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Parmi l’abondante littérature produite dans le champ traductologique, le lecteur peut sembler étrangement absent. Il y paraît, en quelque sorte, présent partout et nulle part. Comme le notait, du reste, Lance Hewson en 1995, parce que

son rôle ne se limite pas à incarner l’aboutissement pur et simple d’une opération préalable, mais signifie le début d’un nouveau processus, où il engage sa propre subjectivité dans une activité qui est productrice de signification […], le lecteur se retrouve, le plus souvent, en dehors des préoccupations immédiates du théoricien de la traduction[1].

Ce n’est pas faute d’être évoqué et invoqué dans les articles et ouvrages universitaires, aussi bien que dans les préfaces et postfaces de traducteurs. Le lecteur est, de fait, constamment présent à l’esprit des traducteurs, ne serait-ce que parce que « tout écrivain est d’abord un lecteur et toute oeuvre est référence à celles qui l’entourent et à celles qui l’ont précédée[2] », comme le rappelle Georges-Arthur Goldschmidt, traducteur de Peter Handke notamment. C’est aussi que le traducteur est lui-même avant tout un lecteur, sans doute le meilleur lecteur de l’oeuvre qu’il traduit, dès lors qu’il parle, comme le note Christine Chollier, « la langue du contexte, celui-ci étant le plus large possible puisqu’il peut aller du morphème au corpus générique, intertextuel ou culturel[3] ». Il est, de plus, son propre lecteur, voire, dans les cas de retraduction ou de traduction-relais, un lecteur de traductions.

Il n’est pas même nécessaire qu’une traduction ait un authentique lectorat pour que la figure du lecteur se situe au coeur de l’activité de traduction et de ses représentations. C’est ce que nous invite à méditer la traductrice excentrique dont Rabih Alameddine dresse le portrait dans An Unnecessary Woman (au titre malheureusement affadi de Vies de papier dans sa traduction française), paru en 2014. Alameddine y représente une lectrice et traductrice compulsive, qui confine à la sphère de l’espace privé les 37 traductions réalisées en 50 ans, dans le plus grand secret; des traductions sans lectorat, soigneusement archivées et conservées dans une chambre de bonne et une salle de bains attenante. Praticienne, qui plus est, de la traduction-relais, traduisant vers l’arabe des traductions anglaises et françaises de chefs d’oeuvre écrits à l’origine en allemand, en portugais, en russe, en italien, en espagnol, en norvégien ou en néerlandais, cette « femme non nécessaire », traductrice invisible et infatigable lectrice, témoigne à sa manière radicale de la nature protéiforme du lecteur saisi dans son rapport à la traduction.

Aussi avons-nous souhaité, dans ce numéro, faire une place de choix non pas au lecteur, saisi dans une dimension singulière qui serait nécessairement problématique, mais aux lecteurs de la traduction, dont la variété s’incarne tant dans les figures du consommateur de livres traduits que dans celles du traducteur lui-même, de l’éditeur, du correcteur, du réviseur, du critique littéraire, voire de l’auteur. Il convient, du reste, de garder à l’esprit que l’oeuvre traduite constitue à de nombreux égards une oeuvre collaborative, fruit de multiples lectures et relectures qui « performent » en quelque sorte l’oeuvre. Cette dimension collaborative se trouve fréquemment éludée, sans doute au premier chef parce que nous chérissons l’idée, en tant que lecteurs, d’avoir affaire à un esprit créatif dont l’oeuvre n’aurait fait l’objet d’aucune médiation :

In general, we don’t like to think of creative writing as a joint venture, and when it emerges, for example, that Raymond Carver allowed his work to be drastically edited, our appreciation of him, and indeed the work, is at least temporarily diminished. We want to think of our writers as geniuses occupying positions of absolute independence in relation to a tediously conventional society[4].

De là que le travail de révision comme le travail de traduction demeurent encore trop souvent invisibles dans les médias. Le lecteur ordinaire se nourrit en quelque sorte du fantasme d’un accès direct à l’oeuvre du créateur, dont il serait comme le premier lecteur.

