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Hier, dans le vestiaire de chez Fides, je rencontre un photographe : il croque le portrait de Monsieur l’Auteur, son livre à la main, depuis 15 ans. Il me dit :

– Le métier devient difficile. Je dois refuser les coupes de vin. Tenez, aujourd’hui, 14 décembre 1965, j’ai trois lancements à couvrir. Cela tourne au bombardement[1].

Signe de l’institutionnalisation croissante du milieu de l’édition, apparaissent dans les années 1960 pléthore de plaintes contre la fréquence des lancements à Montréal. Dans le même esprit que le texte de Jacques Ferron cité en exergue, un article intitulé « Il pleut des éditeurs », et paru dans L’Action catholique en 1962, déplore lui aussi « l’acrobatie quotidienne » à laquelle les journalistes sont tenus de se livrer : « Dans une ville comme Montréal, aux distances interminables, avoir à assister à deux lancements dans une même journée avec cocktails, petits fours et papotages : voilà un tour de force quasi spectaculaire[2]. » En se demandant « si les écrivains produiront au même rythme », cet entrefilet place clairement le lancement sous la responsabilité de l’éditeur : il s’agit, en somme, d’un geste éditorial, au sens où l’entend Brigitte Ouvry-Vial. En proposant de distinguer les notions d’« écriture éditoriale », d’« énonciation éditoriale » et de « geste éditorial », Ouvry-Vial ouvre des perspectives fertiles pour l’analyse d’un type particulier de discours éditorial lié aux activités de lancement, celui de l’allocution. Selon la chercheure, l’écriture éditoriale repose essentiellement sur la retranscription, en termes matériels, de la lecture du texte faite par l’éditeur (typographie, mise en page, formats). L’énonciation éditoriale s’attache quant à elle au rôle de l’editor, « expert dans le domaine de l’auteur sans être l’auteur », composant avec les contraintes qui viennent de l’oeuvre et celles qui viennent du livre. Enfin, le geste éditorial, englobant les deux notions précédentes, « concerne davantage la position de l’éditeur médiateur entre auteur et lecteur, assurant la transmission de l’oeuvre sur la base d’une lecture, d’une évaluation de la valeur à la fois intellectuelle et économique[3] ». Supposant la rencontre entre une oeuvre et un public, le geste éditorial permet à la réflexion de réintégrer habilement la notion d’« intention » : l’éditeur ne publie pas qu’un seul livre, mais bien tout un catalogue, et ses décisions sont tributaires de celui-ci. Dans cette perspective, l’allocution de lancements nous apparaît comme un objet de choix pour observer comment se conjuguent, pour l’éditeur, la volonté de promouvoir un livre en particulier (celui qu’on lance), autant que la nécessité de faire-valoir une programmation plus large, voire la mission spécifique de la maison d’édition.

Cette dialectique intrigue, car à première vue, c’est bien le ou les auteurs lancés qui sont les vedettes de la soirée – et l’éditeur ne manque pas à ses devoirs laudatifs, en ce sens. Cette attitude participe de « l’effacement du pouvoir pris sur le texte par les instances professionnelles », renvoyant à la posture très contemporaine de l’éditeur-passeur, simple intermédiaire : « en des termes analogues, l’éditeur comme le typographe affirme qu’il est “au service du texte”, en omettant de préciser qu’il exerce un pouvoir d’existence matériel, visuel sur ce même texte qui se traduit précisément à travers l’énonciation éditoriale[4] ». La sacralisation de l’oeuvre et, par effet de concaténation, de l’auteur, projette ceux-ci dans un empyrée hors d’atteinte, protégé de l’intervention des médiateurs du livre : cela n’est pas nouveau. Le phénomène se rapporte à une idéologie charismatique dont les contours ont déjà été définis par Bourdieu et qui entrave la formulation même de la question simple « Mais qui a créé les créateurs?[5] ».

Or, malgré son rôle de soutien dans le cadre précis du lancement, c’est généralement lui, l’éditeur, qui organise la fête : il choisit les lieux, les petits fours, calibre la quantité d’alcool qui sera bue[6], sélectionne les invités qui boiront cet alcool et dégusteront ces petits fours… Certes, il nous faut déjà nuancer et reconnaître la variété des pratiques en ce qui concerne les lancements, surtout dans l’extrême-contemporain, où les technologies du numérique ouvrent de nouvelles possibilités. Sans compter que tout est affaire de posture, et qu’il y a donc de multiples façons d’occuper la position d’éditeur : celle du père Paul-Aimé Martin, fondateur de la maison d’édition Fides, correspond, on le verra, à une époque où l’éditeur endosse pleinement son rôle dans la production du livre.

Ainsi, dans le cas qui nous occupe, soit le lancement tel qu’il se déploie chez Fides, surtout dans les années 1960, il s’agit bien d’une formule on ne peut plus traditionnelle où le gratin intellectuel et mondain vient applaudir un ou des auteurs de la maison. Les archives de Fides montrent à quel point le comité de publicité est obnubilé par des questions en apparence triviales, mais qui feront la différence entre un livre dont on parlera ou non : quel est le photographe qui développera le plus rapidement les photographies du lancement, afin que cellesci, envoyées aux journaux pendant la nuit, puissent paraître le lendemain? Quel est le meilleur moyen pour publiciser les lancements sans que les frais ne soient trop élevés; les envois par la poste étant onéreux, les annonces dans les journaux amenant des « indésirables[7] »? Et qui plus est, lors du lancement, l’éditeur peut difficilement se limiter à jouer les seconds violons : qu’il le veuille ou non, il se retrouve à l’avant-scène, multipliant les accolades et les poignées de mains, distribuant à bon escient sourires et bons mots. Surtout, la foule des invités s’attend bien souvent à ce qu’il prenne la parole : sans contredit, l’allocution de lancements constitue une des niches privilégiées du discours d’éditeur.

Considérant l’activité de lancement non comme un simple événement promotionnel, mais comme un moment fort du « discours d’éditeur », cet article souhaite jeter les prémisses d’une réflexion sur la nature de l’allocution de lancements et, dans une visée prospective, formuler des questions sur les types d’éclairage que cette source peut apporter à l’histoire du livre. Plus particulièrement, notre propos vise à interroger la façon dont un éditeur investit ce type de discours a priori inconfortable, qui consiste à dire du bien d’un de ses auteurs sans froisser les autres, tout en valorisant sa propre maison d’édition sans tomber dans la vantardise. À partir des allocutions de lancement prononcées par le père PaulAimé Martin, nous examinerons les stratégies discursives qui peuvent permettre à l’éditeur de faire valoir la singularité d’un auteur, tout en inféodant cette singularité à une bannière commune, voire à une mission plus vaste, celle de la grande famille éditoriale.

