Corps de l’article

Les éditeurs aiment à se raconter et la construction d’une posture éditoriale – propre à compléter celle conférée par leur catalogue d’une part, leurs interventions publiques et engagements politiques de l’autre – passe bien souvent par la publication de textes autobiographiques ou d’entretiens. Ce type d’ouvrages est ainsi un genre en soi, tout éditeur qui se respecte ayant sacrifié à cette sorte de passage obligé dans l’édification d’une forme d’ethos professionnel. Une autre modalité de cette exposition de soi est constituée par les très nombreuses interventions médiatiques auxquelles se livrent les hommes (plus exceptionnellement les femmes) du livre dans la deuxième partie du xxe siècle. Totalement absentes dans la littérature secondaire, ces apparitions sont pourtant régulières à la radio comme à la télévision : elles se déclinent aussi bien sous la forme du reportage, de l’enquête, du grand entretien, ou se présentent comme le commentaire d’une actualité récente[1].

C’est ce type de médiatisation qui retiendra tout particulièrement notre attention dans cet article. Un projet d’enseignement et de recherche sur les émissions littéraires, aussi bien radiophoniques que télévisuelles, dans l’espace de la Suisse francophone nous a permis d’en repérer un nombre assez impressionnant[2]. Afin de resserrer l’échantillonnage, nous mettrons ici plus spécifiquement l’accent sur deux figures qui ont à la fois marqué le champ éditorial suisse romand de la seconde moitié du xxe siècle tout en entretenant, via une conception assez différente du métier d’éditeur et de la littérature romande, une forte rivalité. Leur présence sur les ondes de la radio et de la télévision est significative, même si le nombre et la périodicité de leurs interventions varient. Il s’agira dans un premier temps de cerner les différentes modalités de leurs interventions médiatiques en prenant en compte aussi bien les émissions culturelles que d’information. Dans un deuxième temps, nous nous interrogerons sur les contenus et la nature de ces prises de parole publiques : dans quelle mesure peut-on tisser des liens entre celles-ci et la pratique professionnelle? et en quoi ce type de contributions soulignent ou infléchissent les autres formes de représentation de soi déclinées via d’autres canaux ou dans les autobiographies susmentionnées? Dans cette perspective, la spécificité des sources audiovisuelles doit nous permettre de considérer les rôles respectifs de la voix, du débit, de l’accent, mais aussi de l’attitude corporelle et de la mise en scène télévisuelle dans la construction d’une forme de posture éditoriale[3].

La présence des éditeurs à la radio et à la télévision suisse romande

Un travail de repérage dans les archives de la Radio Télévision Suisse mené sur la période 1945-1985 nous a permis de recenser environ 200 émissions de radio et de télévision mettant en scène hommes et femmes du livre. Si celles-ci sont constituées majoritairement d’émissions littéraires, on trouve également plusieurs sujets d’actualité (au sein de bulletins d’information ou journaux télévisés) et des formats de grands entretiens. On peut délimiter au sein de ce corpus trois périodes aux caractéristiques assez différentes.

Durant la première, soit entre 1945 et 1965, on observe l’émergence de quelques émissions sur l’avenir de l’édition suisse (Forum de Radio-Lausanne, 20 juillet 1948) ou sur certaines maisons locales de prestige (« 20ème anniversaire des Éditions de la Baconnière et des Cahiers du Rhône : interviews de Hermann Hauser et Albert Béguin », Radio-Lausanne, 1er décembre 1947). La plupart des émissions font toutefois intervenir des éditeurs étrangers : René Julliard (« À propos de son activité », 18 octobre 1949; « À propos des prix littéraires », 22 octobre 1952), Pierre Seghers (« Sur la diffusion de la poésie moderne », 2 décembre 1950), Jean Schlumberger et Jean Paulhan (« Hommage à André Gide », 1er février 1951), Bernard Grasset (« Interview », 19 avril 1951), Giulio Einaudi (« Brève déclaration en italien », 1er avril 1954), Victor Gollancz (« Déclaration à l’occasion de la remise du prix Friedenspreis des Deutschen Buchhandels », 1er janvier 1960), Jérôme Lindon (« Interview de l’éditeur et signataire du manifeste des 121 », 17 octobre 1960). Un déséquilibre qui traduit un certain ressac de l’édition régionale après la période de l’âge d’or constituée par la Seconde Guerre mondiale[4].

