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Dans l’histoire de la presse au xixe siècle telle que l’a dessinée Marie-Ève Thérenty[1], les années 1830-1880 apparaissent comme la période au cours de laquelle se mettent en place les représentations culturelles et les pratiques d’écriture qui allaient donner naissance au journalisme moderne. Dans un premier temps, qui coïncide plus ou moins avec la Monarchie de juillet[2], la modernisation des techniques d’impression permet au journal de prendre son envol en tant que nouveau support de l’écrit. Mais ses contributeurs ne sont pas encore des journalistes au sens propre du terme : ce sont avant tout des gens de lettres, qui souhaitent faire une carrière littéraire, et qui écrivent dans les journaux et les revues pour gagner leur vie et se faire connaître, tout en conservant des références génériques et des pratiques rhétoriques propres à la littérature.

Puis, dans les années 1850-1860, on assiste à une diversification des rubriques dans les colonnes des journaux, ainsi qu’à l’essor du reportage au détriment des analyses de fond et des débats d’idées. Ces phénomènes s’expliquent en partie par la nécessité de faire face à une concurrence accrue, causée par la baisse des coûts de fabrication et, par voie de conséquence, du prix de l’abonnement[3], laquelle conduit les directeurs de journaux à proposer des écrits plus différenciés et plus distrayants, afin de conserver lecteurs et parts de marché. Ces évolutions sont encore plus marquées quand les journaux passent d’un format hebdomadaire à un format quotidien, lequel permet d’augmenter les ventes et le chiffre d’affaires, mais accélère aussi le rythme de travail, et implique la multiplication des collaborateurs : la presse devient ainsi un média aux « rédactions plurielles et polymorphes », selon la formule de Marie-Ève Thérenty[4], où émergent des techniques d’écriture et des genres spécifiques.

Or, cette période coïncide avec la rédaction des « petits poèmes en prose » de Charles Baudelaire, et leur publication (pour la plupart d’entre eux), dans la presse. En effet, si les deux premiers s’insèrent dans un volume d’hommages dédié à Claude-François Denecourt[5], 43 autres, sur les 50 que compte le recueil, ont été placés dans la presse[6]. Certains d’entre eux paraissent en revues, dans La Revue fantaisiste, la Revue Nationale et étrangère, la Nouvelle Revue de Paris, et la Petite revue, lesquelles conservaient une tonalité et une ambition littéraires; mais la majorité est publiée dans des journaux, quotidiens ou hebdomadaires : Le Présent, La Presse, Le Figaro[7], L’Événement, Le Grand Journal, ou encore, en Belgique, L’Indépendance belge. À ces titres, qui, s’ils ne suivent pas tous une même ligne éditoriale, présentent toutefois de nombreux points communs par leurs pratiques discursives, il convient d’ajouter Le Boulevard et La Vie parisienne, qui s’intéressaient essentiellement aux spectacles et aux distractions, ainsi que la très provinciale Semaine de Cusset et de Vichy, qui était un journal d’annonces et de parutions légales de la région circonscrite par son titre, ainsi qu’il en existait de très nombreux dans les provinces françaises.

Le dialogue que Baudelaire a mené de facto entre l’écriture « littéraire » et le « journal » répondait en partie à une nécessité alimentaire[8]. Mais cette collaboration avec la presse ne fut pas seulement intéressée : Baudelaire rencontra dans la condition faite au journaliste des éléments propres à nourrir sa réflexion sur la place du poète et le statut de la poésie dans la société moderne, en même temps qu’il réemploya plusieurs des « petits genres[9] » propres aux journaux pour composer ses « petits poèmes en prose ». Ce sont ces deux aspects du recueil que nous nous examinerons l’un après l’autre dans cette étude.

