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Dans l’économie du discours militant, celui des féministes de la fin de la décennie 1960 détient un capital singulier : il s’agit d’une reconnaissance tardive, gagnée avec le temps grâce au travail infatigable et à la persévérance des militantes. Émergeant au sein d’un écosystème politique en plein changement où les conditions sont favorables à la production, à la diffusion et à la réception d’une prose d’idées militante inspirée par le marxisme et autres théories politiques de l’extrême-gauche, le néo-féminisme québécois rencontrera néanmoins, parmi les camarades, des opposants de taille. Cette difficulté à implanter durablement leur lutte et à faire entendre leurs discours dans le contexte militant de l’époque fera en sorte que les groupes féministes useront de différentes stratégies pour s’y créer une place et tenter de se faire reconnaître comme des alliées de la révolution sociale proposée par des groupes tels qu’En Lutte! ou La Forge[2], par exemple. L’une de ces stratégies concerne l’édition et la distribution des imprimés militants féministes. Tandis que l’édition des textes écrits par « les principales représentantes de l’écriture des femmes – Nicole Brossard, Louky Bersianik, Madeleine Gagnon, France Théoret, Suzanne Lamy –[3] » est prise en charge par des maisons d’édition québécoises telles que Les Herbes Rouges ou Les Éditions du Jour, notamment, les autres types de textes et d’imprimés (pamphlets, documents d’information, manifestes, etc.) sont publiés ailleurs, par des maisons d’édition militantes de gauche, ou sont autopubliés et distribués par les militantes elles-mêmes.

Cet article s’intéresse à l’imprimé militant et vise à cartographier les pratiques éditoriales des premières féministes de la deuxième vague, dont on date le déclenchement autour de 1968[4], jusqu’à la fondation des Éditions du remue-ménage en 1976. En 8 ans, les militantes québécoises sont passées de l’autopublication d’un manuel d’information sur la contraception à la fondation d’une maison d’édition spécifiquement vouée à l’édition de textes féministes pour s’assurer de la diffusion de leurs luttes et revendications. Je retracerai donc le circuit éditorial des textes publiés par les féministes de cette époque afin de montrer leur volonté de s’inscrire dans différents réseaux militants. J’examinerai de près un bulletin de liaison et d’information, un manuel, un manifeste, une revue et une pièce de théâtre alternative, à savoir le Birth Control Handbook (1968), la Montreal Women’s Liberation Newsletter (1970), le Manifeste des femmes québécoises (1971), Québécoises deboutte! (1972-1974) et Môman travaille pas, a trop d’ouvrage! (1976), pour identifier les manières dont s’établit le réseau de diffusion du discours des féministes. Je postule que la circulation élargie de l’imprimé féministe sous-tend une diversification des pratiques d’édition (autopublication, édition professionnelle classique, édition professionnelle féministe), des supports (brochure, livre, revue) et des genres (manuel d’information commenté, manifeste, théâtre). Cette diversification installe par ailleurs un rapport plurivoque à l’instance éditoriale, autour de laquelle peuvent aussi se nouer des alliances politiques, comme nous le verrons.