Rares sont ceux qui, à l’instar du traducteur Claro, réclament que soient signalés et remerciés, dans un ouvrage traduit, les divers relecteurs et correcteurs de la traduction[5]. Et pourtant, le traducteur, qu’on peut voir comme un arrangeur auquel le texte-source est une manière de partition, prend place dans un continuum de performances, dont la recréation propre à la lecture qu’en font le consommateur de livres traduits ou le critique littéraire ne constitue que l’ultime étape. Dans la chaîne de production du livre traduit, le travail d’anticipation de la réception qui est au coeur de l’activité de traduction relève cependant tant du traducteur – qui anticipe l’accueil réservé à sa traduction à la fois par son éditeur, souvent son premier lecteur, et par son lectorat –, que du correcteur et de l’éditeur, qui révisent le texte à la lumière des attentes qu’ils prêtent au lectorat visé.

Il n’est pas jusqu’aux auteurs eux-mêmes qui ne participent à ce travail collaboratif. Certains écrivains, soucieux de plaire à un lectorat international et de faciliter la tâche des traducteurs, anticipent en effet sur la réception de leur oeuvre en se faisant en quelque sorte leurs propres traducteurs, ainsi que le suggère le traducteur, romancier et essayiste Tim Parks, à propos de deux romans contemporains traduits en anglais :

[…] it seemed that the contemporary writers had already performed a translation within their own languages; they had discovered a lingua franca within their own vernacular, a particular straightforwardness, an agreed order for saying things and perceiving and reporting experience, that made translation easier and more effective.

The idea is not so much the old polemic that English is simply dominant and dangerous; but rather that there is a spirit abroad, especially in the world of fiction, that is seeking maximum communicability and that has fastened on to the world’s present lingua franca as something that can be absorbed and built into other vernaculars so that they can continue to exist while becoming more easily translated into each other – or into English itself[6].

Françoise Wuilmart est convaincue, pour sa part, qu’il appartient plutôt au lecteur d’aller à la rencontre de l’auteur. Dans « Les avatars du texte en traduction. Réflexions d’une praticienne », elle témoigne d’une conviction acquise au fil d’une longue carrière de traductrice littéraire : il s’agit d’« amener le lecteur à l’auteur », et non l’inverse. Elle refait pour nous le chemin qu’elle suit devant l’oeuvre à traduire. Privilégiant la transparence dans son sens benjaminien, elle conçoit la traduction (bel et bien d’une parole et non d’un message) comme une continuation de l’oeuvre, dont le traducteur devra rendre la polysémie et la polyphonie. Évoquant notamment Une femme à Berlin, sa traduction du journal intime tenu par une Berlinoise à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle analyse sa propre posture de lectrice privilégiée, qui imprime inévitablement sa marque à la traduction, mais qui, dans une certaine mesure, doit savoir s’effacer pour donner toute la place au texte, et faire fi, au besoin, des exigences de l’éditeur et des attentes des lecteurs potentiels de la traduction.

Dans « Lire et (re)traduire : l’exemple de la poésie d’Adrienne Rich », Charlotte Blanchard se livre à une analyse approfondie de « Diving into the Wreck », sans doute le poème le plus connu de l’auteure féministe Adrienne Rich, avant de se pencher sur les deux traductions françaises publiées de ce poème, soit celle de Chantal Bizzini et celle d’Olivier Apert. L’examen attentif qu’elle fait de ces dernières permet de voir émerger les habitus de la traductrice et du traducteur et d’identifier dans leur travail des « tendances déformantes », ainsi que les nomme Antoine Berman, en ce qui a trait, entre autres, au niveau de langue, au degré d’abstraction et au traitement du genre grammatical. Ces deux premières traductions, assimilées à des « traductions-introductions » plutôt qu’à de véritables « traductions-textes », suscitent chez Charlotte Blanchard une réponse sous la forme d’une retraduction qu’elle veut plus apte à rendre, par l’emploi de diverses stratégies, la logique et la dynamique du poème.