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« Journalistique », Le Spleen de Paris l’est tout d’abord par le fait que les textes qu’il regroupe n’étaient pas destinés initialement à être repris en volume, et que la forme et le titre du recueil sont restés incertains jusque dans les tout derniers mois de la vie de Baudelaire. Certes, dans sa correspondance, l’idée d’un volume réunissant ses poèmes en prose apparaît dès le 25 avril 1857, mais ce n’est qu’à travers la référence peu précise à des « poèmes nocturnes[10] ». Qui plus est, ce dessein figure dans une lettre à Auguste Poulet-Malassis, où le poète cherche à amadouer son éditeur, qui lui reproche ses retards de livraison : la mention de ce « projet » vise donc surtout à faire miroiter de fructueuses collaborations, mais rien n’assure qu’il recouvre quoi que ce soit de sérieux. De fait, à l’exception de neuf textes qui paraîtront dans Le Présent le 24 août de la même année, Baudelaire ne publiera plus de « petits poèmes en prose » avant le 1er novembre 1861 (dans la Revue fantaisiste), soit plus de quatre ans après. Entre 1857 et 1861, il s’emploie à remanier Les Fleurs du mal, qui viennent d’être censurées, ce qui le conduit à composer de nouveaux poèmes en vers. Il travaille également à ses traductions de Poe, et à celle, très libre, des Confessions d’un mangeur d’opium de Thomas De Quincey, qui donnera naissance aux Paradis artificiels. Enfin, il place de nombreux articles de critique littéraire, artistique et musicale dans plusieurs journaux. Autant d’activités plus lucratives que ses poèmes en prose, dont les premiers n’ont guère arrêté les lecteurs, et que les directeurs de journaux et de revues hésitent à publier, ne les acceptant qu’en échange d’une rémunération qui reste très modeste[11]. Ce n’est qu’à partir de 1861 que Baudelaire revient, par périodes, à la poésie en prose, comme en témoigne sa correspondance, dans laquelle les expressions « poëmes en prose » et « petits poëmes en prose » voient alors le jour. Le titre de Spleen de Paris, quant à lui, tarde à s’imposer, puisqu’il n’est employé pour la première fois que dans le chapeau des deux feuilletons publiés dans Le Figaro, les 7 et 14 février 1864. Auparavant, dans une lettre à Arsène Houssaye de la fin 1861, Baudelaire avait dit qu’il songeait plutôt à des intitulés « comme : Le Promeneur solitaire ou Le Rôdeur parisien[12] ». Et le 1er juin 1866, dans la Revue du XIXe siècle, « La fausse monnaie » et « Le diable[13] » seront encore édités sous un autre titre, celui de Petits Poèmes lycanthropiques[14].

Ces hésitations montrent bien, ainsi que le suggère Marie-Ève Thérenty[15], que les « petits poèmes en prose » ont été publiés selon les accointances, les opportunités ou le bon vouloir des directeurs de revues et de journaux, et ce n’est que rétrospectivement, au cours d’un processus assez long, que l’idée d’un recueil intitulé Le Spleen de Paris s’est peu à peu imposée, comme ce fut le cas pour les Lettres d’un voyageur de George Sand, ou La lanterne magique de Théodore de Banville. Le projet ne fut d’ailleurs jamais mené à son terme par Baudelaire, contrairement à celui de ses deux aînés, puisque le poète fut frappé d’aphasie au début de 1866, alors qu’il se promettait de composer encore d’autres textes, dont ses brouillons portent les titres et, parfois, les esquisses[16]. On voit ainsi que le caractère inachevé et fragmentaire du volume, qui constitue l’une des propriétés formelles que les exégètes présentent souvent comme un trait de modernité, est étroitement lié à la publication des poèmes dans la presse.

Le caractère sporadique des commandes, tout comme la dispersion inévitable des textes dans divers journaux, expliquent en partie que les années 1850-1860 soient aussi celles où apparaît et s’impose la représentation de l’écrivain en tant qu’artiste égaré, « perdu dans les colonnes du journal », selon la formule de Marie-Ève Thérenty[17], réduit au journalisme au détriment d’une vocation littéraire plus noble. Le Spleen de Paris en offre un reflet saisissant, avec le poème « À une heure du matin ». Celui-ci met en scène un narrateur dont l’« horrible » journée s’est dissipée en activités mondaines et demi-mondaines, parmi lesquelles plusieurs sont étroitement liées au monde de la presse :

Récapitulons la journée : avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l’un m’a demandé si l’on pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une île); avoir disputé généreusement contre le directeur d’une revue, qui à chaque objection répondait : « – C’est ici le parti des honnêtes gens, » ce qui implique que tous les autres journaux sont rédigés par des coquins; avoir salué une vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues; avoir distribué des poignées de main dans la même proportion, et cela sans avoir pris la précaution d’acheter des gants […][18].

