Corps de l’article

Livre et jeu vidéo : une association impossible?

L’association du livre et du jeu vidéo n’est ni rare ni récente. Souvent pensé comme un complément ou comme un support de l’expérience vidéoludique, le livre a surtout trouvé sa place dans les jeux vidéo de type RPG (role playing game) ou « action-RPG ». Sous forme de livret ou de grimoire, il permet au joueur d’appréhender l’univers scénaristique du jeu et se présente le plus souvent comme un document mixte, ayant à la fois une visée fonctionnelle en tant que lieu de l’explication des règles, mais également une visée narrative puisque s’y déploie l’imaginaire dans lequel se déroule le jeu. Il développe ainsi les caractéristiques des personnages et leurs possibles diégétiques et propose une narration introductive le plus souvent sous forme d’analepse. C’est le cas, par exemple, des jeux tels que The Elder Scrolls (1994), Baldur'sGate (1999), ou encore Everquest (1999). Le livre constitue alors la condition d’existence du jeu vidéo puisqu’il pose les bases qui détermineront l’expérience vidéoludique. Adjuvant du ludique, il est le support technique et narratif de l’action de jeu, support qui peut aussi se matérialiser sous la forme marchande d’un guide complémentaire permettant d’approfondir un univers ou un aspect particulier du jeu. Depuis le début des années 2000, le développement narratif des univers de jeu est néanmoins plus largement proposé en format numérique, rendu disponible sur des sites dédiés. Le livre papier n’est plus systématique et/ou se trouve réduit à sa plus simple expression fonctionnelle de manuel proposant à l’acheteur un bref paragraphe sur l’univers du jeu et ses personnages.

Un autre lien entre le livre et le jeu vidéo s’est imposé plus fréquemment encore avec la transposition vidéoludique d’univers narratifs et littéraires préexistants. Sébastien Genvo rappelle ainsi, en faisant référence aux travaux de Jenkins[1] sur le jeu vidéo en tant que traduction de la fiction cinématographique, que si le cinéma « fournit un ensemble de représentations », alors on assiste à « un échange transmédiatique où la diégèse du jeu vidéo est fournie par le cinéma[2] ». Ce type de « transposition », considéré au sens de Steimberg comme le « changement de support ou de langage d’une oeuvre ou d’un genre[3] », se constate également à partir de contenus littéraires qui migrent vers un support vidéoludique. C’est le cas, par exemple, de l’épopée de Tolkien qui a ainsi inspiré plusieurs dizaines d’adaptations vidéoludiques de toutes formes depuis le début des années 80[4] ou encore des aventures du héros d’Hergé qui ont, de même, souvent été adaptées : pensons au « Tintin et le secret de la licorne » de la X-Box 360 en 2010, à « Tintin au Tibet » ou encore à « Tintin : Le Temple du Soleil » sur Super Nintendo en 1997. Ces migrations à partir de l’objet culturel qu’est le livre ont néanmoins toujours généré des critiques, essentiellement dues à la « vision pessimiste du passage aux médias des genres qui les ont précédés[5] ». Steimberg explique en effet que les travaux de l’École de Francfort ont largement contribué, dans l’imaginaire collectif, à faire des médias et de l’audiovisuel le lieu d’une déperdition des valeurs des genres « nobles », auxquels appartiendrait le genre littéraire. Cette critique du monde littéraire à l’égard des supports vidéoludiques, relativement récurrente, peut néanmoins se justifier lorsque, loin d’adapter un récit et de proposer une expérience médiatique nouvelle, le support d’accueil se contente de reproduire un univers d’inspiration dans lequel le récit littéraire ne devient qu’un prétexte narratif. Ainsi, plus qu’un transmédia qui veillerait, au sens de Steimberg, à la « permanence transgénérique[6] » du discours initial, le jeu vidéo s’apparente, dans ce cas particulier de l’adaptation littéraire, à une stratégie communicationnelle et commerciale usant du littéraire comme d’une caution qualitative. Ce jugement s’applique à l’adaptation récente de l’univers d’Harry Potter proposée par Sony pour PS3 : Book of Spells n’a du livre que le nom. En effet, si, grâce à la « réalité augmentée » (RA), le lecteur semble, à l’écran, tourner les pages d’un vieux livre de sortilèges agrémenté d’effets spéciaux et d’animations en pop up, l’objet-livre lui-même est absent, remplacé par un objet en carton vide de sens et de significations. La prouesse technique peut certes être soulignée; l’intérêt narratif et ludique reste toutefois à prouver.

