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Périodique et communauté : une dynamique

Tout périodique, quel qu’il soit, se distingue par au moins trois caractéristiques. Premièrement, il s’agit d’un imprimé récurrent : sa périodicité peut être plus ou moins variable. Deuxièmement, la production d’un périodique s’articule autour d’un projet commun et fédérateur – qu’il soit d’ordre politique, social, littéraire, etc. – ou encore d’un concept marketing, comme c’est le cas pour certains quotidiens et les magazines purement commerciaux. Les articles figurant aux sommaires des différents numéros sont donc centrés sur une thématique, une problématique spécifiques[1]. Troisièmement, le périodique est, dans bien des cas, l’oeuvre d’un collectif. « Forum à voix simultanées[2] », selon l’expression d’Andrée Fortin, ce type d’imprimé est plus souvent qu’autrement le fruit « d’un Nous qui prend la parole dans un milieu donné[3] ». La publication d’un périodique est donc intimement liée à l’itinéraire ainsi qu’à l’évolution d’un groupe, d’une communauté. C’est également ce que met évidence Frédéric Brisson, qui insiste sur le rôle incontournable du périodique pour l’existence même des communautés : il leur permet « de se rassembler, de s’informer, de partager, de se donner des idées, de se doter d’un éclairage particulier sur les événements du jour[4] ». Cette affirmation est d’autant plus vraie pour les communautés dites marginalisées ou dominées, puisqu’elles peuvent, grâce à l’imprimé – et à plus forte raison grâce au périodique –, faire leur entrée au sein de l’espace public. Comme l’écrivent Carole Gerson et Jacques Michon dans leur introduction au troisième volume de l’Histoire du livre et de l’imprimé au Canada :

Les populations autochtones, les communautés ethniques et religieuses et les minorités visibles s’approprient, elles aussi, les outils de la culture écrite pour exprimer leurs valeurs et affirmer leur appartenance sociale. Le périodique constitue pour elles le moyen le plus efficace pour rejoindre leurs membres et créer des liens de solidarité collective[5].

Pour de telles communautés, le périodique est un outil essentiel à l’affirmation de leur existence et à la revendication de leurs droits au sein de la société.

À l’instar des Noirs, des Amérindiens et des femmes, les gais font partie de ces communautés qui ont eu recours à l’imprimé afin de « créer des liens de solidarité effective » et de se faire (re)connaître. Au Québec, après l’adoption, en 1969, de la Loi de 1968-69 modifiant le droit pénal, dit bill Omnibus, qui décriminalise les actes sexuels commis en privé entre individus de même sexe de 21 ans et plus[6], plusieurs périodiques, tels que Omnibus (1971?-1975?[7]), Gay Montréal : journal d’information homosexuelle du Québec (1976-1977) et Forum (1978-1979), voient le jour. Ces publications servent de tribunes pour les membres d’une communauté qui, hier encore stigmatisée, affirme désormais ouvertement son identité. Jusqu’alors désignés par des vocables tels que « homosexuels », mais aussi « invertis » et « représentants du Troisième Sexe », termes qui renvoient certainement à une objectivation et à une chosification de leurs préférences sexuelles, ils s’autoproclament dorénavant « gais », un mot qui, durant les années 1970, revêt une connotation militante, tel que le confirme Luc Pinhas : « [L]a médiation de ce vocable […] semble très précisément correspondre à un certain effet de champ lié à la fois à une revendication et à une affirmation et, certainement, à un début de reconnaissance dans l’espace public[8]. » C’est notamment par le biais du périodique que les gais en viennent à définir leur identité et à s’affirmer comme une force politique et sociale au sein de la société.

En tout, 144 périodiques gais, tous types confondus, ont vu le jour au Québec depuis le début des années 1970. Depuis son apparition, de quelles façons la presse gaie s’est-elle transformée? Quels changements a-t-elle subis au cours des dernières décennies? Comment s’est-elle adaptée aux besoins de la communauté gaie? Le principal objectif de cet article est d’analyser les changements relatifs à la matérialité des périodiques gais au Québec, à leur contenu, ainsi qu’à leurs conditions de production et de diffusion. Pour éclairer ces transformations, nous nous pencherons plus précisément sur trois cas, Le Tiers (1971-1972), Gai(e)s du Québec[9] (1977-1979) et RG (1984-2012), dont nous examinerons les sommaires et les éditoriaux. Les propos d’Alain Bouchard[10], fondateur de RG et animateur du magazine pendant 24 ans, apportent également des informations inédites sur l’évolution de RG et sur le milieu de la presse gaie en général.