Une deuxième phase s’ouvre en 1965 et va jusqu’en 1972, moment de la création des Éditions Bertil Galland. C’est une période caractérisée par Daniel Maggetti et Jérôme Meizoz comme celle du renouveau de la littérature romande[5] : de nouvelles institutions (le Centre de recherche sur les lettres romandes en 1965), des ouvrages manifestes (Jacques Chessex, Les Saintes Écritures, 1972), la création de certaines collections et le renouvellement du paysage éditorial en constituent les indices les plus spectaculaires, de même qu’une reconnaissance inédite au sein du centre parisien. Au sein des médias, la radio romande alloue toujours plus de temps d’antenne à la culture avec la création depuis 1956 d’un deuxième programme qui lui est entièrement consacré. Un grand nombre d’émissions relayent et participent à l’effervescence de la vie littéraire et éditoriale en privilégiant des interventions, le plus souvent collectives (tables rondes, débats, etc.), sur le marché du livre régional; par ailleurs, une journée spéciale de France-Culture, transmise en direct de Genève en 1969 et présentant les forces vives de la création artistique suisse francophone, fait une large place au monde de l’édition[6]. La télévision développe également ses propres formats littéraires, sous la forme de reportages ou d’émissions de débat en plateau. Albert Skira, Hermann Hauser et Albert Mermoud font l’objet de portraits qui dévoilent leur manière de travailler, la relation entretenue avec certains de leurs auteurs, ainsi que leur environnement plus privé[7]. La présentation du film sur Skira dans Radio-TV je vois tout (le périodique qui présente les programmes de radio et de télévision en Suisse romande) témoigne de l’investissement de l’éditeur dans une démarche dont il a très bien perçu la dimension promotionnelle :

Moscou, l’année dernière, avait accueilli une exposition des oeuvres éditées par Albert Skira. Un événement. C’était la première fois qu’un éditeur exposait. Actuellement, c’est à New York que Skira présente sa collection. Dans ses bagages, il a emmené quelques bobines de pellicule. C’est le film réalisé pour la TV romande par Christian Mottier et que Skira a acheté pour, notamment, le projeter à New York. Tourné dans sa propriété [...], « Avec Skira » débute par un inventaire de ce que représente Skira. En un mot, il est le plus grand éditeur d’art du monde[8].

Enfin une dernière période, de 1972 à 1985, voit à la fois une diversification du paysage éditorial avec la création de plusieurs nouvelles structures (L’Aire, Zoé, Empreintes, etc.) et une polarisation du champ autour des deux figures majeures que sont Bertil Galland et Vladimir Dimitrijevic. Du point de vue médiatique, les émissions littéraires radiophoniques tendent à privilégier le grand entretien en amorçant une évolution qui conduira à la formule du talk show matinal, Le Petit déjeuner, animé par Patrick Ferla depuis le milieu des années 1980[9]. À la télévision, il est difficile de résister à la reprise mimétique du format d’Apostrophes développé avec un rare succès par Bernard Pivot à la télévision française depuis 1975. La voix au chapitre, animée à la Télévision suisse romande par Catherine Charbon entre 1971 et 1980, préférera ainsi la présentation de livres et l’émission en plateau à la formule du reportage qui prévalait lors de sa création. Plus fondamentalement, on assiste à une personnification croissante de la figure de l’éditeur[10] qui correspond également à la multiplication des livres d’entretiens ou des autobiographies qui apparaissent plus ou moins à la même période[11].