Comme le mentionne Isabelle Boisclair, « c’est du côté de l’underground et du contre-culturel que se font d’abord entendre les voix qui deviendront ensuite les porte-parole officiels[5] ». En effet, autour de 1969, surtout dans le milieu anglophone mais pas uniquement, les manifestations se multiplient. À Montréal comme ailleurs, les féministes sont en phase avec les autres mouvements de libération. Le contexte social, politique et intellectuel est à même d’accueillir le renouvellement de leur discours, lequel comporte non seulement de nouvelles revendications, mais transite par différents dispositifs : manifestations et actions politiques diverses, journaux alternatifs, brochures, tracts, graffitis, affiches. Le discours féministe s’anime et circule à travers une production artisanale d’imprimés autoédités. En mars 1970 paraît le premier numéro du Montreal Women’s Liberation Newsletter, vendu au coût de 0,15 $. Il s’agit d’un document composé de 9 feuilles (8.5 X 11) brochées et polycopiées. La composition est très simple : le texte, dactylographié, se serre entre des marges étroites. Sur la page couverture, on trouve en grosses lettres le titre de la brochure, The Montreal Women’s Liberation Newsletter et, en bas à gauche, une table des matières : « Contents : The Oppression of Women in Canada; The Pill Scare; News and Activities » (MWLN, 1970). Le premier éditorial, signé par Marie Henretta[6], ne renseigne ni sur l’identité du groupe ni sur sa mission. De même, la fonction politique de la publication n’est pas explicitée[7]. Cependant, il offre une série d’énoncés qui situe clairement la publication du côté du discours néo-féministe radical (tel que défini par Dumont et Toupin en 2003[8]) : « Women are victims of a system of male supremacy as virulent as racism. The system decrees that women are of inferior intelligence, are irresponsible, inconsistent, emotionally unstable, illogical. It decrees that women’s place is in the home, that they should be content with their subordinate, “feminine” role » (MWLN, 1970). Les thèmes traités touchent l’exploitation économique des femmes et l’avortement, notamment. Surtout, la brochure offre une série d’informations sur les ressources féministes disponibles à McGill et sur les actions à poser pour que la révolution sociale advienne :

Radical student and working women have come to realize that traditional union demands are not enough. They do not want to get a « larger piece of the pie » from the capitalist class: but rather they seek to abolish the capitalist class and to recover the wealth that all workers (white and blue collar) have created and which has been stolen from them. Thus they struggle for a revolution that is both feminist and socialist, in which there will be equal human beings creating a society in which all share freely.

MWLN, 1970

Les revendications et les appels à l’action n’ont rien de très étonnant en ce qui a trait au ton, à la rhétorique ou au propos. Mais comme les informations données portent sur les rencontres féministes, les cours et les comités de McGill et qu’en somme toutes les ressources proposées s’adressent aux féministes anglophones de l’Université, on peut imaginer que cette publication artisanale n’a été distribuée qu’à très petite échelle et n’était pas destinée à atteindre un public à l’extérieur de la McGill University. Et s’il est vrai, comme plusieurs chercheuses l’ont mentionné[9], que McGill agit comme épicentre du néo-féminisme au Québec[10], la brochure ne présente aucun effort de diffusion des revendications des femmes auprès des autres groupes de militantes de l’époque. Il n’y a pas non plus de référence au féminisme militant francophone (dont le Front de libération des femmes du Québec fondé un peu plus tôt en 1969), ni même à son pendant plus institutionnel – on sait que la Fédération des femmes du Québec a été créée en 1966. En fait, tout donne à penser que le mouvement mcgillois évolue en vase clos et que son discours, qui propose par ailleurs à la fois des analyses, des revendications et des commentaires éditoriaux, suit un circuit passablement restreint.

Selon Sean Mills, c’est au travail conjoint des anglophones et des francophones, surtout autour de McGill[11], que l’on doit la dissémination du discours et des revendications concernant la régulation des naissances[12], de même que la production de manuels. Dans Contester l’empire (2011), il développe bien l’idée selon laquelle on assiste, grâce aux efforts de diffusion, à la visibilité et à la collaboration du Montreal Women’s Liberation Movement et du Front de libération des femmes du Québec, à la mise en place d’un « langage de la contestation [qui] prédomine[13] ». Aussi plusieurs brochures accompagnent-elles les actions féministes pour en expliquer les tenants et les aboutissants, pour démystifier les revendications des différents groupes ou encore pour donner aux femmes, et plus particulièrement aux militantes, des outils les aidant à articuler leur discours et leurs actions. Dans son livre, Mills porte une attention particulière au Birth Control Handbook, publié par l’Association étudiante de l’Université McGill en 1968 et dont

le succès phénoménal témoigne du besoin d’information sur la contraception longtemps refoulé. À l’été 1969, on estime à près de 50 000 le nombre d’exemplaires vendus, nombre qui s’élèvera à un quart de million en 1969-1970, et à près de 2 millions en 1970-1971. Le manuel sera traduit en français sous le titre Pour un contrôle des naissances et la tâche d’écrire une nouvelle introduction et de distribuer le manuel sera confiée au FLF[14]. En 1971, 200 000 exemplaires de l’édition française auront déjà été distribués[15].

