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L’imprimé, ainsi que l’a montré l’historien anglais Julian Jackson[1] dans son étude sur la revue (et sur le club) Arcadie, a joué un rôle important dans la mise en place, après la Seconde Guerre mondiale, des premières formes de rassemblement de la communauté homosexuelle en France. Au lendemain de mai 1968, il a tenu une place tout aussi prépondérante, à travers différents dossiers fortement politisés de revue ou fanzines, dans les diverses tentatives de structuration d’un mouvement homosexuel français en quête de reconnaissance et de légitimation face à une législation et à un regard social répressifs[2]. Dans ce contexte, le rôle occupé à partir d’avril 1979 par l’aventure de presse du périodique Gai Pied, mensuel d’abord, puis hebdomadaire — premier hebdomadaire gai d’informations dans le monde — n’en paraît pas moins majeur. Non seulement ce magazine a provoqué, autant qu’accompagné, des années 1970 aux années 1980, le passage d’une stigmatisation de l’homosexualité à la revendication d’une affirmation gaie, mais il a aussi permis à cette dernière de se déployer dans l’espace public et de s’assurer d’une visibilité certaine, prémisse d’un changement de regard de la société française et d’une modification notable des mentalités. Après l’accession de François Mitterrand à la présidence de la République, il a également contribué de façon décisive à une évolution législative fondamentale qui dépénalise et banalise l’homosexualité, en même temps qu’elle annonce une nouvelle ère pour les gais, pourtant bientôt déstabilisés par le développement de l’épidémie du SIDA. De ce fait, l’histoire du Gai Pied s’inscrit pleinement dans une histoire culturelle de la France contemporaine.

Les fondateurs du journal viennent des mouvances de cette extrême gauche qui, dans la France giscardienne, tient le haut du pavé de la contestation idéologique et qui est la seule à accorder une place, certes ambiguë, à la revendication homosexuelle et, plus largement, à la question sexuelle. Elle manifeste cependant, à la fin des années 1970, un essoufflement qui annonce le reflux des idéologies propre à la décennie suivante, tandis que sa tendance la plus radicale tombe dans la violence, à l’instar du groupe Action directe. L’ « activisme militant », et tout particulièrement celui en faveur de la cause homosexuelle, montre alors ses limites en ce qu’il ne permet guère d’élargir son audience au-delà du noyau dur des déjà convaincus et ne résout pas la question de la sortie du placard pour l’ensemble des homosexuels français, ni celle de la reconnaissance de la communauté gaie. De nouvelles formes d’engagement apparaissent donc nécessaires, hors de démarches partisanes trop étroites et en conflits de chapelle permanents. C’est la raison pour laquelle la voie d’une entreprise de presse sera investie, tandis que l’équipe première du Gai Pied « choisira de faire une coupure entre le journalisme et le militantisme[3] » et se refusera à apparaître comme l’organe politique du mouvement homosexuel, rôle dévolu à un autre imprimé, Homophonies, journal d’une coordination d’organisations, le Comité d’urgence antirépression homosexuelle (CUARH).

La démarche du Gai Pied se veut tout autre que celle de la stricte militance. Elle prend fortement appui, à ses débuts du moins, sur l’exemple d’une autre entreprise de presse emblématique des années 1970, celle du quotidien Libération. Comme ce dernier, qui entendait « donner la parole au peuple[4] », elle se donne comme objectif, dans une dimension pleinement politique et sociale, de donner une voix aux gais et de leur permettre non seulement de s’exprimer et de discuter, mais aussi de porter un regard nouveau sur le monde sans se limiter aux seules thématiques homosexuelles et en insistant sur la dimension internationale. En ce sens, elle rejoint la position qu’exprimera plus tard Michel Foucault, dans un entretien au trimestriel culturel gai Masques (lui aussi créé au printemps 1979) en déclarant que les « choix sexuels doivent être en même temps créateurs de modes de vie. Être gai signifie que ces choix se diffusent à travers toute la vie, c’est aussi une manière de refuser les modes de vie proposés, c’est faire du choix sexuel, l’opérateur d’un changement d’existence[5] ». L’engagement ici revendiqué se veut donc d’abord celui du vécu, du quotidien, en même temps qu’il participe de faire de l’homosexualité une question politique, laquelle se donnera au demeurant comme l’un des marqueurs de l’alternance au pouvoir caractéristique de 1981. Il présuppose toutefois l’existence d’une communauté homosexuelle, rassemblée autour de quelques grandes valeurs et qui se révélera à l’épreuve bien improbable, tout autant que la définition de son identité collective.

Une telle démarche, dans son ambition originelle, est-elle toutefois tenable dans la durée? Le choix délibéré, dès le lancement, d’une entreprise commerciale inscrite dans les réseaux économiques de la presse française n’est-il pas marqué du sceau d’une ambiguïté difficile à dépasser? La diffusion en kiosques ne porte-t-elle pas sa propre logique et ne demande-t-elle pas une attention toujours plus accrue aux ressources financières, abonnements, achats en kiosque et surtout publicité et recettes annexes? La cohésion de l’équipe peut-elle à terme y résister? Plus largement, est-il possible, sur le long terme, de porter une parole politique, engagée, et de vouloir s’adresser, à travers une formule commerciale, à l’ensemble de la communauté homosexuelle? Les travaux de Pierre Bourdieu et des sociologues qui lui sont proches ont mis en évidence les contradictions fondamentales qui existent entre les impératifs du pôle de diffusion restreinte et celui du pôle de grande diffusion, contradictions d’autant plus fortes lorsque se manifeste une hésitation sur le positionnement à adopter. De leur côté, différentes études de cas ont montré les limites et les points de rupture d’autres entreprises de presse initialement engagées. Pierre Rimbert, par exemple, a ainsi mis en évidence les évolutions du quotidien dont Gai Pied s’inspire si fortement à ses débuts, Libération, et sa métamorphose au bout de quelques années, présentée comme celle d’ « une gauche convertie au libéralisme dans les années 1980 et qui dissimule son conformisme économique derrière un rideau d’ "audaces" culturelles[6] ». Marie-José des Rivières, pour sa part, a signalé, au-delà des problèmes financiers qu’il rencontre, la difficulté pour le magazine féministe québécois, La Vie en rose, à « satisfaire deux publics différents[7] », celui des féministes engagées et celui d’un lectorat élargi de femmes qui aurait assuré les nécessaires impératifs de rentabilité, ce qui a entraîné sa disparition en 1987.

