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Comment, quand, je ne me souviens vraiment plus de la façon ni du moment, autrement dit de « l’occase » […] au cours de laquelle je pus mettre la main sur un des soixante exemplaires originaux de La Scouine d’Albert Laberge, ces 110 pages (« d’une ignoble pornographie », avait tranché net Mgr Bruchési, l’archevêque vif et buté de Montréal) retenues par trois agrafes, trois solides pointes de ciseau (chisel point, punto de escoplo) qui, quatre-vingt-treize ans après leur brochage en 1918, tiennent encore ferme. […]L’objet, donc, vengeance bibliophilique, aura traversé ses interdictions, la censure de l’Église catholique (autrement dit de l’État), mes déménagements, et bientôt un siècle. Je le relis à nouveau, je le palpe, et malgré sa qualité de rareté je ne l’ai jamais protégé d’une couverture pelliculée : c’est le trésor brut, canadien-français, intact, de ma bibliothèque[1].

Robert Lévesque

Avec la fierté du collectionneur de livres rares, Robert Lévesque investit symboliquement d’une histoire littéraire bien connue la matérialité du roman de Laberge. Lévesque nous rapproche ainsi de la réception, mais surtout du support de La Scouine. Le « livre », dont l’un des chapitres est censuré en 1909 lors de sa publication en périodique, est distribué durant l’année 1918 en seulement 60 exemplaires, parmi un cercle restreint. Comme si ses pages usées avaient aussi lutté contre l’Église, « le jaunâtre et le presque sale[2] » de l’objet deviennent ici la synecdoque d’une résistance littéraire tournée contre le monde rural, contre cette triade religion-langue-famille. La critique a montré la manière dont Laberge a trouvé le moyen d’écrire ce portrait noir de l’univers paysan et d’expérimenter sur la langue et sur le style en soustrayant La Scouine, au moins partiellement, du milieu littéraire. Laberge impose un filtre, « une sorte d’autocensure extrême[3] », limitant ce qui est rendu public, pour ainsi mettre ses textes à l’abri.

Robert Lévesque donne une image de La Scouine en adéquation avec la lecture qu’en fait Aurélien Boivin, laquelle insiste toutefois moins sur son support que sur le contenu. Boivin renvoie Laberge dos à dos avec « l’un des plus ardents défenseurs de l’agriculturisme[4] », Damase Potvin. Avec des romans à thèse valorisant le retour à la terre selon un schéma répétitif, Potvin ne suscite évidemment pas l’ire du clergé. Il publie sans peine un nombre impressionnant de romans, de nouvelles et d’articles, dans un contexte où le terroir se décline de toutes sortes de manières[5], notamment dans l’espace éditorial, dans le milieu du livre et des journaux, et où reviennent sans cesse des enjeux tangentiels comme l’émigration canadienne aux États-Unis ou la colonisation des terres. Même s’il relève la qualité littéraire du texte de Laberge, Boivin postule que les deux écrivains « exagèrent » selon une axiologie inversée : « Autant les régionalistes ont vanté jusqu’à l’exagération les beautés et la grandeur de la terre, autant Laberge, avec la même exagération, mais dans le registre opposé, dénigre cette terre, fût-elle paternelle[6]. » Boivin esquisse, par le biais de la comparaison, une des rares lectures des livres de Potvin. En effet, l’histoire s’est très peu intéressée à lui. Le régionaliste sert plutôt de contrepoint, une sorte d’échantillon, presque un repoussoir, représentatif d’une idéologie envahissant l’espace scripturaire de l’époque. Or, en mettant l’accent sur ce livre rare, sur l’objet matériel qui héberge La Scouine, l’image qu’offre Robert Lévesque appelle une autre comparaison entre Laberge et Potvin. Les deux écrivains, sans aucun doute « diamétralement opposés[7] » par leur vision littéraire, ont suivi des trajectoires très similaires, travaillant tous deux comme journalistes, notamment pour La Presse, et publiant, à l’instar de bon nombre d’écrivains, des fragments de leur projet littéraire dans des périodiques, avant de les rassembler en recueils. Les livres et les journaux étant influencés différemment par les contraintes idéologiques de l’époque, les deux médiums ont permis à Laberge et à Potvin de tester autrement les frontières de ce terroir. Loin de contredire les travaux de Boivin, la refonte de cette comparaison par le biais d’une poétique du support[8] met en lumière d’autres facettes du contexte littéraire de l’époque, mais aussi les trajectoires des deux hommes et leur production respective. La critique a souligné l’importance du journal dans la littérature au Québec[9], espace en relation étroite avec le livre, ce que Laberge et Potvin ne cessent d’illustrer. Leurs textes portent la trace de ce passage du journal au livre (parfois du livre au journal) caractéristique d’une période durant laquelle les écrivains publient beaucoup dans les périodiques[10]. En remontant à la réception opposée des publications de Laberge et de Potvin jusqu’à la matérialité de leur oeuvre, en passant par les similitudes de leur trajectoire, il semble possible de creuser la comparaison posée par Boivin. Comme une strate sédimentaire sous les textes, le support propose une autre prise sur les débats et la littérature de l’époque.