Malgré son immense succès, cette publication demeure alternative, dans la mesure où elle ne figure dans les pages du catalogue d’aucune maison d’édition : il s’agit d’une initiative féministe autoproduite et autofinancée. Cela se comprend, car la diffusion et la production de matériel concernant la contraception sont encore illégales à cette époque au Canada. Ainsi, la qualité artisanale de ces imprimés peut être interprétée de deux façons. Premièrement, il est possible (voire probable) qu’aucune maison d’édition n’ait voulu s’associer au projet féministe et publier des textes qui abordent, par exemple, le droit à l’avortement ou à la contraception. Deuxièmement, avec Dumont et Toupin, on pourrait aussi considérer que, comme la question de l’autonomie de la pensée et des actions féministes est alors centrale et déterminante, l’autoédition de revues, de journaux, de livres ou d’essais peut être perçue comme une prise de position politique et éditoriale qui place les féministes à l’extérieur de « l’univers politique progressiste québécois [...] alors envahi par le nationalisme de gauche[16] » (Dumont et Toupin, 2003 : 460). D’un point de vue strictement éditorial, cet univers est déjà bien structuré autour d’institutions à dominance masculine, dont Parti pris (revue et maison d’édition dont l’autorité fait référence dans les milieux militants de l’époque) ne constitue qu’un exemple parmi plusieurs[17]. De toute façon, la publication alternative (tracts, journaux, revues, manifestes, pamphlets, etc.) participe d’une rhétorique propre à la littérature dite « de combat », laquelle évite d’entrer dans la logique libérale capitaliste de l’édition bourgeoise et souvent sexiste. L’équation est simple : pour les féministes, le contact avec l’édition « professionnelle » équivaut à un contact avec l’institution, laquelle est nécessairement patriarcale. S’y inscrire, c’est déjà faire un compromis – surtout lorsqu’il s’agit d’une institution sexiste. Cet aspect s’avère fondamental pour comprendre le discours militant : l’imprimé alternatif, c’est sa grammaire. Bientôt, cependant, les féministes francophones voudront assurer une plus grande distribution à leur discours et changeront ainsi de stratégie éditoriale. Elles s’associeront à une petite maison indépendante pour éditer leur manifeste et le faire circuler dans différents réseaux militants.

Le manifeste des femmes québécoises

En 1971, un manifeste est publié dans le numéro 22 du bulletin de l’Agence de presse libre du Québec. Dans l’objectif de diversifier le public visé et de lui assurer une plus large diffusion, le Manifeste des femmes québécoises paraîtra aux Éditions de L’Étincelle. Il s’agit d’un texte écrit par deux militantes anonymes inspirées par le Manifeste du Front de Libération du Québec (Le Collectif Clio, 1982). Avec les bulletins de liaison du FLF, puis Québécoises deboutte!, il constitue l’un des premiers pamphlets ouvertement militants de la deuxième vague[18] du féminisme québécois francophone[19] publié dans une maison d’édition professionnelle. L’Étincelle est une collection de la maison Réédition Québec dont le catalogue présentait des rééditions de classiques québécois, mais aussi des traductions de textes phares des différents mouvements de libération états-uniens. La maison était tenue par Robert Davies. Ce dernier travaillait le plus souvent seul ou avec sa femme. Dans une entrevue accordée à André Major pour l’émission littéraire Horizons (diffusée le 6 juin 1974 sur les ondes de Radio-Canada), Davies mentionne avoir créé la maison d’édition dans l’objectif de remettre en circulation certains textes québécois qu’il jugeait importants, mais qui étaient épuisés. La maison d’édition est donc fondée autour de 1967-1968, dans l’intention de produire des réimpressions en fac-similés de livres disparus du marché, afin de « rendre accessible l’histoire des Québécois aux Québécois actuels[20] ». Rapidement, le projet de Robert Davies prend de l’expansion et occupe une part importante du marché en assurant une diffusion élargie de ses livres. Il couvre ainsi non seulement le marché standard, mais aussi les « tabagies, les coopératives des Cégeps, les congrès, les réseaux de syndicats, etc.[21] ». Le tirage des livres de Réédition Québec est de loin supérieur à tout ce que l’on peut imaginer de nos jours pour les petites maisons d’édition. En effet, en entrevue, Davies indique ne « jamais tirer en bas de 5 000-6 000 » et procéder à un tirage moyen de 10 000 exemplaires. Il affirme par ailleurs être « aussi bien diffusé que Les Éditions de l’Homme[22] ».

