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« [E]ntreprise collective où s'expérimente la création de sens par la fusion de voix plurielles[1] » : cette description des journaux ne s’applique-t-elle pas tout aussi bien à cette autre forme de publication périodique, la revue? Sauf cas exceptionnels (dont il faudrait une nomenclature rigoureuse, au moins pour le domaine francophone[2]), une revue est en effet une juxtaposition de noms propres, autour d’un emblème commun, le titre de la revue[3]. Cette double signature, à la fois individuelle et commune, affichée dans la plupart des sommaires, constitue tout à la fois un trait caractéristique de la revue (et des périodiques en général), et la source d’écarts, de tensions éventuelles, entre singularité et unité, polyphonie et orthodoxie.

Penser cette tension fondatrice, examiner les résolutions spécifiques qu’ont tenté de lui apporter les animateurs des revues, résolutions plus ou moins explicites, plus ou moins pérennes, c’est là un des défis majeurs de l’étude des revues. Avancer, comme Andrée Fortin, que « fonder une revue, c’est prendre la parole en tant que groupe intellectuel; c’est la prendre, de plus, comme groupe autonome[4] », bien que généralement juste, ne manque pas d’être problématique. Jusqu’à quel point les revues sont-elles toujours le lieu d’expression d’un groupe cohérent, autonome, le lieu d’énonciation d’un « nous » spécifique, exclusif et homogène, aussi bien sur les plans discursif et esthétique que sociologique? On peut observer, à contrario, nombre de cas où la trame des réseaux, loin de se cantonner à une revue, couvre de ses rameaux plusieurs revues à la fois; ou découvrir d’autres cas, tout aussi nombreux, de revues éclectiques, ouvertes à des courants littéraires ou intellectuels multiples[5], sans compter les innombrables relations épisodiques[6] ou ambiguës[7] entre collaborateurs et revues.

Soutenir, inversement, qu’une revue est nécessairement polyphonique, parce qu’elle rassemble plusieurs auteurs, numéro après numéro, comme tend à le soutenir Pierre Ouellet[8], est également contestable : nombre de revues tendent en effet vers le monologisme, qu’il soit en sourdine ou claironné, esthétique ou idéologique. Dans la mesure où il s’agit de rendre raison tout à la fois de la revue, comme espace d’écriture collective distinct des autres supports imprimés (journal, magazine, livre), et des revues, comme prises en charge spécifiques, évolutives, de cette modalité médiatique, il paraît plus juste, bien que plus difficile, de tenter de cerner les degrés et les zones de partage ou de dissension, ainsi que les acteurs concernés. Ce serait là l’objectif d’une sociopoétique des revues, dont je vais tenter d’indiquer l’intérêt et de préciser les fondements, de manière programmatique et schématique. Un survol préalable des travaux antérieurs sur cet objet, au Québec et en France, permettra de camper ce projet, puis, une étude de trois cas de « petits genres », pris au Nigog, à La Nouvelle Revue française et au Quartanier, éclairera un des aspects des revues trop souvent négligé par les études, et susceptible d’être éclairé (et d’éclairer en retour) par la sociopoétique proposée ici.

La revue comme « groupement »

L’importance des revues dans la structuration de la vie littéraire, dans la constitution et l’affirmation « publique » des groupes, dans l’affrontement des conceptions du littéraire, est signalée, implicitement et « traditionnellement », par la plupart des synthèses consacrées aux dix-neuvième et vingtième siècles, qui fut en effet « le temps des groupes[9] » et le fut en bonne partie grâce aux revues. On peut ainsi dénombrer nombre de monographies et davantage encore d’articles se penchant sur la contribution de la revue étudiée à la littérature de son temps, mais ils paraissent autant de contributions éparses à l’histoire littéraire, du fait de leur absence de préoccupations théoriques ou d’inscription forte dans un courant de recherche sur cet objet. Et pourtant, certains d’entre eux ont été marquants, éblouissants d’érudition parfois[10], ou menés dans le cadre d’une visée globale, synthétique[11]. Ce fut donc surtout du côté des analyses consacrées à la dimension collective, institutionnelle et « méta-discursive » de la littérature, à partir des années soixante-dix, qu’on peut trouver l’esquisse d’un premier chantier ouvertement théorique sur le rôle « structurant » des revues. Ainsi, la théorie du champ a-t-elle fait des revues une des principales instances réglant l’attribution du capital symbolique, un des marqueurs majeurs des positions, sinon la porte d’entrée par excellence dans le champ. « Le sommaire d’une revue est à la fois une exhibition du capital symbolique dont dispose l’entreprise et une prise de position politico-religieuse[12] », écrit Bourdieu, qui précise que ce qui « fait » une revue est « le rassemblement d’auteurs et, secondairement, de textes », avant de vouer aux gémonies « les tentatives pour dégager des textes et d’eux seuls le principe unificateur d’ensemble d’oeuvres et d’auteurs ainsi constitués[13] ». L’ouvrage capital à cet égard demeure celui de Boschetti sur Les Temps modernes, entre autres parce qu’elle a lancé l’hypothèse du champ des revues, d’une organisation générale et spécifique de ce sous-système médiatique[14], mais de multiples autres études ont emprunté à ce cadre analytique pour rendre raison du rôle crucial des revues dans les luttes au sein du monde littéraire, en particulier dans les prises de position[15].

Il serait possible, ici, de souligner une fois de plus l’équivalence théorique entre texte, revue et prise de position, qui mène à ne voir dans les articles d’une revue qu’une prise de position au sein d’une collective prise de position. Tout en éclairant avec force la dimension agonistique des publications périodiques, ceci conduit à aborder le genre comme manifestation d’un choix stratégique plutôt que comme opérateur de médiations, à lire les rapports entre textes, au sein d’une revue, sous l’angle de la convergence (face à des adversaires) ou de la divergence, plutôt que dans l’optique d’une continuelle mise à l’épreuve, dans l’écriture, des lieux et formes d’un espace discursif commun. Mais, outre que cela mènerait à reprendre de vieux débats, en négligeant les rapprochements opérés par divers chercheurs entre sociologie de la littérature, analyse du discours et sociocritique, il est plus pertinent, ici, de signaler la relative indistinction des rôles entre revue et éditeur que cette approche entraîne[16]. Tout se passe ainsi comme si les revuistes étaient des éditeurs dotés d’un discours (sur la littérature, en particulier), la revue un type de livre doté de plusieurs signatures.