Prolégomènes contextuels et méthodologiques

Un mot s’impose d’abord sur l’historique des Éditions Fides, assurément l’une des maisons d’édition les plus importantes pour les années 1940, 1950 et 1960 au Québec, et la plus ancienne encore en activité de nos jours.

Figure 1

Le père Paul-Aimé Martin et Jean Désy, lors du lancement de l’essai Les sentiers de la culture de Jean Désy, Paris, juillet 1955. SBAUS, Fonds Fides, P64.

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L’aventure éditoriale du père Paul-Aimé Martin commence en 1936, au moment où il entre au Scolasticat de Sainte-Croix. Afin de partager leurs lectures, les jeunes pensionnaires rédigent des fiches qu’ils polycopient et distribuent à leurs collègues. L’idée de faire profiter de cette ressource à une plus grande collectivité germe dans l’esprit du futur éditeur qui, avec l’appui de ses supérieurs, fonde la revue Mes fiches, dont le premier numéro paraît en mars 1937. Le succès est instantané : après quelques mois seulement, la revue atteint 10 000 lecteurs. Bientôt, ce projet sera suivi d’un autre, plus ambitieux : faire avancer les connaissances dans tous les domaines touchant à l’être humain, au moyen de l’édition. Chapeautée par la Congrégation des pères de Sainte-Croix, la maison d’édition place tout son programme sous la bannière de l’humanisme intégral. Pour le père Paul-Aimé Martin, diplômé en bibliothéconomie et en bibliographie, la mission de Fides est de : « favoriser la pénétration du ferment évangélique dans tous les secteurs de la culture, répandre le goût de la vérité et de la beauté, participer à la restauration de la dignité humaine, apporter aux efforts de l’intelligence le complément de la lumière de la foi qui achève et surélève l’ordre de la création […][8] ». Il s’agit, en somme, de rehausser la vie spirituelle, sociale, intellectuelle de l’être humain : le livre et l’imprimé en seront les outils privilégiés. Certes, une forte proportion de la production de Fides est religieuse, mais on aurait tort d’assimiler son catalogue à un ennuyant chapelet de prières. Au contraire, Fides joue un rôle prépondérant dans l’établissement, puis dans la consécration de la littérature québécoise, depuis les années 40 jusqu’aux années 1990. Sans dire qu’il s’agit d’un éditeur « nationaliste », notons que, dans le sillage des préceptes établis durant la première moitié du xxe siècle par Camille Roy puis par les défenseurs du mouvement régionaliste, la maison d’édition a non seulement à coeur la promotion d’une littérature nationale, mais elle se révèle la première, dans l’histoire du livre, à vouloir la canoniser. Dès 1944, Fides crée la première collection dédiée aux « classiques de la littérature » : ce sera la collection du « Nénuphar ». Preuve de sa légitimité, c’est à l’existence de cette collection que Jacques Ferron, dans ses Historiettes, attribue son choix de Fides comme éditeur : « Le ciel des écrivains canadiens s’y trouve : la collection du Nénuphar[9]. » Puis, au début des années 1960, Fides lance également la première collection de poche destinée uniquement à des oeuvres québécoises, la collection « Alouette », qui deviendra plus tard la célèbre « BQ », laquelle aura accompagné plusieurs cohortes de cégépiens et d’universitaires.

Figure 2

Dépliant de la collection « Alouette bleue » des Éditions Fides, vers 1960, SBAUS, Fonds Fides, P64.

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Enfin, Fides se montre tout aussi dynamique dans la diffusion des discours d’accompagnement d’une littérature québécoise qui commence à peine à s’institutionnaliser, en créant notamment les collections « Classiques canadiens » (1956-1972) et « Écrivains canadiens d’aujourd’hui » (1963-1975)[10]. Destinées à mettre en valeur certaines oeuvres, ces collections présentent des extraits, des commentaires d’universitaires, des chronologies, des bibliographies. Or, ce tournant vers un marché scolaire s’ouvrant de plus en plus à la littérature québécoise avec la création des cégeps s’avère décisif pour la maison d’édition qui traverse moult difficultés dans les années 1960. Outre les critiques acérées que son modèle d’affaires essuie dans la foulée de la Commission Bouchard[11], la décléricalisation de la société rend progressivement caduque la portion religieuse de son catalogue, sans compter qu’elle attaque les fondements mêmes de sa mission. Cela se reflète, on le verra, dans certains passages teintés d’amertume des allocutions de lancement appartenant à la fin de notre période. Quoi qu’il en soit, lorsqu’il prend sa retraite en 1978 après plus de 40 ans à la barre des Éditions Fides, le père Martin peut partir la tête haute :

L’éditeur laisse derrière lui un héritage de près de deux mille titres, une entreprise qui comptait une quarantaine d’employés, un immeuble imposant et une maison d’édition qui figurait parmi les plus importantes du Canada français. En se retirant, il quittait une maison qui, au-delà des aléas financiers et des partis pris idéologiques, avait réussi à se maintenir et à s’adapter aux réalités nouvelles et à répondre aux besoins du milieu[12].

Au sein de la maison, la « bonne littérature » constitue l’une des sphères d’action, parmi d’autres, de l’humanisme intégral. Dès les premières années, le mandat est clairement défini et le rapport annuel du père Martin de 1944 le résume efficacement :

Le but de Fides est de promouvoir :

  1. Chez l’individu, l’humanisme intégral;

  2. Dans la nation, l’ordre social chrétien.

Les moyens choisis sont les publications et les lectures envisagées sous un double aspect :

  1. Aspect matériel, c’est-à-dire la propagande des idées par les éditions de toutes sortes;

  2. Aspect formel, c’est-à-dire a) orientation des lectures au point de vue intellectuel et au point de vue moral; b) organisation des lectures par des organismes permanents : les bibliothèques[13].