Le Manifeste se présente sous la forme d’une petite plaquette dont la couverture et la quatrième de couverture sont composées des photos de « femmes dont les visages […] ont été photographiés dans des lieux publics et ne sont nullement responsables des idées exprimées dans le texte », indique une note de l’éditeur sur la page des crédits. On y voit des femmes de différentes générations, qui ont l’air heureuses et sont souriantes. Cette conception graphique n’a rien de bien étonnant pour l’époque et participe à l’établissement de ce qui deviendra bientôt un topos féministe, lequel souligne la portée multigénérationnelle de la lutte tout en tentant de défaire l’image de la féministe aigrie, en colère, voire agressive : presque toujours sont montrées des femmes qui rient. On trouve, comme seule inscription sur la quatrième de couverture : « Pas de Québec libre sans libération des femmes, pas de femmes libres sans libération du Québec », slogan qui reprend (de manière un peu différente) le slogan du Front de libération des femmes du Québec. Le texte est aussi accompagné d’une note de l’éditeur qui vise à expliquer la publication du manifeste. Ce discours d’escorte prend une signification particulière dans le contexte. On l’a vu, en 1970, le féminisme n’est pas nécessairement accueilli chaudement (ou tout court) par les autres groupes militants; le mouvement des femmes n’est pas encore reconnu comme étant l’un des leviers de la révolution sociale à faire. Ainsi, l’objectif de la note de l’éditeur est double. Ce dernier y justifie l’inscription du texte dans son catalogue en même temps qu’il tente d’inscrire la lutte des femmes sur l’horizon militant de l’époque. De cette manière, il répond à un certain discours de gauche qui s’oppose à la croissance du féminisme et la création de groupes autonomes. L’éditeur soutient que la libération des femmes et l’accueil de leurs revendications sont nécessaires pour mener à bien les changements sociaux souhaités et promus par les autres groupes militants, marxistes et indépendantistes : « il n’est pas nécessaire d’être d’accord avec toutes les thèses de ce manifeste pour comprendre l’importance des questions qu’elles soulèvent », mentionne-t-il. L’éditeur joint sa voix à celle du « groupe de femmes de Montréal » qui écrit le manifeste, lequel s’inscrit comme une instance d’énonciation concrète, entrant explicitement en solidarité avec les signataires du texte.

Le discours de l’éditeur permet de situer le Manifeste sur l’horizon référentiel des mouvements sociaux (de gauche) en action à l’époque. Marqué par une rhétorique de l’autodétermination et de l’émancipation, il trouve ainsi sa place dans la typologie des discours révolutionnaires. Prenant l’allure d’une note justificative, la préface devient le lieu où l’éditeur réaffirme l’importance capitale de la libération des femmes dans l’avènement de la révolution québécoise : « Nous pensons que toute tentative d’amélioration profonde de la qualité de la vie au Québec sera tronçonnée et vouée à la défaire si elle ne comprend pas les changements positifs dans la vie des Québécoises, aux niveaux personnels, familiaux et sociaux[23]. » L’interdiscours marxiste y est structurant et se veut aussi convaincant et rassembleur : « l’analyse systématique ne laisse indifférents ni Québécoise ni Québécois. [Le] processus commence par des prises conscience, par des discussions, et par la définition des problèmes, rôles, buts, programmes et solutions par les femmes elles-mêmes[24]» Cet accent mis sur l’autodétermination des actions et du discours comporte le risque de s’aliéner les militants de l’extrême gauche. Malgré cela, l’appui à l’autonomie du mouvement des femmes s’affirme explicitement : « l’autodéfinition précède l’autodétermination, et c’est là qu’il faut chercher le sens profond du mot “liberté”[25] ». La note ne présente pas de réfutation de l’argument courant selon lequel le féminisme serait une idéologie bourgeoise qui priverait « les femmes prolétaires de leur arme dans la lutte pour le socialisme[26] ». Elle introduit plutôt la lutte à un lectorat militant plus large, susceptible de s’intéresser à la programmation éditoriale de L’Étincelle et de Réédition-Québec. De cette manière, l’éditeur intervient directement pour offrir une crédibilité et une légitimité au discours qu’il présente.