Ces trois périodiques nous apparaissent représentatifs de l’évolution de la presse gaie au Québec au cours des dernières décennies et de ses transformations. Premier périodique s’adressant spécifiquement aux gais – mais aussi aux lesbiennes[11] –, Le Tiers préfigure l’apparition de plusieurs journaux, tabloïdes, magazines et bulletins d’information au contenu spécifiquement gai, parmi lesquels Gai-Kébec (1974?), Le Gai-Québec (1975) et Forum de la CNDG : bulletin de nouvelles et d’opinions de la Coalition nationale pour les droits des gai(e)s / NGRC Forum: News and Views Bulletin of the National Gay Rights Coalition (1977-1978). Pour sa part, Gai(e)s du Québec est l’une des publications officielles de l’Association pour les droits des gai(e)s du Québec (ADGQ[12]), reconnue comme le premier regroupement d’importance dans la province à faire de la conquête des droits des gais « une lutte publique[13] ». Porte-parole officiel auprès des instances gouvernementales, l’ADGQ est littéralement la pierre d’assise du mouvement gai au Québec. Or, si Le Berdache, journal produit par des bénévoles de l’ADGQ entre 1979 et 1982, a davantage fait l’objet d’études[14], Gai(e)s du Québec, en revanche, demeure relativement peu connu. Pourtant, ce périodique, à l’instar du Berdache, a contribué « à définir la communauté et ses revendications[15] » à une époque où de plus en plus de gais investissent l’espace public. Enfin, RG se démarque par sa longévité : pendant 28 ans, soit de 1984 à 2012, le périodique se veut le reflet des préoccupations sociales et politiques de la communauté gaie tout autant que de ses bouleversements (pensons notamment à la crise du sida), ce qui en fait, avec son plus proche concurrent Fugues (1984-[16]), l’un des principaux organes de presse gaie dans la province. L’analyse de ces trois cas mettra en évidence les points de rupture dans l’évolution des périodiques gais au Québec et les liens que ces publications entretiennent avec l’histoire, plus générale, de la communauté gaie elle-même.

« Le magazine homophile du Québec[17] » : Le Tiers (1971-1972)

Fondé à Châteauguay, en 1971, par André Dion – qui signe d’ailleurs la majorité des articles –, Le Tiers, dont le titre désigne les gais comme le tiers état d’une société largement hétérosexuelle[18], est le premier périodique québécois véhiculant une image entièrement positive de l’homosexualité. Imprimé sur du papier journal, il est disponible dans les kiosques à journaux, pour la somme d’un dollar, et par abonnement, au coût annuel de dix dollars. Le Tiers s’adresse avant tout aux gais, mais aussi aux lesbiennes – bien que les articles visant spécifiquement ces dernières soient moins nombreux[19]. Dans l’éditorial du premier numéro, les objectifs du Tiers sont clairement énoncés :

Arme offensive et défensive entre les mains des homosexuels, que ce soit Elle ou Lui, votre magazine veut fournir une foule de renseignements professionnels, tout en comblant au même moment quelques heures de loisir par ses chroniques humoristiques ou critiques.

Le but est relativement simple. Toutes les foutaises répandues sur le compte de l’homosexualité seront dénoncées, en même temps que les institutions qui rejettent ses adeptes. Mais encore plus, nous visons le débarrassement [sic] de tout complexe chez Elle et Lui, lui permettant une vie plus heureuse où l’oppression n’a plus prise[20].

Le contenu du périodique, réparti sur 66 pages, correspond tout à fait à cette ligne éditoriale. Source de divertissement, Le Tiers donne à lire les chroniques « Nuit et jour » – centrée sur les idées de sorties et le nightlife –, « Sur la carte du monde gai » – axée sur les établissements gais de Montréal et, dans une moindre mesure, de Québec et d’autres villes de la province –, et « Quelque part ailleurs » – une chronique s’adressant aux touristes et aux amateurs de destinations gay friendly, telles que Provincetown et Fire Island aux États-Unis. Le tout est complété par des blagues à connotation sexuelle, regroupées sous l’intitulé « Gaietés », des recettes, des articles sur la beauté et l’esthétique ainsi qu’une rubrique astrologique.

Toutefois, Le Tiers ne saurait se limiter à un périodique au ton et au contenu légers : il est aussi un organe d’information qui offre à la population gaie des renseignements sûrs et fiables sur le statut légal de l’homosexualité, comme en témoigne la chronique « Omnibus », qui explique en détail les enjeux et les effets de la réforme législative entraînée par le bill Omnibus au Québec. Plusieurs des articles de la loi sont même intégralement reproduits dans l’article[21]. Ils informent la communauté gaie sur son droit récemment acquis – celui d’avoir des relations sexuelles, et ce, dans l’intimité, avec une personne âgée de 21 ans et plus – et sur les bienfaits du bill Omnibus, tout en en faisant ressortir les limites, notamment en ce qui concerne la majorité sexuelle, fixée à 18 ans chez les hétérosexuels : « Le trop fameux bill Omnibus n’aura alors pour tout effet de prononcer l’homosexualité légale, sans toutefois la placer sur le même pied que l’hétérosexualité, dont les privilèges et les peines de méconduite sont sans équivalent[22]. »

En plus de renseigner, par la chronique « Nouvelles », les membres de la communauté gaie sur le mouvement d’affirmation de l’homosexualité, qui prend de l’ampleur tant au Québec qu’au Canada, aux États-Unis et en Europe, Le Tiers vise tout autant à expliquer, voire démystifier l’homosexualité, elle qui a jusqu’alors surtout été « définie » (lire ici « condamnée ») par l’État, l’Église et la science, lesquels l’ont dévalorisée par rapport à la norme hétérosexuelle. Par conséquent, toutes les tentatives d’« explication » de l’homosexualité par les scientifiques de tout acabit et par les membres du clergé, dont les théories relèvent souvent de la plus pure homophobie, sont contestées. À titre d’exemple, l’essai du psychiatre américain David Reuben, Everything You Always Wanted to Know About Sex* (*But Were Afraid to Ask)[23], paru en 1969 chez McKay et réputé pour être l’un des ouvrages les plus pertinents sur la sexualité, est présenté par André Dion comme une véritable imposture intellectuelle. Dans cet essai, Reuben assimile l’homosexualité à la prostitution, à la sexualité anonyme – telle qu’elle s’exerce dans les parcs et les toilettes publiques, entre autres – et, pour finir, à une forme de sexualité dénuée de tout sentiment amoureux. Critiquant les postulats du psychiatre, Dion attire l’attention sur le tort que pourrait causer un tel ouvrage au sein de l’opinion publique, notamment en répandant des préjugés et des idées préconçues sur l’homosexualité et en renforçant l’idée que cette orientation sexuelle est tout sauf acceptable :

[L’]homosexualité y [dans l’essai de David Reuben] est tellement déformée dans sa définition et sa pratique, qu’il risque de faire ancrer davantage dans la tête des naïfs que dix millions de nord-américains [sic] sont des anormaux et des malades[24].