Portraits croisés : Galland et Dimitrijevic

Sur le plan quantitatif, Bertil Galland et Vladimir Dimitrijevic sont sans contestation possible les éditeurs les plus présents sur les chaînes de la radio et de la télévision suisse romande : durant la période 1960-1985, Galland participe à 52 émissions (sans compter ses interventions, nombreuses, en tant que journaliste et grand reporter), alors que son confrère figure dans 62 d’entre elles. Viennent ensuite Hermann Hauser (32 apparitions), Albert Mermoud (7), Albert Skira et Marlyse Pietri (6).

Cette prépondérance reflète leur position dominante au sein du champ éditorial de cette époque[12]. Bertil Galland développe une activité de journaliste et grand reporter avant de se lancer dans l’édition en reprenant, en 1960, la direction des « Cahiers de la Renaissance vaudoise », une collection liée au mouvement politique maurassien de la Ligue vaudoise à laquelle il va conférer une orientation essentiellement littéraire. Très vite, il parvient à fédérer une « écurie » d’auteurs de la région qui profite de son réseau intellectuel comme de sa conception du métier qu’il envisage comme un soutien étroit, sans faille et de longue durée. Après un premier succès de librairie assuré par le Portrait des Valaisans de Maurice Chappaz (1965), il publie le Carabas de Chessex (1971) qui donne lieu à un premier accord de coédition avec Grasset. Cette publication marque une étape à plusieurs titres. L’effet de scandale généré par Carabas va amener Galland à quitter les « Cahiers de la Renaissance vaudoise » pour créer sa propre maison en 1972; parallèlement, l’attribution à Jacques Chessex du prix Goncourt une année plus tard témoigne d’une littérature romande venue à maturité et dont les qualités sont susceptibles d’être reconnues au-delà de ses frontières géographiques et culturelles. Galland poursuit pendant 10 ans son travail de « découvreur » de talents locaux tout en gardant son soutien à la génération des écrivains confirmés qui l’avaient suivi lors de la création de sa propre enseigne. Il fera de sa maison l’une des instances de consécration principales de la vie littéraire suisse romande et l’expression emblématique d’une identité culturelle régionale qu’il ne cessera de revendiquer même après la dissolution des Éditions Bertil Galland, en 1982[13]. Ses interventions médiatiques sont très diversifiées : elles peuvent aussi bien accompagner une parution que participer d’une présentation plus large de son travail éditorial ou de la situation du livre en Suisse romande.

Les Éditions de l’Âge d’Homme de Vladimir Dimitrijevic représentent à la fois en termes de titres publiés et de rayonnement la maison la plus importante de cette époque. Son fondateur arrive en Suisse en 1954 en fuyant clandestinement une Yougoslavie communiste qu’il exècre : après avoir exercé différents petits métiers, il devient libraire puis fonde sa propre maison en reprenant le fonds mais surtout la diffusion des Éditions de La Cité, une maison militante, d’obédience maoïste, dont l’animateur avait été expulsé de Suisse quelques mois auparavant – un étonnant paradoxe de la genèse de L’Âge d’Homme qui sera rarement évoqué par son fondateur. Très vite, Dimitrijevic élabore un catalogue de grande envergure, tant qualitativement que quantitativement, en publiant des auteurs suisses (des classiques comme Amiel ou Cingria ainsi que certains jeunes écrivains du cru), mais surtout plusieurs collections de littérature étrangère : « Classiques slaves », « Slavica, Germanica », « Domaine italien ». Sur le marché français, il pratique la coédition avec de Fallois et Julliard, tout en ouvrant parallèlement des librairies à Genève, Paris, Moscou et Belgrade.