Un article de Jan Willem Duyvendak et Matthias Duyves[8], intitulé « Gai Pied After Ten Years : A Commercial Success, A Moral Bankruptcy ? » et écrit en 1990, deux ans avant la fermeture du magazine, met en évidence l’évolution purement commerciale de ce dernier, qui s’accompagne de la perte de ses objectifs initiaux. Il reste cependant très général dans son propos et n’analyse pas de façon précise les raisons objectives de la transformation étudiée, ni les temps forts du processus. Nous désirons ici combiner la théorie dite du standpoint[9] (ou encore de la « connaissance située ») à l’analyse bourdieusienne des champs pour mieux cerner les causes et les moments qui ont entraîné le devenir du périodique jusqu’à sa mort. Il se trouve en effet que nous avons été nous-même l’un des acteurs de l’aventure du Gai Pied au cours des premières années de son existence et avons été marqué par les différentes crises que le magazine a traversées et qui ont culminé en juillet 1983 avec le départ d’une bonne partie des membres du comité de rédaction, ainsi que de l’un des deux fondateurs. Notre hypothèse principale est donc que les contradictions fondamentales dans son positionnement auxquelles s’est heurté Gai Pied dès son lancement n’ont pu être surmontées et se sont heurtées à des stratégies d’acteurs inconciliables, jusqu’à en transformer radicalement le projet.

Pour en évaluer la validité, nous avons mené une analyse du contenu de l’ensemble des parutions du magazine, depuis le n° 0 jusqu’au n° 541 (qui aura été le dernier), grâce aux archives de la bibliothèque du Centre lesbien, gai, bi et trans (LGBT) de Paris–Île-de-France[10], en nous attardant plus particulièrement sur les 80 numéros qui précèdent et accompagnent la crise de juillet 1983. Nous avons également étudié les témoignages des différents acteurs, tels qu’ils se sont par la suite exprimés, et notamment dans un numéro de la revue trimestrielle Masques du printemps 1985. En revanche, et nous le regrettons vivement, nous n’avons pas pu avoir accès aux archives propres du Gai Pied, comptes-rendus des assemblées générales, contrats ou autres documents comptables. Elles sont en effet aujourd’hui la propriété d’un opérateur numérique privé, Gayvox, qui a racheté la marque et qui les conserve, sans pouvoir en autoriser la consultation faute de lieu adéquat, dans l’attente d’un centre d’archives gaies et lesbiennes, lequel, depuis de longues années, est censé voir le jour avec l’appui financier de la mairie de Paris.

Le pouvoir politique de la nouvelle presse des années 1970

À la fin des années 1970, l’homosexualité n’a pas encore acquis droit de cité en France. L’amendement Mirguet (du nom du député qui en est à l’origine) la place depuis 1960 parmi les « fléaux sociaux » au même titre que l’alcoolisme, la tuberculose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. La France a aussi adopté en 1968 la classification de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui en fait une maladie mentale. En outre, différentes dispositions législatives la pénalisent. C’est le cas de l’article 331.2 du Code pénal, voté sous le régime de Vichy et confirmé à la Libération, qui proscrit les relations homosexuelles entre un majeur et un mineur ou entre mineurs, de moins de 21 ans d’abord, puis de moins de 18 ans lorsque l’âge de la majorité civile est abaissé en 1974, alors que la majorité hétérosexuelle est fixée à 15 ans. C’est le cas aussi de la disposition 330.2, qui double les peines encourues pour outrage public à la pudeur dans le cas où ce dernier concerne des personnes de même sexe. Par ailleurs, entre 1978 et 1979, la presse homosexuelle, qu’elle soit de charme (en plein développement et qui ose désormais le nu masculin) ou d’information militante ou associative, à l’exception de la vieille revue Arcadie, se voit interdite en vagues successives par le pouvoir giscardien qui utilise pour ce faire la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.

Dans le même temps, l’activisme militant homosexuel, tel qu’il s’est déployé depuis le début de la décennie dans une grande proximité avec l’extrême gauche politique française, qu’il ne cesse d’interpeller, semble montrer ses limites. Après l’éphémère Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) qui a eu l’immense mérite de rendre publique une première parole homosexuelle, réprimée depuis des siècles, le mouvement se délite en plusieurs Groupes de libération homosexuelle (GLH) concurrents qui entendent défendre des lignes politiques différentes. Certains sont réformistes et égalitaristes. D’autres, où les militants exhibent leur « follitude » radicale, revendiquent leur identité homosexuelle qui s’oppose à tout ce qui est « straight » et inversent les valeurs en dénonçant le « ghetto hétérosexuel ». Le principal, le GLH-PQ (« politique et quotidien », il proclame que le vécu, comme le sexe, est politique) se veut révolutionnaire, dénonce la société bourgeoise et patriarcale et fraie avec les trotskystes de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) d’Alain Krivine qui lui ouvre les colonnes de sa presse et lui facilite, grâce à ses bulletins internes, la diffusion d’informations. La conception reichienne et marcusienne de la sexualité influence nombre de ses membres qui ne se reconnaissent pas dans la conception d’une identité gaie qu’ils voudraient détruire car ils la considèrent comme « bourgeoise ». Sa plus grande réussite est sans doute d’être parvenu à introduire la question homosexuelle dans la presse d’information générale, au même titre que les revendications féministe et écologique qui génèrent d’autres mouvements sociaux issus de l’après-mai 1968. Libération, où écrivent à l’occasion certains de ses militants, lui ouvre assez largement ses portes et Le Monde lui-même finit par lui emboîter le pas, de manière il est vrai plus mesurée[11].