Sur la base de ces deux types de rapports que livre et jeu vidéo ont pu entretenir, nous souhaitons ici aborder la possibilité d’un autre lien unissant ces deux objets à la convergence médiatique. Cependant, il ne s’agira pas de considérer les dispositifs transmédiatiques comme des formes d’adaptations dans lesquelles un univers narratif se trouve récrit pour un nouveau support médiatique, selon une relation d’hypertextualité définie par Genette. Il ne sera pas non plus question d’envisager le livre comme simple support d’un univers virtuel existant. L’enjeu sera plutôt d’analyser l’émergence, au sein du genre nouveau que constitue le livre augmenté, d’écritures transmédiatiques qui tentent d’allier support physique et support virtuel dans une narration tentaculaire.

Le livre « augmenté » : du papier à l’écran

Jenkins rappelle, dans Convergence Culture en 2006, que le transmédia correspond à la déclinaison d’un univers narratif sur différents supports. Ainsi, l’adaptation ou la transposition décrite plus haut relève de ce domaine transmédiatique. Mais les dispositifs « transmédia » tendent aujourd’hui à se déployer, non pas successivement sur différents supports médiatiques, mais simultanément. Ce développement multisupport peut être pensé comme un outil marketing « crossmédiatique » permettant d’accroître la présence d’un contenu en favorisant sa visibilité sur différentes plateformes. Mais il peut aussi être envisagé comme un moyen transmédiatique de construire une narration filée et fragmentée. C’est ce dernier cas qui nous intéressera plus particulièrement ici. Il ne s’agit plus de décliner un univers narratif semblable sur différents médias au prix de modifications propres au contexte médiatique d’accueil, mais bien d’élaborer un contenu narratif complexe, déployé au moyen de multiples supports. Dans cette perspective, l’ambition n’est pas d’analyser les conditions d’adaptation d’un discours initial, mais plutôt de comprendre une stratégie communicationnelle globale liant divers supports médiatiques, chacun étant porteur d’éléments narratifs singuliers et non transposés.

Suivant cet angle d’analyse, livre et jeu vidéo n’apparaissent plus comme support ou adaptation l’un de l’autre, mais se trouvent liés par une diégèse commune, déclinée sur l’un et l’autre des deux supports. Ils deviennent des éléments à la fois complémentaires et autonomes dans une expérience de lecture-jeu permise par le genre des livres « augmentés ».

Nous faisons ici une distinction entre les termes « livre enrichi » et « livre augmenté » en considérant, à partir du terme anglo-saxon « enhanced ebook » utilisé outre-Atlantique, que le « livre enrichi » est avant tout un livre « numérique », accessible sur un support de lecture numérique et auquel on peut adjoindre des effets sonores et visuels, des jeux, des interactions intégrés et synchronisés au récit et que l’on nomme « enrichissements ». Les « fictions multimédias » apparues dans le courant des années 90, et définies par Olivier Piffault comme étant des « créations originales associant toutes les ressources logicielles à une oeuvre adaptée ou inventée[7] », représentent en quelque sorte les ancêtres des livres numériques enrichis.

En ce qui concerne le livre « augmenté », tel que nous le désignons, il renvoie à un univers transmédiatique qui associe à un livre format papier des dispositifs virtuels et technologiques de différents genres (jeu vidéo, blogs, site internet, RA, etc.) permettant, par exemple, des extensions narratives ou des interactions. Il s’agit donc d’un genre hybride convoquant plusieurs supports autour d’un même univers narratif.