Le narrateur énumère ensuite les occupations frivoles qui furent les siennes jusque tard dans la soirée, puis il confesse aspirer à une tâche plus haute que celles auxquelles ses obligations le contraignent. Mais le fait même d’avoir eu un tel emploi du temps le conduit à douter qu’il puisse désormais faire oeuvre d’écrivain, dans le sens noble – et romantique – du terme :

Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m’enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde, et vous, Seigneur mon Dieu! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise[19]!

La mise en doute des facultés créatrices propres à l’artiste constitue un thème récurrent chez Baudelaire, mais, hormis qu’il est ici prêté à un personnage que les activités, tout comme la chambre qu’il occupe sous les toits, assimilent à un « écrivaillon », c’est bien la crainte de ne pas être différent des « hommes de lettres » incultes qu’il côtoie dans les rédactions des journaux, ni du « directeur d’une revue » imbu de sa fonction, qui génère ici le « spleen », et renvoie au cliché, alors en vogue, d’un écrivain qui se serait « perdu dans les colonnes du journal ». L’impuissance à créer une oeuvre digne de ce nom, chez le dernier Baudelaire, trouve ainsi à s’alimenter et à s’illustrer dans une topique en prise directe avec l’univers de la presse, dont on ne trouve pas trace, en revanche, dans Les Fleurs du mal[20], et qui était en train de modeler le métier de journaliste, tel que l’a caractérisé Guillaume Pinson[21].

La périodicité des pratiques journalistiques tend par ailleurs à rendre l’écrivain-journaliste dépendant de l’organe de presse qui assure sa subsistance, et à n’en faire qu’un salarié comme les autres, lequel s’installe chaque jour à sa table de travail pour écrire le nombre de lignes qu’il s’est engagé à fournir. Cette prolétarisation de l’écrivain se traduit dans Le Spleen de Paris par le soulignement répété du caractère vénal de la littérature, ou de la poésie. Dans « Les tentations », le narrateur rencontre trois démons, dans un lieu qui évoque ces passages parisiens dont Walter Benjamin a fait l’un des emblèmes du xixe siècle[22]. L’un d’entre eux est une « diablesse » qui incarne la gloire :

[…] Et elle emboucha alors une gigantesque trompette, enrubannée, comme un mirliton, des titres de tous les journaux de l’univers, et à travers cette trompette elle cria mon nom, qui roula ainsi à travers l’espace avec le bruit de cent mille tonnerres, et me revint répercuté par l’écho de la plus lointaine planète.
« Diable! » fis-je, à moitié subjugué, « voilà qui est précieux! » Mais en examinant plus attentivement la séduisante virago, il me sembla vaguement que je la reconnaissais pour l’avoir vue trinquant avec quelques drôles de ma connaissance; et le son rauque du cuivre apporta à mes oreilles je ne sais quel souvenir d’une trompette prostituée[23].

La figure emblématique et multiséculaire de la Renommée, dont Baudelaire offre ici un pastiche, est, de manière significative, médiatisée par « tous les journaux de l’univers », qui sont ainsi désignés comme le mode d’expression le plus moderne pour accéder à la gloire, but ne pouvant toutefois être atteint qu’en se prostituant, c’est-à-dire en cédant aux goûts du public, en se vendant au risque de « perdre son âme », ainsi qu’il pourrait bien échoir au narrateur des « Tentations », s’il cédait à la beauté du diable – ou de la diablesse. La flagornerie à l’adresse du public est par ailleurs condamnée explicitement dans « Les dons des fées », où le « don de plaire » est présenté comme « le meilleur des lots » dont les fées sont susceptibles de gratifier un nouveau-né dans son berceau. Il en va de même dans « Le chien et le flacon », où le narrateur, dont le chien est révulsé par le parfum raffiné qu’il lui fait renifler, s’écrie : « Ah! misérable chien, si je vous avais offert un paquet d’excréments, vous l’auriez flairé avec délices et peut-être dévoré. Ainsi, vous-même, indigne compagnon de ma triste vie, vous ressemblez au public, à qui il ne faut jamais présenter des parfums délicats qui l’exaspèrent, mais des ordures soigneusement choisies[24]. » D’autres pièces, comme « La soupe et les nuages » ou « Mademoiselle Bistouri », mettent en scène un analogue plus ou moins dévoyé du poète, qui n’a pour toute compagne qu’une prostituée, comme si c’était là la seule maîtresse à laquelle un homme de sa condition pût prétendre – un constat qui, sur le plan allégorique, traduit l’idée qu’en travaillant pour des journaux, l’écrivain réduit ses propres textes à leur seule valeur marchande.