De fait, Fides, qui possèdera bientôt ses propres presses et son propre réseau de librairie s’étalant sur l’ensemble du territoire canadien, développe aussi des outils pour soutenir les bibliothécaires dans leur rôle de conseillers moraux : entre autres, la revue Lectures. En somme, le mot « propagande » qu’utilise le père Martin, quoique renvoyant à une autre époque, n’est pas anodin. Fides est une société sans but lucratif, dont l’ensemble des actions sont d’abord et avant tout orientées vers une mission morale : pour elle plus que pour n’importe quelle autre maison d’édition, la fin justifie les moyens. En ce sens, il était peu probable que le père Martin endosse le rôle symbolique de l’éditeur-passeur qui n’a rien à voir avec le succès d’un livre, entièrement attribuable au seul talent d’un auteur. Le portrait que Jacques Michon trace de l’homme résume bien son approche : « À la fois idéaliste et pragmatique, visionnaire et calculateur, inspiré et réfléchi, audacieux et prudent, le père Martin appartient à la famille des grands éditeurs dotés de ces vertus contrastées qui semblent nécessaires à l’exercice de la profession[14]. » Homme d’action et homme d’affaires avisé, fin publiciste autant que grand érudit, le père Martin développe une conception précise de la fonction sociale de l’éditeur. À son avis, c’est sans complexe que l’éditeur doit assumer son rôle de meneur : « C’est à lui [l’éditeur] que revient la tâche de voir les besoins de son temps et d’engager les auteurs à y répondre par des ouvrages adaptés. […] L’éditeur doit donc être un chef[15]. » Certes modeste, prompt à reconnaître tout le mérite d’autrui, le père Martin se perçoit comme un rassembleur et fait siens, dans son essai Éditions et lectures, les propos de l’éditeur catholique Edmond Bloud, qu’il cite longuement :

l’éditeur organise les équipes, rassemble les travailleurs désireux de se concerter, de s’unir, de réaliser une oeuvre commune. C’est ainsi que sont nées les grandes collections. Qu’on ne s’y trompe pas! À de rares exceptions près, toutes ont été conçues par l’éditeur, et sont en fait dirigées par lui. C’est lui qui domine l’ensemble, marque à chacun sa place, assume les responsabilités[16]

C’est dire que lorsqu’il prend la parole lors des lancements, le père Martin, investi d’une si noble mission, entend bien mener le bal. Notre réflexion repose ici sur un échantillonnage d’une vingtaine de discours qu’il prononce entre le milieu des années 1950 – soit une dizaine d’années après la fondation de la maison – et 1977 – moment où il s’apprête à tirer sa révérence. La répartition de ces discours dans le temps n’est toutefois pas uniforme, et force est de reconnaître que la plupart des allocutions retrouvées pour les fins de cet article[17] se situent dans les années 1960, élément peut-être attribuable à des méthodes d’archivage plus systématiques pour cette période chez Fides. Voilà qui explique que notre propos analyse surtout des prises de position post-Révolution tranquille.

TABLEAU 1

Répartition chronologique des discours du père Martin du corpus à l’étude

Répartition chronologique des discours du père Martin du corpus à l’étude

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Il eût certes été intéressant de pouvoir convoquer ici des discours plus hâtifs dans le parcours de la maison d’édition, toutefois la tentation de l’exhaustivité se bute rapidement à la dispersion de ces discours dans les quelque 41 mètres du Fonds des Éditions Fides, conservé au Service des bibliothèques et archives de l’Université de Sherbrooke. Tantôt classés dans les fiches d’auteurs, tantôt dans celles des collections, ils se trouvent également en partie dans le millier de pages du document « Fides au fil des jours », les mémoires inédits du père Martin. Malgré tout, le fait que ces allocutions aient été effectivement conservées par le directeur de Fides témoigne en soi de l’importance que celui-ci leur accordait au sein des multiples tâches qu’il devait accomplir. Loin d’être gribouillés sur le coin d’une table, ces discours sont dactylographiés puis minutieusement relus, comme l’attestent les annotations manuscrites faites après coup par le père Martin lui-même. En ceci, ces documents constituent, il va sans dire, une source extraordinaire et combien originale pour appréhender le rôle de l’éditeur-médiateur dans l’histoire du livre. Quoi qu’il en soit, il faut bien comprendre que le corpus ici à l’étude ne représente que la pointe de l’iceberg : à titre d’exemple, un dépouillement préliminaire des 10 premières boîtes des dossiers d’auteurs, qui contiennent 533 dossiers (de A à H, en fonction du patronyme), indique la présence de 102 « allocutions », prononcées par le père Martin ou par d’autres représentants de la maison.

Encore faut-il souligner qu’une analyse plus approfondie de ces différents discours devrait prendre en compte les circonstances particulières présidant à chaque événement. Parfois, on lance un seul ouvrage d’un seul auteur, parfois plusieurs ouvrages d’un seul auteur, ou plusieurs ouvrages de plusieurs auteurs d’une même collection, ou encore plusieurs auteurs issus de plusieurs collections. À ces lancements s’ajoutent aussi à l’occasion des anniversaires significatifs pour la maison (10e anniversaire de la collection du « Nénuphar », 30e anniversaire de Fides, etc.). Il importerait aussi de tenir compte des invités et de l’assistance : devant qui parle l’éditeur[18]? Toutes ces variations sont autant de paramètres qui peuvent influencer la teneur des discours et autant de bémols aux pistes préliminaires que la perspective « anatomique », désireuse de considérer l’allocution de lancements en tant que « genre » pour en décrire les tenants et aboutissants, impose. Mutatis mutandis, les allocutions du père Martin suivent à peu près invariablement le même canevas :

  1. Mot de bienvenue / Fierté d’accueillir les gens;

  2. Salutations aux délégués politiques et invités distingués;

  3. Mérites des auteurs publiés;

  4. Mission, mandat et collections de Fides;

  5. Remerciements pour le soutien financier s’il y a lieu;

  6. Conclusion : félicitations aux auteurs et voeux de succès pour leurs ouvrages.

Ce sont là des rubriques attendues. Pourtant, si on évacue les sections relevant de l’art oratoire propre à ce type d’énoncé (bienvenue, remerciements, voeux de succès), on perçoit aisément deux grands ensembles : que dit l’éditeur du livre lancé?; que dit-il de sa maison d’édition?

Un passage obligé : le tribut à l’auteur et à son oeuvre

Au-delà d’une certaine flagornerie inhérente à cet exercice de flatterie que constitue l’allocution de lancements, il est clair que la mise en valeur de l’auteur et de sa singularité constitue en apparence le point nodal de notre corpus. Se déploie ici pleinement l’énonciation éditoriale, où l’éditeur se fait lecteur et interprète d’un texte, angle d’approche qui permet au chercheur de rendre compte « de la réalité polyphonique, plurielle du texte mis en livre[19] ».