Le « pondeur » et le « pornographe »

Robert Lévesque nous renvoie à l’épisode de censure qui a frappé La Scouine. En 1909, Laberge a déjà publié quatre parties de son roman. La première se trouve dans une plaquette intitulée Le Menu, distribuée lors du premier banquet de l’Association des journalistes en 1903[11]. C’est le dix-septième chapitre du livre tel que nous le connaissons aujourd’hui, mais il est présenté comme le treizième volet de « La Scouine, roman de moeurs de la campagne canadienne ». L’écrivain dispose donc déjà, si ce n’est sur papier, au moins en tête, d’une douzaine de chapitres de son livre. Il publie un autre segment en 1908[12] dans La Presse, puis deux autres en 1909[13] dans la revue de l’École littéraire, Le Terroir. Les choses se compliquent en juillet 1909. Le directeur de La Semaine, Gustave Compte, fait paraître le vingtième chapitre du roman, intitulé simplement « Les foins[14] ». La réaction du clergé, virulente, signe la mort de l’hebdomadaire naissant, qui en est seulement à son troisième numéro. Fin juillet et début août, les journaux catholiques La Croix et La Vérité[15] diffusent ainsi l’interdiction de « collaborer au journal La Semaine, de le vendre, de le lire et de le garder en [sa] possession[16] ». L’archevêque Paul Bruchési dénonce la publication, qui tourne « au persifflage », et critique Laberge :

Un conte, annoncé et recommandé dans le sommaire du journal, outrage indignement les moeurs. C’est de l’ignoble pornographie, et nous nous demandons ce que l’on se propose en mettant des élucubrations de ce genre sous les yeux des lecteurs. C’en est trop : il faut couper le mal dans sa racine[17].

« De l’ignoble pornographie » : la formule résonne encore aujourd’hui. En 1909, Laberge n’a d’ailleurs pas oublié les conséquences de la publication de Marie Calumet pour un autre écrivain journaliste, Rodolphe Girard, que l’archevêque Bruchési condamne, freinant ainsi la carrière littéraire de Girard, qui partira à Ottawa[18]. Presque un demi-siècle plus tard, Laberge revient sur la réaction du clergé : « Pour un coup de crosse, c’était un rude coup de crosse […]. Pornographe. Mais ce n’est pas tout. L’évêque Bruchési tenta de me faire perdre mon emploi à La Presse[19]. » Laberge conserve son poste, mais, après la publication dans La Semaine, l’idée d’une tentative pornographique le suit, comme une étiquette dont il paraît difficile de se débarrasser.

On ne s’étonnera pas trop de lire dans les mêmes journaux catholiques des propos élogieux sur Damase Potvin. En 1908, on trouve, dans La Vérité, un article anonyme sur Restons chez nous, premier roman de Potvin :

Voici un roman canadien. Canadiens les scènes et paysages qui sont joliment décrits, canadiens les personnages dans leurs gestes et faits, canadienne la thèse patriotique qu’une saine fiction a ourlée de broderies toutes canadiennes sous la plume facile du jeune auteur, un Canadien de bonne trempe, un Canadien de chez nous. Ce roman peut être recommandé à tous, il doit l’être aux jeunes qui puiseront dans ses pages de salutaires inspirations[20].

À l’instar du journal ultramontain, l’abbé Camille Roy réserve un sort enviable au roman, dans les « pages de critiques littéraires » qui ponctuent Érables en fleurs[21], se montrant, à l’inverse, favorable à la censure qui vise Laberge. Assurément, Damase Potvin a pu profiter d’un terreau éditorial beaucoup plus en adéquation avec son projet littéraire. Dans la presse indépendante, d’allégeance nationaliste et catholique, l’impression de livres et de brochures s’impose à la fois comme un revenu et comme le prolongement d’une mission idéologique. Or, dans les services d’édition des autres journaux, comme ceux de l’Événement, de La Patrie, de L’Éclaireur, du Soleil et du Droit, Potvin est aussi le bienvenu. Contrairement à Laberge, l’écrivain peut donc faire flèche de tout bois sans trop s’inquiéter des conséquences de la réception de ses textes. Le travail d’Annette Hayward éclaire l’accueil généralement positif des nombreux textes de Potvin et la réaction épidermique devant La Scouine :

Une élite qui aurait accepté avec enthousiasme en 1918 une vision aussi pessimiste de la réalité rurale du Canada français que celle présentée dans l’oeuvre d’Albert Laberge, alors que l’alternative urbaine lui échappait complètement, aurait rapidement renoncé à cette situation trop difficile et se serait résignée à la mort (collective) de la même façon que Charlot le fait à la fin de La Scouine.