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Le dialogue entre la presse et la littérature a aussi donné naissance à des « genres journalistiques », spécifiques aux journaux du milieu du xixe siècle, tels que la chronique, le fait divers, le reportage ou l’interview[25], et ces nouvelles formes d’expression ont contribué à informer en retour les textes littéraires, ainsi que l’ont montré, notamment, Jean-Yves Mollier, Guillaume Pinson, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant[26]. Le Spleen de Paris ne fait pas exception à la règle, et c’est à dégager les formes proprement journalistiques du recueil qu’est consacrée la seconde partie de cette étude.

L’augmentation de la périodicité des journaux n’a pas que pour conséquence d’assimiler l’écrivain à un salarié, de telle sorte qu’il participe plus à une « industrie » qu’à une aventure « littéraire[27] ». Elle entraîne aussi la multiplication des collaborateurs, et une première incidence poétique de ce phénomène est l’éclatement de l’instance énonciative. Tout comme un numéro de journal fait se juxtaposer une pluralité de « je », d’instances à la fois énonciatives et auctoriales a priori incompatibles les unes avec les autres, Baudelaire a instauré dans Le Spleen de Paris une instabilité énonciative, qui donne le sentiment d’avoir affaire, pour chaque texte, à un locuteur différent ou, à tout le moins, « protéiforme », selon la formule de Steve Murphy[28]. Un tel procédé affleurait déjà dans Les Fleurs du mal, mais il était encore possible de considérer que, d’un poème à l’autre, le « je » incarnait des analogues à peu près similaires de la figure du poète, ou d’« un » poète. Avec Le Spleen de Paris, une telle approche énonciative paraît impossible : l’écrivaillon d’« À une heure du matin » ne saurait être le poète inspiré de « L’invitation au voyage »; l’homme de lettres amoureux des parfums et sûr de son « bon goût » du « Chien et le flacon » ne peut se confondre avec le chantre des chiens de Paris des « Bons chiens »; le narrateur scrupuleux de « La fausse monnaie » ne peut être celui, sans scrupule aucun, d’« Assommons les pauvres »; le poète éperdu d’idéal du « Confiteor de l’artiste » ne se retrouve pas dans celui, sans illusion et plein d’ironie, de « Perte d’auréole »; et l’on pourrait ainsi multiplier les parallèles. Loin d’offrir un sujet lyrique homogène[29], Baudelaire, dans son recueil de poésies en prose, juxtapose des aperçus partiels et partiaux sur le monde, dont il est difficile de dire si l’un d’entre eux reflète réellement le sien; et dont la cacophonie est à l’image du monde ou, du moins, de l’actualité du monde, telle que les journaux, jour après jour, la donnent désormais à voir à leurs lecteurs.

Or, si les genres « littéraires » modelant la structure des poèmes ont été identifiés (Baudelaire empruntant des codes et des procédés tout autant à la moralité qu’aux physiologies[30], en passant par le conte et l’allégorie[31]), l’incidence des genres propres à la presse reste à préciser[32]. Dans son essai sur les poétiques journalistiques du xixe siècle, Marie-Ève Thérenty consacre deux pages au Spleen de Paris[33], à propos duquel elle avance que les pièces qui le composent s’apparentent à la « chronique », en ceci que :

  1. elles rapportent une anecdote, mi-réelle, mi-fictive;

  2. par l’intermédiaire d’un récit à la première personne, qui garantit le caractère « véridique » de la « chose vue », tout en autorisant un ton mi-hâbleur, mi-ironique;

  3. le tout dans un format qui se caractérise par une brièveté qui concourt à la concentration et à l’intensité de l’effet.

Des poèmes comme « Un plaisant », « Le mauvais vitrier », « Perte d’auréole », lui paraissent particulièrement proches de ce genre journalistique, même si elle précise qu’il s’y adjoint une visée poétique qui est absente du modèle[34].