Figure 3

De gauche à droite : Victor Martin, Raymonde Simard-Martin, Pierre Dupuy, le père Paul-Aimé Martin et Félix Leclerc au lancement de la collection « Alouette », Paris, 8 juin 1960. SBAUS, Fonds Fides, P64.

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D’entrée de jeu, notons que le locuteur qu’est le père Martin se doit de construire son autorité en temps qu’editor, spécialiste de ce qu’il publie. En aucun temps, la seule identité de marchand de livres ne saurait suffire à le crédibiliser dans l’univers de la croyance symbolique. Sa lecture de l’oeuvre contribue à la fois à l’établir en tant que commentateur autorisé et légitime, tout en permettant le transfert de capital symbolique vers l’oeuvre, comme le rappelle Bourdieu : « le discours sur l’oeuvre n’est pas un simple adjuvant, destiné à en favoriser l’appréhension et l’appréciation, mais un moment de la production de l’oeuvre, de son sens et de sa valeur[20] ». Or, les stratégies discursives utilisées par le père Martin sont bien souvent les mêmes pour l’ensemble des auteurs de la maison. Le plus intéressant ici est sans doute d’analyser les discours consacrés à divers auteurs, puis de les comparer en fin de section à ceux concernant l’un des auteurs vedettes de la maison, en l’occurrence Monseigneur Félix-Antoine Savard. Cette rapide étude de cas, qui suivra le propos général, permet une approche synchronique et diachronique du corpus.

Dans ses allocutions, le père Martin construit son ethos de compétence par différents moyens : d’abord, en faisant preuve d’érudition quant à l’histoire littéraire. Pour inscrire l’oeuvre durablement dans la postérité, il utilise par exemple les lieux du lancement comme un pont entre le public et l’oeuvre, tout en exhibant sa connaissance fine d’un moment fort de l’histoire littéraire du Québec :

Pour qui sait y regarder deux fois, notre présence dans le cadre toujours élégant de cette demeure ancienne [le Château Ramezay] prend aisément valeur de symbole. C’est ici que, le 26 mai 1899, Émile Nelligan, blessé par la malveillance d’un critique obscur, s’accorda une douce revanche en lisant, à l’occasion de la dernière séance publique de l’École littéraire, son poème « La romance du vin ». Les annales rapportent que le triomphe du poète fut éclatant et marqua, dans la trop brève carrière de ce dernier, l’heure la plus glorieuse[21].

Qui plus est, en revisitant l’histoire de la littérature (n’oublions pas que, bien souvent, Fides lance en ces années des « classiques », publiés plusieurs années auparavant), le père Martin développe une fonction critique, qui lui permet non pas tant d’afficher son érudition et d’établir ainsi un ethos de compétence, mais plutôt d’orienter la lecture de l’oeuvre. Prenons en exemple un extrait de l’allocution prononcée lors du lancement de l’ouvrage Léo-Paul Desrosiers par Julia Richer, en date du 15 décembre 1966, allocution dans laquelle le père Martin présente longuement et élogieusement Desrosiers, sujet du livre : « La prose musclée, sobre et rude de M. Desrosiers s’est depuis longtemps imposée à l’attention de la critique; elle a depuis longtemps marqué notre littérature d’une empreinte aussi virile que profonde[22]. » Les mots de vocabulaire mélioratif « musclée », « rude », « virile » et « profonde », utilisés pour décrire le style d’écriture de Desrosiers, semblent avoir été choisis précisément dans le but de conférer une image de puissance à la prose de Desrosiers, puissance qui rejaillit sur son image d’auteur, au sens où l’entend Ruth Amossy : « [L]’image d’auteur produite en dehors du texte [en l’occurrence par l’éditeur] intervient directement dans la communication littéraire[23]. » Plus encore, selon Anthony Glinoer, l’éditeur « est le partenaire symbolique de l’auteur, engagé avec lui, quant à l’oeuvre, dans un rapport de cocréation, dont la double signature sur la page de couverture et de titre constitue la marque et l’opérateur[24] ». Le père Martin participe à la fabrication de l’image d’auteur de Desrosiers, et celle-ci prend part à la construction de sens au sein même de l’oeuvre de Desrosiers et de l’oeuvre « sur » Desrosiers, car il s’agit bien ici de promouvoir l’ouvrage de Julia Richer. L’image d’auteur de Desrosiers est contextualisée dans l’histoire littéraire et sert le père Martin lui-même dans la construction de son propre ethos de compétence en tant qu’éditeur. En effet, celui-ci montre à son public que ses connaissances justes de l’histoire littéraire lui permettent de reconnaître la pertinence d’un ouvrage sur Desrosiers dans l’actualité littéraire de l’époque et de le valoriser.

Le regard critique du père Martin face à l’histoire littéraire et aux mouvements de société est également prétexte à réaffirmer le mandat de la maison d’édition, qui agit comme « leader » dans son époque :

Toute de rigueur et de sobriété, cette oeuvre [La fin des songes de Robert Élie] contribua puissamment, lors de sa parution en 1950, à doter notre littérature d’une dimension nouvelle. Avec ce roman, une ère d’interrogation et d’exigence intérieure commençait qui allait arracher le genre aux horizons parfois assez étroits du régionalisme et du nationalisme[25].

On le conçoit bien : le père Martin s’impose en figure d’autorité en démontrant l’étendue de sa culture tout autant que ses compétences en tant qu’éditeur de grande littérature, ce qui contribue positivement au capital symbolique et à l’image de Fides.

Sans surprise, le père Martin ne manque pas de mentionner, voire de louanger, les mérites des auteurs publiés. Souvent, cette partie de l’allocution s’intéresse aux succès passés de l’auteur ainsi qu’aux qualités du livre concerné. Ces éloges sont attendus lors de lancements, dont l’objectif est justement de répondre aux besoins de promotion de la nouvelle parution. Mais quel type de qualités met-il particulièrement de l’avant? D’abord, le caractère « universel » ou international de l’oeuvre publiée lui permet d’en étendre la portée, comme en témoigne ce passage de l’allocution du lancement de l’ouvrage Léo-Paul Desrosiers par Richer : « Issu en droite ligne de la race des grands prosateurs français, l’auteur d’Iroquoisie et de L’Ampoule d’or a le secret de la phrase drue, limpide et généreuse[26]. » La comparaison offre l’avantage d’inscrire Desrosiers dans la filiation d’écrivains français reconnus. Sachant que, à l’époque, la littérature québécoise (ou canadienne-française) était encore considérée par plusieurs comme inférieure à l’ensemble de la production littéraire française, ce rapprochement que vient de créer le père Martin tient du désir de rehausser le prestige de l’oeuvre de Desrosiers, et par la même occasion d’accroître le capital symbolique de l’ouvrage de Julia Richer. Lors du lancement de Marie-Didace de Germaine Guèvremont, qui a eu lieu en 1956, le père Martin met cette fois-ci l’accent sur la popularité des oeuvres (notamment Le Survenant) de Guèvremont à l’étranger :

Nourries du terroir le plus pur, les oeuvres de Mme Guèvremont ont atteint à la renommée internationale. Traduites en plusieurs langues, éditées en France et aux États-Unis comme au Canada, ces oeuvres sont de celles qui, par la magie d’un style savoureux et l’évocation de personnages à jamais inoubliables, font l’enchantement de l’esprit et du coeur[27].