En décortiquant tout le discours de la querelle des années 1904 à 1931, Hayward a montré l’intrication des positions idéologiques de l’époque, moins polarisées, et surtout éminemment plus complexes qu’on ne le perçoit au premier abord. Même les opposants au régionalisme ne refusent pas vraiment ce qu’Hayward nomme le « réel canadien-français[22] ». Dans sa recension de La Rivière-à-Mars, Alfred DesRochers exprime ce sentiment qui perdure jusque dans les années 1930 : « M. Potvin forme, avec Claude-Henri Grignon, à mon sens, le duo des Vieux-Canadiens contemporains qui ont à peu près toutes les qualités essentielles du romancier : cinq sens, et de la sympathie pour les personnages de leurs récits[23]. » Au roman, DesRochers ne demande pas une intrigue. Au fond, il espère de la sympathie pour le personnage canadien-français ou pour le Canadien-français tout court. Si la critique souligne à grands traits les qualités morales de la proposition de Potvin, elle ne manque pas de relever des lacunes d’un point de vue formel. Dans La Revue moderne de novembre 1927, Jacques Hardy, commentant le dernier ouvrage de Potvin, Sur la grand’route, donne un aperçu de cet accueil plus nuancé qu’il n’y paraît : « M. Potvin que tout le monde lit avec amitié, peut-être bien parce qu’il est l’ami de tout le monde et qui vient de commettre un bouquin, qui sans avoir aucune prétention littéraire conduit néanmoins ses lecteurs vers les plus saines récréations[24]. » Le mois suivant, dans Le Canada français, Maurice Hébert parle des efforts qu’il lui reste à consentir pour devenir un écrivain de talent. Hébert reprend les propos d’Henri Pourrat, modèle de Potvin, qui a commenté un de ses livres dans une revue de Paris : « “il lui suffirait demain de faire deux ou trois pas en avant : dessiner un peu plus fortement la ligne, obtenir, sans s’attacher à une fidélité trop scrupuleuse, et inutile, un tissu d’un grain aussi dru, mais plus net. Bref, atteindre au style sans rien perdre de naturel.”[25] » Dans Le Nationaliste de 1920, Alcide Matagan, pseudonyme d’Ubald Paquin, se montre beaucoup moins tendre : « […] Damase Potvin ne prend pas le temps de soigner son style. Il écrit trop vite et un peu à la “bonne bonne”. Aussi, son volume au point de vue littéraire est nul[26]. » Paquin définit l’écrivain par l’abondance de sa production : « M. Potvin peut se ranger dans la catégorie de ceux que l’on appelle vulgairement : “des pondeurs”[27]. » Selon une configuration inversée, on reproche à Laberge la noirceur du trait, mais on lui reconnaît les qualités littéraires qu’on tarde à voir surgir chez Potvin. Berthelot Brunet et Olivar Asselin, par exemple, soulignent la force et l’originalité de l’oeuvre. La critique de La Scouine d’Olivar Asselin, parue en 1919 dans LaRevue moderne, offre un portrait synthétique des sensibilités de l’époque. Asselin comprend au fond « […] la fantaisie, peu banale en notre province, d’écrire des romans pour ses seuls amis[28] ». En pleine querelle régionaliste, il montre bien la pirouette éditoriale qu’a dû faire Laberge : « Quant au livre qui nous occupe, j’ai le pressentiment que s’il tombe jamais dans le public il fera écrire beaucoup de sottises. » Diffusé largement, le livre, poursuit Asselin, susciterait trop de frustrations :

Craignons que Laberge n’attrape ce jour-là autant de coups, et d’aussi brutaux, que ceux qu’il fait donner par Tofile Lambert à ses deux frères idiots […]. On l’accusera d’avoir fait une mauvaise action en salissant à la face du monde, particulièrement du monde anglo-saxon, le plus beau type social que notre race ait encore produit.

En parlant d’un roman qui n’a pas été officiellement rendu public dans une revue qui, elle, l’est, le texte d’Asselin expose un paradoxe, tout en témoignant d’une circulation, même restreinte, de l’oeuvre de Laberge. Le journal permet ainsi de faire connaître et de diffuser La Scouine, dont le thème, l’histoire, le lieu et les personnages circulent dans des textes comme celui d’Asselin, en dépit d’une publication confidentielle.

Pour des auteurs comme Laberge, les limitations ne concernent pas vraiment la possibilité ou l’impossibilité d’être publié. Tout se joue en aval, au niveau d’une réception à fleur de peau que le journal, dans ses caractéristiques fondamentales – sa collectivité, sa périodicité, son actualité et sa rubricité[29] –, permet de déjouer ou, à tout le moins, de négocier plus souplement. Contrairement au livre, assumé par un seul auteur, le périodique laisse Gustave Compte et Albert Laberge se tirer à peu près indemnes de l’épisode de censure orchestré par Bruchési. Le fait que le journal soit moins stable que le livre, moins permanent, confère aussi une plus grande place aux écrivains positionnés contre la veine régionaliste, donnant lieu à des échanges qui se jouent de semaine en semaine, mais aussi de case à case sur la même page. Des écrivains comme Potvin et Laberge cohabitent constamment dans les journaux. En 1938, par exemple, on trouve, à la page deux de la revue Le Jour, des commentaires élogieux sur Laberge et Potvin à seulement une colonne de distance. Maurice Laporte aborde la série historique de Potvin, qui vient de publier un ouvrage sur le comte Henri de Puyjalon, tandis que, plus à gauche, Berthelot Brunet compare les livres d’Armand Roy, de Jean-Charles Harvey et d’Albert Laberge[30]. Cette proximité graphique ponctuelle s’explique aussi évidemment par les similitudes de leur parcours.