Pourtant, le noyautage permanent auquel se livre la LCR et sa pratique des exclusions de militants qui ne sont pas dans la ligne finissent par décourager ceux d’entre eux qui se reconnaissent dans la revendication homosexuelle. Nombre quitteront alors l’organisation, certains pour se lancer dans une aventure éditoriale en créant le trimestriel Masques, qui se présente comme la revue culturelle « des homosexualités » — prenant ainsi ses distances avec la conception d’une identité gaie univoque — puis, dans la foulée, la première maison d’édition consacrée à ces questions, Persona. D’autres animateurs des GLH, lassés d’un militantisme qui paraît à bout de souffle, souhaitent se tourner vers des actions plus concrètes et plus pragmatiques pour assurer une visibilité accrue à la parole gaie, moins dépendante du bon vouloir de la presse généraliste. C’est le cas tout particulièrement d’un militant de longue date, ancien du FHAR de Nice et des GLH, qui s’était présenté, sous l’étiquette « Différence homosexuelle 1978 », aux élections législatives[12] dans le VIe arrondissement de Paris (tandis que l’essayiste et romancier Guy Hocquenghem se présentait dans le xviiie), avant de quitter le GLH-PQ : Jean Le Bitoux. Le projet du Gai Pied, dont il a été l’un des deux fondateurs avec Gérard Vappereau (voir infra), lui est dû. Son origine semble provenir de la prise de conscience de « la puissance politique de la presse[13] » durant cette époque, telle qu’elle s’incarne dans une nouvelle génération de périodiques, d’Actuel[14] à Antirouille[15], en passant par Autrement[16] ou Libération, dans lequel l’initiateur du magazine écrit d’ailleurs depuis deux ans à ce moment, et telle qu’elle invente de nouvelles formes d’expression et de culture. Il s’agit par conséquent de s’inscrire dans cette lignée et de l’enrichir en proposant un « média de presse d’information, de liaison et de visibilité homosexuelles[17] » vendu en kiosques.

Une telle initiative de longue haleine demande toutefois la constitution d’une équipe, bénévole d’abord, plus tard salariée. Ce qui peut être considéré à postériori comme une maladresse, voire une erreur, de Jean Le Bitoux — mais n’était-elle pas inévitable, au même titre que la normalisation rédactionnelle de Libération dès les premières années de la décennie 1980? — aura été de vouloir la composer de manière trop hétérogène ou, pour reprendre ses mots, trop « oecuménique et consensuelle[18] » et l’ouverture s’élargira encore au fil des premiers numéros en fonction des rencontres et compagnonnages. Le second fondateur du Gai Pied, Gérard Vappereau, qui est appelé pour devenir le gérant du journal alors que Jean Le Bitoux se réserve la direction de la publication, est lui aussi un ancien du GLH-PQ, mais il a rompu très tôt pour prendre ses distances avec les débats idéologiques gauchistes. Au moment où il est approché, il gère un salon de thé dans un lieu alternatif mythique de l’époque, le cinéma L’Olympic Entrepôt, créé par Frédéric Mitterrand, où le GLH avait organisé en 1977 une semaine consacrée à l’homosexualité qui avait été un grand succès, relayé chaque jour par deux pages pleines dans Libération.

Parmi les participants de la première heure, et à côté d’autres collaborateurs davantage en liens étroits avec les convictions de Jean Le Bitoux, se trouve également un ancien militant des GLH d’Orléans et de Tours qui, au cours des années précédentes, refusait déjà de « faire pétition commune avec les gauchistes », selon les dires du sociologue Frédéric Martel[19] : Jacky Fougeray. Ce dernier sera à l’origine de la première grave crise interne que connaîtra le périodique. Après son éviction du Gai Pied, il se fera l’initiateur d’un nouveau tournant dans la presse gaie française en créant avec Samouraï (au titre plus que significatif) un magazine plus luxueux orienté essentiellement vers le culte du corps, l’exaltation de la virilité et le souci narcissique de soi, qui recrutera une partie caractéristique de son lectorat dans l’électorat gai de droite[20]. Il lancera ensuite, en 1988, le principal mensuel gratuit diffusé durant près de 20 ans dans les lieux gais français, Illico. Apparaît aussi dès le sixième numéro, en tant que collaborateur d’abord, puis de rédacteur à part entière, un ancien militant du FHAR, devenu ensuite l’un des représentants de la tendance radicale du mouvement, Frank Arnal. Journaliste de profession, son positionnement l’oriente fortement vers la recherche d’une identité gaie. Il deviendra corédacteur en chef après la rupture de juillet 1983 et réorientera la politique rédactionnelle. La trajectoire de son associé dans cette tâche, Hugo Marsan, est tout aussi caractéristique. Professeur de Lettres, arrivé au Gai Pied en 1980 après la publication chez un petit éditeur peu connu d’un premier roman, La mise amour (Paul Mari), celui qui deviendra la cheville ouvrière des pages culturelles du périodique saura faire de sa fonction un tremplin vers une reconnaissance littéraire. Elle le conduira à se faire publier chez Verdier et au Mercure de France, de même qu’à devenir chroniqueur attitré du Monde des livres et du Magazine littéraire, ou encore collaborateur de la NRF.

Un magazine « d’information et de réflexion, rédigé par des homosexuels »

L’aventure de presse du Gai Pied commence formellement en avril 1979. La périodicité retenue est mensuelle. Elle deviendra hebdomadaire à partir du numéro 45, daté du 27 novembre 1982. Les fondateurs, pour marquer leur distance avec le mouvement homosexuel associatif, ont choisi le statut d’une Société à responsabilité limitée (SARL), dite des éditions du Triangle rose. La dénomination renvoie à une réalité alors encore occultée, celle de la déportation des homosexuels au temps de l’Allemagne nazie et manifeste la préoccupation mémorielle qui accompagne le cheminement de Jean Le Bitoux jusqu’à sa mort, en 2010. Le titre est un calembour trouvé, semble-t-il, par Michel Foucault lui-même qui en était friand. Il sera explicité ainsi dans le numéro 0 du périodique : « Pourquoi Gai Pied ? Pour être gai et pour le pied, et pour échapper au guêpier des ghettos[21]. » En même temps qu’il signait en France l’irruption journalistique du terme de « gai » (qui incluait en ce temps aussi les lesbiennes), il opérait subtilement un renversement de perspective en présentant sous un jour positif et festif, voire jouissif, une catégorie de personnes qui n’avait été dépeinte jusque-là par les journaux populaires que sous les traits de la maladie, de la culpabilisation et de la misère affective et sexuelle. En même temps, il « sonnait comme un avertissement, une exigence de vigilance[22] », pour ses lecteurs comme pour ses acteurs rédactionnels, de manière à ne pas se laisser aller à remplacer un enfermement par un autre.