Le principe de l’augmentation éditoriale par ajout d’un support extérieur n’est pas une innovation. En effet, de la cassette audio homothétique qui contait l’histoire en même temps que le lecteur pouvait tourner les pages de son livre, au CD-Rom proposant des extensions ludiques à visées ludo-éducatives ou culturelles, les exemples ne manquent pas. Mais ce qui semble pour le moins original, c’est le lien étroit que la narration du livre papier entretient avec les extensions virtuelles proposées. En effet, alors que le CD-Rom offrait le plus souvent deux actions de lecture ou de jeu bien dissociées, le livre augmenté tel que nous le présentons ici associe l’extension numérique à la narration papier dans un seul et même temps. Et si la lecture s’en trouve, de fait, fragmentée et qu’elle rompt avec la tradition linéaire, elle n’en reste pas moins un seul et même acte de lecture, entendu au sens d’un pacte narratif ne cloisonnant pas l’action de lecture en différents moments liés aux différents supports, mais pensant comme un tout le dispositif mixte et hybride dans lequel le lecteur construit son propre parcours.

Pour comprendre comment le jeu vidéo ou l’expérience d’écran viennent s’immiscer dans l’expérience de lecture (ou inversement), nous proposons de nous intéresser plus précisément à trois éléments qui nous semblent se modifier au contact de ces dispositifs transmédiatiques et définir ainsi un genre nouveau : le concept; la lecture/jeu et la place du lecteur/joueur. Pour étayer notre propos, nous prendrons en exemple le cas particulier du prototypage d’un récit transmédiatique en réalité augmentée, Drakerz Quest, créé par une entreprise spécialiste de la « crosscommunication » et du jeu vidéo en RA[8]. Nous considérerons également, afin d’enrichir ce propos, une production hybride, telle que la trilogie Cathy’s book de Stewart, Weisman et Brigg publiée aux Éditions Bayard[9], qui lie livre papier et extension numérique.

Objet éditorial hybride

Étienne Armand Amato considère le jeu vidéo comme « un analyseur majeur des mutations contemporaines[10] ». Cette affirmation, si elle concerne essentiellement, pour Amato, les contenus et les représentations véhiculés par le média vidéoludique, nous semble également tout à fait appropriée aux mutations actuelles de l’industrie du livre et du virage numérique qui est en train de s’opérer. À l’image du mélange des genres médiatiques dans les discours de presse, il est permis de considérer, avec Eliseo Veron, que les nouveaux dispositifs de l’édition augmentée sont « le miroir des changements sociaux[11] » et de la transformation et de l’évolution des genres eux-mêmes. En effet, le lien entre livre et jeu vidéo que nous évoquions précédemment est d’autant plus important qu’il se construit aujourd’hui d’emblée. Les spécialistes des jeux vidéo, autrefois cantonnés dans leur genre, sont aujourd’hui (mieux) armés techniquement pour le développement de nouveaux objets éditoriaux. On constate ainsi que des entreprises comme Péoléo, Byook ou encore Walrus, spécialistes français des livres numériques enrichis, comptent principalement parmi leurs effectifs des techniciens informatiques et des développeurs issus de formations graphiques. Les éditeurs de jeu vidéo semblent donc pouvoir trouver leur place, voire s’imposer, dans un marché en construction que forment les acteurs de l’édition (numérique) de demain.