Deux écrivains journalistes

« J’ai pratiqué le reportage avec Laberge il y a bientôt vingt ans[31] », confie Olivar Asselin dans sa critique de La Scouine en 1919, rappelant que Laberge est alors principalement connu en tant que journaliste, métier qu’il exerce à Montréal depuis 1896. Campant un double rôle, Laberge occupe d’abord les fonctions de journaliste sportif à La Presse, où il dirige la page des sports, mais il se fait aussi, à partir de 1907, critique d’art et tient une rubrique intitulée : « Chronique au fil de l’heure ». Albert Laberge a écrit des livres sur le milieu culturel qu’il a côtoyé durant sa carrière à La Presse. Peu intéressé par le sport, il publie dans des éditions limitées quatre ouvrages sur le milieu artistique, littéraire et journalistique de son époque : Peintres et écrivains d’hier à aujourd’hui; Journalistes, écrivains et artistes; Charles de Belle, peintre et poète et Propos sur nos écrivains[32]. Souvent à la limite du panégyrique, comme l’écrit Paul Wyczynski[33], Laberge offre un aperçu de son travail de critique d’art à travers ses souvenirs, à travers la correspondance entretenue avec certains acteurs du milieu culturel et les dialogues établis avec eux. Même à l’époque, il est notoire qu’Albert Laberge, habité par des projets littéraires, trouve écrasante la « fournaise » quotidienne médiatique. Le seul mandat dont Laberge s’est enthousiasmé concerne une mission de grand reportage en 1931, alors qu’il est délégué par son journal pour suivre la traversée inaugurale de l’Empress of Britain de Southampton à Québec.

Albert Laberge est parti de Beauharnois vers Montréal pour devenir journaliste; Damase Potvin quitte le Saguenay pour Québec. En 1951, dans la revue Amérique française[34], Potvin raconte le désenchantement que provoquent ses débuts journalistiques. La tâche qu’on lui confie est abrutissante : suivre les cours du marché, prendre note des actions et des faillites enregistrées au Palais de Justice et écrire une colonne. Après toutes ses études, l’écrivain rejoue avec autodérision la déception qui l’envahit devant la monotonie et la médiocrité du travail :

O mes langues si péniblement apprises! O mes éléments de sciences sociales, naturelles et appliquées! O mon latin! O mon grec! O mes rois carlovingiens! O mes conciles oecuméniques!... Et pendant six mois, exactement, j’écrivis : « le marché des céréales n’a guère changé », « Les oeufs sont fermes », « Les arrivages de veaux sont satisfaisants », « Le beurre se tient », « Les patates sont à la hausse… à la baisse ».

Potvin donne à voir les journées répétitives et ingrates que lui réserve le journal, le martèlement des caractères placés dans le composteur, le corps ankylosé devant la petite table de travail. Au bout de six mois, Potvin part à Montréal. Il assiste à la naissance du Devoir en 1910, mais, fatigué du petit reportage qui le traîne sans cesse de la morgue aux hôpitaux, et toujours plein d’ambitions, Potvin explique qu’il retourne au Saguenay après seulement un an, pour fonder la revue Le Travailleur : « Et le seul travailleur fut le rédacteur… Quant au fauteuil éditorial, ce fut un escabeau branlant et crasseux faisant face à une lourde table de marbre sur laquelle on déposait, gluantes et grasses d’encre, les formes du nouveau journal[35]. » Potvin se trouve alors coincé dans un clivage politique entre son journal et son compétiteur, Le Progrès du Saguenay, chaque feuille étant rattachée à des clans municipaux opposés. Les rédacteurs des deux hebdomadaires rivalisent d’imagination pour satisfaire l’opposition politique. Dans les faits, raconte Potvin, les journalistes sont amis :

Mon ami et adversaire me demanda un service : celui de le remplacer à son journal pendant un voyage qu’il devait faire à Québec où sa femme était malade. […] Avec une témérité digne d’un as de l’aviation, je décidai de continuer « seul » la polémique. Le samedi suivant, dans « mon » journal, je servis à mon collègue de l’autre gazette une tartine des plus venimeusement épicée. Et la semaine après, dans le « Progrès » je répondis sur le même ton à ce… polisson, cependant que dans le « Travailleur », j’apprêtais un autre plat de pareille amertume à l’intention de mon confrère, lequel dans son numéro de même date répondait, par mes soins, à la tartine que je lui avais servie huit jours plus tôt[36].

L’anecdote conclut l’article où se dessinent les débuts d’une carrière journalistique étendue sur plus d’une quarantaine d’années, carrière somme toute peu retentitssante, durant laquelle Potvin collabore à une centaine de périodiques.

