelque ampleur n’a été entreprise sur la mondialisation du phénomène de la LPR, du fait notamment que les historiens de l’Internationale communiste ont accordé peu d’attention aux questions artistiques et littéraires.

Les institutions de la littérature prolétarienne et révolutionnaire

Il me semble possible d’ordonner selon leur fonction et leur destination quatre types d’institutions. La première série concerne les groupes plus ou moins formalisés qui veulent agir à l’avant-garde de la LPR. Le cas soviétique fait souvent office de précédent (sans pour autant pouvoir servir de modèle à l’historien, étant donné notamment l’extrême bureaucratisation de l’URSS) : d’abord des réunions informelles; ensuite la fondation de groupes d’écrivains (« La Forge », « Octobre »); puis la création d’une association (la VAPP ou Association panrusse des Écrivains prolétariens); dans le même temps la fondation de revues comme La Jeune Garde (fondée en 1922), Na postu (juin 1923), Octobre, publiée par les éditions d’État (1924); enfin la prise de contact avec des mouvements amis à l’étranger. Qu’en est-il ailleurs ? En France, où la question de la LPR a été posée très tôt, c’est à Henry Poulaille que l’on doit la plupart des tentatives de regroupement, notamment après la publication de son essai-manifeste : Nouvel âge littéraire (1930). Dans le même temps, Poulaille fonde plusieurs revues (Nouvel Âge, Bulletin des écrivains prolétariens). Cependant, sa tentative pour rester indépendant et du PCF et de l’URSS l’a condamné à ne former que des groupuscules relativement isolés. L’une des particularités du groupe Poulaille (Tristan Rémy, Eugène Dabit, Pierre Hubermont, entre autres) est d’avoir réussi à s’attacher un éditeur, en la personne de Georges Valois : par l’intermédiaire des Cahiers bleus (1928-1932) et de la Librairie Valois, où est publiée la collection « Les romans du nouvel âge ». Ce curieux personnage passé du fascisme à l’extrême-gauche[33] va fédérer avec Poulaille tout le courant prolétarien, jusqu’à y miser la santé financière de son entreprise[34]. Le manifeste doublé d’un appel aux prolétaires et/ou aux révolutionnaires a été expérimenté ailleurs : par Michael Gold, dès 1921, quand il publie dans le journal américain Liberator « Toward Proletarian Art », appelant les artistes et écrivains américains à produire leur propre version du mouvement du Proletkult par le Mexicain Lorenzo Turrent Rozas qui publie l’essai-anthologie Hacia una literatura proletaria (1932) ou encore par les belges Francis André, Albert Aygueparse et Pierre Hubermont dans leur « Manifeste des écrivains prolétariens de Belgique » (1928) paru dans la revue Tentatives puis dans Monde à Paris. Pour mesurer et affirmer l’affluence d’écrivains issus du peuple, la voie de la publication collective est privilégiée. Des anthologies (12 poètes, préfacée par Tristan Rémy en 1931, Proletarian Literature in the United States en 1936), des collections (celle de la Librairie Valois, déjà mentionnée), mais surtout des journaux paraissent en grand nombre. Pour n’en citer que quelques-uns, généralement animés par des hommes de lettres professionnels, mais qui ouvrent leurs portes à des prolétaires écrivants : Kmen (Le tronc) et Cerven (Juin) dirigés par Neumann puis Var (Bouillonnement) dirigé par Nejedly en Tchécoslovaquie, Octubre à Madrid, doublé par les Ediciones Octubre[35], Tanemakuhito (Les Semeurs, entre 1921 et 1923[36]) puis Bungeisensen (Le front des arts littéraires, de 1924 à 1930) au Japon, Nouvel Âge et le Bulletin des écrivains prolétariens en France[37], ou encore la revue internationale Literature of the World Revolution à partir de juin 1931, qui va permettre de faire connaître dans de nombreux pays les débats théoriques qui se tenaient en Allemagne et en Union soviétique.