Lors d’un autre lancement, celui de l’ouvrage Anne Hébert (1965) par l’abbé Pierre Pagé, le père Martin intègre même à son propos la question des échanges de capital symbolique : « Voilà de quoi, je pense, nous rendre fiers de présenter aujourd’hui, dans la collection “Écrivains canadiens d’aujourd’hui”, un écrivain [Anne Hébert] dont le seul nom ajoute à la valeur même de la collection[28]. »

Toutefois, tel un père de famille distribuant les compliments, le père Martin ne peut multiplier à l’envi les commentaires élogieux sans risquer de blesser l’ego de ses autres auteurs. À cette fin, une autre stratégie discursive consiste à « désingulariser » les écrivains, en les classant tout de même « parmi les meilleurs ». De fait, l’éditeur réussit à faire ressortir les qualités uniques et non reproductibles de l’écrivain lancé, tout en ménageant le chou et la chèvre. Systématiquement, le père Martin inscrit ses auteurs dans une catégorie regroupant des auteurs de prestige, comme ceci :

De tous les écrivains canadiens-français contemporains, Anne Hébert est à coup sûr l’un de ceux dont le prestige et la valeur ne sauraient être mis en doute. Poétesse internationalement connue, l’auteur du Tombeau des Rois est un de nos créateurs les plus en vue et les plus unanimement admirés. […] Anne Hébert est de ces artistes privilégiés dont l’oeuvre se déploie sans faille et sous le signe d’une perfection soutenue. Son nom est en quelque sorte devenu synonyme d’exigence, d’achèvement et de beauté[29].

Malgré sa renommée déjà bien établie, Anne Hébert est ainsi présentée comme une auteure parmi d’autres, mais qui possède quelque chose qui la classe à part… Le père Martin y va de même en ce qui concerne les autres grands auteurs de son écurie, par exemple Desrosiers, dont la réputation n’est plus à faire : « [Léo-Paul Desrosiers est] l’un de nos hommes de lettres dont l’oeuvre et la carrière font le plus honneur au Canada français. […] [L]es livres de cet écrivain sont de ceux qui collent si bien à notre être propre qu’ils nous définissent[30]. » Visiblement, le texte des allocutions est adapté aux oreilles qui l’entendront. Cependant, l’un des auteurs vedettes de la maison se voit traité différemment des autres par l’éditeur, ce qui en fait un cas d’exception. Il s’agit, nous l’avions annoncé, de Félix-Antoine Savard. Afin de bien comprendre son importance pour la maison, une courte présentation de l’auteur s’impose.

Écrivain, ecclésiastique et universitaire de renom, Félix-Antoine Savard (1896-1982) est l’auteur d’une douzaine de livres dont le célèbre Menaud maître-draveur (1937), oeuvre romanesque qui lui a valu le prix de l’Académie française l’année suivant sa parution, puis le prix David en 1939[31]. La consécration immédiate du Menaud a permis à l’auteur de connaître le succès de son vivant. S’imposant alors comme une valeur sûre dans le milieu littéraire québécois, Savard, dont la figure « rappelle celles de Camille Roy et Lionel Groulx[32] », est « l’écrivain qu’il faut s’attacher pour lancer une collection patrimoniale[33] ». Entre 1940 et 1943, le père Martin rencontre à plusieurs reprises celui qu’on a surnommé Menaud, précisément dans le but de fonder, chez Fides, une collection destinée aux grands auteurs canadiens-français. La réticence de Savard à faire de la réédition par Fides de Menaud maître-draveur la première publication de la nouvelle collection qui devait s’intituler « Classiques canadiens » – l’auteur ne désirant pas élever son oeuvre en modèle[34] – a influencé la décision du père Martin concernant le nom de la collection : c’est à la suggestion de Savard que ladite collection portera le nom qu’on lui connaît aujourd’hui, la collection du « Nénuphar »[35]. L’entente conclue avec Fides comprenait également la publication de L’abatis (1943), à la suite de laquelle paraîtront d’autres titres de Savard : La minuit (1948), Le barachois (1959), Martin et le pauvre (1959), La folle (1960), La dalle-des-morts (1965), Le bouscueil (1972), et enfin Journal et souvenirs I (1973) et sa suite, Journal et souvenirs II (1975).

Les oeuvres de Savard rapportent beaucoup à la maison. En effet, si l’on ne tient compte que des rééditions et des réimpressions du Menaud, les tirages atteignent, en 1988, le nombre astronomique de 170 000 exemplaires[36]; et entre 1944 et 1984, les oeuvres Menaud maître-draveur, L’Abatis, La Minuit et Le Barachois font toutes les quatre partie du palmarès du « Nénuphar », totalisant plus de 77 000 exemplaires[37]. C’est dire l’importance de Savard pour la maison, tant en termes de capital symbolique qu’économique.

Le rôle de Savard au sein des Éditions Fides ne se limite pas à celui d’auteur : « L’influence de Savard se fait sentir non seulement dans la production mais aussi dans l’esprit qui préside à la sélection des titres[38]. » En 1955, il est désigné membre du comité de direction de la nouvelle collection « Classiques canadiens » (celle-ci complétera le « Nénuphar » en reprenant une partie de sa production afin de la rendre plus accessible, notamment auprès de la population étudiante), aux côtés de Luc Lacourcière, de Marcel Trudel, du père Benoît Lacroix et de Guy Frégault[39]. Vu la position d’influence qu’occupe Savard au sein de Fides, en plus de son parcours littéraire marqué par le succès tant symbolique qu’économique, on comprendra mieux pourquoi l’auteur bénéficie de traitements de faveur dans les allocutions du père Martin, en comparaison avec d’autres grands auteurs québécois comme Léo-Paul Desrosiers et Anne Hébert, pour ne nommer que ceux-là.