En outre, en ce qui concerne la conception de ce type de dispositifs, se pose la question de l’usage, usage que nous considérons avec Mallein[12] comme devant être lié à des pratiques existantes. Or, il semble que le genre du livre augmenté en RA confronte les utilisateurs à un modèle inconnu. En effet, le projet Drakerz Quest propose, à travers un concept de « livre-jeu » pour adolescents, de lier une expérience de lecture autonome sur support papier à des extensions narratives sur écran et à une expérience de jeu sous la forme d’un game play de type exploration « point and click ». Les focus groups réalisés dans le cadre d’une étude en coconception avec l’entreprise Péoléo[13] nous ont permis de constater que la quasi-totalité des usagers souligne le caractère novateur du prototype, puisque les réponses à la question « à quoi ce prototype te fait-il penser? » ont le plus souvent été : « à rien », « je ne sais pas », « j’ai jamais vu ça avant ». De même, la désignation du dispositif lui-même pose problème puisque, à la question « est-ce, selon toi, plutôt un livre ou plutôt un jeu vidéo? », les jeunes interrogés ont à parts égales qualifié ce dispositif tantôt de « livre », tantôt de « jeu vidéo ». L’ambivalence de ce prototype se retrouve également dans la définition qu’en donnent certains des usagers testés : « c’est un livre avec des fonctions d’ordinateur » ou « c’est un livre à manipuler avec la caméra et l’ordinateur ». Cette double caractérisation tient au fait que le récepteur se trouve face à un dispositif double, mêlant un livre papier concret, d’une part, et une activité d’écran, d’autre part. La première de ces caractéristiques confère un statut de lecteur à l’usager, qui répond à un contrat de lecture, et le place dans une situation d’acceptation de ce rôle, et de « coopération[14] » textuelle. Mais parce qu’il interagit en même temps avec une caméra et un écran d’ordinateur lui représentant le réel, le lecteur se voit confronté à une nouvelle situation qui projette son identité sur un support extérieur à sa lecture, le forçant à troquer son rôle de lecteur pour celui de joueur. En effet, le livre lui-même et les actions corporelles du lecteur (la main qui passe devant le livre pour actionner une fonction, par exemple) apparaissent à l’écran. Les pages du livre, captées par la caméra et représentées à l’écran, deviennent le support d’accueil des animations digitales (« pop up », « turbo média », etc.), qui appartiennent non pas au réel cette fois, mais à la fiction.

Nous reviendrons dans la suite de cet article sur la redéfinition du statut de lecteur que semble imposer le genre du livre augmenté, mais ce qu’il est intéressant de noter ici, c’est que ce dispositif en réalité augmentée imaginé par Péoléo modifie les contours de ce qu’Amato[15] appelle les « habitudes perceptives et comportementales ». En effet, le joueur n’est pas ici immergé dans un univers numérique fictif, puisque le livre, objet du réel, et les gestes, effectués concrètement, puis représentés à l’écran, tissent un lien avec la réalité. Le geste n’est donc plus « interfacé », comme cela peut être le cas d’une « corporéité gestuelle[16] », mais il est bien reproduit à l’écran à partir de la réalité – ainsi que le donne à voir l’Illustration 1.

Illustration 1

L’action de la main du lecteur est représentée comme telle à l’écran

L’action de la main du lecteur est représentée comme telle à l’écran

-> Voir la liste des figures

Si le joueur conserve une activité motrice à destination de l’ordinateur, nous n’assistons pas ici à une transposition du corps actant dans un corps d’action fictionnel, ce qu’Amato appelle une « corporéité agissante ». Mais nous observons une captation du corps actant devenant lui-même corps d’action fictionnel.

Or, nous avons pu constater que cette double existence du lecteur/joueur, dans l’action de lire d’une part, et dans un monde représenté d’autre part, a des répercussions importantes sur la validation du « cadre de fonctionnement[17] » d’un tel dispositif. En effet, les adolescents sondés se sont souvent trouvés démunis face à un objet dont ils ne maîtrisaient pas les codes. Souvent perdus entre l’écran reproduisant leur activité en temps réel, la fiction donnant des consignes de lecture et de jeu et le livre devenu plateforme ou surface d’interaction, certains adolescents ont ainsi exprimé leur désarroi: « C’est original mais dur à comprendre », « je dois faire ça? », « qu’est-ce que je dois faire là? ».