Dion revient à la charge dans l’article « Les “déviations” d’un psychiatre », paru dans la deuxième livraison du Tiers. Cette fois-ci, il condamne la position d’Yvan Léger, qui définit, dans son essai Les déviations sexuelles, l’homosexualité comme un trouble de la personnalité et, tel que l’indique le titre de l’ouvrage, comme une déviation grave qui doit être traitée. Dion met en relief la faiblesse de l’argumentation de Léger et conteste les idées reçues et les stéréotypes que l’auteur propage :

Déjà dans la détection de l’homosexualité chez l’adolescent, il dresse une liste de caractéristiques qui prouvent bien son ignorance de l’homosexuel : traits de caractère qui l’identifient à la femme, manque de confiance, manières efféminées, peur des jeux, isolement. Chez la lesbienne, il donne une description à l’opposé. Et pourtant[25]

En dénonçant de telles faussetés relatives à l’homosexualité, Dion fait du Tiers une source sérieuse et crédible, misant avant tout sur l’information objective – et non sur les préjugés homophobes, souvent relayés par la presse généraliste[26], ou sur le sensationnalisme des journaux jaunes[27] et de la presse à scandale. Le Tiers se distingue aussi clairement des tabloïdes gais érotiques, voire pornographiques, comme La Revue OM (1971), Ozomo (1972?-1973?), Bisexus (1972?-1974?) et Jeux d’hommes (1972-1974?), dont l’apparition suit de peu celle du Tiers. Dignes héritiers des journaux jaunes, ces périodiques, explicitement destinés à un lectorat gai, marient photos plus ou moins suggestives, nouvelles érotiques, potins sur le milieu gai et humour. Dans l’éditorial du premier numéro, Dion s’insurge contre de telles publications, qui renvoient à une vision stéréotypée et dénigrante de l’homosexualité :

À travers les lignes de journaux ou toute autre publication, l’homosexualité sert de prétexte au sensationnel. Les Autres se jettent sur cette pourriture pour le « kick ». Mais, Elle et Lui prennent figure de sadiques, de masochistes, de prostitués, de loques humaines. Ils sont rangés au niveau de l’animal, où tout sentiment est impossible[28].

D’ailleurs, tout contenu explicitement pornographique est banni des pages du Tiers[29], ce qui témoigne certainement d’une volonté du fondateur de se distancer de ces publications et de proposer une vision plus respectable et digne de l’homosexualité, expurgée de toute référence jugée trop explicite ou sensationnaliste[30].

« Arme défensive et offensive », comme le mentionne André Dion dans son premier éditorial, Le Tiers est un lieu d’affirmation de l’identité gaie. Pour arriver à promouvoir et à justifier l’existence d’une telle identité, Dion et ses quelques collaborateurs recourent aux références aux auteurs classiques et gréco-latins. Ainsi, le premier numéro de la revue se clôt par un article sur Michel-Ange et sur son oeuvre de sculpteur, peintre, poète et chantre des amours masculines. Il est reconnu comme « étant lui-même et sans honte, le plus merveilleux homosexuel que la terre ait porté[31] », comme un modèle qui, par son importance au sein du panthéon des arts et des lettres, légitime l’homosexualité. Le deuxième numéro du Tiers, quant à lui, s’ouvre sur « Aux temps du Kalos Kagathos », la traduction d’un article sur l’homosexualité à l’époque de la Grèce antique. Les auteurs, John S. Yankowski et Herman K. Wolf, se penchent sur « l’hédonisme hellénique[32] » masculin, tel que perçu par Platon, Lucien et Straton, pour ne nommer que ceux-ci. Le fait de rapporter les propos de tels auteurs n’est pas fortuit; il s’agit d’une façon de faire (re)connaître l’homosexualité, qui a désormais ses lettres de noblesse, ses références :

L’existence de la relation sexuelle entre le maître et son disciple n’était pas vue comme « corruption » de la jeunesse, mais comme le développement naturel de la sensualité de la jeune personne. Cet aspect de l’éducation était en fait très important à cette époque. La relation amoureuse maître-disciple était considérée comme le lien social le plus sacré[33].

Par conséquent, Le Tiers non seulement démystifie l’homosexualité : il la présente comme une réalité qui a une antériorité historique et qui, puisqu’elle est un fait indéniable, qu’elle a toujours existé et qu’elle ne représente pas un péché ou une tare sociale, a droit de cité et doit être défendue.