Même s’il se retrouve souvent aux côtés de Galland dans la défense commune de la production littéraire autochtone, Dimitrijevic joue sa propre partition dans ses interventions publiques en soulignant son refus du régionalisme et sa vocation à défendre une idée de la littérature imperméable aux frontières temporelles et géographiques. La deuxième moitié des années 1970 correspond à son heure de gloire internationale avec la publication de textes majeurs d’auteurs dissidents tels Zinoviev, Volkoff ou Grossman. Au moment où le monde communiste commence à se lézarder, il est invité de manière régulière dans les médias, et notamment à Apostrophes le 7 octobre 1983 dans une émission consacrée à la liberté d’écrire. En Suisse romande, une série de cinq émissions radiophoniques lui est consacrée à l’enseigne de La librairie des ondes en août 1981, ainsi qu’un grand entretien télévisé en mai 1982.

La définition d’un ethos professionnel

Au-delà de ces positions différentes, les passages à la radio comme à la télévision sont autant d’occasions pour les deux éditeurs de définir les contours d’une posture d’éditeur[14] qui recouvre à bien des égards des traits communs. La définition du métier renvoie à la fois à toute une série de caractéristiques qui seraient sans doute observables dans d’autres espaces géographiques et politiques; elle souligne toutefois ici la singularité de professionnels ancrés dans une région « périphérique » en marge des règles, écrites ou non écrites, qui régissent le milieu éditorial parisien. Nous l’exemplifierons ici par quatre traits constitutifs présents de manière récurrente dans les entretiens de Galland et Dimitrijevic.

Une première définition commune du métier d’éditeur vise à l’inscrire dans une forme de vocation, liée à la prime enfance ou à l’origine familiale. Bertil Galland relie ainsi de manière assez insolite sa découverte du mystère de la poésie à l’origine scandinave de sa mère :

Ma mère était suédoise. [...] Cette mère m’a toujours parlé dans sa propre langue, et il s’est trouvé que les circonstances – c’est la guerre – ont fait que les liens ont été coupés, que la possibilité de se rendre en Suède était coupée, et que par conséquent, ce langage, qui n’était pas le français, ma langue maternelle entre guillemets, mais qui était une langue véritablement maternelle, et uniquement maternelle puisque personne d’autre qu’elle ne la parlait, cette langue est devenue comme une langue privilégiée et je l’ai pratiquée, je continue à la pratiquer. Mais ma surprise a été énorme, d’arriver tout à coup après la guerre quand les frontières se sont ouvertes, dans un univers où tout le monde parlait la langue qui était la langue secrète de ma mère, de mon frère, de ma soeur et de moi-même. C’était une langue qui avait pris une tonalité, une force extraordinaire […], associées à un monde fortement imaginaire qui a alimenté chez moi une sorte d’élan poétique. […] Tout à coup, j’ai découvert, en allant en Suède, que d’autres personnes parlaient cette langue, mais de manière prosaïque, ce qui m’apparaissait comme scandaleux […]. Je pense que cela a influencé mon intérêt depuis la petite enfance pour la poésie, la poésie c’est justement ce langage second, une manière différente de parler des choses[15].

L’intérêt pour le livre passe d’abord par la découverte d’un monde onirique, véhiculé par les contes de son enfance qui lui sont lus par sa mère, et par la médiation d’une langue, intimement associée à une forme de communication privilégiée, voire exclusive. L’éditeur, avant d’être le relais de la parole d’autrui, est celui qui est à même de la détecter et de la comprendre, par une forme d’expérience et de sensibilité esthétique qui le lie de manière très empathique à ses auteurs.