Deux écueils se dressaient toutefois devant un tel organe de presse qui se voulait d’emblée commercial : celui de la censure politique, qui utilise encore grandement à cette époque tant l’ « outrage public aux bonnes moeurs » de la loi sur la presse de 1881 que la loi de juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse (au champ d’application élargi par l’ordonnance du 23 décembre 1958[23]), et celui de la diffusion en kiosques. À la manière du Libération initial dont Sartre se fait le directeur de publication, Gai Pied s’efforce à ses débuts de surmonter le premier en faisant appel à la caution des grands intellectuels et écrivains français et étrangers, en même temps qu’il propose des couvertures volontairement sobres et stylisées. Celle du numéro 1 annonce ainsi — à côté de titres purement informatifs sur des reportages à Bordeaux, en Suisse et en Amérique latine, sur des bandes dessinées et sur Zola[24] — un article de Michel Foucault, que le philosophe a voulu consacrer à une réflexion sur le suicide. Suivent notamment, dans les numéros suivants, des entretiens avec Jean-Paul Aron, Williams Burroughs, Jean-Paul Sartre (son dernier avant sa mort, publié en avril 1980), Marguerite Duras, Michel Tournier, Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti, Christopher Isherwood, Alberto Moravia, Paul Veyne ou encore Alain Finkielkraut, tandis que s’impliquent dans le périodique Tony Duvert, Dominique Fernandez et Yves Navarre. Le défi de la diffusion dans les quelque 20 000 principaux kiosques de France paraît également fort hasardeux, alors que l’équipe manque cruellement de fonds et s’est contentée de réunir le capital minimum légal nécessaire à la constitution de la SARL, soit 2 000 francs. Le tirage initial doit ainsi s’élever à 30 000 exemplaires, ce qui n’est possible que grâce à des négociations menées avec la LCR qui accepte d’imprimer le journal sur ses presses de Montreuil et accorde des facilités de paiement. Imprimé sur du papier de quotidien dans un format à l’américaine, son aspect d’origine paraît ingrat, encore proche du fanzine, et les ventes peinent la première année à dépasser les 10 000 exemplaires, ce qui est, il est vrai, déjà remarquable pour ce type de magazine. Elles ne permettent toutefois pas durant cette période d’arriver à un équilibre financier, d’autant que les annonces publicitaires sont fort rares dans les premiers numéros, même si le bénévolat reste de mise et si Gai Pied se prépare dans un appartement communautaire transformé en salle de rédaction et en atelier de clavistes et de maquettistes. Dès le numéro 8, la sonnette d’alarme est tirée et un appel aux souscriptions de soutien des lecteurs se voit lancé. Il est cependant suffisamment entendu pour que, dès l’année 1980, lorsque les ventes décollent pour atteindre les 20 000 exemplaires — elles atteignent une moyenne de 40 000 en 1982, avant de se stabiliser un temps à 30 000 avec la formule hebdomadaire[25] —, le périodique puisse commencer à se professionnaliser, à densifier sa pagination, à trouver des locaux plus adéquats et à entreprendre les premières embauches. Il a désormais trouvé son public et une certaine position dans la presse française.

L’éditorial du premier numéro énonce clairement, en trois temps, le projet rédactionnel de ce « mensuel d’information et de réflexion rédigé par des homosexuels[26] ». Il s’agit d’abord, tout naturellement et en privilégiant l’approche internationale, de « restituer […] aux gais, les homosexuels d’aujourd’hui, un lieu pour s’exprimer, un lieu pour discuter, […] un lieu alternatif à tout ce que les médias racontent sur l’homosexualité ». Il est question ensuite d’ « offrir un espace pour la création homosexuelle écrite et graphique » qui s’étendra rapidement aux autres expressions artistiques. La volonté est enfin, dans une ambition politique plus large, d’apporter « une contribution de réflexion sur le monde d’aujourd’hui » en ne parlant pas « que d’homosexualité : on nous y a réduit trop souvent et depuis trop longtemps[27] ». Un tel dessein se donne de fait comme fort vaste et, peut-être, trop large, de sorte que la question se pose de savoir si le contrat de lecture proposé a pu se voir respecté, et ce, jusqu’à quand.

Une place d’ampleur est accordée, au moins les premières années, au lecteur et à son expression. Le courrier occupe bientôt deux pleines pages et propose des témoignages et points de vue développés, souvent commentés par un rédacteur ou par le directeur de publication lui-même. Il se fait lieu de débats et manifeste bien souvent le sentiment éprouvé par les auteurs des lettres envoyées de pouvoir, grâce au mensuel, sortir de leur isolement, se rapprocher de leurs semblables, voire de pouvoir tout simplement accepter leur homosexualité, lorsqu’il n’explicite pas de multiples cas particuliers ou n’engage pas des débats. Il est prolongé, suivant l’exemple là encore de Libération et de ses célèbres « Chéri(e) je t’aime », puis de son Sandwich[28], par une rubrique de petites annonces, intitulée « Rézo » qui ira s’étoffant au fil du temps et qui participe d’une même stratégie de contact. Elle n’est pas sans risque puisque le quotidien inspirateur, dirigé par Serge July, a été condamné pour outrage public aux bonnes moeurs, le mois précédant la sortie du premier numéro de Gai Pied, et que les juges lui ont interdit d’évoquer « les rapports homosexuels à deux ou en groupe, compliqués de recherches ou de pratiques diverses[29] ». Prudente d’abord et par nécessité dans la teneur des textes publiés, cette rubrique laisse ensuite libre cours à l’audace et au langage cru après l’alternance politique de 1981. Elle présente surtout, à partir d’avril 1982, de courts entretiens dénommés « Reflets » qui permettent au responsable journalistique, Albert Rosse (par ailleurs membre des instances dirigeantes du Parti socialiste unifié — PSU), d’interroger les motivations des annonceurs et qui constituent aujourd’hui une mine pour l’approche sociologique. De nombreux itinéraires singuliers sont aussi proposés, au travers d’articles, d’entretiens ou de dossiers, qui permettent de mettre en évidence les multiples facettes du vécu homosexuel, dans l’entourage privé comme dans le milieu professionnel ou syndical, tandis que les reportages sur la vie en province, dans les grandes villes, mais aussi dans les moyennes ou petites où il est plus difficile de vivre sa différence, font partie intégrante du « chemin de fer » du périodique. Il est vrai que le premier Gai Pied fonctionne avec de multiples correspondants installés aux quatre coins de la France, alors que celui des années plus tardives les supprimera au profit de quelques interlocuteurs qui habitent dans les seules grandes métropoles gaies, Londres, Berlin ou Barcelone. Enfin, une section « international » bien fournie propose des reportages sur des pays très divers, du Sud comme du Nord, et informe de manière détaillée sur l’actualité et les évolutions politiques et sociales qui, d’une manière ou d’une autre, influent sur la situation des gais locaux. Une attention toute particulière est au demeurant accordée aux pays francophones, Suisse, Belgique et Québec, où le périodique est également distribué.