Après deux numéros parus en 1971 et 1972, Le Tiers cesse d’être publié. Malgré sa disparition précoce – possiblement causée, comme c’est le cas pour plusieurs autres périodiques gais[34], par des difficultés financières[35] –, Le Tiers représente un premier jalon dans l’affirmation, à la fois individuelle et collective, des gais au début des années 1970 et présage en quelque sorte l’arrivée, au milieu de la décennie 1970, de la presse gaie plus militante, avec entre autres Gai(e)s du Québec (1977-1979).

Un bulletin, puis un journal au service de la cause des gais : Gai(e)s du Québec (1977-1979)

À partir du milieu des années 1970, la répression à l’égard des gais s’intensifie au Québec, alors que le maire de Montréal, Jean Drapeau, orchestre une « campagne de nettoyage » en vue des Jeux Olympiques de l’été 1976. Les actes de harcèlement perpétrés par les autorités policières ainsi que les descentes dans les bars gais et les saunas augmentent considérablement. Face à la répression, les gais se mobilisent, protestent contre le sort qui leur est réservé et créent des associations afin de dénoncer ces interventions abusives et discriminatoires[36]. L’une de ces associations, l’ADGQ, fondée en 1976, devient vite un regroupement de premier plan pour l’obtention de droits pour les membres de la communauté gaie. À l’instar d’autres associations dont les ressources financières et humaines sont limitées, l’ADGQ opte pour la création d’un bulletin, Gai(e)s du Québec, en 1977. Tiré à 4 000 exemplaires, distribué gratuitement dans les établissements gais de la métropole, ce mensuel oscille entre 8 et 16 pages. Fabriqués artisanalement sur une presse acquise par l’ADGQ, brochés, les 11 numéros de Gai(e)s du Québec sont l’oeuvre des militants de l’association – parmi lesquels Claude Beaulieu, président de l’association, Yves Blondin, Ron Dayman, Stuart Russell et Jean-Michel Sivry –, qui assument entièrement leur production et leur distribution en toute collégialité. Le bulletin est financé par les membres de l’association eux-mêmes et, dans une moindre mesure, par les encarts publicitaires de quelques entreprises visant spécifiquement une clientèle gaie, comme le magasin de produits érotiques Priape, le site de villégiature Domaine Gay Luron et le bar Le Gant de Velours.

Gai(e) du Québec est plus qu’un simple bulletin artisanal qui diffuse les plus récentes nouvelles et les activités à venir de l’ADGQ – notamment dans les sections « En bref » et « Calendrier gai » –, fait connaître les adresses des organismes d’entraide destinés à la population gaie et donne à lire les commentaires des lecteurs : il s’agit d’un outil d’information, qui vise à pallier le manque de communication au sein de la communauté[37], et (peut-être surtout) d’un organe « de libération gaie, avec une perspective de lutte publique pour les droits des gai(e)s[38] ». Engagée, résolument militante, la publication a pour objectifs « le retrait des lois anti-homosexuelles, la lutte contre la répression et la discrimination ainsi que la formulation et la protection des droits civils des homosexuel(le)s[39] ». Pour l’ADGQ et ses membres, la visibilité de la communauté gaie de même que l’action publique et politique concrète passent par la publication d’un bulletin qui dénonce les différentes manifestations d’homophobie : mentionnons, parmi plusieurs exemples, la croisade menée par la chanteuse américaine Anita Bryant, dont la campagne « Save Our Children », qui vise l’abrogation des dispositions législatives en faveur des gais, a des échos dans la province[40]; le cas de l’homme politique John Damien, congédié parce qu’il est ouvertement homosexuel[41]; la perquisition, par les autorités policières, de plusieurs documents aux bureaux du journal gai torontois The Body Politic[42]; le refus de Claude Ryan, alors directeur du Devoir, de publier, au sein du journal, des lettres ouvertes et des publicités d’organismes gais sous prétexte qu’elles pourraient corrompre la jeunesse[43]; enfin, la répression policière, qui atteint son apogée au Québec avec les descentes aux bars Le Truxx et Le Mystique durant la nuit du 21 au 22 octobre 1977. La manifestation du 22 octobre, organisée par des militants afin de protester contre la descente de la veille, marque un véritable tournant dans l’histoire de la communauté gaie au Québec. Autrefois peu présente – quand elle n’était pas discréditée – dans les médias généralistes, elle a maintenant droit de cité et atteint une visibilité jusqu’alors inégalée :

Jamais les médias n’ont tant parlé des gai(e)s, de la lutte contre la répression policière et de celle pour l’obtention des droits civils. Cette semaine, on parlait des gai(e)s à la radio, à la télévision et dans les journaux. Même le ministre de la Justice du Québec a semblé prendre conscience de notre existence et de nos problèmes[44].

Cette visibilité récemment acquise permet dorénavant aux membres de l’ADGQ de prendre leur place au sein de l’espace public et de dénoncer les injustices dont les gais sont victimes :

Nous ne servirons pas de boucs-émissaires aux problèmes sociaux.

Retrait de toutes les accusations contre les arrêtés.

Les flics hors des bars, des saunas, des parcs et des places publiques[45].

En fait, par le biais de Gai(e)s du Québec, les membres de l’ADGQ réclament haut et fort l’égalité juridique et sociale pour la communauté gaie et exigent l’amendement de la Charte des droits et libertés de la personne afin que l’homosexualité y soit reconnue comme un motif illicite de discrimination :

Les gais veulent qu’on leur reconnaisse certains droits. Lesquels? Tout simplement ceux que possèdent déjà les autres citoyens. Par exemple, ils veulent disposer du droit au travail; du droit au logement. Car dans les circonstances actuelles ils risquent à tout moment de perdre leur emploi ou d’être évincés de leur appartement pour la simple raison qu’ils sont gais.