Les accusations dirigées envers les féministes de l’époque par les marxistes paraissent aujourd’hui un peu farfelues. La critique, dans différentes disciplines (en histoire, en sociologie, en sciences politiques, en études littéraires), a montré de manière irréfutable l’importance accordée par les féministes à la lutte des classes, de même que le caractère fondateur de l’analyse intersectionnelle qu’elles ont menée[27]. L’intervention d’un tiers pour légitimer leur discours auprès des groupes de gauche semble donc superflue. En effet, si les militants marxistes avaient lu les publications féministes, ils auraient sans doute compris la portée socialiste des analyses qui y sont présentées. Par exemple, tous les efforts déployés pour la reconnaissance du travail ménager gratuit, mais aussi pour la compréhension du rôle que jouent les ménagères par les femmes dans la chaîne capitaliste, se trouve au coeur du discours de la revue Québécoises deboutte! :

Il est important pour le système en place de récupérer un mouvement tel que le féminisme, car le féminisme menace ses fondements mêmes. Si les femmes remettent en question leur rôle domestique comme étant naturel, l’organisation familiale telle qu’on la connaît est de fait remise en question. Et dans la société capitaliste, la famille est essentielle en tant qu’unité de production, de reproduction et de consommation. […] Et cela, nous ne pouvons y échapper individuellement. En effet, une action individuelle ne remet nullement en question la distribution sociale des tâches : elle est un pis-aller. […]

Il nous faut nous regrouper pour briser l’isolement qui nous divise entre nous et qui nous fait voir en chaque femme une ennemie. De plus, notre isolement nous empêche de prendre conscience que notre oppression est vécue par toutes les femmes, et donc de nous rassembler autour de notre oppression commune. Il nous faut nous regrouper, car c’est collectivement qu’il est possible de contester les rôles qui nous sont attribués socialement. Il nous faut nous regrouper pour travailler à la mise sur pied d’une organisation politique en mesure de lutter et de mettre fin à notre oppression[28].

On voit ici qu’alors que la prise de conscience doit se faire à la fois collectivement et individuellement, l’action, elle, ne peut être réellement porteuse de changement que si elle est accomplie collectivement. La solidarité entre les femmes est donc posée comme nécessaire à la mise en oeuvre de la révolution féministe qui se réaliserait dans un cadre marxiste. Située à l’intersection de la lutte des classes et de la lutte de sexes, l’oppression des femmes se donne à voir comme étant tout aussi bien un symptôme de l’avilissement de la classe ouvrière qu’une clé pour s’en libérer. Ainsi, la révolution féministe « menace les fondements de la société capitaliste », car l’assignation des femmes à la sphère domestique assure le maintien du système d’aliénation des masses, lequel fait de chacune de ses unités une force de travail que les mères à la maison reproduisent[29]. Dans Québécoises deboutte!, les rédactrices tentent d’expliciter et d’exposer la manière dont le capitalisme à la fois reconduit l’oppression des femmes et autorise une violence que produit et reproduit le système capitalisme. Selon la logique féministe, s’engager dans la révolution socialiste entraînerait nécessairement des transformations concernant la situation des femmes, et en particulier en ce qui a trait au respect de leur intégrité physique. Est-ce dire alors que la révolution socialiste est plus importante – car plus globale – que la révolution féministe? Pas exactement. En effet, le discours de Québécoises deboutte! ne pose pas de jugement de valeur sur l’une ou l’autre des révolutions et ne les compare pas, non plus, en termes d’importance; complémentaires, elles ont l’une sur l’autre des conséquences réciproques. Certes, la révolution socialiste serait bénéfique pour les femmes et les libérerait, dans une certaine mesure, d’une oppression symptomatique de la structure capitaliste. La socialisation du travail ménager briserait la chaîne de reproduction de l’aliénation ouvrière, une chaîne dont la ménagère est aussi la gardienne. Ainsi, selon cet argument, la révolution des femmes constitue l’une des clés pour libérer le monde du joug capitaliste. De ce point de vue, les féministes tentent d’agir sur d’autres agents dont elles deviennent des camarades de luttes. Mais Québécoises deboutte! étant l’organe médiatique d’un collectif militant qui édite et produit la revue, la structure éditoriale du collectif (autogéré, autofinancé) ne permet qu’une circulation restreinte des textes. Pour un remédier à cette situation, un collectif de militantes fondera, en 1976, les Éditions du remue-ménage.