La section « culture » occupe par ailleurs une place importante dans la pagination du périodique. Elle ne cherche certes pas à trancher la question de savoir s’il existe une ou des cultures homosexuelles, si ce n’est sans doute, dans le courant de la contre-culture héritée des décennies précédentes, pour remettre en cause le primat d’une culture masculine hétérosexuelle qui impose ses modèles dominants, ni à renvoyer à une identité figée, à laquelle est préféré le sentiment d’appartenance ou de proximité. Elle ne peut pour autant, dans les premières années du moins, être considérée comme constituée d’un simple compte rendu « prêt-à-mâcher[30] » des événements culturels, ce qu’elle deviendra en effet plus tard. Le souci mémoriel de s’inscrire dans une histoire culturelle y est présent, à travers des recherches d’historiens des mentalités[31] et des présentations de parutions récentes, prétextes à des dossiers, tels Nos ancêtres les pervers, La vie des homosexuel sous le Second Empire, de Pierre Hahn (Olivier Orban, 1979), Paris Gay 1925, de Gilles Barbedette et Michel Carassou (Presses de la Renaissance, 1981) ou encore le numéro de la revue Communications sur « les sexualités occidentales », à un moment où le champ de l’histoire culturelle commence à peine à être défriché. La rubrique « Gai Savoir » propose aussi, sur deux pages bien fournies, à côté de portraits de figures imposées telles Jean Cocteau ou Verlaine et Rimbaud, de retracer des thématiques ou les parcours de personnalités alors bien moins connues, Renée Vivien, Gustave Roud, Isabelle Eberhardt, Constantin Cavafy, Rachilde, Karol Szymanowski ou encore de présenter la poésie persane de Hafez et d’Omar Khayyam. Par ailleurs, les lectures portent souvent sur des ouvrages d’auteurs et éditeurs méconnus, voire pointus, ou qui n’ont rien à voir avec un thème directement gai, comme La découverte de l’Amérique, de Tzvetan Todorov, tandis que les comptes rendus de spectacles, de films ou d’expositions sont loin de se focaliser sur les succès attendus, pour aller explorer la scène artistique parisienne dans toute son étendue, y compris d’avant-garde. Les grands moments restent bien entendu ceux de la reconnaissance publique d’artistes gais qui s’affichent en tant que tels, et d’abord des écrivains qui ont soutenu le lancement du journal. En 1980, le couronnement par le prix Goncourt d’Yves Navarre pour Le jardin d’acclimatation, qui sera l’occasion d’une visibilité accrue dans l’espace public de la cause gaie, fait ainsi la couverture du magazine, tout comme celui, deux ans plus tard, de Dominique Fernandez (« Fernandez : notre Goncourt 82[32] »), qui inaugurera ainsi la formule hebdomadaire, pour Dans la main de l’ange. Enfin, des « portfolio » permettent de découvrir de jeunes artistes gais, avec une prédilection pour les photographes.

Gai Pied et la politique

Si la volonté de donner la parole au « peuple gai » constitue à part entière un investissement dans le politique du Gai Pied des premières années, comment celui-ci se positionne-t-il face à la politique et à la société civile française dans son ensemble? Les fondateurs, nous l’avons dit, ont souhaité d’emblée prendre leur autonomie vis-à-vis du mouvement militant avec lequel le périodique promeut dans un premier temps un dialogue critique, avant de mettre des distances, lorsqu’il n’entretient pas des relations conflictuelles avec des groupes de plus en plus divisés par des logiques partisanes étroites. Son engagement n’en est pas moindre pour autant. Il se manifeste à travers deux grandes lignes directrices : d’abord, l’interpellation constante des acteurs de la vie politique française ; l’utilisation, ensuite, du fait divers et du fait de société, comme moteur du changement des mentalités. Sa reconnaissance progressive dans l’espace public, de numéro en numéro, justifie au demeurant que les politiques s’accoutument à lui répondre, tandis que les quotidiens nationaux et newsmagazines commencent à suivre son actualité.

Le périodique s’attarde tout d’abord, bien évidemment, sur les débats qui entourent une éventuelle évolution législative en ce qui concerne la dépénalisation de l’homosexualité. L’enjeu se cristallise autour d’une proposition de loi déposée dès 1978 par le sénateur radical-socialiste Henri Caillavet, grand intercesseur des évolutions de moeurs en France, pour supprimer les articles discriminatoires du Code pénal. Votée par le Sénat, elle est ensuite rejetée par l’Assemblée nationale, puis se trouve enterrée avant d’être réactivée fin 1979 par une nouvelle proposition de la gauche parlementaire non communiste. Non seulement Gai Pied s’en fait alors largement l’écho, mais il publie peu avant le vote une « lettre ouverte » aux députés de l’Assemblée nationale[33]. Ce sera un échec. Le gouvernement giscardien dissimule certes la possible suppression des articles concernés derrière une nouvelle proposition de loi consacrée à réprimer le viol, mais un député de droite très conservateur, Jean Foyer, y réintroduit au dernier moment un amendement destiné à réprimer les « actes impudiques avec un mineur de même sexe », lequel sera adopté en avril 1980.

Au même moment, ou presque, débute la campagne pour l’élection présidentielle de l’année suivante qui s’annonce à bien des égards décisive. Les inclinations du Gai Pied vont essentiellement aux partis de la Gauche non communiste, dont sont sympathisants ou militants plusieurs membres de la rédaction, et d’autant plus que le maire Parti socialiste (PS) de Marseille, Gaston Deferre, a apporté son appui, l’année précédente, à l’organisation d’une Université d’été homosexuelle dans sa ville. Avec le Parti communiste, les relations sont en revanche bien plus tendues. Il est vrai que ce dernier se montre de longue date particulièrement pudibond sur les questions de moeurs et de sexualité et n’a pas hésité, en 1971, à licencier à Toulouse l’un de ses militants pour raison d’homosexualité. Les positions se crispent encore en 1979 autour d’un fait divers dans lequel un employé de la municipalité communiste de Saint-Ouen est accusé de pédophilie par le quotidien d’extrême droite Minute. Un militant de la section d’Ivry s’indigne de la manière obscurantiste dont L’Humanité rapporte l’information et reproduit un amalgame avec la pédérastie. Il est immédiatement exclu du parti[34]. En mars 1981 encore, en pleine campagne présidentielle, une page entière du Gai Pied dénonce, à travers les propos de son Secrétaire général, Georges Marchais, « un PCF petit bourgeois », tandis que l’entretien accordé par le poète et éditeur Jean Ristat, compagnon de longue date de Louis Aragon, ne parvient nullement à lever l’impression négative du périodique[35].