Le journaliste a aussi un penchant pour les voyages. Il se serait rendu jusqu’à Alger au début du siècle[37] et a sillonné le Québec. En tant que courriériste parlementaire pour La Presse, il a notamment publié le texte d’un séjour sur la Côte-Nord et à l’Île d’Anticosti dans une plaquette intitulée En Zigzag sur la Côte et dans l’Île, simples notes d’un journaliste[38]. Le récit s’inscrit dans une série de voyages d’études dans la province, réservée aux correspondants parlementaires et organisée par le ministère des Terres et des Forêts pour étudier le développement de l’industrie forestière et « les bons effets de la politique du gouvernement[39] ». En Zigzag n’est qu’un des livres en relation avec le parcours journalistique de Potvin. Ailleurs, il s’intéresse à la tribune parlementaire : Aux fenêtres du Parlement de Québec : histoire, traditions, coutumes, usages, procédures, souvenirs, anecdotes, commissions et autres organismes[40]. Il fait aussi paraître une quantité impressionnante de titres sur le territoire canadien-français qu’il cherche à valoriser. Les publications répondent soit à une initiative personnelle, soit à une commande. Ce sont entre autres des ouvrages sur le Saint-Laurent et ses îles[41], sur la colonisation de la Côte-Nord[42], sur la Baie des Hahas[43], sur le Saguenay[44], sur le Vieux-Québec[45], sur le lac Saint-Joseph[46], sur Macamic[47], et sur les industries et le paysage de la Côte-Nord et de L’Île d’Anticosti[48]. On pourrait également placer dans la tangente de son expérience journalistique la série de portraits de figures canadiennes, au compte desquels : Les Oubliés et Les Écrivains nordiques (sur Pierre Fortin, J.-E. Bernier, Napoléon Comeau, Henri de Puyjalon, Joseph Bureau, Thomas Fortin, David Têtu, Arthur Buies, Louis Jobin, F. Van Bruysell et l’amiral Bayfield)[49]; Peter McLeod : grand récit canadien inédit[50]; Un Héros de l’air : l’heureuse aventure de Roméo Vachon[51], et Thomas, le dernier de nos coureurs de bois[52]. Le ton verse sans surprise dans la glorification nationale, mais le travail documentaire demeure, en dépit du côté un peu brouillon que le rythme de production de Potvin engendre.

En fait, toute une production à valeur documentaire semble s’être éclipsée dans l’ombre de polarités idéologiques. Depuis quelques années, la critique cherche à nuancer les trajectoires d’écrivains comme Potvin et Laberge, qui ont parfois été simplifiées ou sommairement schématisées pour décrire les débats idéologiques dominant la période. Le travail d’Annette Hayward illustre à quel point les régionalistes et leurs opposants étaient sur certains points très similaires[53]. En filigrane de La Scouine, par exemple, transparaît évidemment l’attachement de l’auteur des Hymnes à la terre pour le monde rural et son héritage. Aux romans à thèse de Potvin, il faudrait rattacher cette carrière journalistique à l’origine d’une production considérable de textes, dont plusieurs des romans.

La réception de leur production romanesque fait également signe vers l’incidence majeure des journaux sur leur écriture. Les contemporains de Laberge et de Potvin leur adressent un reproche semblable concernant leur manière de pratiquer le roman. Chez les deux écrivains, on vante un talent d’observateur certain, mais on critique l’absence d’intrigue fédératrice. Ce qui lie les éléments romanesques ressortit beaucoup à l’unité du milieu rural qu’ils décrivent. Dans sa biographie de Laberge, Jacques Brunet écrit que La Scouine n’est pas un roman[54]; tandis que Maurice Hébert, vantant les qualités morales de Potvin, note tout de même que l’écrivain devrait s’en tenir à la nouvelle ou au conte, et renoncer au roman. Récurrente, l’ambiguïté générique est mise à distance avec une certaine lassitude par Alfred DesRochers dans sa critique de La Rivière-à-mars : « Les fendeurs de cheveux en quatre se demanderont si cette oeuvre est bien un roman, s’il ne vaudrait pas mieux la nommer écrit. On a accoutumé de considérer le roman comme une évolution d’âmes, s’étendant sur une période de quelques années […][55]. » Au début du siècle, la publication des textes en périodiques influence fortement toute une partie de la production. La forme brève – nouvelles, contes, poésie – qui domine dans les journaux et les revues confère aux recueils de ces textes, mais aussi aux romans assemblés de la même manière, un aspect éparpillé, hétérogène, qui explique en partie les défauts perçus par la critique dans les romans des deux écrivains.

La Scouine passe par le journal

Paul Wyczynski rappelle que Laberge se considère lui-même avant tout comme un conteur. Le journal lui permet de tester la matière de récits courts, qu’il compile ensuite sous forme de livres : « Quand j’ai un certain nombre de textes, je les réunis en volume et c’est comme ça que je compose mes livres[56]. » Le processus de publication s’impose dès ses tout premiers textes, deux « tableautins[57] » publiés dans le journal Le Samedi. Laberge conçoit le conte comme une manière de faire l’« image des événements ou de l’existence des gens », c’est-à-dire comme une manière de transformer par la fiction ce que l’oeil entraperçoit du monde « par une fenêtre ou par un passage en tramway[58] ». Toujours très visuel, odorant et sonore, le portrait des personnages de La Scouine n’a d’ailleurs rien d’intérieur. Pensons aux premières pages, au personnage principal, donc, qui sent l’urine et qui apparaît rapidement avec des allures de grand garçon. Revoyons aussi Baptiste, le manoeuvre borgne, avec sa « tête de mégacéphale », « sa bouche édentée » et sa figure toute en relief, marquée par la picote et la jaunisse[59].