Les Éditions du remue-ménage en renfort

Au sein du mouvement des femmes, on dit des Éditions du remue-ménage qu’elles sont, depuis 42 ans, de toutes les luttes des féministes québécoises. De Môman travaille pas, a trop d’ouvrage! (1976) jusqu’aux Filles en série (2013), en passant par La théorie un dimanche (1988), La lettre aérienne (1985) et l’Anthologie de la pensée féministe (2003), les ouvrages parus à l’enseigne du Remue-Ménage ont en effet largement contribué au développement et à la diffusion de la recherche et du discours féministes au Québec. Une étude approfondie du catalogue nous permettrait sans doute de comprendre, dans une perspective historique notamment, les fluctuations non seulement de la pensée, mais aussi de la recherche féministe au Québec[30].

Le rôle qu’ont joué les Éditions du remue-ménage dans le développement et la diffusion du discours féministe n’a toutefois pas fait l’objet de nombreuses recherches en histoire, en sciences politiques ou en sociologie. Remue-ménage est une organisation à but non lucratif, dotée désormais d’un conseil d’administration, mais qui a longtemps été structurée à la manière d’un collectif[31]. Ceci ouvre la porte à une réflexion plus large sur les modalités de l’intervention politique des féministes issues du domaine de l’édition. Isabelle Boisclair a déjà bien raconté l’histoire de la maison d’édition (2004)[32], mais rappelons que les Éditions du remue-ménage ont été créées en 1976 par un collectif de huit femmes militantes : Madeleine Allard, Claire Brassard, Sylvie Dupont, Catherine Germain, Nicole Lacelle, Raymonde Lamothe, Lise Nantel et Louise Toupin. Selon les membres fondatrices interviewées pour cet article, l’objectif premier qui a motivé la création de la maison était de diffuser la parole des femmes et d’en quelque sorte compléter le travail que faisaient déjà les Éditions de la Pleine Lune du côté de la création littéraire. Si les Éditions de la Peine Lune éditaient d’abord des textes de fiction, des romans et de la poésie, Remue-ménage voulait pour sa part travailler à diffuser les essais et les analyses féministes. Nicole Lacelle, Sylvie Dupont et Rachel Bédard[33] m’ont toutes trois mentionné qu’au départ, les Éditions du remue-ménage se concevaient comme un collectif militant d’orientation féministe matérialiste et que la maison s’est inscrite d’emblée dans la foulée des réflexions menées par le Front de libération des femmes du Québec et le Centre des femmes au sein de la revue Québécoises deboutte!.