Mais plusieurs des autres catégories génériques définies par Marie-Ève Thérenty transparaissent également dans le recueil. La « conversation », une forme héritée du xviiie siècle, et que la presse du xixe s’est réappropriée, est prégnante dans « Portraits de maîtresses » ou « Les vocations », deux pièces qui mettent chacune en scène un groupe de personnages dont les uns dévoilent leurs aventures amoureuses, les autres, ce à quoi ils aspirent. De même, le « récit de voyage », bien qu’il fasse partie des « genres moins essentiels pour la poétique journalistique[35] », selon Marie-Ève Thérenty, sert de cadre formel au « Gâteau », un texte dont le narrateur est un touriste parisien pétri de certitudes, qui, lors d’une randonnée en montagne, assiste à une scénette déconcertante entre deux petits « sauvages[36] ». On perçoit également des échos de ce type de récit dans « La belle Dorothée », qui croque sur le vif une esclave affranchie arpentant les rues d’une ville tropicale[37]; et dans « Déjà », qui, sur un mode allégorique, reprend le cliché du voyageur rejoignant la terre ferme, après un périple en haute mer.

Mais ce sont surtout le fait divers et l’écho mondain qui exercent une influence significative sur Le Spleen de Paris. Pour illustrer l’incidence du premier, nous étudierons certains des procédés de composition de « La corde », l’un des poèmes les plus célèbres du recueil. Cette pièce se résume au témoignage d’un peintre reconnu, qui relate dans quelles circonstances il a recueilli un enfant des rues; comment il a essayé de l’éduquer tout en le faisant poser à de nombreuses reprises comme modèle, avant que l’enfant ne se tue dans son atelier; à la suite de quoi sa mère se préoccupe uniquement de récupérer la corde avec laquelle son fils s’est pendu, afin de la revendre fort cher comme porte-bonheur. Il semble que Baudelaire ait écrit ce texte après qu’une semblable mésaventure est arrivée à son ami, le peintre Édouard Manet[38]. Peut-être cela explique-t-il que « La corde », hormis une évidente parenté avec le genre policier soulignée par Dominique Kalifa[39], emprunte certains de ses procédés au genre journalistique du fait divers.

Le fait divers, dont les codes étaient alors encore assez instables et changeants, se caractérise selon Marie-Ève Thérenty[40] par deux orientations discursives contradictoires, mais néanmoins fréquemment associées, l’une tendant à l’objectivation du propos, l’autre à sa subjectivation, par le soulignement emphatique des émotions. Or, « La corde » alterne entre ces deux tendances. Le récit s’ouvre sur des considérations générales d’ordre moral qui objectivent son sujet :

Les illusions, – me disait mon ami, – sont aussi innombrables peut-être que les rapports des hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. Et quand l’illusion disparaît, c’est-à-dire quand nous voyons l’être ou le fait tel qu’il existe en dehors de nous, nous éprouvons un bizarre sentiment, compliqué moitié de regret pour le fantôme disparu, moitié de surprise agréable devant la nouveauté, devant le fait réel[41].

Noms abstraits, présent de vérité générale, phrases assertives de tonalité épistémique, tout concourt ici à poser un savoir objectif, dont la source n’est pas spécifiée, mais dont la forme même fonctionne comme un garant argumentatif. Mais ce premier paragraphe prend ensuite une autre couleur :

S’il existe un phénomène évident, trivial, toujours semblable, et d’une nature à laquelle il soit impossible de se tromper, c’est l’amour maternel. Il est aussi difficile de supposer une mère sans amour maternel qu’une lumière sans chaleur; n’est-il donc pas parfaitement légitime d’attribuer à l’amour maternel toutes les actions et les paroles d’une mère, relatives à son enfant? Et cependant écoutez cette petite histoire, où j’ai été singulièrement mystifié par l’illusion la plus naturelle.

Peu à peu, le texte évolue vers une dimension plus subjective, avec la multiplication des adjectifs non classifiants; le choix de tournures emphatiques; les corrélatives « s’il existe…, c’est… » et « il est aussi… que… »; la prise à parti du lecteur via la question rhétorique « n’est-il donc pas … »; et enfin la prétérition « et cependant écoutez cette petite histoire » qui, par l’attente qu’elle instaure, joue sur un registre plus émotionnel que rationnel. Et cette oscillation entre une objectivation qui se traduit par une rationalisation du récit, et une subjectivation qui s’appuie sur les émotions, est constante dans le récit auquel ce premier paragraphe sert d’introduction. Des formules rappellent que le narrateur est un professionnel que les apparences ne sauraient abuser (ex. : « ma profession de peintre me pousse à regarder attentivement les visages, les physionomies, qui s’offrent dans ma route », p. 154), et il rend compte des détails les plus sordides sans emphase, comme le ferait un observateur impassible :