La participation active des destinataires de traductions est soulignée d’une autre manière dans l’article « Traduire des mathématiques “pour et par des élèves” dans la première moitié du xixe siècle : acteurs et pratiques de traduction à travers trois cas d’étude en Europe et aux États-Unis ». Dans cette étude se situant au confluent de l’histoire des mathématiques, de la traductologie et de l’histoire du livre, Konstantinos Chatzis, Thomas Morel, Thomas Preveraud et Norbert Verdier mettent en parallèle les espaces français, allemand et américain, où la fondation d’écoles et d’instituts techniques, ou encore la révision du programme scolaire, firent croître de manière importante, au xixe siècle, les besoins de traduction dans le domaine des mathématiques, alors soumis à un mouvement de professionnalisation et marqué par la création de nombreuses revues spécialisées. L’étude prend comme point d’appui une figure souvent oubliée de l’histoire des sciences : l’élève, d’abord destinataire privilégié des traductions, mais aussi « coproducteur », dans une certaine mesure, de ces mêmes traductions. Malgré la diversité des stratégies de traduction adoptées et les différences quant aux conditions matérielles de production, les auteurs dégagent des convergences en nous livrant ici les premiers résultats de travaux en cours.

Dans « Imprimer et traduire : Lyon au xve siècle », Jean-Benoît Krumenacker se livre à une étude exhaustive de la production de traductions par les imprimeurs lyonnais de l’époque, dans un contexte où le latin domine encore largement, mais où le français commence à émerger et à trouver un lectorat. L’auteur évoque les conditions de production (notamment financières) des traductions à Lyon, alors un des principaux centres en Occident pour l’imprimerie, en s’appuyant sur des figures importantes d’éditeurs, de traducteurs et de correcteurs de traductions antérieures. Le recensement des titres « à succès » et l’identification des genres les plus imprimés permettent en outre de faire un portrait du lectorat de la période (composé à la fois de spécialistes d’un domaine comme la médecine ou le droit, et de non-latinistes pour qui la traduction ouvre aux cultures européennes), tant en ce qui a trait à son statut qu’à ses goûts en matière de lectures.

La traduction, ou plutôt la retraduction, d’oeuvres classiques revêt un caractère particulier, qui fait l’objet de l’étude de Cécile Rabot, « Rééditer l’Odyssée au xxie siècle : l’éditeur de classiques et le traducteur, ou l’éditeur comme traducteur ». Par l’entremise du classique d’Homère, notamment dans ses multiples incarnations destinées au monde scolaire, Rabot met en lumière le rôle des nombreux acteurs qui, à la fois, reconstruisent l’oeuvre et la prolongent en se superposant, d’une certaine manière, à l’auteur : éditeurs rattachés à une maison, éditeurs savants chargés d’établir le texte, traducteurs, adaptateurs, commentateurs (adoptant une perspective parfois savante, parfois pédagogique) et illustrateurs, chaque acteur étant doté d’une visibilité variable selon les cas de figure. Cécile Rabot fait ressortir les possibilités multiples (tant d’ordre textuel qu’économique), les rapports de force et les partis-pris que suscite le classique par son statut, ainsi que la façon dont les retraductions et les interventions éditoriales contribuent à une construction perpétuelle de l’auctorialité de l’oeuvre et de sa valeur symbolique.

Charlotte Berry s’intéresse à l’histoire de la maison d’édition britannique Turton & Chambers et à ses stratégies de traduction de littérature scandinave pour enfants, dans un article intitulé « “Quality not quantity”: the role of the editor and the language consultant in the English translations of Swedish and Norwegian children’s fiction at Turton & Chambers, 1988-92 ». Faisant appel aux normes ou contraintes socioculturelles de la traduction telles que définies par Gideon Toury, Berry montre l’importance de s’appuyer sur du matériel d’archive et des sources orales pour insérer l’expérience éditoriale de Turton & Chambers dans le contexte plus vaste de la littérature jeunesse scandinave traduite et publiée en Grande-Bretagne entre 1950 et 2000. Cela permet notamment de jeter un éclairage sur le processus décisionnel en matière d’édition et de traduction. Berry met en relief, plus particulièrement, le rôle joué par des consultants linguistiques travaillant de concert avec l’éditeur et le traducteur pour produire des traductions de qualité de littérature européenne pour enfants.