Laberge a publié neuf recueils de contes, quatre ouvrages de critique artistique et un seul roman, La Scouine, dont les chapitres tiennent presque tous sur quatre ou cinq pages, calibrés pour la publication en journal. Sur ces 34 chapitres, 16 paraissent dans des journaux (dont deux dans deux périodiques différents) : un dans Le Menu, un dans La Presse, deux dans Le Terroir, un dans La Semaine et 13[60] dans L’Autorité. Après l’épisode de censure, Laberge attend jusqu’en 1916 avant de livrer la suite du roman à L’Autorité. Créé trois ans après la naissance du Devoir et porté par la devise « Fais ce que veulx », L’Autorité existe de 1913 à 1955. D’allégeance libérale, anticléricale et antipatriotique, l’hebdomadaire a accueilli dans ses pages des journalistes tels que Gilbert LaRue, Germaine Guèvremont et René Lévesque[61]. Même si la parution de La Scouine se fait là à un rythme plus régulier, chaque segment reste autonome et autosuffisant. Laberge ne suit pas la séquence, publiant dans le désordre les volets du roman à venir. Les textes sont d’ailleurs peu modifiés du journal au livre, ce qui explique aussi en partie le flou concernant la progression temporelle du roman, dont beaucoup de segments pourraient être déplacés ou intercalés. Les chapitres de La Scouine peuvent couvrir une période très restreinte, quelques jours seulement, alors qu’ils sont parfois séparés par des ruptures pouvant s’étendre sur de nombreuses années. Le lecteur trouve une référence temporelle historique au début du neuvième chapitre, qui évoque une habitude des habitants: « Le dimanche après la messe, les jeunes gens allaient au bureau de poste chercher les journaux, qui La Minerve, qui Le Nouveau monde. » La Minerve, organe du parti conservateur, a cessé d’exister en 1899; Le Nouveau Monde, quotidien catholique, en 1881. Laberge situe donc sa fiction dans un xixe siècle aux contours temporels somme toute assez vagues.

À cette forme brève, creusée dans les pages du journal, on pourrait également lier la syntaxe et le vocabulaire du narrateur de Laberge, assez proche du milieu et de ses personnages[62]. Le « récit oralisé[63] », comme le rappelle Caroline Loranger en empruntant le concept à Jérôme Meizoz, fait de la narration le lieu d’une parole socialement et historiquement déterminée plutôt que d’un écrit rattaché à un registre plus universel. De la narration aux dialogues, les particularités stylistiques de l’écriture de Laberge – une phrase simple, souvent hachée, nerveuse, parfois déconstruite; une tendance à l’ellipse; un lexique familier; des anglicismes – ne sont pas étrangères aux caractéristiques inhérentes au contexte de publication : pensons notamment aux formats ou aux modalités narratives qui s’imposent de manière croissante avec le journal. Elles sont la marque d’une proximité entre le narrateur et ses personnages, et même le signal d’un attachement à la terre, si on relit Laberge :

Je ne crois pas aux grands mots, aux mots creux et vides, à ces mots qui sont comme des ballons en baudruche, ces ballons colorés que le marchand ambulant vend aux badauds les jours de grande célébration et qui éclatent et deviennent moins que rien lorsqu’on les presse. Je crois à la terre que j’ensemence, à la terre qui produit le blé, les fleurs, les grands arbres à la terre que [sic] me nourrit et dans laquelle je dormirai un jour[64].

La parution en périodique coiffe également les chapitres de titres qui disparaîtront dans le roman de 1918. Les trois premiers segments sont désignés comme les « pages détachées » d’un projet en chantier. La formulation très précise peut aller jusqu’à inclure non seulement le titre « La Scouine », mais également un sous-titre composé d’une indication générique et thématique, et même une précision sur la sous-partie à laquelle le lecteur accède : « La Scouine, Extrait d’un roman de moeurs en préparation », ou « La Scouine (pages détachées), Aux jours d’école. Le mineur ». À partir du quatrième segment, Laberge change de stratégie. Il assigne plutôt une unité thématique à ses textes. Laberge abandonne complètement la structure titre/sous-titre/indication générique, en privilégiant des intitulés très courts comme « Charlot », « Les foins », « La meilleure femme », « La visite du curé », « La leçon de grammaire » ou « Ce finaud d’Urgel ». Restent par-ci par-là des sous-titres ou des indications génériques – par exemple, « La chanson de la faulx. Études de moeurs canadiennes » ou « Le pain sur et amer. (Histoire de moeurs canadiennes) » –, qui ne rappellent plus, toutefois, l’ensemble romanesque auquel ils appartiennent. Certains des chapitres publiés deux fois perdent leur affiliation : « La Scouine, Extrait d’un roman de moeurs en préparation » publié dans Le Terroir en 1909 devient ainsi « Le jardin » en 1916. La parution dans le journal focalise l’attention sur certains motifs mis en valeur par les titres, encadrant déjà une certaine lecture du livre à venir.