Avant de se prononcer plus nettement, Gai Pied, en cela fidèle à son projet initial, lance un débat parmi ses lecteurs, comme parmi les membres de sa rédaction. Il semble pencher ensuite, faute d’une candidature « Triangle rose », en faveur de celle, alternative aux propositions du monde politique traditionnel, de l’humoriste Coluche, interdit alors d’antenne, qui grimpe un temps dans les sondages pour dépasser les 10 % d’intentions de vote et qui annonce clairement, au cours d’un entretien au périodique, qu’il portera haut et fort les revendications des homosexuels[36]. Après son retrait, toutefois, la balance indique nettement une préférence en faveur de François Mitterrand. Trois événements y contribuent. D’abord, une grande marche organisée par le CUARH qui rassemble 10 000 personnes de la place Maubert à Beaubourg et à l’issue de laquelle le message du PS semble le plus convaincant. Puis, lors d’une fête organisée par Gai Pied, pour ses deux ans d’existence, au théâtre Le Palace, la déclaration du candidat socialiste, lue par Yves Navarre, par laquelle il affirme « l’attention [qu’il] porte au mode de vie souhaité [par les gais] et qui doit, obstacles levés de lois à abolir et de lois à créer, être rendu possible[37] ». Enfin, l’entretien écrit qu’accorde au périodique Pierre Bérégovoy, alors chargé des relations extérieures du candidat socialiste et futur Premier ministre[38]. Gai Pied devient dès lors un interlocuteur de presse accepté par les hommes politiques, puisque Gaston Deferre, en tant que ministre de l’Intérieur, ou Paul Quilès, candidat PS aux élections municipales de Paris en 1983, acceptent à leur tour de lui accorder des entretiens, de même que le centriste Francisque Collomb et que Michel Noir, membre du Rassemblement pour la République (RPR), qui se disputent Lyon, alors que Jacques Chirac se dérobe. Le périodique n’en entend pas moins rester vigilant et, si son numéro de juin 1981 salue l’élection de Mitterrand, son titre n’en porte pas moins une interrogation : « Sept ans de bonheur? » Dès ce même mois, l’homosexualité est néanmoins enlevée par le nouveau gouvernement de la liste des maladies mentales, puis la loi du 4 août 1982 supprime toute mesure discriminatoire.

Faits divers et faits de société se voient également consacrer une place importante dans les premières années du Gai Pied, notamment lorsqu’ils portent sur des agressions, des injures ou sur des discriminations dans la vie professionnelle ou au travail. Ils sont le moyen d’en appeler tant au monde politique qu’à la société civile, de façon à permettre l’évolution du regard sur les gais et à favoriser la lutte contre l’homophobie, laquelle fera d’ailleurs l’objet d’une première loi, timide certes, en juillet 1985. C’est le cas avec l’affaire « Eliane Morissens », du nom d’une enseignante belge licenciée après avoir affirmé son homosexualité durant une émission de la Radio Télévision Belge. Au moment où, lassée des atermoiements que suscite sa procédure d’appel, elle se met à entamer une grève de la faim, au début de 1982, Gai Pied s’empare du dossier, met en place un comité de soutien, lance une pétition et organise une manifestation publique. Puis, s’appuyant sur une recommandation du Conseil de l’Europe votée en octobre 1981 qui recommande aux États membres de renoncer à toute forme de discrimination à l’égard des homosexuels, il est le seul organe de presse à publier, à l’été 1982, le « Manifeste des 370 gais » pour que cessent les discriminations professionnelles, qui se réfère explicitement au « Manifeste des 343 », paru dans Le Nouvel Observateur en 1971 et signé par autant de femmes qui affirmaient avoir recouru à l’avortement, en infraction à la législation alors en vigueur[39]. C’est le cas aussi lorsque l’évêque de Strasbourg, Léon-Arthur Elchinger, se laisse aller, en avril 1982, à une déclaration jugée insultante au cours d’une conférence de presse, à la veille du Congrès que l’International Gay Association (IGA) doit tenir dans la capitale alsacienne : « Je respecte les homosexuels comme je respecte les infirmes, mais s’ils veulent transformer leur infirmité en bonne santé, je ne suis pas d’accord[40]. » Tandis qu’une association issue d’une scission du CUARH, Rencontre des homosexualités en Île-de-France (RHIF), soutenue par l’IGA, porte plainte pour diffamation, Gai Pied relaie l’appel au versement de dons destinés à payer les frais de justice et coorganise avec l’association plaignante un « grand bal ecclésiastique de soutien ». Il accompagne ensuite avec de nombreux articles, d’un numéro à l’autre, les tribulations d’un procès victime de mesures dilatoires, jusqu’à consacrer à l’affaire une pleine couverture et plusieurs pages de dossier lors de son examen par la justice en avril 1983. Il en va de même encore lorsque Fréquence Gaie, qui s’est créée dans le mouvement des radios « libres » autorisées par l’alternance politique et dont l’audience s’étend au-delà de la seule communauté homosexuelle, se voit menacée d’interdiction, à l’été 1982.