Rapidement, ces groupes plus ou moins étendus vont cependant donner naissance, sans doute sur recommandation ou du moins à l’exemple de Moscou, à des associations locales qui constituent un deuxième type d’institutions[38]. Je n’en mentionne là encore que quelques exemples : l’Association des écrivains et des artistes révolutionnaires en France, le Federacio de Proletaj Kultur Organizoj Japanaj au Japon[39], la Liga de Escritores y Artistas Revolucionarios au Mexique (1934-39)[40], l’Association des écrivains révolutionnaires d’Arménie[41], la Fédération coréenne d’art prolétarien[42], l’Unión de Escritores Proletarios Revolucionarios en Espagne, le Bund proletarisch-revolutionären Schrifsteller en Allemagne qui compte trois catégories d’adhérents (les auteurs communistes connus, les correspondants ouvriers et les membres des troupes d’agit-prop). Il est difficile à ce stade de savoir quel était le fonctionnement interne de ces ligues et autres associations[43]. Une seule en effet a été étudiée en détail : la Chinese League of Left-Wing Writers[44] basée à Shanghai, mais il est probable que les autres associations fonctionnaient sur un modèle similaire : la ligue nommait un comité exécutif d’une quinzaine de membres au sein duquel siégeait un comité permanent. Le principe du leadership collectif était aussi valable pour le secrétariat de l’organisation (lequel a pu se confondre avec le comité permanent) composé d’un chef de la section d’organisation, d’un chef de la section de propagande et d’un secrétaire. À partir de 1932, soit dans sa deuxième année d’existence, la ligue s’est dotée de sept comités relativement stables et aux fonctions définies : le comité de création et de critique destiné à l’étude des formes et des méthodes pour la création d’oeuvres révolutionnaires pour les masses et à la critique des théories et des oeuvres littéraires; le comité d’art et de littérature de masse conçu pour l’organisation de groupes de lecture- pour prolétaires ainsi que pour l’étude, la critique et la création d’une littérature pour le plus grand nombre; le comité de liaison internationale destiné à traduire les oeuvres prolétariennes et révolutionnaires étrangères et à diffuser les luttes et les mouvements littéraires chinois à l’étranger; moins actifs ont été enfin le comité pour l’étude des théories (essentiellement marxistes), le comité pour l’étude de la fiction, le comité pour l’étude de la poésie et le comité pour la culture des ouvriers, paysans et soldats. D’après les témoignages compilés par Wang-chi Wong, les réunions (jusqu’à la dissolution de la ligue en 1936) pouvaient être hebdomadaires et prenaient place dans des logements personnels, des restaurants, des parcs, voire des cimetières.

Ces institutions pouvaient fédérer les écrivains déjà actifs, mais plus difficilement agir sur les lieux même de la production industrielle. Une troisième série d’institutions était donc plus directement destinée à s’adresser au public ouvrier. C’est le cas des troupes de théâtre, l’agit-prop étant, rappelons-le, l’une des manières privilégiées par les partis communistes de cette époque de s’adresser aux travailleurs des usines et des champs. En Belgique par exemple, le Théâtre prolétarien est fondé à l’initiative du parti communiste belge et de l’écrivain Augustin Habaru : il propose de courts sketches présentés en rue, avec des comédiens amateurs, et dont les sujets privilégiés sont l’antimilitarisme, l’anticolonialisme et l’antifascisme[45]. Une initiative similaire se tient à Genève à partir de 1930[46]. Là encore la bureaucratisation de ces initiatives sera immédiate, avec la création d’associations comme l’Arbeiter-Theater-Bund en Allemagne, la League of American Workers’ Theatre aux États-Unis[47] ou encore la League of Left-Wing Dramatists en Chine, le tout réuni dans l’International Workers-Dramatic Union fondé en 1929 à Moscou; avec la tenue d’un congrès à Moscou en juin 1930 où vont s’opposer les tenants des petites troupes mobiles d’agit-prop et les tenants de pièces plus ambitieuses et plus fixes, ou encore avec l’organisation d’un premier festival de l’agit-prop en 1933[48]. On situera dans cette même tendance les John Reed Clubs aux États-Unis, actifs tant dans le domaine de la littérature que dans celui des arts plastiques, et l’on fera une place aux concours organisés pour recruter des écrivains prolétaires, par exemple le concours de romans révolutionnaires organisé par El Nacional au Mexique en 1930, le concours de littérature prolétarienne de novembre 1932 en France (700 manuscrits reçus) et le concours lancé par la revue New Masses en 1935 pour trouver le meilleur roman prolétarien de l’année.