En 1918, le roman sort de l’Imprimerie Modèle en 60 exemplaires, sans avoir connu d’éditeur. La stratégie éditoriale libère le livre du jugement clérical et le préserve dans toute son « ignoble pornographie ». Laberge le fait circuler dans un cercle d’individus triés sur le volet. Il ne distribue même pas tous les exemplaires. Si les titres disparaissent alors, la parution en livre fait cependant surgir un nouveau péritexte, avec la signature de l’auteur et la dédicace du roman. L’écrivain appose son nom selon une formulation typique des actes notariés : « Albert Laberge, fils de Pierre ». La dédicace ramène encore plus fortement à l’univers paysan : « À mon cher frère Alfred qui, près des grands peupliers verts, pointus comme des clochers d’église, laboure et ensemence de ses mains le champ paternel, je dédie ces pages… » Le fait d’associer près de son nom ceux de son frère et de son père, de mentionner son milieu d’origine et d’inscrire le roman dans cette terre dont il donne pourtant une image si pessimiste, n’est pas anodin. Pour Laberge, l’inscription filiale accrédite évidemment davantage le contenu du roman. Il était connu comme journaliste, pas comme fils de paysan. Asselin, qui le connaissait depuis ses débuts à La Presse, ne savait rien de cette filiation en 1919 : « Ne m’en demandez pas davantage : c’est par son livre que je viens d’apprendre que cet homme en partie double – referee et dandy, confident des boxeurs et familier discret des milieux artistes – est fils et frère de paysans[65]. » Hormis les textes à valeur documentaire sur le milieu artistique, l’oeuvre littéraire de Laberge est cependant entièrement ceinturée par l’univers rural. La comparaison entre Potvin et Laberge s’impose sans doute aussi, en ce qu’ils sont tous les deux fortement attachés à ce milieu. Mais pourquoi Laberge ne signale son attachement au monde rural qu’à un public restreint? Et pourquoi Laberge n’a-t-il pas publié des textes beaucoup moins polémiques, comme Hymnes à la terre, autrement qu’en édition privée, ne dépassant jamais, durant toute sa carrière, les 140 exemplaires?

Il y a plusieurs éléments de réponse possibles. Peut-être en réaction à la logique publicitaire qui éperonne fortement le travail journalistique, Laberge répugne au processus commercial. Il n’a jamais voulu vendre ses livres : « J’écris pour la joie d’écrire, la grande joie d’écrire, une joie que des millions ne pourraient me donner[66]. » Doté d’une immense bibliothèque, Laberge aime les beaux ouvrages rares, les éditions de luxe, les reliures[67]. En bibliophile, Laberge se doute peut-être aussi que les livres qu’il imprime se destinent à la postérité, à des lecteurs ultérieurs. D’un point de vue éditorial, Laberge a mis sur pied une sorte de micro-réseau littéraire, au sein duquel il peut publier et être lu dans un cadre partiellement extérieur aux contraintes de son époque. Bien que de façon limitée, il parvient à imprimer des livres et à diffuser son oeuvre en marge d’un système éditorial saturé d’enjeux incompatibles avec sa vision littéraire, au point de préférer son mode de fonctionnement et de préserver l’ensemble de sa production, même les livres les plus inoffensifs, des pièges idéologiques.