Chez Dimitrijevic, la vocation éditoriale se décline sur un spectre plus large. Elle est reliée d’abord à son univers scolaire au sein duquel la littérature constitue à la fois une forme d’évasion vis-à-vis des persécutions que connaît sa famille et une source de rencontres et d’amitiés. Une quinzaine de ses camarades de classe de l’époque sont restés dans le monde du livre et de la littérature, aime-t-il à rappeler[16]. Mais cette vocation, qui plus est exercée en Suisse, n’est pas seulement le fruit de paramètres conjoncturels mais relève de facteurs génétiques bien plus larges. Dans bon nombre d’entretiens, Dimitrijevic rapporte régulièrement que la famille de son père est d’ascendance valaque, du nom d’une ancienne population des montagnes des Balkans antérieure à l’arrivée des premières tribus slaves. Leur langue, de souche latine, serait proche du rhéto-romanche, la quatrième langue nationale helvétique; les Valaques ont joué par ailleurs un rôle de premier plan dans le réveil national serbe contre le pouvoir ottoman[17]. Cette origine, au croisement de l’Orient et de l’Occident, prédisposait Dimitrijevic au rôle de passeur que celui-ci n’aura de cesse d’endosser dans son activité professionnelle. En soulignant que ses ancêtres étaient d’abord bergers pour la plupart et que plusieurs d’entre eux ont trouvé des débouchés dans l’activité horlogère, le lien avec la Suisse est encore préfiguré dans cette forme de récit des origines.

Un deuxième trait commun aux deux éditeurs abordés ici touche au rejet de logiques commerciales. Pour Bertil Galland, il importe de contribuer au rayonnement de la littérature romande tout en privilégiant l’accompagnement des auteurs dans la durée plutôt que la recherche du « coup éditorial ». Si son activité est toujours placée sous le sceau de la rigueur et de la qualité, la production doit maintenir son caractère artisanal et son caractère proprement culturel et intellectuel. Quant à Dimitrijevic, il dénonce les effets de mode, mais aussi certaines querelles de prestige, caractéristiques du centre parisien :

Les éditeurs parisiens ont une fâcheuse tendance de se copier, c’est-à-dire de faire les [sic] collections qui se ressemblent, de faire des séries, ou de créer des modes qui se ressemblent. [...] Cette densité des intellectuels qui se croisent journellement fait que les idées sont transmises plus rapidement et que les modes se créent, ont leur apogée très rapidement et passent de mode, des vitrines de librairie, avec une telle rapidité que des séries telles que nous les avons imaginées ici ne sont peut-être pas possibles [...]. Le fait que nous sommes un peu en retrait nous donne une plus grande fidélité à notre propos de départ[18].

Un éditeur, qui plus est appartenant au pôle restreint du champ éditorial francophone, doit prendre résolument ses distances avec les succès faciles pour construire, sur le long terme, un catalogue répondant à des critères de qualité aussi bien universels qu’intemporels.

Cette dimension les amène à valoriser la Suisse romande comme une terre propice au développement de l’activité éditoriale. Galland souligne les particularités d’un territoire géographique, homogène sur le plan linguistique et dans le même temps porteur d’une polyphonie particulièrement intéressante de par la diversité culturelle, confessionnelle et politique des espaces cantonaux qui en sont partie prenante. La Suisse romande est vue ainsi comme un microcosme qui, tout en étant nourri intellectuellement par la France voisine, développe sa propre voix et originalité[19]. Sur un autre plan, ce terreau intellectuel précoce a trouvé un milieu éditorial favorable de par l’existence d’un secteur des arts graphiques, lausannois notamment, très prospère et dont la taille limitée favorise à la fois les échanges et une forme d’émulation[20]. Pour Dimitrijevic, la Suisse romande permet de jeter des ponts entre les différentes composantes de la culture européenne, tout particulièrement entre l’est et l’ouest : « Je suis un européen convaincu, je pense qu’une très grande richesse nationale existe partout et que les vraies richesses nationales ne sont pas bien connues dans le monde de l’édition française[21]. »

Enfin, un dernier dénominateur commun réside dans la volonté d’affirmer l’autonomie du littéraire vis-à-vis de toute école, chapelle critique ou affiliation politique. Galland mobilise à plusieurs reprises les termes de « famille » et d’« amitié » pour caractériser la relation qu’il entretient avec ses auteurs d’abord, l’harmonie et la complicité qui ont rejailli entre les uns et les autres ensuite :