L’équation implicite entre revue, groupe et prise de position fonde, de même, l’intérêt d’un autre courant de recherche, celui de l’histoire des intellectuels. Tournant le dos à une idéaliste histoire des idées, pour examiner le monde intellectuel comme ensemble, ses milieux, ses vecteurs de diffusion, cette approche s’est dès le début penchée sur les revues, puis, sous l’impulsion, entre autres, de La Revue des revues et de l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), s’est « banalisée[17] », engendrant quantité de solides monographies et de collectifs[18]. Bien que le passage de l’histoire des mentalités ou des idées à l’histoire intellectuelle et culturelle ait eu au Québec d’autres phases, d’autres sources, dont ceux de Fernand Dumont et son équipe sur les idéologies[19], on pourrait tout de même rapprocher de cette perspective les travaux d’Yvan Lamonde, d’Andrée Fortin, de Gérard Fabre et de Pascale Ryan, ou ceux publiés dans la revue Mens[20], et joindre à ceux-ci les études sur le journal de Fernande Roy et de Dominique Marquis, en notant qu’à l’exception de Mens, on y trouve une plus grande préoccupation sociologique, une plus grande proximité avec l’histoire du livre que dans l’histoire intellectuelle française.

La multiplication des travaux sur les revues, dans le domaine français, à partir des années 80, étrangement, n’a pas mené à une jonction, à un croisement, au sein de la nébuleuse « culturaliste », avec les études médiatiques[21]. On ne retrouve guère, de ce fait, dans l’histoire des revues intellectuelles, de démarches intégrant pleinement les niveaux techniques, symboliques et économiques, et encore moins d’examen conjoint des dimensions socio-culturelles et littéraires ou sémiotiques, comme l’esquissait le projet sur la civilisation du journal, tel qu’exposé par Kalifa et Vaillant[22].

Cela dit, du côté de la sociologie de la littérature comme de l’histoire intellectuelle, un déplacement s’est opéré, des groupes aux réseaux et sociabilités, des postulats de cohérence et de frontières nettes, aux degrés et formes plurielles d’appartenance ou de solidarité. Complexifiant les rapports entre acteurs, identités, groupes et discours, ce changement incite à lire les revues comme le résultat d’un incessant travail de sociabilité, travail de création, maintien et rupture de liens, travail d’échanges de textes et de points de vue. Voir comment le groupe se fait et se défait, en étant à pied d’oeuvre dans les revues, faire une cartographie plus fine des relations établies entre les collaborateurs des revues, reconstituer les échanges qui s’y déroulent (ses circuits, ses temps forts et faibles, ses matériaux : manuscrits, livres, idées, appuis, argent, etc.) : tout cela permet une lecture plus complexe de la revue comme lieu de sociabilité. Soulignant les faits de solidarité entre revues, ainsi que leur déploiement fréquent sur plusieurs champs à la fois (contestant ainsi leurs frontières « nationales » ou « disciplinaires »[23]), Daphné de Marneffe a ainsi mis en évidence, sur ces plans, les limites de la thèse d’un « champ des revues »[24]. Diverses enquêtes bibliographiques ont permis de cerner les contours du monde des revues (et surtout des « petites revues »)[25], mais il n’y a guère eu, dans le monde francophone, que les récents projets du Collectif interuniversitaire pour l’étude du littéraire (CIEL), pour la Belgique, et de Jean-Pierre Couture et de ses collaborateurs, pour le Québec, qui aient mené à des recherches bibliométriques poussées[26]. Or, ce type d’enquête est du plus grand intérêt, et les outils issus des digital humanities extrêmement pratiques pour faire apparaître des phénomènes invisibles autrement : le « Modernist Journals Project » dirigé par Robert Scholes et Sean Latham l’illustre bien avec les analyses tirées de ses bases de données[27]. Ce projet témoigne par ailleurs du remarquable dynamisme des études sur les revues, et plus particulièrement les revues littéraires « modernistes » dans le domaine anglophone[28].

Par la qualité et le nombre des travaux, ces deux veines de recherche ont contribué à faire de la revue un objet d’étude privilégié, à en faire l’instrument par excellence d’une relecture de l’histoire des discours et des formes. D’où la multiplication des notices sur les revues, dans les dictionnaires littéraires, depuis une vingtaine d’années[29]. Cependant, pour la plupart d’entre elles, ces notices gardent un regard qui fait essentiellement de la revue l’expression d’un groupe unifié, le lieu d’une prise de position commune, d’élaboration d’une idée de la littérature, plus que l’espace d’un travail textuel collectif ou qu’un média aux modalités sémiotiques, matérielles et sociales spécifiques. On serait dès lors porté à dire, comme Thomas Loué, que la revue est devenue un « matériau de premier choix mais qui […] demeure à l’état de sources et non d’objet à proprement parler[30] ». Nuançons ce constat sévère : on connaît désormais beaucoup mieux le système des revues, leur rôle sur le plan social et institutionnel, mais les médiations spécifiques aux revues n’ont pas fait l’objet d’études systématiques, n’ont pas engendré de propositions méthodologiques ou théoriques fortes, encore moins de synthèses de cet ordre. D’une certaine manière, on n’a pas encore pleinement pris la mesure, d’une part, des différences entre les revues et les maisons d’édition, comme instances de diffusion et de légitimation ou comme lieu de sociabilité, et, d’autre part, entre la revue, le livre et le journal, comme supports médiatiques.

La revue comme media : les leçons du journal (et ses limites)

Par bonheur, ce qui, pour les revues, demeure un point aveugle, a au contraire été un objet d’étude central, dans les études culturelles et littéraires consacrées aux médias, et en particulier au journal, sur lequel je vais me concentrer, car c’est de ce côté, il me semble, que les travaux effectués et en cours peuvent le plus aisément orienter l’étude des revues. J’ai mentionné, plus haut, le projet de « Civilisation du journal » et l’article programmatique de Kalifa et Vaillant. Depuis, ce projet a connu plusieurs phases et produit des résultats impressionnants, dont de nombreux collectifs et la synthèse de Marie-Ève Thérenty sur la poétique du journal[31], sans oublier les recherches de Guillaume Pinson sur l’imaginaire constitutif de ce régime médiatique[32]. Mais je m’en voudrais, ici, de ne pas signaler que parallèlement à ce projet des québécistes ont mis en oeuvre, eux aussi, une histoire littéraire de la presse périodique; je pense, entre autres, aux études de Bernard Andrès sur la constitution d’un espace littéraire à la fin du dix-huitième siècle[33], de Micheline Cambron sur Le Canadien et les journaux du dix-neuvième siècle[34], ou de Marie-José des Rivières et Denis Saint-Jacques sur les magazines[35].