Au lancement de La folle en 1960, le père Martin fait usage d’une stratégie dont il a déjà été question pour d’autres auteurs, soit celle de « désingulariser » Savard pour le classer parmi d’autres : « Depuis 1937, date de la parution de Menaud maître-draveur, Mgr Savard occupe une place de choix dans les lettres canadiennes. Certains ont soutenu que Menaud est vraiment un roman. D’autres ont prétendu qu’il est plutôt une épopée[40]. » Comme on peut le constater dans la dernière partie de ce passage, le père Martin rattache le roman Menaud maître-draveur à un autre genre littéraire, celui de l’épopée, genre qui détient ses lettres de noblesse depuis l’époque de l’Antiquité grecque. Cette comparaison vient ériger l’oeuvre en classique, et elle joue ainsi sur la valeur de son capital symbolique. Plutôt que de simplement atténuer ce qui singularise Savard en le plaçant sur un pied d’égalité avec les autres auteurs de la maison, le père Martin renverse cette fois la vapeur en insistant sur l’unicité de l’oeuvre de Savard. Un procédé de sacralisation et de mythification se met ainsi en branle au sein des allocutions du père Martin lors des lancements des ouvrages de Savard, qu’il compare aux « auteurs grecs[41] » : « Après avoir lu La folle, vous souhaiterez certes avec nous que la musique appropriée soit écrite un jour et que ce drame soit joué à la façon des anciennes tragédies grecques[42]. » Que dire enfin de l’allocution prononcée lors du double lancement des éditions de luxe de Menaud, maître-draveur et des Poésies de Nelligan, en 1967 :

Le temps, cette pierre de touche des grandes oeuvres, enseigne qu’il n’y a de durables, au royaume des arts et des lettres, que les oeuvres profondément enracinées dans une civilisation donnée et jaillie d’une authentique fidélité à soi-même, à son sang et à son pays. La pérennité de certains chefs-d’oeuvre de l’art grec, khmer ou maya ne s’explique pas autrement. Bien que de telles réussites soient rares chez nous, il existe cependant quelques oeuvres appelées à durer et à se gagner l’admiration générale par leurs qualités de sincérité, de fidélité et d’authenticité[43].

Usant de la même stratégie discursive que dans les passages précédemment cités, le père Martin n’hésite pas à proclamer avec assurance la pérennité des oeuvres de Savard et de Nelligan. Ici, le père Martin ne cache pas sa préférence pour son « chouchou », créant ainsi un statut particulier à son auteur vedette : littéralement, il extirpe Savard du lot des écrivailleurs pour en faire un « grantécrivain ». Est-ce que la renommée de Savard (et de Nelligan, lancé au même moment) atténue le risque de froisser les autres auteurs de Fides? On peut également se demander dans quelle mesure ce type de proclamation n’est pas, jusqu’à un certain point, un coup de force de l’éditeur pour canoniser un auteur dont il publie par ailleurs plusieurs livres. Si, comme le disait Bourdieu, la

définition la plus stricte et la plus restreinte de l’écrivain (etc.), que nous acceptons aujourd’hui comme allant de soi, est le produit d’une longue série d’exclusions ou d’excommunications visant à refuser l’existence en tant qu’écrivains dignes de ce nom à toutes sortes de producteurs qui pouvaient se vivre comme écrivains au nom d’une définition plus large et plus lâche de la profession[44][,]

on pourrait tout aussi bien envisager le discours éditorial comme participant, a contrario, d’une manoeuvre d’intronisation.

En somme, pris isolément, les discours de lancement semblent en effet dédiés à la mise en valeur de la singularité d’un auteur. Lus en série, ils apparaissent plus complexes et riches : la partie consacrée à l’auteur, souvent élaborée sur le même modèle, répétant des formules redondantes, s’apparente davantage à un passage obligé, qu’il faut expédier – le cas de Savard excepté. Dans le corpus étudié, il n’arrive pas à l’éditeur de ne parler que de l’auteur. Dès lors, de quoi parle-t-il?

L’éditeur est un chef!

À l’opposé du cliché de l’écrivain solitaire, l’éditeur se construit d’abord comme une bête sociale, entourée de nombreux collaborateurs, réitérant l’idée que le succès d’une maison d’édition « n’est pas le succès d’un seul homme[45] ». Administrateurs, directeurs de collections, préfaciers, exégètes, illustrateurs sont systématiquement remerciés pour leur dévouement, leur flair, leurs choix judicieux, pour leurs apports divers à cette construction collective qu’est le livre[46]. Dans le cas de Fides, cette reconnaissance du travail de chacun est placée sous les auspices métaphoriques de la « grande famille », et force est d’admettre que les archives corroborent cette image. Dans un cartable sont notamment colligées les nombreuses cartes de voeux envoyées au fil des ans aux employés de toutes catégories lors d’événements importants (naissances, mariages, décès, anniversaires, etc.). Nul doute que cette insistance sur l’idée de « l’union qui fait la force » relève, comme le souligne Jacques Michon, du passé de militant jéciste du père Martin et « fait partie de la rhétorique de l’Action catholique qui vise à constituer une élite de choc composée d’individus provenant de tous les milieux et capables d’exercer une influence dans leur entourage[47] ».

Mais même sincères, les remerciements adressés par l’éditeur à tous ses collaborateurs constituent aussi un élément attendu, ressortissant au modèle de base de l’allocution de lancements : comment pourrait-il, en leur présence, ne pas nommer les contributeurs au livre lancé? En somme, là où réside l’originalité de ces documents, là où le texte s’écarte du canevas habituel sans cesse remâché, c’est essentiellement lorsque l’éditeur traite de sa fonction. Et il est vrai que la plus importante masse textuelle de ces discours est dédiée au rappel de la mission de Fides.