Les accointances idéologiques, puis l’appartenance à un même réseau de sociabilité militant, ont fait en sorte que Nicole Lacelle a fondé l’Intergroupe, lequel rassemblait quatre collectifs : le Théâtre des Cuisines, le Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit, les Éditions du remue-ménage et le Centre de santé des femmes. L’objectif d’un tel rassemblement était double. D’abord, comme me l’indique Lacelle, il s’agissait de se rencontrer pour tenter de saisir le portrait d’ensemble de la lutte, en partageant les préoccupations particulières de chacun des groupes qui étaient « attelés à sa tâche ». Sylvie Dupont me signale quant à elle qu’il était nécessaire pour les groupes de femmes de se rassembler afin de faire front commun face aux « marxistes-léninistes qui tentaient de les infiltrer ». C’est à travers l’Intergroupe que les Éditions du remue-ménage prendront publiquement position pour la première fois en 1976, lors d’une manifestation organisée le 8 mars à l’occasion de la Journée internationale des femmes. Comme le mentionnent Micheline Dumont et Louise Toupin dans leur anthologie, le texte alors lu par Sylvie Dupont « expose une analyse féministe du travail invisible des femmes articulée au système économique qui s’inspire fortement du féminisme marxiste de Mariarosa Dalla Costa et de Selma James[34] ».

En fait, le texte lu par Dupont en tant qu’éditrice vise encore une fois à légitimer, au sein des groupes syndicaux, la lutte menée par les féministes matérialistes pour la salarisation du travail ménager. En relisant cette déclaration publique du 8 mars 1976, on constate que les militantes de l’Intergroupe mettent l’accent sur la lutte quotidienne des femmes, lesquelles sont toutes « d’abord des ménagères », comme l’exprime un slogan féministe diffusé et graffité sur les murs de la ville à la même époque. La déclaration est claire et souligne le fait que le travail des ménagères devrait, d’une manière ou d’une autre, être pris en compte dans l’analyse marxiste et qu’elles-mêmes devraient être considérées comme forces de travail à part entière. En fait, la déclaration rejoue les éléments fondateurs de l’analyse féministe matérialiste qui opère un croisement entre le système capitaliste et le système patriarcal, analyse dont on trouve déjà les grandes lignes dans Québécoises deboutte! :

Pour nous, le 8 mars, c’est, bien sûr, l’occasion de rappeler les luttes des ouvrières du textile et du vêtement à New York en 1857 et en 1908. Mais c’est aussi l’occasion de tirer de l’oubli les luttes de nos mères et de nos grand-mères, enfermées par l’Église et par l’État dans leur cuisine, chargées de produire dans leur ventre la future main-d’oeuvre indispensable au profit des capitalistes et chargées de voir à son entretien 24 heures sur 24[35].

L’Intergroupe entre donc en solidarité avec les ouvrières en lutte au sein des syndicats, celles qui « mènent une lutte acharnée contre l’État-patron[36] ». Ses membres considèrent comme « extrêmement importantes pour toutes les femmes ces luttes quotidiennes des femmes syndiquées de la base, luttes qui ne sont d’ailleurs pas toujours soutenues par les directions syndicales[37] ». L’Intergroupe précise aussi les raisons qui l’ont poussé à intervenir dans la manifestation :

Ce soir, nous sommes venues leur dire que nous les appuyons parce que chaque fois que des femmes s’organisent, chaque fois que des femmes se battent contre l’oppression et l’exploitation capitalistes où que ce soit, chaque fois qu’elles marquent des points, elles font progresser notre lutte : la lutte de toutes les ménagères, de toutes les travailleuses et par conséquent, de toute la classe ouvrière. […] Notre lutte est une lutte féministe! Notre lutte est une lutte de classe[38]!

À peu près à la même époque, c’est-à-dire au courant de l’année 1976, les Éditions du remue-ménage publient leur premier livre, une pièce de théâtre écrite et produite par le Théâtre des Cuisines, une troupe féministe notamment composée de Véronique O’Leary (une des membres fondatrices du Front de libération des femmes du Québec très active dans la publication de Québécoises deboutte!). La pièce de théâtre présente le destin de trois ménagères issues de différentes générations : son objectif est de démystifier le travail des ménagères, de mettre au jour leur condition d’asservissement dans le cadre du système patriarcal et de montrer, encore une fois, qu’elles constituent un des maillons de la chaîne de production capitaliste.