J’ai vu des amitiés inouïes. Alice Rivaz a aimé les autres écrivains, Corinna Bille aimait la jeune Anne-Lise Grobéty qu’elle a découverte, Anne Cunéo, trotskiste, aime Corinna Bille qui parle pour la tradition valaisanne, j’ai vu entre ces écrivains malgré leurs différences inouïes, hommes et femmes, naître quelque chose qui était véritablement, on va dire une famille, on a dit – évidemment – la bande à Galland, parce que je les réunissais, mais tant mieux après tout parce que les bandes, ça fait aussi du bon boulot[22].

Quant à Dimitrijevic, il tente durant cette période de se démarquer de l’image d’éditeur de dissidents qui a contribué à asseoir sa notoriété. S’il ne renie pas ses opinions de droite, il tient à présenter L’Âge d’Homme comme une maison ouverte à des auteurs de toute obédience politique et non réductibles à quelque courant reconnu par la critique journalistique ou académique. Cette autonomisation de sa ligne éditoriale connaîtra toutefois un fort infléchissement dans les années 1990 avec l’éclatement du conflit yougoslave et ses prises de position proserbes. Cette rupture avec un ethos professionnel patiemment construit lui vaudra de passer du statut de Sauveur à celui de Malfrat[23], et son exposition médiatique fera place à la stigmatisation ou au silence.

Postures médiatiques

Cette relative similitude des propos montre que les logiques de distinction se font moins par rapport aux autres acteurs du champ professionnel régional que vis-à-vis du paysage éditorial français, en l’occurrence parisien. Aucune émission ne donne lieu à des échanges contradictoires entre les deux principales figures de l’édition romande à cette époque. Il n’en reste pas moins que l’analyse plus fine des documents audiovisuels, intégrant l’analyse de la voix, des postures mais aussi des scénographies respectives, permet d’accéder à des formes de différenciation plus subtiles. Galland et Dimitrijevic ne sont pas des figures interchangeables. Ils interviennent au micro et à l’écran sur un registre propre et tiennent à renforcer la performativité de leur discours par une mise en scène spécifique.

Image 1

La séance de signature à Echallens avec Galland à l’arrière-plan, Voix au Chapitre, Télévision suisse romande, 12 avril 1973.

-> Voir la liste des figures

Pour Bertil Galland, l’exemple le plus parlant est sans doute le reportage que lui consacre l’émission La voix au chapitre du 12 avril 1973[24]. On l’y découvre à son domicile, dans la périphérie lausannoise : le décor est modeste, quasi banal si l’on excepte les photographies d’écrivains sur les murs de l’appartement. La caméra nous fait pénétrer dans la salle de séjour qui « sert en même temps de bureau ». Seule une machine à écrire trahit la vocation du lieu car, précise le commentaire, les documents de travail tiennent dans un tiroir. Dans l’entretien qui suit, le propos de l’éditeur, grevé d’un accent vaudois caractéristique, réitère, comme un commentaire décalé des prises de vue antérieures, la primauté du contact personnel et constant avec les écrivains sur la gestion administrative. Deux séquences se veulent emblématiques de la philosophie des Éditions Bertil Galland. La première met en scène une discussion entre l’éditeur et deux de ses graphistes attitrés (Catherine Pfister et Laurent Pizzotti) à propos de la couverture, de la mise en page et de la typographie d’un recueil de Corinna Bille. Cette évocation de la dimension collective et artisanale de la genèse d’un livre est prolongée par une visite auprès de l’imprimeur Samuel Bornand, un typographe à l’ancienne qui sera à l’origine d’une grande partie des volumes du catalogue. Une deuxième séquence a pour cadre une séance de signatures à Echallens, un bourg de la campagne vaudoise. Elle vise à souligner le rôle de l’éditeur dans la mise en relation de ses auteurs avec leur public, en l’occurrence populaire et campagnard. On est ici à mille lieues, voire en contraste assumé, des salons parisiens ou des foires internationales du livre, ce que renforcent, au détour de prises de son directes, les échanges présentés comme spontanés entre écrivains et lecteurs.