L’actualité politique internationale est également suivie avec une grande attention. Cela va évidemment de soi dès lors qu’il s’agit d’événements qui concernent directement le statut des gais à travers le monde : marche nationale gaie sur Washington de 1979, menaces sur la presse gaie canadienne en 1982, répression en URSS, en Iran ou à Cuba, ou encore apparition de l’épidémie du SIDA aux États-Unis… Mais le comité de rédaction s’efforce aussi, tout au long des premières années, de répercuter au travers d’articles étoffés des informations politiques plus générales, susceptibles d’annoncer des modifications sociétales importantes et qui manifestent, dans l’inquiétude ou l’espoir, l’engagement du périodique. D’un côté, l’élection de Reagan et le risque d’un retour des États-Unis à un ordre moral, de l’autre les combats pour une libéralisation des moeurs menés par le Parti radical italien de Marco Pannella, l’essor du mouvement des Verts alternatifs en Allemagne ou l’attente du changement en Grèce, sous le gouvernement d’Andréas Papandréou, promesses auxquelles fait écho en France, par exemple, un reportage sur l’ouverture du Lycée expérimental cogéré de Saint-Nazaire, créé à l’initiative de Gabriel Cohn-Bendit. L’ouverture à une réflexion politique générale sur le monde contemporain se heurte pourtant assez vite à une opposition d’une partie de l’équipe du Gai Pied et, en particulier, des responsables administratifs et publicitaires et de certains responsables de la rédaction qui s’inquiètent des réactions des lecteurs et des annonceurs et tentent de la circonscrire. Un article que nous avions proposé sur les massacres de Sabra et de Chatila, au moment où pourtant Jean Genet leur consacre un reportage publié en « une » dans Le Monde, se voit ainsi d’abord bloqué et, s’il est finalement publié[41], malgré ce que semble se rappeler Jean Le Bitoux[42], ce n’est précisément que grâce à l’obstination de ce dernier. La position du fondateur au sein de l’équipe de direction n’en paraît pas moins fragilisée dès cette époque-là et les moments de crispation se multiplient au cours des mois suivants. Crises et rupture s’ensuivent, qui signent la fin de la première époque du Gai Pied.

Changement de périodicité, crises et rupture

Si de « faillite morale » du second Gai Pied on peut parler (pour reprendre l’expression de Jan Willem Duyvendak et Matthias Duyves), elle trouve sans nul doute son origine dans le rapport de forces interne qui se joue durant l’année 1983. Celui-ci manifeste au demeurant la difficulté, pour le périodique, à maintenir une ligne rédactionnelle cohérente au moment où la scène gaie française (comme internationale) voit se multiplier les lieux commerciaux et sexuels qui semblent rendre moins indispensables les démarches associatives ou engagées, et où les modes de vie gais commencent à irradier, à travers musique, cinéma ou publicité, dans l’ensemble de la culture spectaculaire (au sens de Guy Debord) des jeunes, portés par le disco[43] et les genres musicaux qui lui succèdent. La presse généraliste ne s’y trompe pas, qui multiplie alors les dossiers sur l’ « explosion homosexuelle » ou « le printemps des gais[44] ». Pour Gai Pied, en revanche, l’enjeu de la cible, en termes de lectorat et d’annonceurs publicitaires, accentué par la décision financièrement risquée de devenir hebdomadaire (une première dans le monde pour un périodique gai payant) à la fin de 1982, va provoquer un divorce.

Une première alerte avait eu lieu, dès la fin de l’année 1980, au moment où le périodique commençait à gagner de l’argent. Un conflit avait opposé sur la ligne éditoriale Jean Le Bitoux à Jacky Fougeray, nommé quelques mois plus tôt à la rédaction en chef. Le deuxième nommé présentera plus tard l’objet de la discorde en termes hautement significatifs : « Le débat est le suivant : un journal homosexuel est-il d’abord un objet homosexuel ou au premier chef un objet médiatique? Autrement dit, la presse est-elle avant tout un moyen de diffusion des idées, de témoignage et de mobilisation intellectuelle et politique ou est-elle en soi une démarche spécifique qui dépasse la "cause" qu’elle est censée servir[45]? » À l’issue de cette crise, Jean Le Bitoux avait paru l’emporter, après que le rédacteur en chef eut été démis de ses fonctions et muté au service de la publicité, d’où il était parti en 1982 pour lancer ses propres entreprises de presse. En réalité, il s’était vu dès lors encadré et surveillé, au sein d’une direction de la rédaction, par Frank Arnal et Hugo Marsan, aux convictions plus pragmatiques que militantes, tandis que le poids des gestionnaires, Gérard Vappereau, le directeur administratif, et Yves Charfe, le responsable de la publicité, s’en trouvait renforcé.

La crise revient, bien plus violente, avec le passage à la périodicité hebdomadaire à laquelle Jean Le Bitoux n’est d’ailleurs pas favorable, mais qui est présentée par les gestionnaires comme plus rentable. Ce changement signifie en effet un rythme de travail accéléré, peu propice à la réflexion et, surtout, une dépendance accrue à l’égard des annonceurs qui influe rapidement sur le contenu rédactionnel et provoque une inflation de la publicité à l’intérieur du journal. Les couvertures se voient quant à elles consacrées de plus en plus souvent à des sorties de films très grand public qui font vraisemblablement l’objet de négociations de promotion commerciale : Partners, Rambo, Dan l’invincible… Dans le même temps, il devient difficile pour les rédacteurs d’émettre la moindre critique vis-à-vis des établissements commerciaux gais, sous prétexte qu’ils achètent des espaces publicitaires. Un dossier sur le racisme et les discriminations par l’origine ethnique ou l’âge dans le milieu gai est ainsi d’abord refusé par la direction de la rédaction et ne peut finalement paraître, après moult débats, que réécrit[46]. De façon globale, nous l’avons dit, les articles de politique plus générale font l’objet de très grandes réticences, au motif qu’ils n’attirent pas les lecteurs. Il est vrai que l’enquête annuelle menée par l’hebdomadaire auprès de ces derniers, en collaboration avec le sociologue Michel Pollak, montre cette année-là que 25 % d’entre eux considèrent Gai Pied comme trop politique et que 30 % souhaitent plus d’érotisme[47]. Les tensions se multipliant au sein de l’équipe, une clarification devient nécessaire qui passe par la tenue d’une assemblée générale ordinaire le 9 juillet 1983. Or, les statuts du périodique ont été quelque temps auparavant modifiés pour faire face à la nouvelle donne hebdomadaire, sur le modèle de ceux du Monde ou de Libération, avec la mise en place de sociétés civiles des rédacteurs, des personnels administratifs et techniques ou encore des financiers. L’équilibre des votes s’en trouve modifié au profit des deux dernières, favorables à une ligne éditoriale commerciale. Au terme d’une assemblée houleuse, le projet rédactionnel de départ se trouve ainsi désavoué par 52 % des voix, malgré l’appui de la très grande majorité des rédacteurs. Dépités, une trentaine d’entre eux (dont nous-même), accompagnant le fondateur principal, Jean Le Bitoux, démissionnent alors. Le « prière d’insérer » qu’ils réussissent à faire paraître dans le numéro suivant (et qu’ils reprendront dans un fascicule intitulé Gai Pied au cul, distribué en fin de mois aux participants de l’Université d’été homosexuelle de Marseille,) explicite leur position :