Du journal au livre, au journal, au livre…

Pendant que Laberge protège jalousement son oeuvre, Damase Potvin publie quant à lui des textes de toutes sortes dans les journaux : des articles, des chroniques, des récits brefs. Seulement dans la revue Le Terroir, il en aurait écrit près de 500. Il a plus d’une trentaine d’ouvrages à son actif, dont plusieurs segments paraissent dans des périodiques. Certains morceaux, après avoir été publiés en journal, puis en livre, font même l’objet d’une seconde parution en périodique. La bibliographie de Damase Potvin n’est pas simple à établir. Il faudrait des mois, en effet, pour dresser des listes d’hyperliens connectant les journaux, les services d’édition, les livres et les articles qui ponctuent sa production, afin de véritablement comprendre la manière dont l’écrivain repique, recycle, reprend et réécrit les mêmes scènes de la vie rurale, inventées ou réelles, de son propre cru ou glanées au fil de son travail de reporter. Prenons l’exemple de « Aux noisettes », que des critiques de l’époque signalent d’abord en périodique[68]. Potvin y relate des souvenirs de la campagne au temps des noisettes, à la fin du mois d’août, alors que les jeunes remplissent leur sac et en profitent, par la même occasion, pour aller à la pêche à la truite. On retrouve les mêmes descriptions dans La Baie : récit d’un vieux colon canadien-français[69] en 1925, puis dans le recueil Sur la grand’route en 1927[70]. Mais le texte de 1925, La Baie : récit d’un vieux colon canadien-français, publié chez Édouard Garand, est aussi repris sous un autre nom en 1934. Aux Éditions du Totem, qui modifient également le nom des personnages, il devient : La Rivière-à-mars[71]. En 1942, Potvin reprend le même récit aux Éditions du Terroir sous le titre Un Ancien contait..., ajoutant cette fois trois contes au contenu initial du livre[72]. Les cas de reprises de ce genre sont nombreux dans sa bibliographie. Le récit « La Corvée des foins » se répète dans Le Français et dans Sur la grand’route; celui du « Vieux cheval » dans Le Français, Sur la grand’route, La Baie et La Rivière-à-Mars. Dans le Canada français, Maurice Hébert note aussi que Potvin publie les deux textes mentionnés ici dans des revues françaises, avant et après les avoir fait plusieurs fois paraître en livres chez des éditeurs canadiens. Les romans reproduisent même des tableaux issus des ouvrages documentaires de Potvin. La Rivière-à-Mars, par exemple, donne à lire cette description d’une scène se déroulant à La Baie : « Les femmes d’abord, et les enfants, éprouvaient un indicible plaisir à ces petits travaux de la terre, pendant que les hommes continuaient, selon les prescriptions de leur contrat, à abattre les grands pins de la baie[73]. » Dans La Baie des Hahas : histoire, description, légendes et anecdotes : paroisses, vieilles familles, gens et choses de la région, on reconnaît les mêmes femmes, enfants et hommes, attachés sensiblement aux mêmes tâches que dans le roman et situés sensiblement au même endroit : « Pendant que les hommes […] s’étaient remis à abattre les arbres pour les besoins de la construction des maisons, comme aussi pour gagner l’argent que leur rapporteraient les grumes […], les femmes et les enfants restaient comme prisonniers, s’occupant des menus travaux, rêvaient et priaient […][74]. » Sans doute faut-il relever un glissement, quoique léger, entre les deux scènes. Les hommes, les femmes et les enfants ne sont pas aussi épanouis dans le second extrait. Potvin manifeste un souci de précision quand il documente des événements réels, plus près de son rôle de reporter. DesRochers, en parlant de La Rivière-à-mars, remarque chez lui cette capacité d’observateur :

Les disciples de Proust, de Mann, de Lawrence et de tous ces romanciers « vingtième siècle » pour qui vivre n’est que se dissoudre, n’apprécieront guère ce livre où ne passe jamais l’ombre de Freud. On n’en connaît les personnages, pour ainsi dire, que « de vue ». […] Ils sont vus par le dehors[75].

Mais les textes de Potvin n’échappent jamais complètement à la propagande régionaliste, et on peut lire, en exergue à La Baie des Hahas, cette dédicace aux accents idéologiques : « À la mémoire de tous nos vieux colons, fondateurs de nos paroisses outre-Laurentides, je dédie ce volume[76]. » Du journal au livre, Potvin n’a pas laissé beaucoup de textes affranchis du sceau du terroir.

On peut conclure avec Aurélien Boivin qu’Albert Laberge et Damase Potvin ont arboré une vision littéraire diamétralement opposée, dont on trouve la trace dans la matérialité même de leurs textes. La comparaison par les supports journalistiques et livresques montre à quel point le contexte a permis à Potvin de diffuser une quantité impressionnante d’écrits, parfois en les recyclant inlassablement, alors que Laberge a dû négocier autrement sa relation avec l’appareil et le réseau éditorial. Potvin s’est ainsi servi des journaux et des livres pour diffuser massivement un contenu idéologique extrêmement répétitif, qui se déploie comme une toile d’araignée immense entre le livre et les périodiques – modèle de réécriture et de rediffusion que d’autres journalistes ont d’ailleurs pu employer. La comparaison met aussi l’accent sur des espaces d’édition contigus au milieu éditorial principal, comme le journal ou l’autoédition, qui offrent plus de liberté et de souplesse que les vecteurs de diffusion officiels. Pour Laberge, le journal ne constitue toutefois pas seulement un autre espace de diffusion. L’édition restreinte et privée de livres est conçue par l’écrivain en relation avec la possibilité de publier des textes dans le journal et d’y relayer certains contenus. En dernière instance, il faut envisager la production des deux écrivains journalistes autant par le biais du livre que par celui du journal. Le support ne contredit pas l’histoire littéraire de cette époque baignée par le terroir, mais il en offre une version complémentaire essentielle, parce qu’il cristallise les stratégies des deux auteurs. La production de Potvin se comprend non seulement par son versant idéologique, mais aussi par ses effets de recyclage. L’étude des relations entre le journal et le livre chez Potvin nous force à faire un pas de recul pour entrevoir les contours de la masse textuelle, dont les répétitions et les liens illustrent le fonctionnement et les facettes de sa propagande « agriculturiste ». Chez Laberge, le passage en périodique doit plutôt aiguiller notre attention sur des effets de fragmentation, de formats, de narration et de langue, indissociables du cadre de publication en journal. L’étude des supports qui ont accueilli La Scouine ne renvoie pas seulement au contexte éditorial et aux contraintes de la période, la matérialité du projet littéraire nous rapprochant du texte lui-même. Laberge construit la famille Deschamps dans une langue, mais aussi dans des médias; dans des mots, mais aussi dans de la fibre cellulosique, qui, malgré son usure, contient des indices du passé.