Ici, un véritablement renversement a été accompli, par rapport au sort traditionnellement fait par l’histoire littéraire à la presse périodique : désormais, le journal est considéré comme une oeuvre, comme une entité sémiotique globale, et ses principaux traits, médiatiques et textuels, sont décrits et analysés dans la perspective d’une typologie formelle et historique des matrices, procédés et genres. L’ouverture, sur le plan théorique, à un examen général des multiples formes de la presse périodique, incluant la revue, n’a pas encore conduit, dans les faits, à un examen spécifique de cette dernière. Il n’importe : les acquis de ces travaux peuvent servir de base à une interrogation de la revue comme media spécifique, dans sa position au sein des imprimés et des périodiques, sa matérialité, ses traits structurels et ses genres. Je n’en ferai qu’un aperçu schématique, afin d’indiquer dans quelle direction l’étude des revues pourrait contribuer à l’histoire littéraire de la presse périodique, en reprenant pour ce faire quelques-uns des éléments de la matrice médiatique journalistique dégagés par Thérenty, lesquels s’appliquent aussi à la revue, moyennant quelques ajustements.

Trait fondamental, la périodicité est évidemment tout aussi distinctive pour les revues que pour les journaux; c’est là, d’ailleurs, une caractéristique bibliographique dont l’importance va jusqu’à influencer l’architecture même des bibliothèques. Cependant, la périodicité de la revue se décline en mois, là où celle du journal se décline en jours (les magazines se situant dans une zone intermédiaire). Ceci, de pair avec la tendance dominante à l’emprunt des formats propres au livre (l’in-octavo, le plus souvent), entraîne deux conséquences significatives, deux tensions caractéristiques.

Élément d’une série ouverte, en mouvement, appelée à être complétée par d’autres livraisons, le numéro de revue ne se présente pas comme monument, mais parcours, moment dans un travail en cours (d’où les fréquentes mentions « en préparation » ou « extraits », qui annoncent la nature provisoire de certains de ses textes, laissent entendre que le projet d’écriture de la revue ne s’achève pas dans un numéro, ne peut s’achever, est toujours « à suivre »). Ce trait, qui la rapproche du journal, explique en bonne partie qu’on ait longtemps refusé à la revue le statut d’oeuvre. Or, du même souffle, ce périodique renie sa périodicité, rêve d’immortalité et se prend pour un livre. Les numéros de revue, surtout ceux unifiés par une thématique, un caractère programmatique-manifestaire ou qui rassemblent des hommages à un auteur, et d’autant plus fortement que leur matérialité est luxueuse[36], postulent qu’on ne les jettera pas, après lecture, qu’on les relira et qu’on les reliera.

Ce statut tendu, ambigu, entre journal et livre, engendre aussi un rapport distinct à l’actualité, à cette idée d’une transformation continuelle, énigmatique, du monde, qui fonde le journal et naît de lui. Malgré de fortes variations, signalées par la part relative des « chroniques » dans la composition des sommaires, la revue ne prétend pas faire et dire l’actualité. Les délais, entre les numéros comme entre l’écriture, la composition et la diffusion des numéros, ne lui permettraient pas de rivaliser avec le journal. Le revuiste ne présente pas des faits, des personnages, des textes nouveaux, il revient sur eux, les revisite, les relit, les re-voit. Ceci quand on ne prétend pas les ignorer tout à fait, dans une inactualité aussi radicale que possible. J’aurais tendance à voir, dans cette tension, dans ce retour régulier mais à distance sur les événements, une attitude qui prédispose la revue à devenir le terreau par excellence de l’essai. En ce sens (comme sur d’autres plans), la revue serait non seulement désir de l’oeuvre, aspiration à la relecture, mais dispositif générateur d’un vaste corpus d’oeuvres, oeuvre au second degré. Cette interprétation va volontairement à l’encontre de quantité de relectures historiques, qui font de la revue un cadre neutre, une instance de diffusion permettant aux écrivains de publier une première version de leurs textes, mais qui n’a jamais d’impact sur ces textes. Dans cette lecture, les relevés systématiques des « pré-publications » en journal ou en revue, permettent d’éclairer l’interprétation de ces oeuvres, prises « individuellement », mais ne conduisent pas à s’interroger sur leur intégration dans une oeuvre collective, à examiner la revue comme « maître d’oeuvre » et non support inerte.

Les deux autres traits caractéristiques de la poétique journalistique, ceux de la collectivité et de la « rubricité », éclairent tout aussi utilement la revue, et me ramènent à mon point de départ. Il faut noter, au sujet la dimension collective des revues, qu’elle prend généralement la forme du recueil et donc de la linéarité, plutôt que de la mosaïque, et que cette « polyphonie » associée par Thérenty au journal, où elle serait plus forte que dans le roman, est un élément crucial, mais indissociablement idéologique et poétique. L’enjeu, ici, porte sur les formes et les degrés de dialogisme : la revue opère et manifeste une polyphonie et une intertextualité « restreintes », dont les frontières, les hiérarchies, et les conflits qu’ils suscitent, doivent être étudiés, en tenant compte des diverses médiations.

Une revue de combat, comme Parti pris, qui se voulait le fer-de-lance de l’indépendantisme et du socialisme au Québec[37], a une cohérence idéologique extrêmement forte, contrairement à la Nouvelle Revue française des années 1930, par exemple, qui faisait cohabiter, dans les mêmes numéros ou d’un numéro à l’autre, des prises de position favorables au communisme, au socialisme, ou à une politique « modérée », radicale, aussi bien qu’à des prises de position résolument apolitiques. En même temps, on peut se demander si, dans le rapport au langage, aux diversités linguistiques, il n’y avait pas une plus grande diversité dans Parti pris que dans La Nouvelle Revue française (du moins pour la section de tête, des grands textes de création). La difficulté, du point de vue des études littéraires, tient aux effets que peuvent engendrer, d’un côté, la recherche des « écoles », des conceptions du politique, du littéraire, etc., recherche qui peut réduire les zones de tension, au sein d’une revue, gommer les surfaces irrégulières, pour mieux isoler une prise de position commune, comme à ceux qui peuvent résulter, de l’autre, de la valorisation de la polyphonie ou de l’écart par rapport à l’idéologique. Ainsi des analyses des romans québécois des années soixante dévalorisent les romanciers de Parti pris, parce que leurs romans sont trop étroitement porteurs de l’axiologie et des personnages emblématiques de cette revue[38]. On postule ainsi, implicitement, que ces écrivains devraient contredire leurs propres prises de position, et celles de leur groupe, dès lors qu’ils passent de l’éditorial au roman ou à la poésie. Partir des revues pour reprendre sur de nouveaux frais les débats théoriques sur les rapports entre littérature et politique, idéologie et esthétique, polyphonie et unité, cela serait sans doute une voie de recherche prometteuse.