Nous prônions depuis longtemps une ouverture au quotidien, une réflexion sur les secousses qui agitent notre relationnel, un regard libre sur l’évolution de l’homosexualité, un témoignage sur les dérives des sexualités. Or, nous nous sommes heurtés, au fil des numéros de l’hebdomadaire, à l’immédiate fascination pour le fantasme, à la logique à court terme du discours commercial et à l’interférence pernicieuse du publicitaire sur le rédactionnel[48]

Dès la semaine suivante, la nouvelle direction leur répond à travers un éditorial de Frank Arnal, significativement titré « Du gauchisme homosexuel » :

Reste à apprécier la signification de l’événement. J’y vois, pour moi, le dernier soubresaut du gauchisme homosexuel. Beaucoup de militants homosexuels refusent de considérer les changements intervenus dans la réalité gaie de ces dernières années […]. Un journal au service de ses lecteurs doit répondre au plaisir de lire et au devoir d’informer. L’endoctrinement et le moralisme sont le pire ennemi […][49]

La voie est désormais toute tracée pour le nouveau Gai Pied. Son angle d’attaque éditoriale devient désormais de se faire, sans recul, le reflet des modes de vie des gais jeunes, ou qui désirent le paraître, et urbains, réputés avoir un pouvoir d’achat plus élevé que la moyenne. Au cours des mois et des années qui suivent, l’actualité politique et sociale — hors moments majeurs comme lorsque le ministre de l’Intérieur du gouvernement de « cohabitation », Charles Pasqua, fait mine en 1987 de vouloir interdire le périodique[50] — voit sa pagination réduite, de même que s’amenuisent les reportages sur la vie en province. Les couvertures deviennent plus aguichantes, plus érotiques, tandis que des encarts sur papier glacé offrent des photos très sexuelles. Les pages consacrées aux sorties sont étoffées pour couvrir tous les événements de la vie culturelle et nocturne. Les encarts publicitaires se multiplient. De nouvelles rubriques, copiées des magazines féminins, apparaissent : « Horoscope », « Lignes de coeur », « Jeux », « Tests » (par exemple, « Êtes-vous un gagneur? ») et, surtout, « Beauté » et « Pratiques » (cadeaux, nouveautés, mode) qui ont l’avantage de pouvoir donner les adresses de nombreux commerces et se prêtent à différents parrainages financiers. Les produits dérivés de la revue, qui lui permettent d’exploiter sa marque, sont aussi à l’honneur, telle l’agence « Gai Pied voyages », qui a droit à un publi-rédactionnel étendu, le Guide Gai Pied de France, ou les services télématiques « roses », au temps de cet objet si étrange et si français qu’a été le minitel, dont les moindres mérites ne sont pas d’apporter une manne financière élevée et bienvenue. Il est vrai que, malgré tous ces efforts pour racoler le lecteur et « se mettre à son niveau », les ventes de l’hebdomadaire, concurrencé par d’autres titres plus luxueux et mensuels, ne vont bientôt cesser de baisser. Alors qu’elles s’établissent à 30 000 exemplaires durant les deux ou trois premières années de la nouvelle périodicité, elles ne sont plus que de 9 000 en 1992, avant que le titre ne cesse de paraître, soit moins qu’à ses débuts. Le consumérisme et le parisianisme ne le sauvent pas et il est finalement la victime consentante du libéralisme économique auquel il a fini par délibérément adhérer, sacrifiant ses idéaux de départ.

Conclusion

Pour conclure, Gai Pied a indéniablement joué un rôle moteur à un moment charnière pour les gais qui entoure l’élection présidentielle de 1981. Il leur a permis de prendre conscience d’eux-mêmes jusque dans les villages des provinces françaises, ainsi qu’en témoignent les courriers de lecteurs reçus à l’époque. Il a également participé de façon fondamentale à la reconnaissance au sein de l’espace public de la question homosexuelle, qui est dès lors devenue une question politique et sociale à part entière. De ce point de vue, il est parvenu à mettre en oeuvre une partie de son projet initial. Ce dernier, qui associait intimement et de manière dialectique les dimensions politique, sociale et culturaliste, s’est en revanche montré difficile à tenir dans la durée. D’abord, parce que le développement du périodique l’a conduit à agréger dans l’équipe de départ des personnalités venues d’horizons variés, aux motivations et aux conceptions divergentes, ce qui n’a pas manqué de provoquer des jeux d’acteurs délétères, d’induire différentes tensions et de mener à des crises internes. Ensuite, du fait que le désinvestissement idéologique propre aux années Mitterrand et la normalisation de la revendication gaie au cours des années 1980, qui s’est traduite par une multiplication des lieux de convivialités, ont semblé transformer les attentes du coeur d’un lectorat en réalité fort hétérogène dans une perspective principale de divertissement. Gai Pied n’est pas parvenu, du coup, à se refuser aux effets de mode et à la marchandisation de la vie gaie, et n’a pu s’opposer à la fragmentation en « tribus » d’une communauté homosexuelle qui ne pouvait sans doute se rassembler que dans une phase historique d’affirmation et dont la banalisation a provoqué certaines formes de dissolution. Enfin, parce que le choix même d’une entreprise commerciale de presse, aux charges lourdes, ne pouvait guère, à terme, qu’exercer une contrainte excessive sur les choix rédactionnels et rendre prioritaire la recherche de rentabilité au détriment de la cohérence de la démarche. Le devenir et l’organisation interne du Gai Pied en ont été de façon assez évidente profondément affectés. Un divorce en est résulté entre les responsables administratifs, le nez sur leurs impératifs gestionnaires, et nombre des membres du comité de rédaction, fortement attachés au concept de départ, qui s’est traduit par une crise majeure en juillet 1983. Le journal, alors, a abandonné ses ambitions originelles et, se convertissant pleinement au libéralisme, s’est tourné résolument vers le consumérisme du « ghetto commercial » pour tenter de conserver ses positions sur le marché de la presse gaie, désormais devenu concurrentiel, quitte à perdre peu à peu sa raison d’être. Son évolution, en fin de compte, a suivi celle de la société française, moins idéologisée et de plus en plus acquise à la pure consommation, avant que de nouveaux mouvements sociaux ne se lèvent dans la seconde moitié de la décennie suivante.