C’est d’abord sous l’angle de ses collections que l’éditeur se trouve à justifier sa responsabilité sociale : en soi cette donnée est intéressante, nous montrant précisément quelle lecture l’éditeur fait non pas des livres qu’il publie, mais de son catalogue. Ce n’est pas un hasard si le premier discours de notre corpus commence ainsi : « Nous avons la grande joie de célébrer aujourd’hui l’entrée, dans la collection du Nénuphar, d’une romancière canadienne de premier plan, Mme Germaine Guèvremont[48]. » La formule suppose qu’à la collection revient de conférer le capital symbolique à l’auteure, bien plus que l’inverse. En clair, le travail de l’éditeur se situe dans un horizon atemporel qui surplombe les efforts individuels des auteurs et des collaborateurs. Dans le cas du père Martin, les collections mêmes sont des déclarations, des justifications, des arguments. Quand il lance la collection « Alouette », l’éditeur se livre à un long historique du format poche dans le monde de l’édition mondiale, à une description de l’ampleur de ce phénomène en termes de ventes, à une analyse de ses mérites, pour finalement déclarer : « Nous sommes donc persuadés de remplir l’une des missions les plus importantes de notre maison en présentant aujourd’hui au public la collection ALOUETTE, la première collection canadienne de livres de poche[49]. » Relevant de « l’écriture éditoriale », le choix du format bon marché, basé sur le postulat que « les masses populaires sont appelées à l’humanisme et qu’il est possible de leur en faciliter l’accès en mettant les grandes oeuvres à leur portée[50] », devient ici prétexte à réaffirmer le leadership d’un éditeur prêt à tout pour diffuser les classiques de sa nation.

Le cas de la collection « Écrivains canadiens d’aujourd’hui » se révèle tout aussi éloquent. À une époque où l’enseignement de la littérature québécoise dans les universités commence à peine, l’éditeur devient le sourcier qui a su flairer les besoins de son époque :

Cette collection, dont la haute tenue fut soulignée l’an dernier par l’attribution à l’un de ses collaborateurs d’un prix de la province de Québec, a été fondée dans le but de rendre hommage aux écrivains les plus marquants du Canada français, en les faisant mieux connaître du public lecteur, trop enclin peut-être à chercher à l’extérieur de nos lettres un objet à son admiration et à sa faveur. Devant le succès grandissant remporté par la collection, nous sommes à même d’affirmer aujourd’hui qu’elle répond à un besoin. Il est de plus en plus évident que nos écrivains cessent enfin d’être pour leurs compatriotes d’illustres inconnus et d’anonymes bâtisseurs. Nous nous réjouissons d’un tel changement, car il n’est que juste que nos hommes et nos femmes de lettres reçoivent des leurs l’appui qu’ils méritent. La conviction d’avoir travaillé ultimement à cette petite révolution – pour employer un terme à la mode – ne nous laisse pas indifférent, vous le pensez bien[51]

Et, bien évidemment, plus le temps confirme les succès de l’éditeur, plus celui-ci les martèle. Cela est flagrant dans le cas de collections pérennes : le rappel des origines lointaines sert à démontrer à quel point Fides a joué un rôle primordial dans l’élaboration du corpus national à une époque où « l’entreprise avait quelque chose d’hasardeux; par certains côtés, elle tenait presque du défi[52] ». Justifiant ses bons coups, l’éditeur se trouve parfois à semoncer ou à féliciter le public-lecteur, tout en faisant encore ressortir son propre rôle dans l’évolution des goûts. Si le père Martin peste à l’occasion contre la fâcheuse habitude des Québécois à ne rechercher qu’en France les livres de qualité (vieux grief qui remonte, dans le discours critique, au xixe siècle), il se félicite, au passage, des transformations opérées depuis peu, et les souligne à gros traits :

Le Canada français montre actuellement, sur le plan culturel, des signes de regain encourageants. L’un d’eux, à coup sûr, est la mise en valeur de notre patrimoine littéraire. Le temps n’est plus où il était de bon ton de bouder nos écrivains et leurs oeuvres. Nous comprenons enfin qu’une littérature nationale ne vaut pas uniquement par ces “miracles” que sont les chefs-d’oeuvre, mais aussi par la richesse d’un terreau préparé de longue main par d’obscurs artisans. À ceux-ci comme aux plus grands il importe de rendre justice[53]

En clair, la lecture séquentielle des discours prononcés par le père Martin lors des lancements dévoile une astuce habile, qui consiste à proclamer sans cesse les vertus du travail d’équipe pour mieux réaffirmer la valeur consensuelle de la mission humaniste de Fides :

Les membres du conseil, le personnel tout entier ainsi que les auteurs forment ensemble une équipe dont nous ne pourrions un seul instant nous passer car le véritable artisan de notre réussite, c’est cette équipe. Par son dévouement, son travail, et sa fidélité, elle a rendu possible et féconde une tâche dont les exigences furent et demeurent encore très grandes. Une maison telle que Fides a ceci de particulier qu’elle réclame de la part de ceux qui y collaborent une étroite communion de coeur et d’esprit au but qui l’a inspirée et qui est de contribuer à l’épanouissement spirituel et culturel de la personne humaine[54].

Et c’est peut-être le plus grand enseignement que l’on puisse tirer de l’analyse de cette source inédite : quand on y pense bien, le père Martin est d’abord et avant tout un éditeur « engagé », au sens où on l’entendrait aujourd’hui. Au final, une fois qu’il a bien brossé les mérites de ses auteurs et de ses collaborateurs, il n’a de cesse de réitérer, à travers les choix qu’il opère (qu’ils soient matériels, comme le choix du format poche, ou symboliques, comme la volonté de canoniser des oeuvres nationales), l’importance de la mission de Fides. Or, la Révolution tranquille signifie – et le père Martin s’en rend bien compte – la fin de l’humanisme intégral, puisque son fondement religieux fait naufrage. Ainsi, plus on avance dans les années 1960 et 1970, plus l’allocution de lancements se teinte, ici et là, de déplorations contre une époque qui « s’efforce avec peine de retrouver ses racines[55] » et où « la plupart des esprits, épris de nouveauté, sacrifient volontiers les réussites du passé aux tâtonnements de l’avant-garde[56] »; ou de protestations contre les mutations sociales « dont nous enregistrons aujourd’hui, parfois avec inquiétude, le mouvement accéléré[57] ». L’allocution prononcée par le père Martin lors de la soirée donnée en l’honneur des 40 ans de Fides, en 1977, reste néanmoins incroyablement cohérente avec le projet originel de la maison : conscient que les défis imposés à Fides ne sont « pas chose[s] du passé », l’éditeur doit « continuer à répondre aux besoins de la société » : « l’aide providentielle qui jusqu’ici ne nous a pas fait défaut continuera, affirme-t-il, de nous soutenir en nous inspirant les adaptations requises par de nouveaux besoins[58] ».