Dans cette perspective, les émissions consacrées à Dimitrijevic opèrent un net contraste. Celui-ci n’est presque jamais représenté dans son milieu privé et l’entretien est (presque) toujours préféré au reportage[25]. L’éditeur serbe apparaît davantage comme un homme du verbe que de l’image, ce que traduit le nombre très supérieur de ses interventions radiophoniques comparativement à celui de ses interventions télévisuelles[26]. S’il semble moins à l’aise dans la scénarisation de son activité professionnelle que Galland, l’image donnée n’est jamais neutre, comme le démontre un entretien – malheureusement muet dans l’archive qui en a été conservée – ayant trait à Zinoviev dans lequel il apparaît dans un décor dépouillé, avec comme seul « ornement » un mur de photographies et de cartes postales derrière son bureau[27]. Contrairement à Galland, les représentations ne renvoient pas à des personnalités de son catalogue mais à une sorte de musée sentimental d’où émerge, bien reconnaissable, la figure de Ramuz.

Image 2

Un jour une heure, Télévision suisse romande, 13 décembre1976.

-> Voir la liste des figures

Cette maîtrise oratoire peut prendre dans certaines circonstances des accents lyriques, voire prophétiques, tant il entend présenter l’exercice du métier comme une forme de sacerdoce. Figure solitaire, Dimitrijevic a construit sa posture comme celle d’un personnage exclusivement nourri et préoccupé de questions poétiques et intellectuelles. La réalité du monde du livre, qu’elle soit relative aux contingences commerciales ou aux rapports de complicité et de concurrence avec les autres acteurs de ce secteur, est en quelque sorte occultée par la vision éthérée et sublimée qui émane des diverses interventions médiatiques.

Au terme de ce tour d’horizon, nous espérons avoir montré l’intérêt des sources audiovisuelles dans la fabrication de la figure de l’éditeur. En ce sens, ces interventions médiatiques sont à voir moins dans leur rôle publicitaire éphémère, en lien avec la sortie d’un livre ou la promotion d’un auteur, que comme un élément d’une stratégie plus globale de mise en scène de soi et de sa conception du métier. Leur récurrence est assez impressionnante dans les deux cas qui nous occupent et assurent une forme de leadership au sein du champ suisse romand. Par ailleurs, ces prises de parole contribuent à diffuser une certaine image de l’édition romande au-delà des frontières régionales, comme en témoignent l’émission spéciale de France-Culture ou les apparitions de Dimitrijevic à Apostrophes.

Ces sources méritent une recherche fouillée qui n’a pu être qu’esquissée dans cette brève contribution. Une mise en perspective qui ne doit pas se limiter aux propos des protagonistes mais intégrer les formes de l’échange, les dispositifs et les représentations. Les postures éditoriales en Suisse romande réunissent plusieurs paramètres dont des études portant sur d’autres réalités géographiques pourraient mieux souligner la banalité ou la spécificité. Les deux études de cas présentées ici auront permis de mettre en lumière la proximité, voire l’intimité, de l’éditeur avec ses auteurs, un projet culturel visant à défendre, dans la durée, une certaine idée de la poésie et de la littérature, un souci d’interaction avec les autres maillons de la chaîne du livre afin d’assurer à celui-ci une facture de qualité et la diffusion la plus large possible. Dans le même temps, l’analyse comparative permet de faire ressortir des caractéristiques et postures spécifiques. Galland, par son carnet d’adresses et sa familiarité avec le champ médiatique, va contribuer à accompagner certains auteurs devant le micro ou les caméras. Les émissions insistent sur ce compagnonnage ou n’hésitent pas à le mettre en scène. Sur un autre plan, la dimension régionale de la maison d’édition est signifiée par le débit et l’accent caractéristique de l’éditeur ainsi que, dans les émissions de télévision, par le choix d’un décor ou d’un arrière-plan local. Dimitrijevic apparaît à cet égard comme une figure plus solitaire, si l’on excepte quelques interventions en compagnie d’auteurs de son catalogue. Moins intégré dans la sociabilité de la Suisse francophone, il assume surtout, par l’expression et sa posture, une position « décalée » qui traduit une forme de cosmopolitisme et une volonté farouche d’indépendance.