Cet étonnement devant un objet inconnu soulève la question du genre. En effet, la nécessité d’un didacticiel ou d’un mode d’emploi permettant au lecteur/joueur de trouver ses repères semble, de fait, classer ce prototype dans la catégorie des jeux qui exigent du sujet opérateur, nous dit Genvo, qu’il soit « qualifié ». Cette qualification, que Genvo nomme « pouvoir-faire », s’acquiert le plus souvent par expérience et constitue la condition d’existence et de réalisation du jeu lui-même, contrairement au livre qui ne requiert aucun prérequis d’usage. Mais, parce qu’il se prête parfaitement, pour cette dernière raison, au dispositif de réalité augmenté, le genre du « jeu vidéo » se trouve lui-même bousculé.

Du jeu vidéo au livre écran

Le jeu vidéo est reconnu pour son activité ludique. Le « vouloir-faire », soit la volonté d’entrer dans l’action du jeu, représente la condition première de tout programme ludo-narratif, explique Genvo, « car ce n’est qu’au moment où le joueur a décidé de s’immerger fictionnellement dans le jeu que celui-ci peut commencer à se développer en tant qu’activité ludique[18] ». Le jeu vidéo est donc par essence une activité ludique consentie et conscientisée comme telle. La jouabilité et le plaisir du jeu forment, quant à eux, les critères d’évaluation du jeu.

Mais qu’en est-il lorsque la jouabilité prend des allures d’expériences du réel et non de jeu? Les livres augmentés proposent une immersion dans l’univers narratif du roman au-delà des pages du livre lui-même; mais pas toujours sous la forme de ce que l’on a coutume d’appeler un « jeu vidéo ». En effet, le « jeu » traditionnel se mue en une activité de divertissement non établie par des règles ni par une qualification propre au jeu lui-même. C’est le cas en particulier de la trilogie Cathy’s Book, qui fait entrer le lecteur dans une expérience le conduisant (s'il le souhaite) à enrichir sa lecture d’éléments narratifs annexes et extérieurs mais intégrés au récit originel lui-même. Prenant parfois la forme d’illustrations sonores d’un passage de l’histoire contée (le message du répondeur téléphonique de l’héroïne par exemple), d’un blog ou d’une page Facebook tenus par l’héroïne, ces extensions narratives transmédiatiques se démarquent de l’univers du ludique fictionnel : il n’y a, pour ce type de dispositif, ni logiciel ad hoc, ni indication formelle du jeu à proprement parler, puisque l’ensemble se construit à partir d’outils internet accessibles à tous, en particulier via les réseaux sociaux. La qualification du joueur/lecteur est dans ce cas déjà acquise dans des usages numériques plus larges, non spécifiques, comme la capacité du lecteur à « liker » ou à partager une page Facebook par exemple. L’activité de l’extension de ce récit transmédia n’appartient pas ici au domaine du jeu, mais elle s’apparente plutôt aux activités de divertissement social largement déclinées sur le Net. Ainsi, le « vouloir-faire » de Genvo semble muter en un « vouloir-voir » ou un « vouloir-faire avec » faisant fi de l’obligation d’un « pouvoir-faire » acquis pour l’occasion. En effet, si le lecteur fait le choix conscient et délibéré de changer de support et de poursuivre la construction de l’univers narratif à partir d’autres ressources que le livre lui-même, il n’est pas pour autant dans une posture d’actant au sens vidéoludique du terme. L’écran devient, en ce sens, non le lieu de la mise en action d’un personnage incarné, mais le lieu d’un hors-texte véhiculant, dans une dimension sociocritique, les figures sociopragmatiques[19] liées aux pratiques du numérique social. Dans ce cas particulier, le livre augmenté apparaît de fait, non comme l’adjonction de deux supports disjoints à finalités différentes, que sont la progression narrative d’une part, et l’immersion active et ludique d’autre part, mais comme une narration multimodale, définie par Favre comme « un contenu homogène sur plusieurs médias, exploitant les spécificités de chaque média utilisé et créant des interactions entre ces médias[20] ». Ainsi, le jeu n’est plus au centre de l’expérience, puisqu’il ne s’agit plus de « finir » le jeu ou d’atteindre un but, mais bien, cette fois, d’entretenir une relation avec un univers et des personnages fictifs[21]. Cette relation particulière fait émerger la question du rôle et de la place du lecteur/joueur dans ce dispositif. Comment se lient, s’ils se lient, l’« impératif d’action[22] » du jeu vidéo et l’acte de lecture?