Puisqu’on sait pertinemment que l’homme est un loup pour l’homme, ne devrait-on pas également protéger l’homosexuel contre l’arbitraire? Le seul moyen d’y parvenir consiste selon nous à amender la Charte des droits de la personne afin qu’elle mentionne l’orientation sexuelle[46].

Grâce à cette publication, les membres de l’association entendent agir sur le dispositif législatif, voire sur la dynamique sociale, afin que les gais ne soient plus des citoyens de seconde zone. Ce faisant, ils tentent de rompre le silence et l’isolement des gais et participent à la constitution d’une communauté très engagée, d’une force politique visible :

Compte tenu que notre société tout à fait anti-homosexuelle nous divise, la tâche du mouvement de libération gaie doit être d’unir les gai(e)s à l’échelle du Québec. En même temps il faut créer dès maintenant un vrai mouvement national au Québec[47].

Dans l’édition de mai 1978 de Gai(e)s du Québec, un sondage est proposé aux lecteurs du bulletin. Il a pour but d’« aider à planifier la sortie éventuelle d’un journal de format plus agréable à lire, et qui réponde davantage aux attentes de la communauté homosexuelle[48] ». Fort des suggestions émises par les lecteurs, les militants de l’ADGQ font de Gai(e)s du Québec un journal à l’été 1978. Tout comme son prédécesseur, il est imprimé à 4 000 exemplaires et distribué dans les établissements gais, plus particulièrement ceux de Montréal. Le changement de format n’altère en rien son contenu, comme le confirme l’éditorial de ce « journal de libération[49] » :

Ce journal, et d’autres qui verront sûrement le jour, pourra aider à nous inventer une culture gaie, à développer une vie de quartier, à faciliter le “sortir” de nos ami(e)s à l’extérieur de Montréal […].

Il pourra contribuer au développement d’un mouvement gai québécois qui saura se faire respecter par l’ensemble de la société, qui ne sera plus isolé pour faire face à la répression policière, qui saura se lier aux autres victimes de la répression politique[50]

La dénonciation de l’homophobie multiforme et la revendication de droits civiques sont tout aussi présentes dans le journal que dans le bulletin. Lieu de réflexion politique, le journal Gai(e)s du Québec est le prolongement de l’action politique des membres de l’ADGQ en vue de la reconnaissance des gais dans la société québécoise. Cinq autres numéros du journal sont lancés avant que la publication cède la place au Berdache (1979-1982), organe politique de premier plan pour la communauté gaie du Québec.

La même année où Le Berdache voit le jour, d’autres périodiques gais, davantage commerciaux, font aussi leur apparition : c’est le cas, entre autres, de Mâlus (1979-1983?), créé par le sexologue Robert Germain, et du Guide gai du Québec (1979-), initiative d’Alain Bouchard. Ce dernier s’impose, au cours des décennies suivantes, avec l’un des principaux organes de presse gaie de la province : RG (1984-2012).

Entre longévité, engagement social et logique marchande : RG (1984-2012)

Au tournant des décennies 1970-1980, l’homosexualité, même si elle est encore parfois l’objet de répression[51], est davantage acceptée au sein de la société québécoise. La promulgation de la Loi 88, le 15 décembre 1977, fait de l’orientation sexuelle un motif illicite de discrimination au Québec. En 1982 naît le « Nouveau Village de l’Est », connu sous le nom de « Village gai » dès 1984. Auparavant plus ou moins dispersée, la communauté gaie a désormais son quartier, avec ses institutions et ses établissements[52]. Le Village incarne un rôle clé dans l’essor de la communauté gaie au Québec : il est à la fois un lieu d’appartenance, où les gais peuvent s’afficher, un espace de liberté et de résistance à l’homophobie de même qu’un quartier commercial, reflet du pouvoir économique des membres de cette communauté.

Cette première reconnaissance de l’homosexualité n’est pas sans influence sur la matérialité et le contenu de la presse gaie de la province, qui se transforment durant la première moitié de la décennie 1980. La presse militante, avec des parangons tels que Gai(e)s du Québec et Le Berdache, perd peu à peu du terrain au profit d’un nouveau type de périodique, plus commercial. Aux bulletins et autres périodiques plutôt informels et artisanaux – et souvent politisés – succèdent des titres comme Sortie (1982-1988) et Rézo (1986-1987), sans oublier Fugues, magazine toujours publié à ce jour. De tels périodiques, produits avec davantage de ressources pécuniaires[53], arborent une matérialité plus soignée : couvertures et photos en couleurs, impression sur du papier glacé, reliure allemande. Généralement gratuits, ils sont financés en grande partie grâce à la vente d’encarts publicitaires à des annonceurs variés, tant gais qu’hétérosexuels, ce qui a une incidence sur leurs tirages – plus considérables – et sur leur distribution, qui ne se limite plus strictement aux établissements gais[54]. La commercialisation et la professionnalisation progressives des périodiques gais ont également un impact sur leur contenu, qui doit correspondre aux attentes des annonceurs, s’éloigne du militantisme et devient davantage axé sur les modes de vie gais : sorties, nightlife, sexualité, divertissements de toutes sortes.