Une autre voie, issue elle aussi des réflexions bakthiniennes, serait celle de l’analyse des discours, et pourrait viser à faire le pont entre les deux grands modes d’étude abordés par Marc Angenot, soit celui de l’étude du discours social, des phénomènes transversaux d’intertextualité et d’interdiscursivité[39], qui plongent les productions discursives dans le vaste entrelacement des arguments et topoï, et celui des topographies, qui mettent plutôt en évidence les traits distinctifs des différents discours d’un secteur donné[40]. Une telle approche, appuyée sur l’étude des réseaux et la lecture des correspondances, pourrait chercher à voir dans la revue une des médiations majeures entre le discours social et les textes d’un acteur donné, un opérateur d’intertextualité restreinte, un filtre entre le discours social, la bibliothèque universelle et un ensemble réduit de lectures communes, d’arguments valorisés ou rejetés, de thèmes incontournables ou sans importance, etc. Double filtre, pourrait-on dire. Car il y a d’abord, du point de vue des collaborateurs des revues, celui de la sociabilité, du réseau, comme le note Anna Boschetti à propos des fondateurs de La Nouvelle Revue française : « [leur] affinité se renforce sans cesse à travers des échanges très intenses : ils se voient souvent […], ils font en commun des voyages et des lectures[41] »; ils se donnent ainsi un univers de références communes, mais aussi des idées, des images, des modes d’écriture et d’argumentation. Puis, la revue elle-même, par ses propres prises de position et son interaction dialogique avec le discours social, sert de filtre discursif, du point de vue des lecteurs. Le discours social y apparaît ainsi à travers un prisme à multiples facettes[42].

Des corpus à géométrie variable

Les enjeux du « rubricage », de l’ordonnancement des textes en fonction de typologies complexes qui combinent thèmes et genres, sont tout aussi importants pour les revues, qui « inventent » elles aussi de nouveaux modes d’écriture en fonction de leur classement (ainsi pour la rubrique des « rêves » dans La Révolution surréaliste). Une telle piste mène à une interrogation plus spécifique de « l’espace interne des revues[43] », de leur division du travail textuel en « sous-corpus » et de ses effets sur la lecture. Un extrait de l’introduction à l’anthologie de Liberté permettra d’aborder ce dernier aspect de mon analyse : « Oui, notre anthologie en est une d’essais », y affirme-t-on avec force, avant de préciser :

S’il n’est pas inutile de rappeler qu’Arbres de Paul-Marie Lapointe ou La Vie agonique ont d’abord paru dans la revue, on ne peut en déduire que c’est grâce à Liberté que ces poètes se sont fait entendre, loin s’en faut. Il en est autrement de « La fatigue culturelle du Canada français » d’Hubert Aquin ou de « La lutte des langues » de Fernand Ouellette, qui ont fait corps avec la revue; Liberté c’était « ça », cette charge-là, ces textes-là[44].

Je ne puis qu’être en profond désaccord. Liberté ne fut pas que par hasard, par inadvertance, le lieu de publication des poèmes de Lapointe et Miron en même temps que des essais d’Aquin et de Ouellette. Il faut donc penser leur conjonction, sans s’empêcher de se concentrer sur une filière spécifique, celle de l’essai en l’occurrence.

Pour résoudre ce problème, je serais porté à combiner la double perspective de l’oeuvre et du texte, quitte à commettre le crime de lèse-barthésianisme. Voir la revue comme texte, c’est-à-dire comme « champ méthodologique[45] », construction intellectuelle effectuée en fonction de problématiques spécifiques, d’une part. La voir aussi comme oeuvre, d’autre part, c’est-à-dire comme travail, produit, qui appelle l’évaluation et « renvoie à l’idée d’une totalité, d’une globalité[46] ». Ainsi, « chaque texte, chaque oeuvre […] serait partie intégrante et constitutive » de l’oeuvre « complète », pour détourner la formule d’Alain Viala. Autrement dit : l’article de revue, le numéro de revue, les séries d’articles dus à un même auteur ou rangées sous une même rubrique : autant d’ « oeuvres » dans cette oeuvre englobante qu’est la collection complète de la revue, autant de corpus à géométrie variable, mais constitutivement unis. Lire la revue comme une oeuvre collective, ce serait ainsi parcourir les zones multiples, tantôt juxtaposées, tantôt emboîtées, de cette collection mouvante de noms et de textes, en tenant compte de sa matérialité, de ses enjeux institutionnels et des médiations médiatiques, ainsi que des tensions entre collectivité et singularité[47].

En somme, la sociopoétique des revues viserait à tenir compte, dans leur articulation, mais sans les confondre, des dimensions sociale (ou collective) et poétique (ou médiatique). Ceci en examinant, d’un côté, la revue comme lieu de sociabilité en mouvement, avec des degrés variables d’homogénéité sociale, professionnelle ou discursive, comme prise de position, instrument d’accumulation de capital symbolique, au sein d’un espace intellectuel et littéraire aux frontières conflictuelles; comme produit économique et matériel, sources de contraintes multiples; et enfin comme lieu de médiation du discours social. Sans négliger, de l’autre, ce qui fait de la revue une matrice médiatique spécifique, une oeuvre collective, périodique, fondée sur un rapport second à l’actualité et juxtaposant des corpus à géométrie variable.

Lancer l’idée d’une sociopoétique des revues, c’est postuler que le fait de participer à un réseau, de collaborer à un projet de publication collective, d’écrire régulièrement « avec » ou « à côté » d’un certain nombre d’écrivains et intellectuels, est susceptible d’infléchir l’écriture dans une direction commune, de favoriser la dissémination de topoï, de personnages, d’arguments ou de postures, de mener à l’invention de modalités génériques inédites. C’est ce dernier aspect que je vais aborder, en braquant les projecteurs sur deux cas de « petits genres », deux cas d’inventions génériques accomplis « à plusieurs », dans les revues et grâce aux revues : les « Dialogues des bêtes » de la revue Le Nigog et les critiques en trois lignes du Bulletin de la NRF.