Le contrat de lecture-jeu

Les dispositifs décrits plus haut font évoluer les modèles narratifs en une narration fragmentée et souvent interactive, qui invite à positionner le lecteur dans un nouveau contrat de lecture. En effet, en faisant le choix d’un gameplay de type exploration point and click, l’entreprise Péoléo place le lecteur, joueur par intermittence, dans l’action. Il doit jouer et pour cela, il doit cliquer afin d’avancer dans l’histoire et dans les énigmes qui lui sont posées (tantôt sur le support papier, tantôt à l’écran). Les extensions en turbo média qui laissent le choix du rythme et de l’apparition des éléments narratifs au lecteur participent, elles aussi, à cette entrée en action. De la même façon, en proposant au lecteur de Cathy’s Book d’explorer les sites ad hoc et les pages des réseaux sociaux, l’auteur l’inscrit dans une posture active périphérique à la lecture.

Ce type de dispositif bouscule donc la notion de contrat en remettant notamment en cause la validité d’un contrat de « lecture » et en interrogeant ce que Schaeffer[23] appelle « l’immersion fictionnelle ». Pour entrer dans la fiction, nous dit Schaeffer, il faut admettre une certaine posture mentale permettant cette immersion.

Or, peut-on préserver l’immersion fictionnelle si l’on change de support, de rôle et de statut au cours de l’expérience de lecture? C’est toute la question que pose le dispositif du livre augmenté tel qu’il est envisagé ici. Si le support écran complète l’univers fictionnel en permettant de spécifier les traits de caractère des protagonistes ou en prolongeant une partie d’un événement présent dans le support physique, garantit-il la continuité de la posture adoptée pour la lecture de l’ouvrage et du contrat de lecture ainsi établi?

En effet, la notion de contrat implique une surdétermination de l’échange de telle sorte que chacun doit « accepter tacitement », nous dit Maingueneau[24], les « principes » mais aussi les « règles » qui le régissent. Or, nous l’avons mentionné plus haut, le lecteur méconnaît l’usage de ce type de dispositif et donc du contrat dans lequel il s’insère lorsqu’il entame sa lecture. Ainsi, il ne s’agit plus avec Genvo d’opposer Odin, et son processus de production textuelle et de construction du sens par le récepteur, à Mabillot, et sa vision du jeu vidéo comme lieu d’une médiation interactive permettant de participer à l’énonciation signifiante des contenus. Il s’agit au contraire de lier ces deux approches dans une construction contractuelle croisée. L’usager de ces nouveaux dispositifs est ainsi tantôt un lecteur lié à l’oeuvre par un contrat de lecture défini comme un pacte entre le lecteur et l’auteur autour d’une commune acceptation de l’univers romanesque et en vertu duquel il reste extérieur à la progression et à la construction narrative; tantôt il est acteur de cet univers, en tant que joueur impliqué dans une action de jeu ou d’exploration. Ce double statut peut être à rapprocher de la dualité introduite par Weissberg dans les statuts vidéoludiques de « spectacteur » ou de « lectacteur » qu’il définit comme issus de la fusion des rôles antithétiques d’acteur et de spectateur ou d’acteur et de lecteur selon un processus d’interactivité à la fois subi (parce qu’obligatoire pour avoir la totalité de l’expérience proposée) et anticipé (parce que liée à une intention de s’adonner au jeu). La linéarité de la lecture s’oppose ainsi à une construction narrative qui trouve son sens en fonction des choix du lecteur lui-même; non pas seulement en fonction des choix que celui-ci ferait dans le cas d’une diégèse enchâssée du type « livre dont vous êtes le héros » qui lui dénie, finalement, « la possibilité de modifier le parcours prédéfini par l'auteur[25] », mais dans le choix même de passer d’une activité de lecture sur papier à une activité sur écran. Ainsi, contrairement à un « livre dont vous être le héros » qui impose la linéarité, et plus exactement la plurilinéarité, les dispositifs tels que ceux de Cathy’s Book ne participent pas à une construction narrative mettant au jour un « parcours possible[26] », mais bien à l’ancrage du roman dans le monde réel. L’action du lecteur se fait hors texte. Sa participation concourt donc à créer un univers, une communauté autour du livre, et donc un « effet de réel » plus qu’un « effet de sens ».