Un périodique comme RG, créé par Alain Bouchard, s’inscrit dans cette tendance. Parallèlement à sa carrière de psychologue, notamment auprès d’une clientèle gaie, Bouchard, dès 1976, fait ses premières armes dans le milieu de la presse gaie au Québec, notamment en collaborant à Gay Montréal : journal d’information homosexuelle du Québec (1976-1977) et à Attitude (1978-1984). En 1977, il fonde les Éditions Homeureux, qu’il administre seul. Outre Nouvelle approche de l’homosexualité : style de vie (1977) et Le Complexe des dupes (1980), ouvrages dont il est l’auteur, il édite entre autres l’essai politique Les Homosexuels s’organisent au Québec et ailleurs (1979) et le recueil de nouvelles Amour, délice et orgie, rédigés par Paul-François Sylvestre (1980), de même que le Guide gai du Québec, qui connaît 13 éditions jusqu’en 2009[55]. En 1978, Bouchard crée Club contact, un bref bulletin dont la fonction première est de faciliter la socialisation et les rencontres entre hommes, tant à Montréal qu’en région. Imprimé à 900 exemplaires, il est uniquement distribué aux abonnés et axé sur les petites annonces. Désireux de produire un périodique plus largement diffusé qui pourrait rejoindre un plus grand lectorat, Bouchard délaisse, à la fin de 1981, la production de Club contact et opte pour la publication du tabloïde Rencontres gaies. Paru jusqu’en décembre 1983, le périodique Rencontres gaies exhibe, comme son prédécesseur, un contenu en partie centré sur les annonces d’hommes à la recherche de relations (amoureuses, sexuelles) avec d’autres hommes. En tout, 17 numéros de Rencontres gaies sont lancés.

En janvier 1984, Rencontres gaies devient un magazine et change de titre pour RG, un mensuel produit, selon le fondateur, « dans la perspective de notre particularité – la seule d’ailleurs, vraiment – à savoir nos désirs pour nos semblables[56] ». Essentiellement l’oeuvre de Bouchard, qui rédige plusieurs articles – dont tous les éditoriaux – et qui se charge du montage ainsi que de la mise en page du magazine[57], RG est aussi le fruit de pigistes réguliers, tels le journaliste Roger-Luc Chayer, les sociologues Michel Dorais et Simon-Louis Lajeunesse, de même que les militants Bernard Courte et Marcel Pleau, à qui Bouchard confie la rédaction d’articles. Tiré à 11 500 exemplaires en moyenne[58], distribué gratuitement, RG se démarque par la proportion de publicités, nettement plus importante que dans des titres comme Gai(e)s du Québec ou Le Berdache[59], et par son contenu, qui est en grande partie focalisé sur la revue du nightlife et des activités gaies dans la métropole – avec notamment les chroniques « By Nite » et « Calendrier du mois » –, les voyages et les destinations touristiques prisées par les gais, l’alimentation, les petites annonces – regroupées sous le titre « Le coin des rencontres gaies » –, les annonces classées – rassemblées dans la section « Les fouinards » –, ainsi que la sexualité. Cette dernière s’exprime notamment sous la forme de nouvelles érotiques, de critiques de films pornographiques et de photos plus ou moins explicites.

Les sommaires du magazine, cependant, sont loin de se limiter à ce contenu visant davantage le divertissement : au contraire, RG se veut, tout comme Le Tiers et Gai(e)s du Québec, le témoin de l’évolution de la communauté gaie, de ses bouleversements. En effet, en plus de proposer des articles sur le statut de la communauté gaie et, plus globalement, de l’homosexualité dans le monde, RG n’hésite pas à prendre position sur les sujets chauds de l’heure dans la chronique « Point de vue » et dans des dossiers spéciaux, dont ceux sur l’homosexualité dans le milieu politique (no 75, décembre 1988), les conjoints de même sexe et les familles homoparentales (no 138, mars 1994), la difficulté de vivre son homosexualité en région (no 150, mars 1995), ainsi que la violence homophobe (no 168, septembre 1996). Parmi les sujets d’actualité qui touchent de près la communauté gaie, le sida – et par ricochet la santé sexuelle – est certainement l’un de ceux qui est le plus analysé par RG, et ce, dès le premier numéro. Le magazine contribue à faire du sida une question de société, à une époque où peu d’autres publications abordent ce sujet. Il existe bien des bulletins comme Le Virulent (1986-1989), Sésame (1989?) et Vies à VIH (1990-1993?), tous édités par le Comité Sida Aide de Montréal, mais de telles publications, de par leurs tirages et leur distribution plus ou moins restreints, n’atteignent pas la visibilité de RG, qui s’impose comme la référence dans ce domaine, entre autres avec la chronique « Publi-Santé[60] ». Source d’information sûre, RG renseigne les membres de la communauté gaie sur la nécessité des préservatifs, les derniers médicaments testés, les plus récents traitements, les avancées dans la recherche d’un remède, les soins à apporter aux personnes atteintes ainsi que sur le phénomène du barebacking[61]. En fait, le magazine sensibilise la communauté gaie – et la population en général – à cette maladie et fait un travail de prévention. Par conséquent, RG est l’un des seuls périodiques gais à attirer l’attention sur une maladie de plus en plus préoccupante et à présenter une image positive de la communauté gaie, alors qu’elle est plutôt perçue, notamment par les médias généralistes, comme l’une des grandes causes de la propagation de l’épidémie :

Le sida fournit aux récalcitrants et aux homophobes une arme de prédilection pour ralentir la conquête de notre fierté, de notre dignité. Qu’avons-nous à proposer pour faire échec à cette situation si ce n’est notre propre dignité de personne humaine qui, tout en respectant les autres, veut se respecter? À mon avis, se rendre visible, c’est se respecter et c’est, a fortiori, se faire respecter[62]!