Le dernier type de formes instituées que je voudrais relever vise non plus le public prolétaire ou les écrivains en puissance, mais les hommes de lettres confirmés, ou du moins les lettrés. Il s’agit alors de faire connaître la LPR à ce public d’élite et de l’inviter à s’exprimer sur les directions à prendre. C’est le rôle dévolu en particulier aux enquêtes publiées dans les journaux : ainsi celle organisée par Most (Le Pont) en Tchécoslovaquie en 1923 et surtout celle organisée par la revue Monde, publiée le 4 août 1928 (y répondront notamment Jean Cocteau, Benjamin Péret, Victor Serge, Albert Aygueparse, Henry Barbusse, Léon Werth, André Breton) et relayée par une consultation parallèle en allemand dans la revue littéraire Die neue Bücherschau[49].

Conclusions sous forme d’hypothèses

La diversité des contextes dans lesquels les incarnations de la LPR ont pris cours (degré de formation d’un prolétariat ouvrier[50], puissance du mouvement communiste dans la zone, degré de développement industriel de l’État-nation ou de la région colonisée, ampleur de la répression contre les mouvements de gauche, étroitesse des liens avec Moscou, degré de développement institutionnel du champ littéraire local, etc.) rendrait toute conclusion générale boiteuse à ce stade de la recherche. Un projet comme celui-ci se doit plutôt de procéder par analyses approfondies de cas locaux, par comparaisons et par l’étude des phénomènes de transfert culturel, de traduction des oeuvres et de circulation des livres[51]. Je me contenterai donc d’identifier trois lignes de tension principales dans la fabrication collective de la LPR. La première de ces lignes de tension est fonction des formes et modes d’organisation de la LPR. Deux pôles émergent à cet égard : à un pôle la forme du mouvement artistico-littéraire, qui repose sur une adhésion peu formalisée et peu contraignante (signature de pétitions et de manifestes, collaboration à des ouvrages collectifs) et sur la participation concrète à des formes de sociabilité (photos de groupe, réunions, manifestations), sans déroger en cela au modèle des avant-gardes du xixe siècle (romantisme, symbolisme, naturalisme) et du xxe siècle (dadaïsme, futurisme, surréalisme); à l’autre pôle la forme de l’association professionnelle censée fédérer non seulement ceux qui revendiquent une même doctrine (formulée généralement en un mot en -isme), mais aussi un nombre illimité de sympathisants, puisqu’appel est fait à tous les prolétaires de devenir écrivains.

La deuxième ligne de tension concerne le personnel littéraire sur lequel repose la LPR et donc la notion même de littérature prolétarienne et révolutionnaire[52]. Celle-ci vise en effet à la fois à réunir les écrivains révolutionnaires et à amener les masses prolétaires à prendre la plume pour faire avancer la lutte pour leur émancipation. Or, l’ambition et la maîtrise techniques des uns et des autres diffèrent nécessairement. Les « compagnons de route » ont eu tendance à verser dans le modernisme littéraire, essayant des formes littéraires renouvelées ― il suffit de penser à Manhattan Transfer de Dos Passos ou au Bâteau-Usine de Kobayashi Takiji); les écrivains prolétariens ont plutôt adhéré, sauf exceptions, à des formes réalistes traditionnelles pour évoquer leur vie quotidienne et leurs combats. Entre professionnalisation et prolétarisation, la LPR a toujours tenté de ne pas choisir, ce qui a contribué à la rendre instable.

La troisième ligne de tension porte sur le degré même d’institutionnalisation du courant de la LPR. Il été faible dans certains champs littéraires, fort dans d’autres. Mais aucune des branches de l’alternative n’offrait de garanties : un faible degré d’institutionnalisation risquait de grever, faute d’encadrement, l’objectif d’amener les prolétaires à prendre les armes littéraires ; un fort degré d’institutionnalisation et de bureaucratisation faisait croître les chances de sclérose de la créativité mais aussi de péremption institutionnelle — chaque association ou comité devant changer de nom et de fonction au fil des changements de ligne politique. Pouvait-on même croire dans le succès d’un courant littéraire généré par un mouvement politique et qui en adopterait les modes d’organisation[53]?

Prise entre ces différentes lignes de tensions, la LPR n’a pu se départir de son ambivalence et est restée au rang de projet inabouti, bientôt disparu dans les limbes de l’histoire littéraire, quand ce n’est pas dans l’enfer du goulag ou dans le conformisme stérile du réalisme socialiste. Il n’empêche : il y a bien eu un éphémère « moment prolétarien » où l’on a pu entrevoir, sous l’angle institutionnel au moins, la réalisation du rêve d’une littérature mondiale. Que ce rêve se soit fracassé sur le mur de l’Histoire ne retire rien à ce qu’il a été.