Par ailleurs, alors que, dans un « livre dont vous êtes le héros », le lecteur endosse dès les premières lignes le rôle de l’actant et non plus seulement du « lisant[27] », ici, c’est l’alternance même de ces rôles qui redéfinit les contours du contrat de lecture. L’« actant », au sens sémiotique et sociologique du terme, est celui qui a une incidence sur le déroulement de l’action, rejoignant ce qu’Olivier Piffault décrit comme la mutation du lecteur traditionnel en « lecteur-acteur[28] » grâce au développement d’un monde hypertextuel. « On ne lit plus, explique-t-il, on explore un univers mouvant[29]. » Piffault développe ainsi l’idée que le lecteur devient un « parcoureur », qui est à la fois « lecteur » d’un monde et d’une oeuvre et « auteur » de plus en plus « collabor-actif » de cette oeuvre.

Cette pratique ne constitue pas un phénomène nouveau et renvoie au genre des récits littéraires interactifs, décrits par Serge Bouchardon[30] comme des récits dans lesquels on ne prend pas la main du lecteur pour lui raconter une histoire, mais dans lesquels on lui donne la main sur ce qui est raconté. Mais c’est justement parce qu’on ne lui donne pas la main sur ce qui est raconté à toutes les étapes de son expérience que les bases du contrat se modèlent.

La lecture multisupport du livre augmenté contraint en effet le lecteur à choisir sa lecture et non plus à suivre l’ordre narratif construit par l’auteur. Pour autant, dans le cas du prototype Drakerz Quest, c’est le livre lui-même qui est dépositaire des marqueurs (Illustration 2) permettant le déclenchement de la réalité augmentée, et c’est sur le livre papier que se trouve l’élément d’impulsion de l’action de jeu qui aura lieu sur écran.

Illustration 2

Les marqueurs sont les cercles présents sur le livre. Le passage de la main devant ces cercles (appelé « Swoosh ») déclenche des actions à l’écran

-> Voir la liste des figures

Si la lecture de l’ouvrage peut être autonome, elle n’est désormais plus linéaire, mais fragmentée, et éventuellement interactive. Le lecteur n’est plus emmené par l’auteur dans une expérience de lecture, mais il est emmené par le livre-objet dans une autre expérience, celle du jeu.

Dans cette mesure, ce qui est en jeu ici, ce sont ces rôles d’ « acteurs » décrits plus haut. L’actantialité ne se mesurant plus à l’aune de l’influence narrative, mais dans l’interaction discursive, le lecteur perd sa fonction d’auteur au profit d’un rôle communicationnel[31].

En prenant pour référence les travaux de Catherine Kerbrat-Orecchioni[32] et son approche conversationnelle, nous pouvons considérer que le lecteur, en quittant sa lecture, entre dans un « cadre participatif » (tenant compte du but, des participants et du site) construit par des rôles « interlocutifs » et « interactionnels ». Ainsi, à titre d’exemple, l’entité énonciatrice « Le mentor », qui apparaît sous forme d’encadré à l’écran dans la première version test du prototype de Drakerz Quest, devient l’interlocuteur du joueur : il s’adresse directement à lui et l’invite à entrer dans l’action ou à effectuer tel ou tel acte, lui conférant un rôle interlocutif.