Par la même occasion, le magazine dénonce publiquement toute personne ou organisme qui nuit à la lutte contre le sida, comme c’est le cas de la Commission des écoles catholiques de Montréal, laquelle refuse d’introduire des distributrices de préservatifs dans ses écoles secondaires[63].

Comme Le Tiers et Gai(e)s du Québec, RG dénonce les multiples formes de discrimination de la société hétérocentriste, que ce soit la violence homophobe en Amérique du Sud et en Europe de l’Est[64], la condamnation de l’homosexualité par l’organisme Human Life International[65] et les différentes manifestations de la censure, dont la saisie de livres et de périodiques pornographiques chez Priape et à la librairie Little Sister’s, située à Vancouver[66]. Des organismes québécois sont aussi pointés du doigt : c’est le cas du Centre de services sociaux Montréal métropolitain, qui véhicule, dans la documentation et les communiqués qu’il diffuse, l’idée que l’homosexualité est une maladie mentale, et ce, deux ans après que l’American Psychiatric Association a rayé toute référence à l’homosexualité dans sa nomenclature clinique[67]. Pour sa part, l’administration du Centre local de services communautaires (CLSC) du quartier Centre-Sud de Montréal est blâmée pour son refus de louer un local à l’organisme Gai Écoute[68]. Enfin, Santé Canada et Héma-Québec sont critiqués en raison de leur refus d’autoriser les gais à donner du sang, une pratique discriminatoire qui « alimente non seulement les préjugés envers les hommes gais, mais perpétue en plus, au sein de la population, le mythe très dangereux selon lequel les hétérosexuels ne risquent pas de contracter le VIH[69] ». Il s’agit, pour Bouchard et ses collaborateurs, de mettre en relief les « attitudes haineuses déguisées derrière l’hypocrisie scientifique et [l]es prétentions morales[70] » des institutions et des représentants de la soi-disant orthodoxie sexuelle.

En fait, RG est de tous les combats, y compris ceux qui mènent à l’obtention, durant les années 2000, des derniers droits pour la reconnaissance juridique et sociale de la communauté gaie. Déjà en 1984, le magazine se penche sur la question des unions civiles entre partenaires de même sexe et montre à quel point les couples gais ont peu de droits par rapport aux couples hétérosexuels :

Pratiquement, il est bien sûr que la réalisation d’un tel projet conjugal contribuerait à régler quantité d’injustices qui ont cours maintenant dans les unions gaies si on les compare aux unions hétérosexuelles, avantagées, sanctionnées par le mariage officiel. Tant sur le plan légal, fiscal, économique qu’émotif et social, nous sommes désavantagés par rapport aux autres quand nous décidons de partager une vie commune[71].

Au tournant des décennies 1990 et 2000, tandis que la question du mariage gai est devenue un enjeu politique, RG défend le principe des unions entre personnes de même sexe pour que les gais atteignent l’égalité juridique : « Pourquoi donc s’acharner à réclamer le droit de se marier comme tous les autres couples? […] C’est une question de principe. Si la société nous reconnaît le droit à l’égalité face à tous les autres citoyens, pourquoi alors en exclure le droit au mariage qui est reconnu à tout autre citoyen non homosexuel[72]? » Par son lobbying en faveur du mariage gai, RG a contribué à faire des gais des citoyens reconnus à part entière.

Avec Fugues, RG exerce durant près de 30 ans, soit de 1984 à 2012, un quasi-monopole dans le milieu de la presse gaie. Bien des périodiques, comme MG (1990-1991), Vision : le bi-mensuel gai du Québec (1991), Homo-Sapiens : journal de l’Association des lesbiennes et des gais de l’UQAM (1993-1996) et son successeur, Orientations (1996-2000), voient le jour au cours des décennies 1990 et 2000; toutefois, aucun d’entre eux ne réussit à concurrencer Fugues et RG de façon durable. En 2008, Bouchard, qui désire alors se retirer du milieu de la presse gaie, vend RG à André Gagnon, fondateur du journal Homo Sapiens (1993-1996), puis des magazines Être (1998-) et 2B (2002-). Gagnon édite RG, Être et 2B jusqu’à la fin de 2012 : constatant alors que le marché de la presse gaie québécoise est quelque peu saturé et que RG, ne serait-ce que de façon indirecte, concurrence les magazines qu’il a lancés au tournant du millénaire, Gagnon décide de clore l’aventure de RG avec le 354e et dernier numéro. Il se concentre ensuite sur l’édition de Être et de 2B, toujours publiés à ce jour.

Dans une entrevue accordée à Thibaut Temmerman dans l’édition spéciale célébrant le trentième anniversaire de Rencontres gaies[73] et de RG, Alain Bouchard attribue la longévité de la revue à deux facteurs : l’argent et les publicités[74]. Cela dit, la pérennité du magazine ne s’explique pas uniquement par l’accumulation d’un certain capital économique ou encore par la relève qu’a assurée Gagnon pendant quatre ans. Symbole d’une « presse gaie alerte et vigilante[75] », RG aura été, pendant presque trois décennies, un « facteur d’unification et de solidarité[76] » des gais. Au sein de ses pages, ce magazine a représenté la communauté gaie et il a participé, au même titre que les périodiques plus engagés de la décennie 1970, à sa construction, à son auto-détermination et à la redéfinition de son rapport au reste de la société.