Enfin, si les deux éditeurs manient toutes les gammes de l’art oratoire avec aisance, ces derniers acceptent les règles médiatiques pour autant qu’ils puissent les maîtriser et y intervenir sur un registre conforme à l’idée qu’ils se font de leur rôle culturel. Dans l’émission de grand entretien Rencontres, Galland ne se prive pas de dénoncer le peu de soutien de la critique journalistique et audiovisuelle à la création en Suisse romande; il s’en prend également à la forme d’une émission littéraire de la TSR où Alice Rivaz s’était vue, à ses yeux, « bousculée » par des écrivains français, « de vieux renards de l’écran », qui souhaitaient prendre toute la place : « ce n’est pas aux auteurs, très particuliers de notre pays, très intérieurs, de s’adapter aux médias, c’est aux médias de trouver le ton, la manière d’aller à la rencontre de nos meilleurs écrivains[28] », assène-t-il dans la même émission. Dimitrijevic va plus loin, n’hésitant pas à réprouver, dans les pages de Radio-TV je vois tout, la fausse culture et les logiques purement mercantiles poursuivies à ses yeux par les médias contemporains[29]. Dans une émission du Petit déjeuner qui précède de peu un nouveau passage à Apostrophes[30], l’éditeur, non sans une certaine emphase, dénie toute fonction créative et artistique au petit écran :

Patrick Ferla : - Vendredi, vous serez sur le plateau d’Apostrophes, sur Antenne 2, reçu par Bernard Pivot, donc à la télévision, la télévision dont vous dites qu’elle entretient en matière de littérature le parasitisme.
Vladimir Dimitrijevic : - Certainement oui […] elle tire de la littérature sa surface. Et c’est sa vocation, elle ne peut pas faire autrement, et c’est à nous les gens du livre à remplir cette vitrine qu’elle donne, et c’est un travail qui devient de plus en plus difficile, et de plus en plus passionnant, parce que les écrivains doivent percer actuellement ce mur, qui est un mur de l’information qui commence à faire une sorte de couche épaisse autour du globe terrestre et que, de ce fait, nous avons beaucoup de peine à voir comment évolue la personne humaine. Cette lutte pour la personne humaine, pour son émotion, pour sa vraie et profonde trajectoire, est la chose qui attend la littérature dans les années à venir, dans les décennies à venir, peut-être dans les siècles à venir, c’est une lutte pour prouver que la seule mesure que nous pouvons avoir sur cette terre est l’homme[31].

Autrement dit, si la télévision peut servir de caisse de résonance à la littérature, la première ne peut en aucun cas prétendre se substituer à la seconde en matière de création et de formalisation des grandes questions philosophiques et esthétiques. Bien au contraire, le terme de parasitisme renvoie à la position d’infériorité et de superficialité du petit écran, ce dernier étant associé qui plus est à une forme de brouillage des véritables enjeux sociétaux ainsi qu’à la consommation passive du récepteur.

Plutôt que de fuir ou de se défier des médias audiovisuels, nos deux éditeurs ont toutefois la même ambition. Dans une période où l’affaiblissement du lectorat est souvent relié à la concurrence de la télévision, il s’agit de s’en servir afin de défendre une vision exigeante de la culture et d’affirmer in fine le primat de l’écrit et de la littérature dans la pérennisation d’une forme d’humanisme.