Réécrire les lieux communs : le « Dialogue de bêtes » du Nigog

Éphémère revue qui ne connut que douze numéros, de janvier à décembre 1918, Le Nigog n’en suscita pas moins de très fortes, de très vives réactions, cristallisant la polémique entre les exotiques (du surnom affublé aux collaborateurs de la revue) et leurs adversaires régionalistes, qui couvait depuis près de dix ans. « Première revue moderniste à voir le jour au Québec[48] », elle défendit vigoureusement l’autonomie de l’art et « la liberté du sujet créateur[49] », regroupa autour d’elle une équipe multidisciplinaire (architectes, artistes, écrivains, ingénieurs, musiciens, etc.) et attaqua sans répit ses adversaires.

L’histoire de cette polémique a été minutieusement reconstituée par Annette Hayward[50] et Dominique Garand[51] en a effectué une analyse globale à partir des propositions théoriques de Dominique Maingueneau. Plus spécifiquement, Luc Bonenfant a pu montrer comment Le Nigog fut un terrain d’expérimentation pour le poème en prose, dont les traits génériques contaminèrent en partie le discours critique[52]. Sans que cela soit directement le propos de ce dernier, son analyse peut amener de l’eau au moulin de la sociopoétique des revues en ce sens qu’elle aborde l’ensemble des textes publiés dans une même revue comme un corpus global, regard qui permet d’observer des échos, transpositions et médiations, d’un genre ou d’une rubrique à l’autre. C’est un tel type d’amalgame, entre critique des discours et genre dialogué cette fois, qu’on retrouve dans les « Dialogue[s] des bêtes », dont l’analyse met en lumière une facette peu étudiée des positions du Nigog.

Courts textes d’une page ou deux, stratégiquement placés entre les articles de fond et la section des chroniques et échos (section elle-même intitulée « La Mare aux grenouilles », pour mieux stigmatiser la bêtise de ses adversaires), ces « dialogues » font entendre les répliques échangées par un groupe de femmes, qu’on peut présumer réunies dans un salon bourgeois, comme le laisse deviner le bandeau de cette rubrique, signé Adrien Hébert.

Le satyre, caché derrière le fauteuil du bandeau, souligne avec plus de force encore la charge annoncée par le titre. Ces saynètes offrent en effet une version caricaturale de conversations mondaines; le premier « dialogue » en donne un exemple patent :

Pauline : Qu’est-ce que votre mari pense de la guerre? Sagacée : Il dit que les alliés (sic) ne pourront jamais vaincre l’odieuse Allemagne, les Allemands sont trop forts. Choeur : Ils sont si forts les Allemands! Pauline : Ils n’ont, paraît-il, perdu que vingt mille hommes depuis le commencement de la guerre. Sagacée : Et les Français, toujours excités, en ont perdu cinq millions. Choeur : Ils sont si forts les Allemands. Polyeucte : Dieu avec raison punit justement la France. Lucrèce : Les Français ont voulu enlever l’image du Christ du prétoire, et comme punition, Paris sera détruit. Choeur : Ils sont si cochons les Français! pauline : Et si peu sérieux! Sagacée : Ils ont bien de la chance d’avoir les Anglais et les Américains pour les défendre. Bertha : Parlons d’autre chose. La guerre c’est si ennuyeux. J’ai justement une bonne qui[53]

Théâtre de la doxa, des lieux communs assénés avec autorité (souvent celle, vicariale, du mari ou des « on dit »), foisonnement de stéréotypes nationaux, les « Dialogue[s] des bêtes » mettent en scène une parole féminine, bourgeoise et pudibonde, dont l’ignorance s’étale sans retenue : une des voix, dédaignant le milieu musical montréalais après un séjour en France, justifie son désintérêt en déclarant : « [a]près avoir entendu jouer Chopin lui-même, vous comprenez qu’il me faut un grand artiste pour me faire aller à un concert[54] »…

Du début à la fin, ces dialogues, oubliant leur dette envers Colette[55], n’ont pas d’autres personnages, pas d’autre souffre-douleur que des femmes, toutes ridicules, bien qu’inégalement « précieuses ». Or, ce ne sont pas elles, mais les régionalistes, que la tradition critique attribue aux exotiques comme principal adversaire (non sans raison). Ces femmes partagent bien certains stigmates avec les régionalistes, tels que caricaturés dans Le Nigog : lecture morale de l’art, ignorance des vraies valeurs artistiques, méfiance vis-à-vis de la France, mais quelques traits spécifiques les en distinguent : féminité, mondanité, statut social élevé (elles se préoccupent de décorer leurs maisons avec des objets d’art à la mode, se demandent dans quels couvents distingués placer leurs filles et où se rendre en villégiature, s’adonnent à la philanthropie, etc.) et fixation sur la sexualité (surtout pour le personnage bien nommé de Messalinette, qui juge les Français « si cochons », relève les scènes « risquées » des romans et se pâme devant les beaux hommes).

Étudier Le Nigog à partir du « Dialogue de bêtes » amène à relire autrement la critique constante du public canadien-français opérée dans la revue, ainsi que les flèches acérées adressées, dès le premier numéro par l’un des directeurs, Léo-Pol Morin, aux « dames d’art », ces « propagatrices averties du plus mauvais goût », ces « empoisonneuses », « surefféminées, expansives et pullulantes » qui oeuvrent à la « crétinisation[56] ». D’une certaine manière, ce conflit entre des artistes, mondains eux aussi mais modernistes et se réclamant d’un savoir ésotérique, spécialisé, et des mondaines superficiellement cultivées, incapables d’apprécier l’art véritable, est aussi important, dans la revue, que le combat au nom de l’autonomie artistique. Le mettre en lumière permet de nuancer les déplorations du Nigog au sujet de l’absence d’un véritable public cultivé et d’éviter de réduire leurs prises de position à un conflit entre la bourgeoisie libérale montréalaise en ascension et les élites clérico-nationalistes, ce à quoi bien des analyses (y compris les miennes) ont pu les réduire, mais exprime plutôt une tension, au sein même du public mondain et bourgeois, entre amateurs et professionnels, entre les « salonnières » et les artistes qu’elles accueillent ou fréquentent. Il y a ainsi une crise, dans cette fragile alliance entre les écrivains et artistes du Nigog (presque tous masculins, à deux exceptions près, celle de Jane Mortier, une Française, et de Josée Angers, la femme de Robert de Roquebrune), et les mondaines, qui ont facilité leurs débuts[57]. L’insistance sur la « virilité », la masculinité, dans les pages du Nigog[58] sert de justification de leur intransigeance polémique et de l’inverse dévalorisation des puérilités, des mollesses critiques, tout en exprimant, involontairement, la crainte d’être rejeté, comme créateurs, du côté des valeurs féminines.