Périodiques, communauté et identité : évolution et transformations

Que retenir de ce bref survol des périodiques gais au Québec et de ces trois études de cas? Tantôt bulletins d’informations artisanaux et fortement politisés, tantôt magazines plus commerciaux faisant l’apologie des modes de vie gais, les périodiques ont été (et continuent d’être) au service de la communauté gaie. « [P]remier périodique gai sérieux au Québec[77] », Le Tiers démystifie l’homosexualité et la présente comme une sexualité « normale », au contraire de ce que font, entre autres, les médias généralistes. Cruciaux pour le mouvement de revendication des droits des gais à la fin des années 1970, le bulletin Gai(e)s du Québec et le journal du même nom joignent l’action à la parole : ils exercent une pression sur les autorités et les institutions en place pour que l’homosexualité soit reconnue au sein de l’espace public. RG, pour sa part, est un magazine certes plus commercial, visant l’expression des modes de vie gais, mais il n’en demeure pas moins un lieu de parole et d’expression pour la communauté gaie, où elle peut faire part de ses doléances et s’affirmer. Bref, ces trois périodiques sont le reflet de l’histoire de la communauté gaie, de ses luttes, de ses avancées.

Les transformations relatives à la matérialité et au contenu des périodiques, la professionnalisation progressive de ces publications et le fait qu’elles sont plus soumises aux impératifs de la rentabilité économique sont intimement liés à l’évolution de la communauté gaie, qui est elle-même passée du statut de minorité réprimée à celui de groupe davantage reconnu et jouissant de plusieurs droits et privilèges (même si, dans les faits, certaines formes d’homophobie subsistent[78]); bref, à celui de force politique, sociale et économique. Dans un premier temps, la presse gaie québécoise, comme l’illustre bien le cas du Tiers, sert surtout à affirmer l’homosexualité au sein de l’espace public. À cette première initiative individuelle fort éphémère succède un ensemble de bulletins, de journaux et d’autres périodiques militants, parmi lesquels Gai(e)s du Québec. De telles publications, généralement issues de collectifs et de regroupements politiques et souvent financées par ces mêmes instances, ont pour principaux objectifs de proposer une riposte à la répression multiforme – notamment celle émanant des autorités policières – et d’être des tribunes pour la communauté gaie. Au début des années 1980, tandis que les premiers droits de la communauté gaie sont reconnus, les préoccupations militantes sont reléguées au second plan, ce qui n’est pas sans conséquence sur le contenu de la presse gaie : les articles à caractère politique, toujours présents, côtoient désormais des rubriques de plus en plus diversifiées, axées en grande partie sur les modes de vie gais et le divertissement. En fait, c’est une toute nouvelle façon de produire et de diffuser la presse gaie qui fait alors son apparition : les associations militantes, dont les ressources financières et humaines sont plus ou moins limitées, cèdent progressivement la place à des entreprises commerciales, comme Fugues, qui sont davantage soucieuses de la rentabilité, mais aussi de la présentation matérielle des périodiques. Ainsi, les bulletins produits et imprimés à la main sont progressivement remplacés par des magazines plus commerciaux, reflets d’un certain pouvoir (politique, social, économique) que détient désormais la communauté gaie. Par rapport aux premiers périodiques gais publiés dans la province et à la presse plus militante, ces magazines se distinguent également par la publicité, qui en est d’ailleurs l’élément clé : non seulement influence-t-elle leur contenu, qui doit correspondre aux attentes des annonceurs; elle leur garantit aussi des revenus, donc de plus grands tirages et, par extension, un lectorat plus élargi. Cette presse plus commerciale est en quelque sorte devenue la norme au sein de la communauté gaie. Ainsi, plusieurs des périodiques créés au cours des décennies 1980 et 1990, dont RG, s’inscrivent tout à fait dans ce créneau, quoique RG, comme l’a montré notre analyse de cas, ne se cantonne pas au divertissement et à l’expression de modes de vie : à l’instar de ses prédécesseurs, ce magazine est le témoin de l’évolution de la communauté gaie et de ses aspirations.

En fait, le périodique constitue assurément un instrument de pouvoir pour les gais : pouvoir de se dire en des termes autres que ceux véhiculés au sein de la société hétérocentriste; pouvoir de se définir en fonction de ses propres catégories de perception; pouvoir de s’afficher, de dénoncer, de réclamer le libre droit à sa sexualité, ou encore de modifier le dispositif législatif en place, jugé discriminatoire; pouvoir de former une communauté, aussi virtuelle soit-elle, qui brise l’isolement d’individus partageant la même orientation sexuelle.

Depuis le tournant du nouveau millénaire, la presse gaie est plus présente que jamais sur la toile. Fugues, à titre d’exemple, est certes toujours publié en format papier, mais du contenu paraît également sur le site Internet du magazine[79]. En quoi ce support transforme-t-il la presse gaie? Cette nouvelle façon de faire influence-t-elle les contenus des périodiques? Les versions papier et électronique répondent-elles à des utilités, à des fonctions spécifiques? Affichent-elles des différences notables quant à leur contenu? Une étude approfondie de la presse gaie québécoise contemporaine pourrait répondre à ces questions et mettre en lumière les enjeux sous-jacents à sa production, à sa diffusion et à sa réception.