Il fallait le soutenir tout entier avec un bras, et, avec la main de l’autre bras, couper la corde. […] Enfin vint un médecin qui déclara que l’enfant était mort depuis plusieurs heures. […] Cependant le corps était étendu sur mon divan, et, assisté d’une servante, je m’occupais des derniers préparatifs, quand la mère entra dans mon atelier. Elle voulait, disait-elle, voir le cadavre de son fils[42].

Certes, ces lignes dépouillées peuvent susciter l’émotion, par cela même qu’elles évoquent, mais celle-ci n’est pas soulignée : tout se passe comme s’il convenait de rapporter des faits, et rien que des faits. Par exemple, la tournure « il fallait le soutenir » suggère que le peintre n’est pas vraiment impliqué, puisqu’il s’efface derrière le « il » impersonnel et, ce faisant, ne se désigne plus en tant qu’acteur de la scène, alors qu’il est pourtant le seul à agir. L’émotion que le lecteur peut légitimement ressentir en se représentant la scène n’est pas soutenue par une rhétorique emphatique qui transcrirait, dans le texte même, l’expression de l’horreur et de la compassion, contrairement à d’autres passages, comme ceux-ci (les italiques sont miennes) :

[…] Quels ne furent pas mon horreur et mon étonnement quand, rentrant à la maison, le premier objet qui frappa mes regards fut mon petit bonhomme, l’espiègle compagnon de ma vie, pendu au panneau de cette armoire! […] Il était déjà fort roide, et j’avais une répugnance inexplicable à le faire brusquement tomber sur le sol. […]
Restait une tâche suprême à accomplir, dont la seule pensée me causait une angoisse terrible : il fallait avertir les parents. Mes pieds refusaient de m’y conduire[43].

Les noms abstraits expriment des sentiments extrêmement forts, tout comme les adjectifs classifiants qui les accompagnent, et le narrateur convoque des stéréotypes propres au registre pathétique, comme « mes pieds refusaient de m’y conduire » : ce sont autant de procédés qui, contrairement aux précédents, soulignent les émotions ressenties, et accentuent celles qu’éprouve le lecteur.

Ce jeu entre objectivation/subjectivation ou, si l’on préfère, entre description des faits/expression des émotions, reflète ce qui, selon Marie-Ève Thérenty, fait le propre de la « poétique » du fait divers dans les années 1850-1860. Mais ce n’est pas la seule intersection entre Le Spleen de Paris et les « petits genres » journalistiques. Baudelaire s’inspire aussi des « échos », une rubrique qui apparaît dans divers journaux, mais dont l’une des plus suivies, dans les années 1860, est celle du Figaro, intitulée les « Échos de Paris ». Elle est tenue par Gabriel Guillemot lorsque Baudelaire y publie, les 7 et 14 février 1864, deux séries de « petits poèmes en prose », dont « La corde[44] ». Gabriel Guillemot (1833-1855), qui a laissé une physionomie consacrée à la bohème[45] et quelques comédies et drames, fut un collaborateur attitré du Messager des théâtres, puis du Figaro à compter de 1862, tout en écrivant par ailleurs dans divers journaux, comme Le Nain jaune, Le Charivari, Le Corsaire, La Presse libre ou encore Le Club, ce qui le désigne comme une parfaite incarnation du « journaliste ». Les échos, dont il s’était fait une spécialité, se présentent comme une suite d’anecdotes mondaines, relatives à une « première », une soirée, un fait d’actualité portant sur la vie sociale et culturelle[46], et dont l’auteur témoigne comme s’il y avait assisté, à travers des textes brefs, souvent incisifs, qui visent avant tout à amuser. Or, plusieurs petits poèmes en prose, quoiqu’ils aient une tout autre visée, s’apparentent à ce genre anecdotique – des « micro-récits », pour reprendre une dénomination de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty[47] –, en ce qu’ils rapportent un événement dont le narrateur aurait été témoin, comme dans « Un plaisant » :