Illustration 3

Le Mentor : l’interlocuteur écran du lecteur

Le Mentor : l’interlocuteur écran du lecteur

-> Voir la liste des figures

Mais ces échanges suscitent des questions quant à la nature de l’interlocution, dans la mesure où le « mentor » représenté sur l’écran parle au nom du livre, comme en témoigne l’emploi du pronom personnel « moi » dans l’exemple de l’Illustration 4. Ainsi le lecteur converse avec le Mentor via l’écran et par trope communicationnel avec le livre papier; il entre dans l’interaction et dans la suite de l’histoire en accomplissant les actions que lui suggère le mentor/livre. L’emploi de l’impératif participe de l’injonction à entrer dans l’action.

Illustration 4

Le Mentor : « Bien. Ouvre-moi et présente la page 2, à plat, face à toi. Swooshe dans le cercle »

Le Mentor : « Bien. Ouvre-moi et présente la page 2, à plat, face à toi. Swooshe dans le cercle »

-> Voir la liste des figures

En outre, on assiste à un procédé identique lorsque le lecteur de Cathy’s book prend part à l’intrigue en parcourant les mêmes sites que l’héroïne, ou lorsqu’il compose les mêmes numéros de téléphone. Parce qu’il lui est possible de laisser un message sur la boîte vocale ou d’envoyer un courrier électronique, le lecteur entre en interaction avec les protagonistes du livre et n’est plus seulement l’« écoutant » du message d’accueil ou le destinataire du courriel doté d’une position « interlocutive », mais il peut endosser un « rôle interactionnel » en prenant activement part à une conversation électronique fictionnelle mais réelle, et donc à un dialogue virtuel par voie éléctronique. De fait, le héros de la sphère narrative intègre le monde réel et se pare d’une identité discursive.

Ainsi, comme l’explique Olivier Piffault, « on n’est plus dans le point de vue narratif ou dans l’identification à un personnage, mais dans l’interprétation d’un rôle[33] ». Ce qui rejoint les propos de Philippe Bootz à l’égard de la littérature numérique et de la métalecture, selon lesquels « le lecteur n’est pas ici un individu, mais un rôle : le rôle tenu par celui qui lit les évènements multimédias[34] ».

Le livre change

Si Roger Chartier et Pierre Bourdieu pouvaient avancer qu’« un livre change parce qu’il ne change pas alors que le monde change[35] », on peut désormais considérer que, avec ce type de dispositif, le livre change réellement. En premier lieu, il change parce qu’il est lié à une activité de jeu éternellement reconductible mais toujours renouvelée, qui modifie l’expérience de lecture elle-même. En second lieu, il change parce que cette expérience peut aussi être prolongée par une construction hypertextuelle basée sur des plateformes internet par définition éphémères. Ainsi, qu’adviendra-t-il de la construction narrative transmédiatique du livre Cathy’s Book le jour où les plateformes d’accueil des extensions viendront à disparaître? Le livre change donc parce que, en devenant transmédiatique, il perd son caractère pérenne. L’augmentation numérique, pensée comme un ajout positif, devient en ce sens paradoxalement source d’appauvrissement pour le livre, celui-ci se trouvant amputé d’une partie de son contenu hors livre.

Parallèlement, on constate que la mutation du lecteur en acteur auquel on confie des responsabilités discursives s’accompagne rarement d’une familiarisation avec ce type de statut. Ce constat, parce qu’il apparaît comme un point de blocage et un obstacle de taille à l’usage de ces dispositifs, semble valider la nécessité de proposer des didacticiels ou des modes d’emploi pour « discipliner l’utilisation[36] », dans la mesure où le livre prend désormais la forme d’un média auquel est adjointe une virtualité technologicisée.