Par ailleurs, en ce qui concerne la poétique et la dimension collective de la revue, il faut souligner que ce microgenre de saynètes dialoguées permet au Nigog de reprendre, un par un, la plupart des thèmes abordés dans les articles de fond, dans un dialogisme actif et critique entre leurs positions et celles de leurs adversaires. Il y a là un travail significatif de réécriture des lieux communs, ainsi que du vide des « tours de parole » de la conversation mondaine, qui mène à un remarquable plagiat par anticipation de La cantatrice chauve[59], dans un texte qui, par sa remise en question du langage et de la logique, s’avère d’une étonnante modernité.

L’intérêt de cette rubrique tient aussi à l’incertitude qui règne quant à son véritable auteur, puisque « Paul Brunot » est un pseudonyme, tout pourvu qu’il soit d’un portrait, dans le deuxième numéro, dû à la plume de Henri Hébert. Bien qu’il soit difficile voire impossible de l’affirmer avec certitude, j’avancerais que ce pseudonyme ne cache pas un collaborateur en particulier[60], mais une équipe de rédacteurs, qu’il s’agirait plutôt d’un pseudonyme collectif, comme celui des « Treize » de L’intransigeant[61]. Cette rubrique couvre trop systématiquement les spécialités des différents directeurs, exprime trop nettement leurs « bêtes noires » respectives, pour ne pas participer à une sorte de défoulement collectif. Défoulement qui passe par une réécriture dialogique, mène à l’invention d’un « genre » inédit, ironique et ludique, et condense charge critique et virtuosité stylistique. Même dans le lieu commun, la bêtise, nous sommes plus créateurs, plus libres, plus « savants » que quiconque, laissent entendre ces « Dialogue[s] de bêtes ». Cela dit, quand bien même ces textes seraient dus au seul Préfontaine, on peut y voir, tout de même, une forte reprise, sous la forme dialoguée, des thèmes, personnages ou hantises des essais publiés à leur côté par Léo-Pol Morin, Robert de Roquebrune, Marcel Dugas, etc.

Anonyme mais singulière : la parole critique du « Bulletin » de la NRF

De manière similaire, le « Bulletin » de La Nouvelle Revue française signale implicitement : « même dans la critique en trois lignes, nous sommes écrivains, et plus fortement littéraires, que la plupart des livres que nous commentons. » Le prestige, la longévité de cette revue sont telles que je ferai l’économie de sa présentation, me contentant de renvoyer, en sus de l’étude d’Anglès et des études de Cornyck[62], aux divers travaux parus à l’occasion de son centenaire[63], et de rappeler que la courte période du « Bulletin » de la NRF, de mars 1937 à juin 1940, est celle où, sous la direction de Jean Paulhan, la revue tente de maintenir sa position dominante dans un champ de plus en plus fortement politisé. Outre ses démarches pour maintenir la large palette esthétique, politique et philosophique de la revue (Drieu et Malraux, Claudel et Gide, Ponge et Pourrat, etc.) ou recruter de nouveaux collaborateurs (Audiberti, Caillois, Ponge, Sartre, etc.), Paulhan met sur pied deux rubriques nouvelles, l’« Air du mois », en janvier 1933, puis le « Bulletin de la NRF ».

Je glisse ici sur l’hétéroclite juxtaposition de textes brefs, allant du carnet de voyage à la critique cinématographique en passant par l’actualité commentée, qu’est « l’Air du mois », me contentant de lancer l’hypothèse que s’y développe une forme de « récit sans intrigue », où le discours sature le texte, fait primer la voix sur la mise en intrigue, dont Audiberti et Cingria, puis Perros et Vialatte sont les plus notables praticiens. Cette aventure éditoriale, qui se poursuit sous le titre « Le temps comme il passe », à la relance de la revue en 1953, se prolonge aussi dans la collection « Métamorphoses », dirigée par Paulhan de 1936 à 1963[64]. Un dépouillement des années 1937-38 et 1953-54 dévoile que pas moins de 18 des collaborateurs de ces rubriques ont publié dans « Métamorphoses »[65]. Il n’y a pas, ici, d’esthétique commune, encore moins de « groupe » s’affichant comme tel, mais un regroupement d’écrivains divers prêts à s’emparer, chacun à sa façon, d’un espace informe et multiforme, et qui développent une convergente poétique du récit saugrenu.

Plus restreint encore, dans l’espace, et plus éphémère, historiquement, le « Bulletin » de la NRF est une courte rubrique de quatre pages, insérée à la fin des numéros, juste avant les pages de publicité, et arrachée, comme elles, de bien des collections conservées par les bibliothèques, lors du passage à la reliure. Il rassemble une chronique des événements du mois, des annonces d’événements à venir, mais surtout, des comptes rendus critiques sur les livres, le théâtre, le cinéma, la peinture et la musique, dont le format est extrêmement réduit : d’une à cinq lignes, soit entre 60 et 350 caractères. On ne peut pas, à ce sujet, ne pas penser aux célèbres « Nouvelles en trois lignes », de Félix Fénéon, ce critique auquel Jean Paulhan a consacré un essai[66]. Cependant, ici, la contrainte spatiale ne s’applique pas au fait divers mais à un autre type de texte : le compte rendu.

Les 30 à 40 exercices de style réunis par livraison tendent pour la plupart vers un modèle en deux temps : une courte description de l’ouvrage abordé (parfois absente, mais qui constitue le plus souvent l’objet de la première phrase), suivi d’un lapidaire commentaire. On ramène par exemple Poisons sacrés, ivresses divines, de Ph. De Felice, à la proposition « Que tout intoxiqué est un mystique, qui s’ignore (et réciproquement?)[67] », on concède à Dix ans sur terre, de Marie-Laure, « une touchante volonté de poésie », en ajoutant « Mais la poésie, ce n’est pas seulement Jean Cocteau[68] », ou encore on fait du traité de Pathologie de la vie amoureuse, du Docteur S. Nacht, un « Bon petit traité de psychanalyse à l’usage des puceaux[69] ».