[…] un âne trottait vivement, harcelé par un malotru armé d’un fouet.
Comme l’âne allait tourner l’angle d’un trottoir, un beau monsieur ganté, verni, cruellement cravaté et emprisonné dans des habits tout neufs, s’inclina cérémonieusement devant l’humble bête, et lui dit, en ôtant son chapeau : « Je vous la souhaite bonne et heureuse! » puis se retourna vers je ne sais quels camarades avec un air de fatuité, comme pour les prier d’ajouter leur approbation à son contentement.
L’âne ne vit pas ce beau plaisant, et continua de courir avec zèle où l’appelait son devoir[48].

ou citent tel bon mot que celui-ci aurait entendu, comme dans « Le miroir » :

Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace.
« – Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez-vous y voir qu’avec déplaisir? »
L’homme épouvantable me répond : « – Monsieur, d’après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droits; donc je possède le droit de me mirer; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience. »
Au nom du bon sens, j’avais sans doute raison; mais, au point de vue de la loi, il n’avait pas tort[49].

D’autres poèmes en prose reprennent ces procédés, tels « Un plaisant », « Le désespoir de la vieille », « Le chien et le flacon », « Le fou et la Vénus », ou encore « La fausse monnaie ».

Ainsi, même si la « chronique » constitue l’un des référents génériques du Spleen de Paris, ce sont en fait plusieurs des « petits genres journalistiques » qui transparaissent dans les « petits poèmes en prose », si l’on s’attache à des facteurs formels. Plutôt que d’incarner, pour l’un un fait divers, pour l’autre un écho, ou encore un récit de voyage, ils tendent à s’approcher d’un genre-type, via un thème, une dimension narrative, des procédés d’écriture, mais restent plus ou moins à distance, associant éventuellement des influences à la fois distinctes et convergentes. C’est le cas notamment de « Un plaisant », dans lequel Marie-Ève Thérenty voit une « chronique de la nouvelle année », mais qui présente aussi des propriétés stylistiques proches de celles des échotiers, à l’instar de « Perte d’auréole »; « Un mauvais vitrier » se situe quant à lui à l’intersection de la chronique et du fait divers, alors que « La corde » emprunte essentiellement à ce dernier. Le dialogue entre presse et littérature compose ainsi une partition à deux ou plusieurs voix : de même que Le Spleen de Paris donne des aperçus fragmentaires et fragmentés sur le monde moderne, dont le poète, son contemporain, n’a qu’une compréhension partielle que traduit cette fragmentation même[50], le poème en prose baudelairien ne reflète que partiellement les formes nouvelles que la presse, grâce à son développement exponentiel en ce milieu de xixe siècle, impose comme de nouvelles représentations du monde. De la plume d’un poète qui considérait que la place de l’artiste était devenue problématique dans cet univers-là, il ne fallait pas s’attendre à ce que soient repris tels quels les genres journalistiques et leurs contraintes. Baudelaire emprunte à la presse et à ses procédés les figurations, (thématiques ou formelles), qui lui semblent adéquates pour exprimer la vision du monde qui est la sienne, lesquelles, par leur expression, contribuent en retour à forger l’image de ce monde, la manière même de le regarder. Mais Baudelaire reste poète, et il cherche à confronter, par les emprunts qu’il fait aux techniques journalistiques, la poésie avec l’un des vecteurs les plus puissants de la modernité naissante. Ainsi, ses poèmes en prose, s’ils sont inspirés par les « poétiques » propres à la presse, ne se réduisent pas à de simples chroniques, échos ou conversations : ils demeurent à la lisière de ces genres, informés par eux, à des degrés aussi divers que variables, mais sans jamais devenir des « articles » de journaux, au sens propre du terme. Malgré leur coloration journalistique, ils constituent des objets partiellement étrangers[51] à l’univers en plein essor qu’est celui de la presse – ce qui explique en partie pourquoi ces textes ne rencontrèrent pas, en leur temps, le succès dont Baudelaire aurait aimé les voir s’auréoler : parus pour la plupart d’entre eux dans des journaux et des revues, ils n’en reproduisaient pas suffisamment les codes pour séduire les lecteurs. Or, objet se nourrissant de « l’universel reportage », pour reprendre la célèbre formule de Mallarmé, mais restant en marge d’un monde dont elle refuse d’épouser le flux, cette dernière oeuvre restée inachevée est peut-être celle où Baudelaire aura poussé le plus loin son exploration d’une poésie qui fût enfin moderne[52].