***

En livrant une anatomie de l’allocution de lancements reposant certes sur un cas particulier, relié à un contexte historique spécifique, cet article prospectif visait à interroger l’apparente contradiction entre la volonté de mousser la singularité d’un auteur et, d’autre part, la légitimation du « geste éditorial », lequel poursuit à terme la valorisation de l’ensemble du catalogue, des prises de position et du parcours de l’éditeur. La réconciliation de ces deux objectifs peut en effet s’apparenter à une aporie puisqu’alors que le fondement de la croyance en l’écrivain réside dans un processus individuel qui tend à insister sur l’idée d’un génie unique et sans précédent, le socle de la croyance dans le label éditorial est éminemment collectif, basé sur un catalogue. Comment, dans ce type bien particulier de discours, l’éditeur parvient-il à faire croire à la fois en l’unicité de l’artiste et en l’importance de tout le répertoire qu’il publie? Car, comme le rappellent Pascal Durand et Anthony Glinoer, « être, c’est être perçu comme étant ». La valeur de l’oeuvre, donc,

dépendra toujours davantage du crédit, de la confiance, du capital de consécration dont seront reconnus porteurs ceux qui l’émettent. […] Immatérielle, la valeur tiendra à des signes, à des noms signes, ceux de l’Auteur et de l’Éditeur, qui concentreront sur l’oeuvre publiée les forces de consécration que leurs émetteurs recevront de la position occupée par eux dans la hiérarchie des légitimités propre à leur sphère d’appartenance[59]

Pour conclure, convoquons un dernier exemple où se manifeste cette dialectique des deux « noms signes » que sont ceux de l’auteur et de l’éditeur. En 1964, Fides inaugure l’édifice de 10 étages que la maison a fait construire sur le boulevard Dorchester, à la suite d’un ordre d’expropriation de ses locaux de la rue Saint-Jacques. L’exemple est intéressant en ce qu’il inverse la perspective : la vedette de la soirée devrait être, ici, l’éditeur.

Le discours du père Martin donne à voir un locuteur pleinement conscient de la nécessité de renégocier sa place dans le champ littéraire, en tentant de se tremper les pieds dans une fontaine de Jouvence[60]. Après les remerciements et salutations d’usage, le père Martin souligne les hauts faits du passé de la maison tout en insistant sur le présent (« notre oeuvre se trouve logée dans des locaux qui n’ont rien à envier à ceux des grandes maisons d’éditions [sic] de Toronto ou même de New York et de Paris »), et sur l’avenir : « S’adapter au présent pour que l’oeuvre dure dans l’avenir, tel est notre désir, désir que traduit dans la pierre cet imposant immeuble que nous avons construit selon la mesure de notre foi[61]. » Bien qu’immatériel, le pouvoir de consécration s’incarne ici dans l’édifice aux proportions ambitieuses, surplombant la ville de Montréal, voire le monde de l’édition.

Figure 4

L’immeuble Fides, rue Dorcester, Montréal, 1964, SBAUS, Fonds Fides, P64.

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Preuve de la tension entre ces deux « noms signes » que sont la signature de l’auteur et le label de l’éditeur, Lionel Groulx, représentant des auteurs Fides, en profite ce soir-là pour détourner au profit de son oeuvre les compliments qu’il destine à l’éditeur. Faisant régner un flou artistique quant aux circonstances de leur rencontre (« Je ne sais pas vraiment si c’est Fides qui est venu à moi ou si c’est moi qui suis allé à lui[62] »), il souligne, parmi les qualités de l’éditeur, sa capacité à ressusciter « des navets ». Pétri de fausse humilité, son discours rappelle comment le « navet » qu’est L’Appel de la race a suscité dans les années 1920 la polémique et est maintenant entré dans la collection du « Nénuphar ». « Et non seulement, ajoute-t-il, Fides est capable d’aller découvrir un navet, mais c’est encore qu’il est capable de le vendre[63]! » Ainsi en est-il pour L’Histoire du Canada et pour Le Canada français missionnaire, deux autres titres de Groulx. On sait que cet auteur est particulièrement enclin à l’autopromotion[64], mais il n’empêche que ses propos témoignent éloquemment de la complexité des combinatoires possibles dans les transferts de capitaux symboliques de l’éditeur à l’auteur, et vice versa.

En invitant la communauté des chercheurs à forer les archives d’éditeurs afin de trouver d’autres corpus similaires, nous souhaitons vivement que l’allocution de lancements soit étudiée plus en profondeur, car de multiples angles pourraient permettre de l’appréhender. D’abord, sur le plan de la matérialité même, il va de soi qu’un accès à des archives sonores modulerait l’analyse. À défaut, l’observation des ratures sur les manuscrits de ces allocutions indiquerait, dans les interstices, des moments d’hésitation dans les prises de position de l’éditeur. Dans une perspective transversale, il serait intéressant de relier l’allocution de lancements à d’autres types de prises de parole orales et publiques de l’éditeur. Invité à prononcer l’homélie aux funérailles de son auteur, le poète Alain Grandbois, le père Martin se dissocie alors formellement de son rôle d’éditeur, mais l’exercice frôle la prétérition : « Si je prends la parole devant vous ce matin, ce n’est pas tant parce que la maison Fides, que je dirige, a réédité la plupart des oeuvres d’Alain Grandbois, mais c’est surtout parce que depuis longtemps il m’honorait de son amitié et que, comme prêtre, à l’occasion des visites que je lui ai faites dans les dernières années de sa vie, j’ai pu admirer son affabilité, sa bonté, sa grandeur d’âme, son courage dans les épreuves[65]. » Enfin, considérée comme « geste éditorial », l’allocution de lancements a intérêt à être étudiée dans une perspective diachronique, ainsi que le souhaite d’ailleurs Brigitte Ouvry-Vial[66]. Dès lors, il faudrait voir ce qu’il advient de l’allocution de lancements à l’ère des réseaux sociaux et du numérique. Considérant la facilité de captation de ces discours, sont-ils retransmis sur les différentes plateformes qui s’offrent à l’éditeur? La pratique du lancement elle-même procède-t-elle toujours du même rituel, à une époque où l’auteur est appelé à multiplier les performances orales et médiatiques? Et qu’en est-il de « l’éditeur-passeur »? À quel moment deviennent dominants les discours visant à atténuer l’intervention de l’éditeur pour mieux éclairer la seule personne de l’auteur? Le terrain est riche de possibilités, et l’analyse synchronique et diachronique de cette source permettrait assurément une meilleure compréhension de la façon dont l’éditeur perçoit son propre rôle.