Là où les « Dialogue de bêtes » reproduisent la parole de l’autre, du commun, pour mieux l’excéder, ici, la parole de l’autre est virtuellement absente; d’une part le manque d’espace rend fort difficile l’usage des citations (six extraits en tout, en 1937, pour 213 livres recensés); d’autre part, les thèses des essais comme les traits des romans ou des poèmes sont régulièrement soumis à une reformulation significative, à des raccourcis synthétiques étonnants. La notice de L’Obscur à Paris de Jean de Bosschère l’accomplit avec force « … ou : le grésillement et les étincelles de l’Absolu, lorsqu’il entre en contact avec les relativités et les miettes de la vie parisienne[70] » comme celle du Canada d’André Siegfried : « Le Canada serait une immense Belgique[71]. » Dans certaines notes, l’objet de la recension disparaît presque complètement, comme c’est le cas pour La fin des Soviets de H. Guilbeaux : « Qu’y a-t-il que vous ne haïssiez point?  — Moi-même. — Il y aurait donc quelque espoir (Mais en êtes-vous bien sûr?)[72] » ou pour La fin des songes de Pericles Patocchi : « Descentes, remontées. Bruits sourds. On glisse vers des abîmes. Mais parfois, le ciel s’entr’ouvre et on a un grand sentiment de pureté[73]. »

Un autre trait poétique récurrent des notules du « Bulletin » va dans ce sens, la bifurcation soudaine du jugement, par le biais d’un renversement, d’une concession, d’une parenthèse, marques diverses d’une parole critique en train d’advenir, dans le déroulement même de la note. « Béatrice voit de près les hommes; ils sont laids. Elle s’en garde assez mal[74] », le portrait de l’héroïne, avec sa portée morale, est immédiatement retourné : « peut-être, après tout, s’en garde-t-elle trop. » De même, le jugement esquissé par le commentaire sur Lesgrands procès de l’année 1936, « C’est plus drôle que les Tribunaux comiques » est problématisé par une seconde proposition : « Trop drôle en définitive[75]. »

Dans tous ces cas, l’écriture de la critique s’impose, comme morceau et comme genre, au détriment du texte étudié. À cet égard, l’ensemble des notules du « Bulletin » manifestent un ethos cohérent avec la posture déployée par Cingria dans sa toute première collaboration à la NRF. Sa note sur deux ouvrages de Trostky fait du compte rendu, genre ancillaire, un « exercice de virtuosité stylistique[76] », et fait primer l’écriture du recenseur sur l’écriture du recensé. Mais, contrairement à ce compte rendu, qui est signé et permet par conséquent d’associer un nom et une griffe, donc d’accumuler du capital symbolique, les notes du « Bulletin » sont d’abord anonymes, de mars 1937 à janvier 1938, puis chapeautées par le pseudonyme de Jean Guérin. Ce dernier a surtout servi à Jean Paulhan, mais sert ici de pseudonyme collectif[77]; la participation de plusieurs collaborateurs à ces notules est en effet avérée[78].

Le lecteur qui les parcourt est confronté à une paradoxale oeuvre composite, sans signatures individuelles, où l’écriture ne se plie à de fortes contraintes génériques que pour mieux marquer son originalité, son étrangeté, mettre en relief la parole critique. Par là, la revue affiche tout à la fois l’importance de la critique (face aux revues de pure création) et de sa critique (parmi les autres instances de légitimation du champ littéraire), de sa liberté formelle (face aux pratiques plus savantes, pédantes ou qui tendent à des formes « impersonnelles » de critique) et son « impertinente jeunesse » (face aux adversaires qui lui reprochent d’être installée, ennuyeuse, sévère, en un mot : vieille[79]). Il y a plus, cependant, puisque le bulletin peut aussi être lu comme l’envers des pages de publicité, insérées entre la couverture et le corps de la revue, dans un espace mitoyen. Pour Alban Cerisier, « [c]e sera la grande pomme de discorde entre le rédacteur en chef de la revue et son commanditaire [à savoir, Gaston Gallimard][80] ». D’un côté, des critiques se désintéressant radicalement de la valeur commerciale des ouvrages (dussent-ils être publiés par Gallimard), de l’autre, des pages à double rentabilité économique, puisqu’elles engendrent des revenus (quand il s’agit d’autres éditeurs ou revues) et font espérer un accroissement des ventes (pour les ouvrages publiés par Gallimard).

Un ethos collectif mais anonyme de la singularité créatrice, de l’inventivité ironique, piquante s’y déploie, dont l’éclat bénéficie à la revue dans son ensemble. Dans cette perspective, la note de Cingria sur Trotski apparaît comme une version parmi d’autres d’un ethos partagé, sinon par tous les collaborateurs de la section critique de la NRF, du moins par ceux qui sont recrutés par Paulhan. Plus précisément, cet ethos, porté par une poétique de la surprise, manifeste, en la déportant vers le saugrenu[81], le paradoxe, un des traits fondateurs de la revue, c’est-à-dire l’importance accordée aux diverses rubriques de la section critique, dans le recrutement des collaborateurs comme dans l’écriture des contributions. Gide, dans les premières années de la revue, juge préférable de ne pas ouvrir la rubrique des notes à des collaborateurs occasionnel : « mieux vaut pas de notes que des notes de collaborateurs étrangers à l’esprit de la revue », écrit-il à Jean Schlumberger[82]. Adoptant un point de vue semblable,

Rivière et Paulhan s'emploient […] à développer la partie critique de la revue, les essais, les notes et les notules qui permettent à la NRF de se transformer en la plus puissante instance de consécration de son temps, ainsi que de répondre à la demande d'un public élargi, en quête de repères pour s'orienter dans un marché en plein essor[83].

De la critique en trois lignes aux essais, des notules aux romans du roman, en passant par les chroniques, la NRF est un lieu où « des » poétiques critiques s’inventent, se diversifient, s’imposent (et parfois disparaissent), poétiques mises en oeuvre par des équipes à géométrie variable, et dont le « Bulletin » constitue la forme la plus paradoxale et la plus emblématique.

Le « dialogue des bêtes » comme les critiques en trois lignes du Bulletin constituent tous deux des exemples parfaits de « petits genres », par leur relative brièveté comme par la totale absence de prestige « générique », petits genres qui ne marquent ni l’histoire de la littérature ni les trajectoires des écrivains (d’autant plus, ici, que les textes sont anonymes) et exemplifient pourtant les « manières » des revues, en manifestant des inventivités locales, mineures, susceptibles d’éclairer les revues dans leur ensemble. J’ajouterai à ces deux cas, en guise de rapide excursus, l’exemple des « biographies décalées » du Quartanier, revue québécoise publiée de 2003 à 2007.