Dans « Translation revision as rereading : different aspects of the translator’s and reviser’s approach to the revision process », Giovanna Scocchera aborde quant à elle la révision et la relecture du point de vue du traducteur, lecteur attentif, s’il en est, du texte-source, mais aussi de celui du réviseur, véritable premier lecteur de la traduction. À la lumière des études importantes sur la question en traductologie, Scocchera analyse des données de première main obtenues grâce à une enquête menée, en 2013, auprès de traducteurs et de réviseurs professionnels de l’anglais à l’italien. Cette enquête lui permet de cerner les particularités de la lecture et de la relecture tant dans le cadre de l’auto-révision par le traducteur que de la révision par un tiers. Il en ressort une diversité et une complémentarité des approches, reflets des différentes priorités qui orientent le travail des traducteurs et des réviseurs.

Une autre forme de lecture de traductions est celle des recensions de livres traduits. La réalité de la traduction y est-elle prise en compte et, si oui, comment? Martyn Gray se penche sur ces questions en analysant les recensions de livres traduits publiées sur toute l’année 2015 dans quatre périodiques, deux britanniques et deux français. Dans « Examining the “invisible” : how are published translations reviewed in the United Kingdom and France? », il cherche notamment à évaluer l’adéquation à la réalité actuelle de l’assertion de Lawrence Venuti, selon laquelle l’invisibilité du traducteur et l’exigence de lisibilité de la traduction seraient constitutives de la vision de l’oeuvre traduite propre à l’édition et aux critiques littéraires britanniques et américains. Les résultats obtenus tendent à démontrer que, si la réalité de la traduction est très rarement passée sous silence dans les recensions britanniques et françaises, les commentaires de traduction sont plus fréquents au Royaume-Uni qu’en France, ce qui oblige à nuancer la position de Venuti.

La retraduction du turc à l’anglais du roman Le livre noir d’Orhan Pamuk, survenue à peine 12 ans après une première traduction parue en 1994, a attiré l’attention d’Arzu Ezer Roditakis, qui s’est alors demandé quel impact avaient eu les critiques négatives de la traduction initiale, tant sur la décision de retraduire que sur la retraduction elle-même. Dans « Reviewers as readers with power: what a case of retranslation says about author, translator and reader dynamics », Roditakis souligne le rôle capital joué, à titre de premiers lecteurs d’une oeuvre littéraire, par les critiques de la version anglaise d’une oeuvre écrite dans une langue de moindre diffusion, donnant ainsi à voir que le pouvoir que ces derniers exercent sur l’accès d’un auteur à la « république mondiale des lettres » ne saurait être sous-estimé. L’examen comparatif de passages de la première traduction ayant fait l’objet de commentaires négatifs dans des recensions et de leur retraduction montre en effet clairement que ces critiques ont orienté les choix de traduction propres à la nouvelle version anglaise du roman, publiée l’année où Pamuk obtient le Prix Nobel de littérature.

Le lectorat de traduction et l’influence que ce dernier a exercée sur les habitudes de lecture d’un genre littéraire en émergence, le roman, sont étudiés par Ahu Selin Erkul Yaǧci, pour la période allant de la fin de l’Empire ottoman au début de l’ère républicaine en Turquie. Dans « Creating reading habits through translation in Turkey (1840–1940) », l’auteure tente de reconstituer à partir de diverses sources ce qu’elle appelle, suivant Bourdieu, « l’habitus du lecteur » de cette époque, qui est tout sauf invisible et passif, mais qui infléchira au contraire l’évolution des pratiques de lecture et des choix de livres. La part de titres traduits parmi les romans lus jouera ainsi un rôle non négligeable dans la création d’un lectorat moderne en Turquie.

Enfin, la perception des livres traduits qu’ont les membres de clubs de lecture en Grande-Bretagne est examinée par Duygu Tekgül dans « The destabilization of symbolic boundaries in the consumption of translated fiction ». L’auteure rappelle que c’est, de manière générale, l’évaluation de la pertinence d’un livre dans le système d’une culture littéraire donnée qui en détermine la valeur, ce qui s’applique aussi aux livres traduits. Tekgül souligne en outre la valorisation récente en Grande-Bretagne des postures de lecture omnivores et cosmopolites. Dans ce système, les textes traduits acquièrent une nouvelle valeur, du fait notamment de leur relative rareté parmi les livres lus par les Britanniques.

Il nous reste à espérer que ce numéro de Mémoires du livre consacré à la lecture et à la traduction donnera à voir à ses lecteurs un autre versant de la traduction et leur permettra de mieux se percevoir eux-mêmes en tant que lecteurs de traductions.