Ce qui est significatif avec cet ouvrage, c’est que son discours est totalement en phase avec la prise de position politique effectuée par le collectif lors de la manifestation et qu’il vient en quelque sorte « compléter » son action. Il s’agit d’un mode d’argumentation par l’ethos qui expose la cohérence idéologique et politique du groupe. En plus de présenter une analyse fine des rapports de forces entre les hommes et les femmes, la publication consolide l’image tout à fait cohérente que projettent les Éditions du remue-ménage dans l’espace public et inscrit la maison dans un réseau militant d’allégeance féministe matérialiste, l’Intergroupe. Il est intéressant à cet effet de lire la quatrième de couverture du livre qui constitue en elle-même une prise de position explicitant le projet éditorial et politique de la maison :

Pour les éditions du remue-ménage, la lutte des femmes, au même titre que celle de tous les travailleurs, est une lutte à partir de leur propre condition de travail sur le capital. […] C’est en luttant contre leur condition de ménagère, à la maison et sur le marché du travail, que les femmes, travailleuses salariées ou non, mettront fin à leur exploitation. C’est pour appuyer cette lutte que nous voulons publier et diffuser largement analyses, bilans des luttes passées et présentes, débats sur les orientations et stratégies. Nous aimerions également accorder une place aux livres pour enfants. Quelle qu’en soit la forme d’expression : théâtre, essais, nouvelles, romans, récits, etc., nous espérons que tous ces textes serviront d’instruments dans la longue lutte des femmes. 

Comme il s’agit du premier texte publié, la quatrième de couverture de Môman travaille pas, a trop d’ouvrage! fait office de prospectus. Ainsi, plutôt que de résumer la pièce, les éditrices soulignent ses enjeux et expliquent les raisons politiques qui ont mené à sa publication. Plus encore, le texte situe la reconnaissance du salaire au travail ménager, et plus largement la reconnaissance des conditions de vie des femmes, au coeur même du projet de Remue-ménage. Ainsi, la quatrième de couverture du premier ouvrage paru aux Éditions du remue-ménage, en tant que collectif, tient lieu et place d’éditorial programmatique. Aussi la mémoire féministe a-t-elle retenu Môman travaille pas, a trop d’ouvrage! comme l’une des pièces d’anthologie de la lutte des femmes.

Les éditeurs et éditrices responsables de la publication de leurs textes appuient le discours des féministes en y intervenant directement, faisant du discours d’escorte ou de la quatrième de couverture un lieu où se justifient les revendications féministes. On peut ainsi envisager le travail de ces maisons d’édition comme des actions militantes à part entière, car certaines prises de parole hors des pages du catalogue expriment une solidarité parfois risquée. C’est le cas des Éditions de l’Étincelle à l’occasion de la publication du Manifeste des femmes québécoises, où l’éditeur s’expose au rejet de certain·es militant·es marxistes en affirmant le droit des groupes féministes à l’autodétermination. C’est également le cas de Remue-ménage lors de la publication de son premier livre, dont la quatrième de couverture agit à titre de prospectus et détermine le champ d’action du collectif. Aussi, sa pratique éditoriale étant alignée sur son militantisme, la maison apparaît crédible auprès du mouvement et deviendra éventuellement « le » lieu de publication des essais féministes au Québec. En 1968, le succès obtenu par le Birth Control Handbook permet d’imaginer la diffusion à grande échelle des textes féministes, même s’ils sont autoédités. Les possibilités créées dans la foulée de ce succès engendrent non seulement une multiplication des prises de parole, mais des types de discours. Cela implique, en amont ou en aval, l’hétérogénéisation des supports et des dispositifs investis. En comblant le besoin réel d’information sur l’avortement et la contraception, en démystifiant les conditions de vie et de travail des ménagères (par leur représentation dans la fiction, notamment), puis en analysant, dans une perspective marxiste, le rôle que jouent les femmes dans la chaîne capitaliste, les féministes ont tenté de consolider les conditions de réception de leur discours et de se positionner favorablement à l’intérieur comme à l’extérieur de leur mouvement. Ainsi, la diversification des pratiques éditoriales, de même que l’autonomie plus ou moins grande des publications par rapport aux institutions, apparaissent être une stratégie militante complémentaire à la rhétorique du mouvement, stratégie qui aurait permis d’étendre les sociabilités (notamment féministes, mais pas uniquement) en fonction des avatars de son discours.