Quelles sont les revues qui, les premières, ont précisé, dans leurs pages, les « qualités » de leurs collaborateurs? Quelles catégories, quels faits d’armes, ont été privilégiés, selon les revues, les époques, les champs? Aucune étude, à l’heure actuelle, ne semble pouvoir éclairer ces questions, mais une fréquentation assidue des revues littéraires française du vingtième siècle m’amène à croire que la rubrique des biobibliographies est en général absente de celles-ci, contrairement aux revues scientifiques, universitaires, qui en ont fait une norme.

Quoi qu’il en soit, Le Quartanier s’est, dès son premier numéro, dotée d’une rubrique intitulée « Est né, vit à, a écrit », qui prendra ultérieurement le titre plus habituel de « Notices biobibliographiques ». Bien au fait des codes universitaires, étant donné leurs parcours (une forte majorité d’entre eux a entrepris des études supérieures), quelques-uns des collaborateurs de la revue s’attaquent à la « publicité objective », qui en est le fondement, pour afficher banalité, esquisse de confession, espièglerie : à côté de Mathieu Larnaudie, qui précise « est né à Blois en 1977. Vit et travaille à Paris. […] Coanime la revue et les éditions Inculte[84] » et énumère les titres des travaux en cours, ou d’un Alban Lefranc qui énumère, classiquement : « [n]é en 1975, […] vit à Berlin. Dernières publications : Des foules, des bouches, des armes (Melville, Léo Scheer, 2006), Leduel (traduction d’un roman de Peter Weiss, Melville Léo Scheer, 2006) […] Fondateur de la revue littéraire franco-allemande La mer gelée[85] », on peut lire des entrées autrement surprenantes : « Bertrand Laverdure est né engourdi. A publié depuis. […] A écrit des articles, a remis des travaux, a vagabondé dans le monde de l’édition, en est sorti récemment. […] Fébrile brebis, archiviste littéro[86] » et « Samuel Rochery est Scorpion ascendant Cancer, ce qui lui donne une propension au silence et à l’obscurité. […] Souvent, il apaise les esprits tourmentés […], il préfère prendre des passages secrets et rocailleux[87] ».

Présente dès le premier numéro, où elle suscite même une quasi mise en abyme, dans la notice de Hervé Bouchard[88], on voit cette pratique ironique, distanciatrice susciter une sorte d’émulation, de numéro en numéro, tout en voisinant avec sa forme plus universitaire. Ce microgenre biographique manifeste à sa manière la position contre-institutionnelle de la revue, ainsi que la volonté de faire du quotidien, voire du cliché, l’objet de prédilection de la pratique littéraire, le lieu par excellence d’une confrontation au langage et au réel. Mais surtout, il illustre, sous des signatures individuelles, une expérimentation générique collective, groupée, la réinvention à plusieurs d’un petit genre, comme pour les notes en trois lignes du « Bulletin » de la NRF et (selon mon hypothèse) le « Dialogue de bêtes » du Nigog.

Au Quartanier comme à la NRF, ce travail est accompli par une équipe restreinte de collaborateurs, laquelle semble de ce fait plus proche des animateurs de la revue. Ces sociopoétiques locales, circonscrites à un petit genre, s’inscrivent elle-même dans des cadres plus généraux; dans une « division du travail critique », par exemple, pour ce qui est de la NRF. Séries ouvertes, sans autre continuité, d’un numéro à l’autre, que celles du cadre « générique », d’une tonalité ironique et d’une poétique du saugrenu, de la surprise, ces rubriques inventées dans les revues, inimaginables ailleurs, sont des lieux d’invention littéraire plus marqués, plus nettement « signés » de la griffe collective de la revue que d’autres rubriques, où ce sont les signatures individuelles qui priment.

Pour faire le tour des enjeux propres à ces sociopoétiques locales et aux revues dans lesquelles elles se développent, il faudrait examiner ces sociopoétiques comme des prises de position spécifiques dans la revue et de la revue, liées par conséquent aux luttes contemporaines au sein du champ littéraire; évaluer le poids relatif des contraintes et décisions économiques et matérielles; voir de plus près quel réseau de collaborateurs ces rubriques mobilisent, préciser dans quelle mesure il se distingue du cercle global de la revue ou des réseaux des autres revues; dégager le travail intertextuel et interdiscursif qu’il opère; comparer ces sociopoétiques avec celles propres à d’autres séries de la même revue ou avec le corpus global de la revue.

On pourrait ainsi voir, entre autres, que la qualité du papier, le soin apporté à la mise en page, le recours marqué aux illustrations, manifeste au Nigog une distinction esthétique enracinée dans un habitus de classe, en même temps qu’opposé au luxe strictement matériel des mondaines brocardées dans les « Dialogues des bêtes »; que le jeu sur le texte bref est constitutivement lié, dans chacun des cas, aux contraintes et possibilités médiatiques des revues, ce qui mène ainsi la NRF à s’imposer une grille uniforme de quatre pages pour « couvrir » beaucoup d’ouvrages, sans tomber dans la prolixité caractéristique des chroniques du Mercure de France, égratignées par le tout premier texte signé Jean Guérin[89]; ou encore que le « Dialogue des bêtes » comme le « Bulletin de la NRF » s’avèrent marqués par une relation complexe à l’actualité, aux « événements », tout en adoptant des postures distinctes, le Nigog exhibant le lieu commun pour en faire un lieu d’écriture, alors que la NRF (dans le « Bulletin ») se présente comme discours premier, direct (sur les publications comme sur les événements politiques), équivalent en quelque sorte des « bons mots », qui ne postulent qu’implicitement l’existence de ces « lieux communs », de ces objets dont « tout le monde parle »; par là, Le Nigog et la NRF mettent l’accent avec force sur l’écart entre la « forme revue » et les conversations mondaines ou le régime médiatique propre au quotidien, tout en se « nourrissant » de ceux-ci. Ce ne sont là, évidemment, que quelques aperçus, qui visent moins à esquisser des synthèses, qu’à rappeler comment l’examen des poétiques propres aux revues et à leurs différentes « zones d’écriture », sur lesquelles j’ai insisté dans la deuxième partie de ce travail, s’inscrit dans une dynamique complexe, mêlant enjeux institutionnels, économiques, discursifs et médiatiques, abordée théoriquement dans la première partie. S’il importe d’explorer plus systématiquement les particularités médiatiques et génériques des revues, un peu négligées jusqu’ici dans les travaux, il faut éviter d’oublier les dimensions sociales de la sociopoétique…